CHAPITRE IX

Elle s’appelle Virginie Duchemin, car elle n’était que la demi-sœur de Carlier. Elle a vingt-cinq ans et elle est blonde authentique. Des fruits comme ceux qu’elle trimbale dans son corsage sont certains de remporter le premier prix au concours des plus belles poires organisé par les Contribuables de France et de la Communauté. Un regard sombre, plutôt fripon sur les bords. Une taille pas plus large que le goulot d’une bouteille de Piper-Menthe et vous avez une idée approximative de la personne chez qui je sonne.

Notre aventure fut une aventure de vacances, ensoleillée, charmante et relativement banale. Nous nous sommes rencontrés dans le même hôtel de San Remo. Le fait que nous soyons français nous avait signalés l’un à l’autre et le fait que nous ayons envie de faire l’amour ensemble nous avait en outre quelque peu rapprochés. C’avaient été huit jours épatants : la mer, l’ambiance, le Chianti, la mandoline baveuse… Les vacances, quoi.

Nous étions rentrés ensemble à Paris. Notre charmante historiette avait continué encore deux ou trois jours. Et puis j’étais parti sur une enquête et nos relations étaient mortes de leur bonne mort.

La douce amie habite rue Caulaincourt, je suis allé par deux fois chez elle et comme je possède une mémoire d’éléphant (entre autres) je m’y rends sans coup férir, mais avec Bérurier.

— Qu’est-ce qu’elle fout dans la vie, cette frangine, à part les délices des commissaires en vacances ? s’informe Béru.

Je l’ai rarement vu aussi préoccupé par une affaire, ce bon Gravos. Il prend mes patins, je vous le garantis. Mon affaire est devenue la sienne et il a encore plus de mordant que moi.

— Elle marne dans un ministère quelconque, je crois bien, le renseigné-je en prenant l’escalier de bois.

Une concierge venimeuse, à verrues poilues, se lance sur nos chausses.

— Hep ! qu’elle stride, où allez-vous ?

— Chez Mlle Duchemin.

— Elle n’est pas là ! vitupère la dame.

— Qu’à cela ne tienne, assure le séduisant San-Antonio, nous l’attendrons.

— Mais elle est en voyage !

J’ai un bref moment d’indécision.

— Nous attendrons son retour tout de même. J’ai les clés, l’apaisé-je.

Cette bonne femme est sûrement issue du croisement d’une sangsue avec un ruban de papier adhésif.

— Écoutez voir un peu, dit-elle, j’aimerais des précisions.

Je soupire.

— En voici.

Elle a droit à ma carte. Ça lui colle un hoquet aussi formidable qu’un saut à ski sur tremplin olympique.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— S’il devait se passer des choses partout où circulent des flics, le monde ressemblerait à la bataille de Stalingrad, chère madame. Il y a longtemps que Mlle Duchemin est partie en voyage ?

— Deux jours. Mais…

Je n’attends pas la suite et entraîne le Mahousse dans l’escadrin.

Grâce à l’éternel sésame (un de ces jours, il faudra tout de même que je vous donne un plan de l’objet) j’entre dans le studio de la souris. Pas besoin d’avoir sa seconde partie de bac pour comprendre qu’elle n’a pas dû partir en voyage. En effet, une malle et deux valoches trônent au milieu de la pièce. Il y a un imperméable et un sac à main sur le divan.

— Dis donc, soupire l’Énorme, y a eu contrordre, à ce qu’on dirait ?

Je trouve ça plutôt bizarre. D’un commun accord, le Béru et moi fouillons l’appartement. Pourquoi redouté-je confusément de découvrir le cadavre de la môme crevette ?

J’ai de ces pressentiments à la gomme arabique ! Fort heureusement nous ne trouvons rien. La cuisine, la salle de bains et la penderie sont vides.

— Un mystère de plus, je fais au Gros. Visiblement, la gosse était sur le point de gerber, et puis il s’est produit quelque chose de soudain qui l’a retenue.

— Si tu trouves qu’elle a été retenue ! ronchonne le Gros. Moi, j’ai idée qu’on l’a plutôt embarquée pour une destination où ce qu’elle a pas besoin de bagages, non ?

— M’est avis aussi, Pépère.

Il s’approche d’une table sur laquelle trône une photo représentant un couple fringué en tennismen.

— C’est elle, la gonzesse ?

— Oui.

— Et le julot ?

— Moi pas connaître, mon zami.

— D’après ce que j’ai cru comprendre, dit le Noble Ignoble, mademoiselle a le baigneur comme un centre d’hébergement, non ?

— Sans aller aussi loin dans la métaphore, elle est assez accueillante, oui.

L’Effroyable retire la photo de son cadre aussi facilement que vous arrachez une feuille à un artichaut. Il y jette un dernier regard, puis l’enfouit dans la poubelle qu’est sa poche.

— On va faire rechercher Virginie, soliloqué-je. Je donnerais n’importe quoi plus autre chose pour avoir une conversation avec elle.

Nous sommes presque à la porte, mais voilà que le Hideux Béru se cabre soudain, comme un âne devant une gendarmerie.

