Allongé sur une bergère (une vraie, recouverte de velours et non de cellulite), je potasse les feuillets que m’a remis le foutu Dave.

— Tu croives qui z’ont des choses corrèques à becter dans c’t’ crèche ? m’interrompt le Grossissimo. Y commence à faire faim !

— Demande qu’on t’apporte le menu du service en chambre, conseillé-je.

Tout en lisant, je griffonne des notes en marge des pages dactylographiées. J’en ai bientôt un saladier qu’il me faudra retranscrire au net ensuite.

Cette histoire de prodigieuse ressemblance me fascine. Peut-être que si je n’avais pas vu le sieur Jess Woaf, je ne me passionnerais pas pour son étrange destin. Mais d’avoir eu sous les yeux l’agonie de ce faux Bérurier m’a traumatisé et, nonobstant le comportement peu courtois du lieutenant Mortimer, je me sens gonflé à bloc pour collaborer à l’élucidation de ce mystère.

Il a raison, Burnecreuse, quand il dit que les trois derniers mots de Woaf conditionnent tout.

Cet ancien homme de la balle devenu épave après avoir garenné son frelot puis, curieusement promu espion d’un coup de baguette magique dans un Centre de recherche, connaissait l’existence d’Alexandre-Benoît. Il savait qu’en France, à Paris, vivait un homme en tout point semblable à lui, et que cet homme était policier. Or, voilà que blessé à mort il mentionne ce sosie lointain. Des flics de grand style l’interrogent au fond de son coma, et il trouve la force d’articuler : Bérurier, Police parisienne. Il est normal que Mortimer tienne à conserver Béru sous le bras, puisque quand on demande à cette « taupe » pour qui elle travaille, elle parle de Béru !

Un maître d’hôtel asiatique se pointe, portant un immense menu relié plein cuir. Mon ami se jette sur ce document comme un pasteur sur une bible.

— Vous pourreriez traductionner en français ? bougonne-t-il.

L’autre ne casse pas une broque de notre patois et sourit en frétillant jaune.

— Bon, j’vas faire une bouffe-surprise, décide Béru. Servez-moi toute la page de droite, qu’en général c’est là qu’s’tient les plats de résisdance.

Il précise sa commande :

— You give me all the right page, my pote. With two bottelles of win red, you hundestandez ? For my friende, one sandwich. Clube, il love ça ; il est very bouffe-merde, trop pressé for savourer the good food. Maniez-vous the rondelle biscotte I am hongrois, non : hungry !

Et il cloque généreusement une pièce d’un quart de dollar au pingouin :

— Tiens, Jaunassou, tu t’achèteras une capote anglaise, paraît qu’y z’en fabriquent des toutes mignardes pour les sapajous !

Le maître d’hôtel se retire sans marquer une reconnaissance excessive pour cette libéralité du Gravos.

— Ces gaziers de palace, y sont blasés, déplore mon valeureux compagnon.

* * *

Du Mozart, indiscutablement.

On a décroché le biniou mais le correspondant met du temps à répondre, comme dans les entreprises où une zizique te fait prendre patience.

La Petite musique de nuit. De circonstance, vu qu’il ne doit pas être loin de minuit en France.

Je distingue des gémissements ouatés, des plaintes d’une modulation de fréquence délicate.

« Ta tata tatatata tata, tsoin tatsoin tatsoin tatsointatsoin » fait Wolfgang Amadeus.

« Haerrr haerrr », roucoule une pigeonne humaine.

J’attends un peu, puis une voix de femme, d’une faiblesse extrême :

— J’écoute…

— Je suis chez M. César Pinaud ?

— Je suis madame Pinaud.

— Ici San-Antonio, chère amie. Que vous arrive-t-il ? J’ai cru entendre des gémissements…

Elle langoure :

— Je suis dans les mains de mon masseur. Et il est d’une force, si vous saviez…

Ma parole, elle se faisait embroquer par le kinési, la vioque ! Depuis qu’ils ont de la fortune, chez les Pinuche, leur existence est totalement chamboulée. Paraît que cette perpétuelle malade qui passa plus de temps dans des lits d’hôpitaux que dans le sien, et subit une opération par organe (au moins), a tourné casaque et remplacé ses vieux peignoirs de pilou par de la lingerie suggestive.

J’entends la dame qui chuchote :

— Non, Kémal ! Pas pendant que je téléphone ! Je t’en supplie, grand fou ! Et sans vaseline ! Oh ! Seigneur, il va me défoncer ! Allô, San-Antonio ? Je suppose que vous voulez parler à César ?

— Si les circonstances vous permettent de me le passer, ce sera très volontiers.

— Ne quit… Aie ! Brute ! Mais tu vas me faire éclater le pot, grand dégueulasse ! Ne quittez pas, Antoi… Ouïeeeee !

Des combinaisons de transfert de poste, puis la voix cachouteuse du Débris, endormie mais urbaine :

— Oh ! Antoine, je te croyais parti pour les Etats-Unis avec Bérurier.

— Nous nous y trouvons. Il est presque minuit à Paris, non ?

— Pile ! Mon carillon du salon est en train de sonner, tu l’entends ?

— Et ta rombière se fait masser à minuit ?

— C’est-à-dire que… Elle est au mieux avec son kinési : un Turc, immense, tout noir : la bête ! Tu sais, mon petit, elle est à l’âge où les démons se réveillent. Après avoir mené une vie édifiante et douloureuse, elle se permet un peu de bon temps, la chère âme. J’en suis ravi pour elle. C’est bien, à son âge, d’avoir trouvé un partenaire de trente-six ans, haut d’un mètre quatre-vingt-dix, beau comme un dieu et fort…

— Comme un Turc ?

— C’est un garçon qui fait fortune à Paris grâce à son appétit d’enfer. Il est spécialisé dans les personnes mûres et il se prodigue jusqu’à sept ou huit fois par jour. Des vraies « fois », Antoine. Pénétration recto verso. Certes, ses tarifs sont très élevés, mais quand on a les moyens de s’offrir un traitement de ce niveau, au moment où la plupart des femmes abdiquent…

— Et comment !

— Tu verrais ma chère épouse, tu ne la reconnaîtrais plus : elle passe son temps dans les instituts de beauté et chez les couturiers.

— Et toi, César, des masseuses ?

— Non.

— Comment, tu es seul dans ton lit pendant que Mme Pinaud monte en mayonnaise ?

— Bien sûr que non. Tu te rappelles Violette ? La jeune femme énergique que vous avez connue à Riquebon-sur-Mer où elle vous fut d’une si grande aide[3] ?

