CHAPITRE IV

La manchette occupe trois colonnes à la une de France-Soir. C’est mon pote moi-même qui a rédigé le papelard.

« Dans une interview exclusive, la mère du commissaire San-Antonio nous déclare : « Mon fils sera bientôt vengé. J’en fais mon affaire. »

Le reste est blablateux en diable, mais suffisant pour inquiéter mes tourmenteurs en admettant qu’ils aient l’esprit en repos.

Je plie le baveux et le dépose sur un guéridon Louis Chose. Ces quelques lignes, c’est une charge de dynamite placée sous le fauteuil de Félicie. Maintenant, mes frères, il s’agit de se décoller les châsses à la camomille et de les tenir grands ouverts. D’un instant à l’autre un accident peut se produire. Adèle a préféré ne pas retourner tout de suite à Lisieux. Je me suis dit que sa présence apporterait une diversion aux tourments de m’man et je la laisse compter et recompter les grains de son chapelet dans le salon, tandis que me pauvre Félicie essaie de faire vaille que vaille le ménage dans sa pauvre cabane ravagée. Ah ! je vous jure, elle doit durement regretter que son fils ne se soit pas engagé dans les vaillantes troupes du « Crédit Lyonnais » ou de la « Société Générale », m’man ! Elle se dit que nous aurions bénéficié d’une existence plus pépère. Un horaire régulier, des semaines aussi anglaises que Sa Gracieuse Majesté, oui, c’eût été le rêve.

Ma piaule ressemblant au tombeau de Jeanne d’Arc, j’ai élu domicile dans la salle à bâfrer. On a verrouillé la lourde et je passe mon temps à mater les abords de notre pavillon à l’aide de jumelles marines. Ces foies blancs vont-ils se décider à tenter quelque chose ? J’ai, à portée de ma pogne, une chouette mitraillette que m’a prêtée le patron sur sa panoplie personnelle. Du suédois. Ce matin, Adèle, par mégarde, s’est assise dessus. Comme la présence de cette chose dure sous ses fesses en gouttes d’huile signées « lamentable » l’étonnait, je lui ai expliqué qu’il s’agissait d’un nouvel aspirateur et elle m’a cru sur parole.

— Il faudra que je me décide à acheter le même, a-t-elle annoncé. Je prends de l’âge et je dois songer à mon confort.

Heureusement qu’elle est miraude à ce point. Ça me permet de négliger mon déguisement sans éveiller son attention.

Dans la Street, des cantonniers ont installé une petite cabane à outils. En réalité, il s’agit d’un poste de guet dans lequel le Vieux a placé deux de nos bonhommes. Eux itou, surveillent les allées et venues. Je me sens rassuré. Peut-être que ça sera longuet, et puis peut-être que ça se produira très vite.

Pour ce qui est de la bouffe, nous sommes ravitaillés par les commerçants du coin. On leur a recommandé de ne nous adresser que des livreurs que nous connaissons depuis longtemps. Le boucher, le mitron, le commis de l’épicier et le laitier font partie de nos habitudes. Lorsqu’ils sonnent, je les visionne à la lorgnette avant d’aller leur ouvrir moi-même avec l’amie « tu tues » dans la poche. Vous voyez que c’est du sérieux, hein ?

L’état de siège dure depuis quarante-huit heures. De temps à autre je relis la manchette du baveux en me disant : « San-A., si tu étais à la place de tes agresseurs, de quelle manière réagirais-tu après avoir lu ceci ? »

Je me réponds de dix façons différentes. C’est délicat. Les bonshommes se doutent-ils du piège ? Ça se pourrait. Leur souci de la sécurité les poussera-t-il néanmoins à faire comme si la menace était réelle ? Je phosphore sans trêve à ce propos, au point que j’en prends mal au cœur comme si je venais de bouffer des tripes à la crème Chantilly arrosées de grenadine.

Mon transistor diffuse en sardine (Béru dixit) une chanson tendre, bucolique et moyenâgeuse intitulée « Traîne tes quenouilles par terre ».

Je me laisse emporter par la poésie du texte et la douceur de la musique lorsque Adèle fait une entrée furtive dans la salle à tortorer. Elle a une robe noire, des bas noirs, un fichu noir (malgré la chaleur), un chapelet noir et des points noirs sur le nez. Elle ressemble à un faire-part (qui ferait part de choses sinistres).

— Votre belle-sœur est une grande travailleuse, me déclare-t-elle de sa voix miséricordieuse, faite exclusivement pour confesser des péchés véniels. J’ai un peu honte de la voir s’activer à ce point.

— Vous avez une façon très simple de ne plus avoir honte, assuré-je.

— Vraiment ? s’étonne Adèle.

— Ce serait de l’aider.

Elle étudie la suggestion puis hausse ses épaules de cigogne.

— C’est juste, je n’y avais pas songé. Que pourrais-je faire, à votre avis ?

— À mon avis, vous feriez votre lit que ça ne serait pas plus bête qu’autre chose. D’autant plus, enchaîné-je le plus sérieusement du monde, que cela ne vous empêche pas de prier. Vous avez bien des musiciens qui jouent en marchant.

Elle s’extasie.

— Cher général, vous avez raison.