— Eh bien ! Méphisto, lui lancé-je, tu fais l’« s » ou tu fais le « c » ?

— Bouge pas, Trésor, que répond l’inestimable Crêpe en se mouchant dans un trou de son mouchoir et en palpant ensuite un rideau pour voir si c’est de la toile de Jouy. Bouge pas.

Il s’approche de la malle et relève le couvercle.

Je me cintre, comme on dit dans les coulisses de l’Opéra.

— Tu arrives avec deux rames de retard, mon Joli. J’ai déjà regardé.

Sans m’écouter, il flanque par terre des robes, des manteaux, de la lingerie…

— Tu te régales, hein, espèce de chiffonnier !

— Et comment ! dit-il.

Il me fait signe d’approcher. J’obéis et mon sourire fout le camp comme un chien qui vient de cramponner un chapelet de saucisses à la devanture d’un charcutier. Au fond de la malle il y a un cadavre, mes agneaux. Le cadavre de la petite Virginie. Il est presque cassé en deux et on l’a tassé au fond de la malle avant de le recouvrir d’une montagne d’effets.

Le Gros regarde la jeune morte d’un œil paisible.

— Elle, elle a pas été emportée par les oreillons, annonce mon sagace ami. Écoute, Tonio, je crois pas me gourer en t’annonçant qu’on l’a étranglée avec une ceinture de cuir tressée. Vise ces striures à son cou mignon. Dommage, c’était un gentil petit animal.

Il rabat le couvercle, s’assied dessus et ôtant son bitos s’éponge le front avec un délicat slip de la morte.

— J’espère qu’ils ne sont pas nombreux de famille, tes potes, rigole-t-il. Parce qu’alors, va falloir s’assurer le précieux concours de Borniol.


La concierge est dans l’escalier. Elle ne s’est pas munie d’un balai pour donner le change. Agrippée à la rampe, elle nous regarde descendre et ses yeux de fouine étincellent de curiosité.

Un instant elle redoute que nous ne partions sans explication, mais quand elle me voit lui sourire, sa bouille en forme de trou de serrure s’éclaire comme un ver luisant en train de faire du gringue à une ampoule électrique.

— On aimerait vous causer, manière de bavarder, annonce le loquace Béru.

Elle se pâme déjà, la gourmande. Depuis un demi-siècle qu’elle se farcit les faits divers dans les baveux spécialisés, elle s’humecte à l’idée que des matuches investissent sa tanière. Ça sent la cuisine réchauffée et le pipi de grand-mère dans sa cage à cancans.

— Je vous écoute, frémit-elle.

Y a des noix de l’année dernière dans un compotier du siècle dernier. Béru, qu’est du genre écureuil lorsqu’il ne s’agit pas de grimper aux arbres, en saisit une et la pulvérise entre son pouce et son index. En d’autres circonstances, la cerbère alerterait les pompiers ou Police-Secours, mais son désir de savoir est trop poignant.

— Alors ?

— Quand Mlle Duchemin est-elle partie en voyage ? j’attaque, bille en tête.

— Avant-hier.

— Le matin, le soir ?

— Le soir.

— Vous l’avez vue partir ?

— Non, car l’après-midi je fais le ménage chez le docteur d’à côté. Mais elle m’avait annoncé son départ.

— Pour où ?

— Londres. Elle allait en déplacement avec une délégation de son ministère, car elle est sténotypiste.

— À quel ministère qu’elle marnait, votre demoiselle Dusentier ? attaque le Gros en réduisant en poudre sa sixième noix.

— Les Affaires étrangères.

Le Béru honni hennit.

— Je te le fais remarquer au passage, me dit-il. Ça peut servir.

— Merci.

La concierge n’y tient pas.

— Elle a fait quelque chose de mal ? espère-t-elle.

— Oui, ricane l’Obèse, elle a ouvert sa porte à des gens qu’elle aurait mieux fait de laisser dehors.

— Que voulez-vous dire ? n’ose se réjouir la spécialiste des ragoûts de ragots.

— Rien, oppose le Machiavélique avec un air d’en avoir tellement qu’il ne sait plus où les mettre.

Je reprends l’initiative.

— Donc, vous avez cru qu’elle était partie ?

— Ben, naturellement.

— Personne ne l’a demandée depuis ?

— Non, personne.

— Elle recevait beaucoup de monde, ces derniers temps ?

— Peu.

— Un homme ?

— Son fiancé, quoi.

Béru sort la photographie de sa vague. Plusieurs objets adhésifs s’y sont fixés comme des moules contre un rocher. Ces objets masquent l’image car ils sont nombreux, à savoir : un morceau de tartine de beurre, un mégot mâché, une peau de pêche, une rondelle de saucisson, une rustine pour vélo, une feuille de papier hygiénique paraissant d’occasion, un timbre à vingt-cinq centimes (nouveaux), une étiquette portant la référence et le prix d’une canne à pêche en bambou refendu, un bout de tricostéril ayant naguère participé à la cicatrisation d’un furoncle et une tablette de chewing-gum un peu mâchée mais pouvant assurer encore plusieurs heures de sécrétion à des muqueuses surmenées.