— Ah ! la rouquine surchauffée ? La tout-terrain qui passe les hommes et les femmes à la casserole ?

— C’est cela même. Elle était contractuelle, alors. Sur ses prestations exceptionnelles de Riquebon, elle vient de passer inspecteur et je suis chargé de la former !

— Toi ?

— Ils font confiance à l’expérience, mon petit.

— Tu la… formes, jusque dans ton plumard ?

— Cela constitue le repos du guerrier et ce serait plutôt Violette qui me servirait de monitrice. Quel tempérament d’exception !

Je l’entends déclarer :

— C’est San-Antonio, ma colombe ; il appelle des Etats-Unis. Tu veux lui dire un petit bonjour ? Attends, Antoine, ne quitte pas.

Un temps.

Voix rauque de la môme Violette :

— Allô, commissaire ?

Ça se transforme en miel, c’est doux, onctueux :

— Ce que ça me fait plaisir de vous entendre !

— Je n’ai encore rien dit ! objecté-je.

— C’est pareil, votre silence déjà me fait mouiller. Quand vous rentrerez, il faudra absolument qu’on se voie. J’ai modifié mon look en pensant à vous et je ne suis plus rousse mais blond cendré.

— Compliment. Ça marche avec le père Pinuche ?

— C’est un amour d’homme. Il lèche pendant des heures sans respirer. Moi qui raffole de ça ! C’est unique comme performance. Il a une façon de vous suçoter le clitoris tout en le titillant de la langue qui est proprement étourdissante !

— Ah ! ce sont encore des manières de l’ancien temps, ma poule. Le dernier carré des chevaliers de la minette ! Et le boulot ?

— J’adore. J’espère que je travaillerai bientôt sous vos ordres.

— Facile ! T’as des news de Jérémie Blanc ?

— Sa femme vient d’avoir des jumeaux ! Il cherche une maison à la campagne pour sa tribu.

— Ravi de ces bonnes nouvelles, Violette. Tu me repasses le père La Liche ?

— Je vous adore, commissaire !

Le Fossile bêle dans l’appareil :

— N’est-elle pas exquise, Antoine ?

— On en reprendrait ! Maintenant parlons travail, cher Mathusalem, ouvre grand tes étagères à mégots.

Et je lui relate succinctement l’affaire que tu connais déjà. Lorsque j’ai achevé le récit, j’attends l’appréciation de mon homme lige, étant toujours friand de ses considérations.

— Les choses comportent sûrement une explication des plus simples, déclare César. Il ne faut pas se laisser impressionner par l’aspect stupéfiant de cette ressemblance, non plus par le fait que ce type ait mentionné Alexandre-Benoît dans son coma.

Cher Pinuche ! Comme il « garde raison » (les gens de politique, dans leurs déconnes emphatiques déclarent fréquemment et doctoralement « il faut raison garder », pour faire accroître qu’ils ont des lettres, alors qu’ils n’ont que des mots). Bien sûr que tout doit être très simple. Il me réconforte, le bon archange bouffeur de clitos.

— Tu as la date de naissance de ce Jess Woaf, petit ?

— 6 avril 1944.

— Par conséquent, il a été procréé en juillet 43. C’était l’Occupation, en France et je doute que le père Bérurier ait pu se rendre en Amérique !

— Notre gars de la C.I.A. prétend que la mère Woaf n’a jamais quitté le Colorado. C’était une femme modeste qui avait épousé un mineur.

— On va voir, Antoine, on va voir. Je suppose que tu m’appelles pour que j’aille enquêter à Saint-Locdu-le-Vieux auprès des contemporains encore vivants du papa d’Alexandre-Benoît ?

— Gagné ! exulté-je.

— Tu aimerais savoir ce que faisait le bonhomme en juillet 43 ?

— Tu as tout compris.

— Eh bien, nous allons nous mettre au travail dès demain, Violette et moi. Où puis-je t’appeler ?

— Envoie-moi des fax à l’hôtel Connos, Washington. Je préviendrai le préposé et je téléphonerai régulièrement pour qu’il me les lise, car nous allons nous déplacer pas mal.

Je vais mater le numéro de fax du Connos Hotel sur son papier à en-tête et le dicte à Don César de Pinuche.

Je souhaite « bonne continuation » au Branlant et vais ouvrir la porte à l’armada de serviteurs galonnés qui se pointent avec une demi-douzaine de chariots lestés de plats d’argent recouverts de cloches.

Les repas de Sa Seigneurerie Béru sont avancés !


Il bouffe pendant trois heures et douze minutes d’horloge, l’ogre de la Grande Taule. Posément, scientifiquement, dirais-je, attaquant chaque plat dans l’ordre où il se présente, ne passant au suivant que lorsqu’il est redevenu aussi étincelant qu’à sa sortie d’usine. Il briffe avec application, comme on déboise la forêt amazonienne. Son visage rouge violit, acquiert une luisance étrange dont les points les plus paroxysmiques sont les oreilles et les pommettes.

Au bonheur de claper se mêle une inquiétude sourde qu’il finit par me confier, la bouche pleine, après un turbot mayonnaise, des côtelettes d’agneau à la menthe, un pigeon farci, des filets de sole « normands », un contre-filet grillé et un chiche-kebab pimenté.

— J’croive qu’j’ai vu jeune, balbutie-t-il. Deux boutanches, c’est dérisesoir, d’autant qu’tu m’en as éclusé un godet. J’vas pas pouvoir faire la soudure, mec. Soye gentil : d’mande au rome-service d’me ram’ner deux quilles, vu qu’y m’reste encore cinq plats et qu’ça va commencer à peiner dans les montées !

Docile, je souscris à ses désirs.

— Tu es bien sûr de pouvoir avaler tout ça, Gros ?

Je lui parle comme à un grand malade, ou à un débile.

— A la romaine, ouais ! assure-t-il. D’alieurs, j’vas faire la p’tite pose Néron !

Il quitte sa table roulante (qui ne roule pas pendant les repas) et se rend dans la salle de bains. Un instant, je crois entendre la bande sonore de L’Aventure africaine, la scène où les lions attaquent le campement. Et puis le Gros réapparaît, en pleurs, souriant.

— J’sus paré pour la sute des événements, assure-t-il.

Il soulève une cloche et s’extasie :

— Du porcelet aux fruits confits, Sana ! J’eusse pas cru jaffer aussi bien dans c’pays d’cons.

Et Sa Grâce mange, mange, mange, après avoir démangé. Elle est heureuse, épanouie, neuve !

— Tu sais ce que c’est que le cholestérol ? lui demandé-je brusquement.

