CHAPITRE VIII

— T’as vu tout ce que tu voulais voir ? demande le Gros en se roulant une cigarette.

— Et même beaucoup plus, rétorqué-je.

— Ce qui veut dire ?

— Y a un squatter dans mon caveau. J’ai horreur de ces coucous qui font leur nid dans celui des autres.

Je lui montre mon étonnante, mon incroyable, ma bouleversante trouvaille.

— Aide-moi, on va hisser ce particulier au jour pour mieux faire sa connaissance.

— Attends, je vais chercher une grosse corde chez le gardien.

Cinq minutes plus tard, la bière est hors du trou et je peux à loisir contempler le monsieur qui m’a remplacé au pied allongé. Il est de taille moyenne, blond avec un visage plutôt fin.

— Dis donc, murmure le Gros, il est pas canné de la typhoïde, ton mec !

Ce disant, il me désigne une large tache rouge sur la chemise du gars à l’emplacement du cœur. J’ouvre la chemise et je découvre un trou aux lèvres hachées et brûlées.

— Une bastos grand luxe, apprécie Bérurier. C’est au moins du 9 mm comme calibre. Je te parie que de l’autre côté le trou est large comme ma main.

Je ne réponds pas. Toute mon attention se porte sur le visage de l’homme. En moi remue faiblement cette espèce de certitude que je le connais, ou plutôt que je l’ai connu.

Ne serait-ce point là ce mystérieux point de rupture de ma mémoire ? Je palpe ses poches vides. On l’a délesté de ses fafs et de tout objet personnel susceptible de permettre son identification.

— Je préviens l’identité ? demande l’Enflure.

— Oui, préviens.

— Pourquoi que tu le bigles de cette façon, il t’a eu vendu des petits pois qui ne voulaient pas cuire ?

Marrants, les méandres de notre esprit. Cette phrase stupide déclenche brusquement un mécanisme secret dans ma pensarde. Ce n’est pas la phrase à proprement parler, mais un mot. Le mot « vendu ». « Il t’a eu vendu… », a dit le Gros.

Eh bien ! c’est vrai, les mecs. Le mort m’a vendu quelque chose un jour. Je cherche quoi.

Je sens qu’il n’y a pas longtemps de ça. Il m’a vendu… Il m’a vendu…

Voilà, ça revient. Et du coup une avalanche de révélations m’arrivent par exprès. Ce type m’a en effet vendu une machine à écrire. C’est Carlier, l’habitué du Makao-Bar. L’homme chez qui j’ai fait une petite perquise cette nuit pendant que, de toute évidence, on lui payait une croisière dans l’au-delà. On pourrait croire que le mystère commence à s’éclaircir, mais moi je trouve qu’il s’épaissit vachement au contraire. Quel rapport existe-t-il entre un monsieur qui me vendit une machine à écrire et ces tueurs impitoyables ?

Pourquoi a-t-on buté Carlier ? Pourquoi, surtout, l’a-t-on planqué dans mon cercueil ? Vous avez déjà rencontré des bouteilles à encre plus gigantesques, vous ? C’est le magnum, le jéroboam à encre, oui ! Ah ! je ne suis pas encore sorti du pétrin, je le sens.

— Qu’est-ce qu’on fait de ce cher défunt ? s’informe le Gros en rallumant sa cigarette.

— On le laisse à nos valeureux confrères et on court se cogner un pot.

— Voilà qu’est parlé, dit ce boa de Béru béat.

Et il ajoute :

— Y a pas d’erreur, t’es bien vivant !


Vivant, certes, mais mort de curiosité tout de même.

J’entraîne l’éminent poulet jusqu’en un discret établissement de banlieue où une dame triste comme une épouse de garde-mobile nous sert du vin blanc et des rondelles de saucisson.

Tout en introduisant ces différentes denrées dans nos tubes digestifs, nous commentons la situation. Je me livre à un résumé rigoureux et lucide des événements. Suit alors un silence, à peine troublé par une série d’incongruités du Gros. Armé d’un Opinel, il se cure les dents, les yeux perdus dans les arabesques d’un papier-tue-mouches accroché au plaftard.