Le Mastar époussette l’image et la propose à l’œil sagace de la maîtresse du corps de balais.

— Ce mec-là ? demanda-t-il.

— Exactement ! s’égosille la décacheteuse de courrier.

— Vous pouvez nous allonger son blaze ? demande le Surmultiplié qui décidément ne se tient plus.

— Je vous demande pardon ? bégaie la championne du cap Cerbère arrondie par la curiosité.

— Pouvez-vous nous dire le nom de cet homme ? traduis-je.

— Elle me l’a présenté un jour. Je crois qui s’appelle Maurin, Jean-Paul ou Jean-Jacques, et qu’il travaille avec elle.

— Mille mercis, gente dame, fais-je.

Je fais signe au Gros de mettre le cap sur la sortie. Le voilà qui hisse le grand froc, au sommet du mât de misère.

— Qu’est-il arrivé à ma locataire ? s’inquiète l’encaisseuse de termes.

— Un peu d’embarras de circulation, fait le Gros.

Nous partons, abandonnant la concierge aux affres de sa curiosité inassouvie.

Béru a l’air étrangement malin. C’est vous dire s’il triche pour parvenir à un tel résultat. On dirait un mauvais acteur à qui l’on a confié un rôle important. Il met le paquet, le Mahousse. Il veut conquérir les foules. Je lui en fais la remarque et, loin de se fâcher, il pouffe en se grattant le pif.

— Vois-tu, San-A., cette affaire-là, je la prends à mon compte. Je suis si tellement heureux de te savoir en vie que je me sens capable de remuer le mont Blanc.

— Le remue pas avec tes mains sales, conseillé-je, on serait obligé de le débaptiser.

— Je sais où qu’on va, dit-il.

— Cause, mon lapin ?

— Au ministère des Affaires étranges ?

— Non, mon Gros.

— Et pourtant, le fiancé de la gonzesse…

— Le fiancé de la gonzesse, comme tu dis, ne travaille pas pendant midi. On travaille rarement dans un ministère, mais pendant midi, jamais ! On ira plus tard.

— On va à la bouffe ? se réjouit le Gros.

— Non. Je veux procéder à une petite vérification.

— Où ?

— Chez moi !

Il tique, ce type en toc.

— T’es pas louf ! Avec toutes les gnaces qui cherchent à te poivrer ! Si tu prendrais une prune dans le bocal, t’aurais bonne mine.

— Erreur, vaillant Bérurier, mon quartier grouille de poulets.

Mon aimable compagnon barrit.

— Parle-z’en-moi, des poulets, on sait ce que ça vaut sur le plan préservatif…

Tout en ralliant Saint-Cloud, nous devisons, lui et moi, sur des sujets absolument sans rapport avec l’affaire. C’est bon de s’extraire parfois d’une obsession. Béru est une mine de propos à bâtons rompus.

— Tiens, me dit-il, la semaine dernière j’suis été à la Comédie-Française vu que Berthe ma femme avait eu des billets de la part du cousin de notre ami le coiffeur.

— Qu’as-tu visionné, Gros ?

— Orage !… J’avais déjà vu le Cidre, une fois. Un peu rasoir. Ses amours avec Archimède, qu’est-ce qu’on en a à foutre, tu peux me le dire ? Et vachement immoral, moi je serais la Censure, j’interdirais. Voilà un mec qui bute le vieux de sa gerce et qui après la fait reluire comme il est pas permis à la santé du beau-dabe. Et on emmène les écoles voir ça alors que t’as des films qu’on interdit parce qu’une pétasse rajuste sa jarretelle !

— C’était beau, Orage ?

— Plus ch… que le Cidre, mon pote.

— C’est de qui ?

— J’sais plus. Oh ! un de ces mecs qu’avait les crins qui lui tombaient jusqu’au valseur, je vois le genre.

Je réfléchis. Orage à la Comédie-Française, non vraiment, ça ne me dit rien.

— Qu’est-ce que c’est le sujet ?

Il hausse ses épaules de gladiateur.

— Je peux pas te dire, j’ai rien pigé. Des frangins qui se cherchaient des rognes. Y avait les trois Voraces contre les trois Coriaces.

— Tu peux parler d’Horace !

— Voilà ! Et crois-moi ou ne me crois pas, mais ça plaît à Berthe ces couenneries-là à cause des costars, mon pote. La Gravosse, le chatoyant, ça lui porte à l’âme.

Il rêvasse un moment et reprend :

— La semaine prochaine elle veut y retourner. Cette fois je pense que ça sera poilant, rien que le titre est prometteur.

— Quel est-il ?

— La « Tarte aux Truffes ». C’est de Méliès, je crois me rappeler.

— Non, rectifié-je, c’est de Molière et ça s’intitule Tartuffe !

— C’est possible, consent le Gros.

Il rêvasse encore et, s’étant promené la langue sur les lèvres, il murmure :

— Dis, Tonio, ça doit pas être sale, une tarte aux truffes !

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