Il secoue négativement la tête, avale sa fournée en cours et demande :

— Ça se mange ?

* * *

Ce qu’il y a de positif avec la C.I.A., c’est que ses agents, quand ils font un « papier » sur quelqu’un, ne laissent pas de blancs. Tout est archidocumenté, avec les lieux, les dates, les adresses, et jusqu’aux numéros téléphoniques.

Un grand zinc bleu avec des lettres noires peintes sur le pucelage (Béru dixit) nous crache à Denver. Il fait un temps superbe et les crêtes des Rocheuses scintillent à l’Ouest. L’air est vif, le type de chez Avis à qui je loue une Jeep Cherokee l’est aussi. Carte de crédit, quelques signatures et il me remet une enveloppe de plastique.

— Votre carrosse est dans la travée 8, la clé de contact se trouve sur le tableau de bord. Bonne route !

Dix minutes plus tard je circule le long d’une large avenue où se succèdent motels et stations d’essence. L’un des motels s’appelle Cheyennes Village, une enseigne gigantesque éclairée même de jour l’annonce en caractères géants. Un Indien emplumé décore l’immense panneau. Il manque des ampoules à sa coiffure, ce qui crée des brèches fâcheuses. Les bungalows sont en forme de tentes. Me rappelant l’exercice de music-hall auquel se livraient les frères Woaf, je décide de descendre dans cette pittoresque urbanisation, histoire de plonger dans l’ambiance.

Un gros type à lunettes, rouge de visage (lui c’est pas le sang indien mais la couperose) s’interrompt de lire Les Fondements de la métaphysique des mœurs, de Kant, illustré par Wolinski, pour me piquer cent dollars en échange de la clé 37. Il a dû me reconnaître, car il me fait signer son registre d’hôtel.

Béru et moi prenons possession de notre tente de béton, laquelle se compose d’une grande chambre circulaire à deux lits et d’un cabinet de toilette qui pue les bains-douches publics de Conakry. L’endroit n’est pas très luxueux : on voit la trame des tapis mieux que celle d’une pièce de patronage, l’unique armoire de pitchpin est de guingois et la photographie couleur de Marilyn ornant le mur (il n’y en a qu’un, la pièce étant ronde !) est si constellée de chiures de mouches que la malheureuse semble avoir attrapé la peste bubonique.

Le Mastar dépose son sac de plastique sur la table (en anglais : on the table) et pivote sur lui-même à l’instar de Copernic quand il préparait son traité intitulé, tu t’en souviens : De revolutionibus orbium coelestium, libri VI.

— C’est rond, finit-il par décréter.

— Non, rectifié-je : c’est circulaire.

— T’as une préférence pour le plumard ?

— Oui, dis-je. J’aimerais celui que tu ne prendras pas !

Il pouffe.

Et pour ne pas être en reste :

— Tu connais l’histoire de Ouin-Ouin chez le médecin ?

— Probablement, fais-je. Je connais l’histoire de Ouin-Ouin au cirque, à la messe, chez le pédicure, au bordel, sur la tour Eiffel, au zoo, à l’armée, chez le boulanger, au cimetière, au golf, au marché aux puces, chez le masseur, à la gendarmerie, dans la lune, à cheval, sur des skis, au café, chez sa sœur, au Palais Fédéral, sur le lac Léman, en ballon dirigeable, chez le pape, alors tu penses que je dois connaître également Ouin-Ouin chez le médecin.

Alexandre-Benoît me laisse déferler de la menteuse sans s’émouvoir. Il est monolithique, d’une patience monstrueuse.

Lorsque je prends souffle, il enchaîne :

— C’est Ouin-Ouin qui va au docteur.

— Tu m’avais dit « chez le » docteur.

— Souate. Il va CHEZ le docteur, et il lu fait comm’ ça :

« — Docteur, chaque fois qu’j’ prends mon café j’ai mal à l’œil, d’où cela vient-ce-t-il ? »

Le docteur répond :

« — Il faut enlever la cuiller de votre tasse quand vous buvez ! »

Sa Majesté cesse de rire. Ses traits se sévérisent. Il m’enveloppe d’une œillée flagelleuse :

— On croive qu’t’es bon, dit-il, n’en réalité, y a pas pire charognard qu’toi, Antoine ! Tu pourrerais t’marrer, merde !


Et bon, on s’allonge tout loqués sur nos plumzingues, les bras derrière la nuque, à mater les lézardes du plaftard, des fois qu’on y lirait des présages.

— Caisse on attend ? demande Bébé-Lune.

— La nuit.

— Biscotte ?

— Parce que les beuglants n’ouvrent que le soir.

— On pourrait manger, au lieu d’perd’ son temps ?

— On a becté dans l’avion. Si tu as encore faim, va grailler tout seul, ta boulimie s’accélère, mon drôle. T’as encore pris du poids ces temps derniers, alors que la chose semblait impossible !

— C’est ma faute si j’ai de l’appétit ?

— A ce degré-là, c’est plus un coup de fourchette que tu as, mais un tout-à-l’égout. Tu finiras par bouffer sur une lunette de gogues pour ne pas interrompre le cycle de l’azote. Quand je te vois t’empiffrer, je rêve de devenir fakir et de jeûner pendant des semaines sur une planche à clous. Tu me flanques des haut-le-cœur.

Le Gros reste un instant silencieux, puis :

— Hé ! Sana ?

— Oui ?

— Tu voudras qu’j’t’ dise ?

— Dis.

Il se met en arc de cercle comme un gonzier qui se tétanise et balance un pet long et soyeux comme une déchirure d’étoffe.

— Ça ! fait-il.

— J’aime ton éloquence, soupiré-je, la manière percutante dont tu te résumes. En une sonorité tu laisses ton message. Ta vie, ton œuvre sont exprimées avec un sens du raccourci qui rappelle Robbe-Grillet.

— Et c’est pas fini, Grand. Attends l’odeur, tu comprendreras la force d’espression du bonhomme !

On toque à notre porte 37.

— Cominge ! lance le Vigoureux.

Une élégante jeune femme paraît. Un peu colorée, l’un de ses aïeux ayant dû signer un contrat de travail avec quelque négrier. Du jais ! Tout est sombre et brillant chez elle, sauf ses lèvres peintes de couleur cyclamen. Regard ardent, pommettes de déesse noire, cou long et fin, cheveux décrêpés, coupés à la garçonne, et je passe son cul sous silence : une Noirpiote, tu penses ! On peut s’asseoir dessus pendant qu’elle est debout ! D’énormes anneaux d’or s’agitent à ses oreilles et un saphir gros comme un œuf d’autruche met des lueurs de gyrophare sur ses doigts fuselés.