— Écoute, fait-il enfin, désole-toi pas, San-A. On tient enfin un client sérieux.

— Qui ça ?

— Le mort. En se penchant sur sa vie on retrouvera fatalement ses accointances avec la bande, tu le sais bien !

— Oui, j’espère.

La pointe de son ya explore les multiples cavités constituant la denture du digne homme. Il consomme les résultats de ses fouilles avec une certaine gloutonnerie, boit un gorgeon et se torche les babines avec la manche.

— Ce qui serait surtout intéressant de connaître, ce serait le rapport entre toi et ce type.

— Je te l’ai dit, notre trait d’union c’est une machine à écrire.

— Qu’est-ce que c’est ? demande le gros matuche en crachotant une particule de sauciflard.

Je prends le léger projectile sur la paupière gauche et le chasse d’une pichenette. Par un heureux hasard, il tombe dans le godet de Béru qui l’avale enfin.

— Une machine à écrire, eh ! proéminence écœurante ! répété-jé avec cette docilité qui représente cinquante-deux pour cent de mon charme.

— Je te cause de la marque.

— C’est une Ravioli-Univers.

— Comment que ça se fait que ça soye ce particulier qui te l’a vendue ?

Je réfléchis. En effet, l’achat de cette machine est le fait d’un hasard.

— Je parie que ça t’ouvre des z’horizons, jubile Bérurier.

— Oui, peut-être.

— Alors, beau ténébreux ?

— Je l’ai eue par une gonzesse.

— Raconte ?

— Une pépée que je m’étais dégringolée en trois rounds sur la plage de San Remo au mois de juin dernier.

— Et puis ?

Comme je ponctue chacune de mes syllabes d’une période de réflexion, ça indispose le gars Bérurier.

— Dis, San-A., y aurait pas un débrayage en masse dans ton usine à idées, des fois ?

— Je pense, objecté-je, et ça n’est pas à la portée de tout le monde, Gros, tu devrais le savoir mieux que personne.

Il hausse ses robustes épaules qui terrorisent les tailleurs et les inculpés.

— Je vois pas le rapprochement entre une nana et une machine à écrire ; à part bien sûr que tu leur caresses le clavier à toutes les deux.

Et de rire épais comme le Larousse du XXe Siècle.

— Cette fille avait son frère qui travaillait dans l’exportation des machines comptables. Elle m’a proposé d’en acheter une à bon prix, because on pouvait me faire bénéficier d’une remise…

— Donc, ce macchab, c’est le frangin de la gosse ?

— Tout juste, Auguste !

— Je m’appelle Benoît, croit devoir rectifier le Gros. Alors, tu t’es laissé fourguer une machine ?

— Yes, Baby. Elle a bigophoné au frangin qui devait venir la voir. Quelques jours plus tard, il a apporté la machine, on a bu un pot ensemble et c’a été tout.

Béru interpelle la dame lugubre et lui redemande du jus de treille. Après quoi il rabat son feutre limoneux comme la margelle d’un abreuvoir sur sa vitrine.

— Tu vois que ça vient, San-A. Cette machine, naturlich t’as pas payé les droits de douane ?

Je fulmine.

— Inspecteur Bérurier, cette accusation portée contre votre supérieur hiérarchique est une atteinte grave au renom de la police française tout entière ! Pas un instant l’idée ne m’est venue de rentrer cette machine en fraude.

Le Gros introduit un doigt durement onglé dans le décolleté de son pantalon jetant ainsi la panique parmi la faune qu’il nourrit.

Il me déclare sans ambages (il y a longtemps qu’il n’en a plus) que la police française n’en est plus à une atteinte près, qu’il s’assoit, lui, Béru, sur son supérieur hiérarchique et que si j’ai casqué la douane pour cette machine, je suis quatorze fois plus tarte qu’il ne se le figurait dans ses moments de pessimisme aigu.

Un confortable silence succède à cette véhémente péroraison. Le Gros en profite pour vider mon verre, à la sournoise. Puis il se cure les fosses nasales et demande :

— Alors, qu’est-ce qu’on fout là au lieu d’aller causer avec la frangine de ton mort ?

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