Very bioutifoul !

Estomaquant !

Cette apparition dans notre chambrée de caserne, madoué !

Je me délite instantanément.

Gêné, Béru évente les retombées radioactives de son pet avec sa main godilleuse.

— Bienvenue au club, Miss ! fais-je. Que pouvons-nous pour votre service ?

Elle sourit.

— C’est moi qui peux pour le vôtre. Je suis la fille de J.B. Ross, le propriétaire de la chaîne des Cheyennes Village. L’un de vous deux, celui qui a franchi cette porte le premier, est le millionième client de la chaîne et gagne ce chèque de mille dollars !

Elle ouvre son sac et y prend un beau chèque grand format, dans les tons orange, avec plein de zéros écrits dessus.

Tu parles qu’on éberlue ! Gagner le coquetier sans même avoir acheté de billet, c’est pas courant ! On est là, à se pointer au pif dans ce campement bidon et, à peine entrés, une pin-up noire nous bascule mille verdâtres sur la coloquinte !

— C’est moi qu’a entré l’premier ! déclare le Mastar, mais comm’d’toute manière on partage…

La superbissime a déposé le chèque sur la table bancroche. Je le mate, il est tiré (à quatre épingles) sur la Chase Manhattan Bank et tamponné au nom des Cheyennes Village. La môme sort un stylo de son réticule à main.

— A quel ordre dois-je l’établir ?

— La Recherche contre le sida, fais-je.

— Non, mais t’es louftingue ! égosille l’Enflure. Moi que j’voulais jus’ment rapporter un bijou à Violette, des Zuessa !

— Tu l’achèteras sur notre note de frais, Gros. On ne va pas se mettre à palper du fric de loterie, merde ! Bientôt ça sera « La Roue de la Fortune » ou « Le Juste Prix » !

Il bougonne :

— Son côté vanneur, à c’te tête d’nœud ! Ah ! dis donc, l’ petit prince ! Bientôt y va mett’ des gants pour toucher l’carbure, crainte de s’soulier les salsifis !

— Votre geste est superbe ! gazouille la colombe noire.

— Moins que vous, ne manqué-je pas de placer opportunément. Est-ce que vous me permettriez de vous inviter à dîner pour fêter l’événement ?

Elle dépourve un peu, Miss Ross. Mais ma gentlemanerie l’a impressionnée.

— Pourquoi pas ? agrée-t-elle.

— Où c’qu’on va la driver ? demande Gradube.

— Hé ! calmos ! Une poupée commak, c’est comme une poularde demi-deuil : y en a un peu trop pour un, mais pas suffisamment pour deux. Tu permets que je sois seul pour lui faire les honneurs de mon corps !

— Et moive ?

— Toive, je te déposerai dans un steak-house et tu boufferas jusqu’à ce que ta bedaine éclate !

Nous convenons de nous retrouver à huit plombes devant l’office, la Noiraude et moi. Elle rouvre la lourde pour m’annoncer qu’elle s’appelle Peggy.

Moi, avec un cul pareil, elle pourrait se nommer « Balayette de Chiottes » ou « Poil de Bite » que j’y verrais aucun inconvénient.

— T’es quand même pas croyab’, rumine le bœuf normand. Une nana se pointe avec plein d’artiche que tu refuses ; elle accepte de sortir et tu m’fous au rancard ; faut vraiment qu’j’soye c’qu’j’su pour encaisser !

— J’espère qu’elle s’est fait également décréper les poils pubiens, rêvassé-je.

— Pourquoive ? T’es cont’ l’astrakan ?

— Le crépage m’abîme les lèvres.

— Ecoutez-moi ce douillet !

— L’aventure n’est pas banale, murmuré-je. Si ce chèque ne comportait pas en impression la raison sociale des Cheyennes Village, je croirais à un coup monté. Mais là, pas à tortiller, c’est du textuel.

— C’est pas d’not’ faute si on a d’la chance ! objecte Bibendum. Quand j’pense qu’tu vas t’éclater c’t’ négresse ! J’eusse dû prend’ l’devant : moi, j’raffole les Noires ! J’peux déjà t’porter à la connaissance qu’son slip est blanc, j’l’aye aperçu quand elle s’a assis pour délibérer l’chèque. J’l’imagine la cressonnière, Ninette ! La boîte à lett’ rose dans c’sombre ! Si j’comprends bien, la visite à la frangine des frères Woaf, c’s’ra pour une aut’ fois, quand y aura une année bitextile.

— Pas du tout ; les beuglants sont ouverts tard dans la nuit !

— Tu t’croives à Nouille York ! Dans l’canton de la Colle au Radeau, y doivent s’zonner en même temps qu’les poules, y compris les poules ! T’as vu leurs bouilles à l’arrivée ? C’est tout des ploucs d’la montagne. Et ici, s’agit pas de montagnes neigeuses, comm’ chez nous ! Non, ell’ sont uniqu’ment rocheuses ! Y font d’la luge en autoch’nille.

— Te gratte pas, Gros. Contente-toi de bouffer en m’attendant. T’es en pleine neuvaine boulimique, mec ; usine du pancréas et laisse faire l’grand chef !

— L’grand chef indien, hé ? rigole-t-il.

* * *

Moi, Denver, je veux bien, mais c’est pas là que j’viendrais me planquer si j’étais truand et que j’aie engourdi l’osier de la Banque Fédérale Suisse. Pour l’ambiance, tu repasseras ! La ville est populeuse avec sa ration de gratte-ciel, ses constructions aéronautiques, son musée d’art moderne, ses éventaires où l’on vend du pop-corn et des saloperies frites ; mais tu repères au premier coup d’œil combien on doit s’y faire chier la bite et le reste ! Oh ! dis donc, c’est craignos ! Y a des tas d’endroits, sur la planète, je comprends pas que des gus les habitent, quand bien même ils y sont nés !

N’importe les pays ! Même en France t’as des agglomérations gerbantes. Des fois, je regarde par la vitre d’un T.G.V. en contrebas : un ruisseau rectiligne et dégueulasse plein de choses dépecées et rouillées. Une vallée sinistre ; des maisons lépreuses en queue leu leu ! L’horreur ! De temps en temps, tu devines une gueule, à l’intérieur. Tu te dis que c’est pas possible ! Même des chiens, t’en vois pas ! Mais des êtres, si. Ils habitent cette abomination cafardeuse, y bouffent des soupes, y procréent, y élèvent des petits enfants blafards et regardent la téloche. Pauvres de pauvres ! Faudrait tous qu’on puisse habiter Madère, les îles Borromées, Bora Bora, Marbella, ou la Cinquième Avenue de Beethoven. Seigneur ! tous ces égarés ! Ces mal venus ! Pataugeurs de gadoue, sanie, merde à haute teneur microbienne ! Toutes ces existences purulentes dans des contrées honteuses où la seule note de gaieté est un panneau rouillé pour Coca-Cola.

La môme Peggy, Denver, elle a l’habitude : elle est née laguche. Ils habitent la Californie, ses dabes et elle, mais elle revient pour « la chaîne ». Quand je la retrouve devant l’office, elle s’est changée. Porte un pantalon bouffant de soie noire, un corsage noué avec plein de plis. Des bijoux en veux-tu en voilà !

Elle propose qu’on prenne sa Porsche décapotable.

J’accepte.

Elle me demande si je connais, chez Charly.

Je réponds que non.

Alors on y va. Ça se veut cossu et original, ça n’est que prétentieux et passe-partout. La plupart des gens, pour eux, l’acajou représente l’aboutissement du luxe. Charly, il a dû en foutre jusque dans ses cuisines. Je gage que le fourreau est en acajou massif ! Murs tendus de velours pourpre, my tailor is rich… Des tableaux à se tap’ dans de larges cadres moulurés et dorés aux mille-feuilles ! Eclairage table de nuit. The club, quoi !

La gentry de Denver s’y presse. Chacun prend trois bourbons bien tassés avant de passer à table. Toujours aussi cons, ces Ricains. Les deux tiers sont alcoolos et l’autre moitié boulimique.

La belle Peggy commande une salade et du poulet frit avec beaucoup de ketchup. Je me rabats sur un strong steak, commande une boutanche de faux bordeaux californien en persuadant ma compagne d’abandonner un instant le Coca pour tremper son joli nez dans ce divin breuvage. Y a du « Ray Charles » de la bonne cuvée en fond musical. Brouhaha nasillard.

Je contemple la gracieuse posée en face de moi, supputant ses charmes et la manière dont je vais les conquérir. Marrant de se trouver en plein Colorado pour une affaire tellement fumeuse que les pompelards vont finir par se la radiner ! La Peggy, elle me rappelle une histoire de Noirs. Un poste de douane entre deux pays africains. Une voiture s’arrête, cinq personnes à bord. Le douanier examine les passe-ports et décrète :

« — Hou, dis donc, ça va pas du tout, ça. »

« — Pourquoi ? » demande le conducteur.

« — Parce que vous êtes cinq dans une Audi Quattro ! Quattro, ça veut dire quatre, ji ai fait du latin, mon vieux ! »

« — Mais ça n’a rien à voir ! », s’emporte le chauffeur.

« — Si, si, mon vieux, ça a voir ! Ji peux pas laisser passer cinq personnes dans une Audi Quattro ! »

« — Allez chercher votre chef ! » tonne l’automobiliste.

« — Il est occupé avec les deux types de la Uno, là-bas ! »

— Pourquoi souriez-vous ? demande Peggy.

— J’étais en train de me raconter une histoire drôle que je ne connaissais pas !

La bouffe, c’est bien commode. Dans les débuts d’une aventure, elle prépare la baise ; sur sa fin, elle la remplace.

Elle a reçu une bonne éducation, la Noirpiote. Elle briffe délicatement ; tout juste si elle garde pas le petit doigt levé, tel que jadis dans le beau monde. Elle me raconte que son père est le fils d’un politicien noir. La carrière de son papa lui battant les couilles, il s’est tourné vers les affaires et y a réussi au-delà de toute espérance. Peggy est son unique enfant. Elle tente de reprendre le flambeau, pour le plus grand bonheur de son paternel, mais en secret, elle aimerait se vouer au chant ; elle possède une jolie voix (lui assure-t-on) et adore chanter des cantiques avec les gens de la chorale à laquelle elle appartient.

Comme elle achève ces aimables confidences, un type bizarre autant qu’étrange s’approche de notre table. Gare au gorille ! Un petit visage plein de poils. Ses tifs arrivent à ses sourcils et il est barbu jusque sur ses pommettes. D’imberbe, y a que ses yeux de rat, et les deux énormes incisives de chameau qui lui sortent de la bouche pour se poser sur sa lèvre inférieure. Mon Dieu qu’il est vilain ! Sa maman a dû forniquer avec un primate, c’est pas possible sinon. Il porte un attirail de photographe.

Peggy lui fait « Hello ! Horace » et me le présente : « Horace Berkley de L’Eclaireur de Denver. Il vient nous tirer le portrait pour son canard. Ne suis-je pas le millionième client des Cheyennes Village ? Ici, la pub est souveraine. Il en veut pour ses mille dollars, papa Ross ! Je me prête complaisamment à la petite séance, rapprochant mon siège de celui de Peggy et riant béat en heureux « gagnant » que je suis.

— Je vais en faire quelques-unes avec pose, annonce le vilain velu.

Il campe un trépied dans le restau, sans se soucier des serveurs maugréateurs et branche tout un chenil. Dis, ils sont performants dans le Colorado, les photographes. L’appareil dont il se sert, j’en ai encore jamais vu de semblable. Le corps lui-même est cylindrique. On dirait un tronçon de télescope. Par contre, l’objectif est long et étroit. L’ensemble fait songer à un bébé dinosaure stylisé. Au-dessus de la lentille, se trouve une espèce de viseur lumineux, intense comme un rayon laser, qui se promène sur ma frite pour arrêter le cadrage idéal.

Soudain mû (du verbe mouvoir), je me lève et contourne la table.

— Etonnant, cet appareil, dis-je. Moi qui suis un passionné de photos, voilà qui m’intéresse. Vous permettez !

J’écarte fermement king-con pour prendre sa place à l’œilleton. Le faisceau de cadrage se perd sur le dos d’un convive placé derrière la chaise que je viens de quitter.

Je déplace légèrement l’appareil de manière à la braquer sur Peggy.

— Je vous demande pardon, mais vous me le déréglez ! objecte Horace Berkley.

Je ne réponds pas. Le faisceau est en plein sur la sombre frimousse de ma compagne. Je presse la détente placée sous l’instrument. Un léger chuintement retentit. Peggy se lève précipitamment.

— Oui, j’arrive ! fait-elle.

Et à nous :

— On m’appelle au téléphone.

Elle s’éloigne entre les tables.

Je me relève et regarde le singe aux dents longues.

— Sérieusement, c’est quoi, cet outil, mon vieux ?

— Une nouveauté japonaise, répond l’autre, de mauvaise grâce.

— J’aimerais bien trouver le même.

— N’y comptez pas trop, c’est nouveau et notre patron l’a eu grâce à des appuis.

— Des appuis très haut placés, non ?

Je chope son Nikon avec lequel il nous a flashés, la môme et moi, l’ouvre et en sors la bobine impressionnée. Je la glisse dans ma poche.

— Maintenant, fais-je au macaque, tu plies bagage et tu te tires, sinon je te fais bouffer ton appareil perfectionné !

Il me regarde sans émotion apparente, acquiesce et dégage les lieux en un peu moins de pas longtemps.

Je reprends ma place. Peu ensuite, la Peggy revient, souriante.

— Il est parti ? s’étonne-t-elle.

— A l’instant. Il m’a fait deux ou trois « poses » prolongées qui vont ensorceler les lectrices de L’Eclaireur.

On continue de manger, bien que nos mets délicats se soient passablement refroidis.

Tout en clapant, je me pose la question suivante :

« Ils » ne pouvaient pas prévoir que je descendrais dans ce motel. Comment ont-« ils » pu se procurer un chéquier au nom de celui-ci en quelques minutes ?

Dommage que j’aie refusé le chèque ! Il devait être intéressant à étudier de près.

Je note que la fille m’observe à la dérobée. On dirait « qu’elle attend quelque chose de moi ». Un comportement particulier ? Qu’est-ce que ce gros appareil insolite était censé me faire ?

Ma pensée fait de la surchauffe. Ça cigogne plus vite dans mon caberluche que le bigoudi d’un taulard relâché après dix ans de gnouf dans la tirelire à moustache de sa bien-aimée qui l’attendait en haut du donjon !

Je me dis que lorsque j’ai braqué l’objectif sur elle, elle a joué cassos : donc, ledit représentait un danger. Quel ? Irradiation ? Ce serait pas aussi rapide. Je te parie ce que maintient arrimé mon slip kangourou contre l’entre-deux de ta femme que c’est un coup de la C.I.A. Ils me veulent quoi donc, ces branques ? M’est avis que le dénommé Jess Woaf aurait été mieux inspiré d’avaler son bulletin de naissance avant de parler de « Biroutier ». Ce faisant, il nous a filé la tronche dans un sacré baquet de gadoue pas fraîche, le tireur d’élite !

Je prends le parti de chiquer les comateux. Qu’est-ce qu’on risque ? Si l’engin du macaque possède des propriétés nuisibles, celles-ci doivent probablement se traduire, avant tout, par un état de somnolence, non ? Ou si je m’abuse ? comme disait le docteur du même nom.

Je laisse choir ma fourchette et feins de ne pas pouvoir la ramasser.

— Je… ne sais… pas… ce qui… m’arrive…, balbutié-je.

Et de porter ma main à mon front de penseur mondain.

— Vous avez un malaise ? demande la noire enfant.

— Il… me… semble…

Elle est très bien. Un signe au loufiat. Elle lui tend sa carte de crédit :

— Mon ami est malade, je passerai reprendre ma carte plus tard.

Elle m’aide à me lever. J’embarde un brin. On nous regarde. Plus vrai que nature, l’artiste. Je me mets dans la peau d’un gonzier groggy. Ça m’est arrivé, je connais le rôle. On gagne le parking ; moi flottant, accroché à son bras. Elle doit faire du tennis, ses antérieurs sont en nickel-chrome. On parvient à la Porsche. Je m’écroule dedans.

— C’est… ridicule, déploré-je.

Et maintenant, que va-t-elle décider ?

Sa tire sent bon le cuir, la mécanique allemande. Y a que ça que je leur aime, les Frizous : leurs belles bagnoles cossues. Tiens, tu connais l’histoire de l’accident ?

Une grosse Mercedes rutilante et une 4 L en haillons se télescopent. Par un de ces hasards propres aux chocs frontaux, les deux voitures sont pareillement en miettes ! Un gros P.-D.G. sort de la Mercedes et considère le désastre.

« — La valeur d’une journée de travail perdue ! » dit-il.

Un Arabe se dégage des décombres de la 4 L.

« — Une journée ! s’exclame-t-il. Eh bien pour moi, c’est deux ans de travail foutus ! »

Alors le P.-D.G. lui met la main sur l’épaule et le sermonne :

« — Deux ans ! Ecoutez, mon vieux, vous êtes fou d’investir tant d’argent dans une bagnole ! »


Et bon, je t’en reviens…

Peggy se place au volant.

— Allons chez moi, décide-t-elle ; j’ai un appartement à l’année au Colorado Palace.

L’aubaine !

Je feins la somnolerie. La dodelinance. Finis par poser ma joue gauche sur l’épaule droite de la conducteuse. Elle se parfume Anaïs-Anaïs. J’espère qu’elle s’en met pas sur le tablier de sapeur : ça me fait éternuer au milieu de mes politesses. Et y a rien de plus glandard que de se payer le rhume des foins en pleine minette. J’en causais l’autre jour à la reine Fabiola : elle est tout à fait de mon avis.

Le trajet est bref. La Porsche stoppe devant un vaste porche (c’est marrant, non ?) copieusement illuminé, avec des grooms en livrée qui s’affairent et un portier en gibus de couleur crème.

Je m’extrais. On m’aide. Les quatre marches, la traversée du hall gigantesque, à la nage dans cette mer de clarté. Un ascenseur grand comme l’apparte de ma cousine Noémie à Pont-à-Mousson (rue du Général-de-Gaulle, au-dessus de la librairie). Ensuite c’est un couloir, au dernier laitage du palace, là que se trouvent les suites princières.

Les lourdes ne comportent pas de serrure à clé, ni même de fente pour carte magnétique, mais un petit clavier de chiffres sur lequel tu tapes ton code. Je guigne. Elle échancre trois « 6 », suivis de trois « 9 ».

Le sas de l’entrée, auquel succède un vaste salon qui ressemble au hall d’exposition d’un grand magasin de meubles. Ce n’est que tissu à vilaines rayures sur les murs, fauteuils recouverts d’impossibles velours, tentures de satin chamarré, tapis « perçants », coussins baroques, tableaux croûteux (sous-bois, chasses à courre, satyres gambadeurs, connasses frivoles sur escarpolettes, biches humides aux abois, jetées de fleurs, lièvres foudroyés suspendus par les pattounes arrière, etc.).

Quand on a traversé les Galeries Je Farfouille, on accède à une chambre du même tonneau. Plumard en 200 de large, avec tête de lit capitonnée fleurettes, meubles de palissandre style Louis XIX ! Statuettes d’albâtre en matière plastique, descente de lit en peau d’ours synthétique (la tête est tellement bien imitée que tu jurerais un vrai).

— Allongez-vous sur le lit, conseille Peggy après en avoir rabattu le couvre-lit de soie bleu à rayures mauves et jaunes.

Je largue mes mocassins et m’étends sur sa couche.

Moi, vieux renard des sables épargné par la rage, la peste noire et la myxomatose, je te parie le culte du droit contre un doigt dans le cul que cet apparte est inhabité. J’entends par là qu’on n’y séjourne présentement car il est dépourvu d’objet personnel. Pas le moindre tube de rouge à lèvres dans un cendrier, pas la plus insignifiante boucle d’oreille, pas un foulard, pas un Tampax de premier secours, pas une photo, pas une enveloppe de lettre récemment reçue, pas une revue : RIEN !

Les yeux mi-clos, j’observe les allées et venues de la donzelle. Elle est en train de neutraliser les lumières, ne laissant briller qu’une lampe posée sur une console, à l’autre bout de la chambre.

Ensuite elle vient s’asseoir sur le bord du lit, tout contre moi. Me saisit la main, palpe mon pouls en loucedé.

— Comment vous sentez-vous ?

— Vertiges, balbutié-je.

— Vous voulez boire quelque chose ?

— Non.

— Je vais appeler un docteur !

Ça y est, nous y sommes ! L’appareil de « Dents de chameau » te cotonne les méninges. Tu deviens docile. On te drive dans un lieu propice et un « docteur » se pointe pour te faire une piqûre de perlimpinpin, de celles qui poussent aux confidences les plus confidentielles. On te questionne à bloc pendant que tu vadrouilles dans le schwartz. Ensuite tu récupères. Tu ne te rappelles plus rien. T’es guéri. Retour à la case départ après une grosse bise à la dame ! Le tour (de con) est joué !

— Ce… n’est… pas… la peine, réponds-je. Je… me sens… déjà… mieux.

— Il n’est pas normal que vous ayez ces vertiges, ces éblouissements (ai-je parlé d’éblouissements ?) et ce grondement dans les oreilles (bon, je devrais avoir des bourdonnements, merci du tuyau !). Un de mes amis est médecin, il habite tout à côté.

Rien à fiche, elle va le faire. C’est inscrit dans sa « mission ».

Elle me lâche la menotte, se lève et marche au bigophone, lequel se trouve de l’autre côté du paddock, sur une table de chevet.

Juste qu’elle finit de contourner ma couche et qu’elle s’incline pour s’emparer du turlu, ton Sana bien-aimé (je l’espère du moins ?) opère un saut de carpe, prolongé par un ciseau. Mes chevilles enserrent le cou de la Noirpiote. Seconde secousse, et la môme se retrouve en travers du pucier, à suffoquer.

Je relâche mon étreinte sud et m’accroupetonne en tailleur auprès d’elle.

— Guéri ! jubilé-je (car je fête mon jubilé d’une façon très anticipée).

Elle se masse le cou en me défrimant.

— Qu’est-ce qui vous a pris ?

— Je ne veux pas de médecin ici ; nous sommes si bien, tous les deux ! Rassurez-vous, belle des belles, mais le Martien de vos laboratoires n’a pas eu l’opportunité de me pratiquer ces fameuses poses qui flanquent la migraine ; je suis dans une forme indicible. Avez-vous déjà fait l’amour avec un Français ?

Elle ne répond rien.

— Non, n’est-ce pas ? Alors, mon bébé tendre, l’occasion est unique et, pour tout dire, inespérée. Vous tombez sur un spécimen rare. Bon, résumons la situation : vous aviez pour mission, je gage, de me « neutraliser » pour me faire parler. Fiasco ! Cela dit, ça n’a aucune importance, ma chérie, vu que je n’ai rien à dire. Mon copain et moi débarquons dans ce sac d’embrouilles en toute innocence, et vos manigances ne sont que du temps perdu. Vous pouvez ne pas me croire, mais ce serait dommage.

Tout en jactant, je caresse négligemment son cou endolori, descends jusqu’à la naissance des seins, puis enveloppe ceux-ci de mes mains conquérantes (en conques errantes). Entre deux phrases, je pose mes lèvres sur les siennes, pas pour un baiser goulu, mais pour un simple effleurement agaceur, de ceux qui, tu le sais, titillent les sens.

— Vos collègues, sachant par le « photographe » que la petite séance a raté, se manifesteront dans un laps de temps que je ne saurais estimer. Mettons celui-ci à profit pour connaître l’ivresse, ma radieuse. Vous êtes belle et ardente, je suis ardent et salace, nous sommes donc faits pour en connaître davantage sur les lois de l’attraction terrestre.

Et poum ! j’ai suavement décroché son pantalon bouffant ! Là, faut se risquer avec précaution. Terrain miné ! Je joue « Patrouille dans la savane belge ». Aller plus loin risque de déclencher la monstre rebufferie ! La réaction sauvage ! Elle peut rameuter la garde, Peggy ! Dégainer un stylet de ses mignons harnais et me le planter dans la boîte à fou rire !

— Vous êtes belle comme un lever de soleil dans les Rocheuses.

Elle parle, dit comme ça :

— Les Rocheuses sont à l’Ouest.

— C’est juste, admets-je, donc vous êtes belle comme un coucher de soleil dans les Rocheuses, mon ange. Vous ressemblez à la panthère Cartier en métal noir. Votre souffle m’embrase. Si vous aviez l’obligeance de déplacer votre chère main de trente centimètres, vous pourriez alors palper le siège de mon émoi, constater que c’est pas du toc mais de la loupe d’homme surchoix. Le cœur de buis, en comparaison, n’est que pâte à modeler. Si je tarde à laisser l’énergumène dans sa niche, ce sera la mort de ma fermeture Eclair et je devrai tenir mon pantalon à deux mains pour quitter votre hôtel.

Elle a un sourire léger. J’en profite pour faire glisser son futal. Dedieu ! Ce slip blanc sur cette peau noire ! INTENABLE ! Est-il encore temps de stopper la manœuvre, Tonio ? Non, hein ? Le processus de baise est engagé, tu ne crois pas ? Ma pointe de non-retour est franchie. Rengainer son compliment à ce stade de l’opération ressemblerait à une déculottade (si je puis dire). Fonce, Alphonse !

Alors tu sais quoi ? Comment ? Faut pas y dire maintenant ? Les enfants ne sont pas encore couchés ? Qu’est-ce y z’attendent, bordel ! Tu vois pas qu’ils tombent de sommeil ! Amène ton esgourde, je vais parler bas.

Cette môme, je la place en position de Y majuscule et je fourre ma tronche dans son bonheur du jour. Elle sent bon de partout, parole ! Je mordille l’étroit slip, avec précaution. Elle a pas la cressonnière à ressort, c’est curieux pour une Noiraude, non ? Tu penses qu’elle s’est fait défriser la chattounette aussi ? Ou alors, elle est métissée avec des infrisés, Sud-Américains ou autres, non ?

Ma manœuvre semble l’intéresser car je sens passer une sorte de courant électrique dans ses cuisses, un léger frémissement, un ondoiement, si tu vois mieux ? Tu vois mieux ? Bon, je suis content. Moi, j’enhardis, dès lors. The finger ! En douce. Je passe le médius (il fait davantage d’usage étant plus long que ses voisins) sous l’étroite bande d’étoffe. La taupe cherche son gîte ! Le trouve sans peine et s’y engage courageusement malgré un début d’inondation.

Alors là, miss Peggy, la C.I.A., c’est plus son problo. La v’là qu’arque. Oh ! cette décarrade express, my neveu ! Le sang chaud (pansa) s’exprime. Du coup, trêve de slip, je le sectionne à coups de dents. Ça les impressionne toujours, les mômes ! Elles s’imaginent rempartées par ce bout de chiftire et, cric-crac ! l’ogre sanantonien se joue de la dérisoire barrière. Maintenant, à la régalade, Antoine ! Sus ! Suce ! Le môme clito à beau monter sur son ergot, plus rien ne saurait freiner la minouche victorieuse (non, je ne VEUX pas être de l’Académie française !). Je clape à tout-va, à tout ventre, à tous vents !

Miss Peggy s’attendait pas à un pareil déferlement. Bon, elle savait que ça existait, bien sûr, et quelques glandus lui ont déjà fait le coup de la langue pâteuse ; mais si piètrement ! Ploupe ploupe, juste pour dire, faire le malin, comme un qui cachette sa lettre : plome plome ! Zéro ! Nib d’extase. A peine une friandise. Là, pardon du peu ! Elle a droit à la bouffe artistique intégrale ! Tout participe au repas du fauve : la menteuse, les chailles, les lèvres ! Elle est débigornée d’importance, mamz’elle ! Elle découvre loin ! Ça la met en roucoulance. Bientôt elle monte le son ! N’est pas loin d’appeler sa mother à la rescousse ! Elle griffe le couvre-lit, se tend, se tord, se disloque ! Et Mister Sana, faut le voir au labeur. Tu peux filmer, c’est tout bon. La manière péremptoire qu’il lui maintient les cuisseaux à l’équerre ! Bloqués des coudes ! Que pendant ce temps, ses mains cherchent Europun et Luxembourg (moi bien) de gauche et de droite sur ses loloches tendus à craquer.

Ah ! elle se gaffait pas d’une séance aussi épique, la mère ! On fait pas dans les batifolances, mais dans le sérieux. En baisance, il rejoint les bâtisseurs de cathédrales, le commissaire. C’est du costaud, comme au Creusot ! Le haut-fourneau de la pointe, Sana !

La voilà qui se chope un panard monstrueux ! A glapir pire que les renards et les grues ! Tout le palace doit effervescer. Y a des birbes qui demandent des explications à la réception. Elle en finit pas d’égosiller, pire que si on lui faisait prendre un bain de siège dans de l’huile bouillante.

Et puis enfin elle repousse ma tête à deux mains, avec énergie. En amour, c’est marrant, mais quand t’as franchi le mur de la jouissance, ça fait mal ! Interdiction d’aller plus loin ! Fin de section, tout le monde descend !

Bon, je la laisse gésir en travers du lit, morte de s’être trop donnée.

— Vous voyez, ma douceur, je murmure, ça, c’est juste les hors-d’œuvre ; dès que vous aurez récupéré, on va passer aux choses sérieuses, Mister Popaul entrera en scène avec son équipement de spéléologue. J’espère, sans fatuité, que cette petite mise en action vous a plu et que vous êtes d’attaque pour le grand choc pétroleur.

Elle émet un gémissement puis, à grand-peine, se redresse. La voici qui se dirige vers la salle de bains. Elle titube, comme moi tout à l’heure. Mais ma pomme, c’était du bidon. Elle a les cannes fauchées, la chérie. Qu’est-ce que ce sera dans un peu plus tard, lorsque mam’zelle aura dégusté son infusion de chibre !

Pendant son absence, j’explore l’apparte. Vraiment vide de tout indice d’installation. On l’inaugurerait que ce serait pareil. Je me carre dans un bon fauteuil après avoir branché la télé. Mais y a trop de chaînes et qui toutes sont sans intérêt. La connerie multipliée donne le tournis.

Au bout d’un instant, je sectionne les programmes au lieu de les sélectionner. Un gentil tricotin s’obstine dans mon hémisphère sud. J’ai hâte de lui déplisser sa colerette à pafs, Peggy. La grimper cosaque, je m’en ressens farouche. Mon impatience fait croître mon désir, comme l’a écrit si souvent la chère comtesse de Paris dans son ouvrage fameux intitulé : « Les tribulations d’une poire à lavements ».

Elle s’éternise, ma Noirette. Je perds patience ; un si beau goume, faut pas le laisser dégonfler. Classique et lamentable histoire des soufflés qui poireautent.

Je traverse le dressinge en hélant :

— Peggy, mon petit cœur, vous venez ? La grosse bébête s’énerve.

Elle ne répond pas, et pour cause : elle a mallé, la garce, par une petite porte ouvrant sur le couloir et qu’elle ne s’est pas donné la peine de fermer. Etant « démasquée », elle s’est esbignée. Logique. N’empêche qu’il reste avec sa belle bibite sous le bras, l’Antonio !

Je réclame après miss Peggy Ross à la réception, mais on me répond qu’elle est inconnue au bataillon. Je demande alors qui a loué la suite « Rose Bude », l’escogriffe de corvée m’assure qu’elle est disponible. A quoi bon insister. C’est la conjuration du silence. Motus vivandière, comme dit Béru, et bouche cousue.

Je regagne en taxi Cheyennes Village, songeant qu’une douche froide me débarrassera de cette bandaison qui me transforme en contrebandier de godemichets.

Je ne me doute pas, en déponant, qu’une des plus fortes émotions de ma vie m’attend.

Que dis-je ? LA plus forte.

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