Je poursuis sur ma lancée :

— Prenez un type comme Napoléon, par exemple. Il se livrait simultanément à plusieurs occupations : il écrivait, répondait au téléphone et regardait la télévision tout en dictant le Mémorial de Sainte-Hélène.

— Non ?

— Mais je vous jure. D’accord, vous n’êtes pas Napoléon, bien que vous ayez un bon appartement chaud, et même pas Joséphine, malgré vos beaux harnais, mais vous devriez pourtant essayer…

Elle est noyée, la malheureuse, dans ce flot de calembredaines. Faut la comprendre, Adèle, voilà cinquante berges qu’elle ne ligote que son bulletin paroissial et les romans culs-soutanés de Prière Lhermine. À la longue, ça finit par lui scléroser la comprenette.

— Je pensais, plaide-t-elle, que la ferveur nécessitait un absolu recueillement.

— Que nenni, lui rétorqué-je en italien, car je parle couramment le pakistanais sous-développé. La ferveur, chère demoiselle Adèle, c’est comme les produits d’entretien : faut la secouer avant de s’en servir.

Rassurée, la voilà qui démarre vers sa piaule. Je vais avoir la paix un moment. Je me convoque pour une conférence au sommet et je décide d’écrire noir sur blanc un bref résumé de ce que je sais et de ce que j’ignore à propos de cette super-ténébreuse affaire.

Rien de tel que de s’écrire parfois pour faire le point de la situation. Il n’est pas bon de cesser toute correspondance avec soi-même. On finit par ne plus se fréquenter, et par s’oublier tout à fait.

Je sors de son étui mon I.B.M. grand sport, à turboréacteur fonctionnant sans mayonnaise, et je colle dans le chariot une feuille de papier aussi vierge qu’Adèle.

J’écris d’un index agile de collégienne-mal-renseignée-en-contemplation-devant-la-photo-de-Luis-Mariano : Premièrement (en latin, primo) : on veut me tuer.

Deuxièmement : on y tient au point de m’attenter à quatre reprises plus un tombé.

Troisièmement : on croit m’avoir tué.

Quatrièmement : malgré mon décès on met le feu à ma maison.

Je contemple un bout de moment ce texte laconique. Puis, mon index se trouvant disponible après une brève incursion dans mes fosses nasales, je poursuis :

Hypothèses vraisemblables.

Je suis en possession d’un renseignement, d’un secret, d’une information ou d’une révélation (choisissez le mot qui convient et mettez les autres à l’abri de l’humidité car nos épithètes ne sont ni reprises ni échangées) dont je n’ai pas conscience. Et on m’a tué pour me faire perdre la mémoire. Dans ce cas, l’article de France-Soir va porter ses fruits, comme disait le commis d’un marchand de primeurs.

Ou bien il s’agit d’une tenace vengeance et, en ce deuxième cas, les tueurs ne se manifesteront plus.

Nouvel arrêt. Celui-ci est avec buffet, aussi m’octroyé-je une double rasade d’Horse on Wells, mon whisky préféré. Rien de tel que le whisky pour vous remettre le cœur en place et les idées par paquet de douze.

S’il s’agit d’une simple vengeance, il me sera plus aisé d’arriver à un résultat, car on peut dresser une liste de tous les mecs qui rêvent de vous arracher les yeux avec une fourchette à escargots, c’est une question de psychologie et de patience.

Mais s’il s’agit d’un coup fourré à grand spectacle, aussi coton que toute la Louisiane plus les bords du Nil, alors là… C’est désespérant, mes frères, de se dire qu’on détient un secret sans savoir au juste de quoi il retourne.

Je me penche sur mon récent passé. Je passe une revue de détail de mes dernières affaires, et, franchement, ça continue de donner zéro plus zéro.

J’en suis à peu près là de mes cogitations, à vingt centimètres près, lorsque ma Félicie surgit dans l’encadrement de la porte, un peu plus pâle qu’une endive mais un peu moins verte qu’un poireau.

— M’man ! je beugle en me précipitant, qu’est-ce qui t’arrive ?

Elle balbutie, mais c’est plus un soupir qu’un balbutiement :

— Viens vite ! Vite !

Je me précipite, m’man me désigne la petite chambre « à donner » au fond du vestibule. La porte en est ouverte. J’y cours. Et qu’aperçois-je, étendue sur le plancher ? Adèle. Notre pieuse Adèle, les bras en croix, avec une balle entre les carreaux.

La fenêtre est ouverte et c’est par-là qu’est entrée la dragée. Je me penche sur la cousine. Elle est morte, Adèle ! En général, ça se chante quand on est chlass, mais croyez-moi, je n’ai pas envie de le bramer, fût-ce en latin. Je fonce à la croisée pour mater l’extérieur. J’aperçois, au loin, un immeuble en construction. Je suis en mesure de vous parier les champs de ski de Hollande contre la marine de guerre suisse ou les Finances françaises qu’on a tiré depuis ce chantier au moyen d’une seringue à longue portée.

Je frémis en pensant que c’est à cause du Vieux que notre pauvre Adèle est cannée. Et je frémis plus encore en me disant que le tueur a commis une méprise et que c’était Félicie qui, logiquement, aurait dû morfler la bastos. Pauvre Adèle ! Elle était trop miraude pour avoir vu venir la mort et son passeport comportait tous les visas souhaitables pour le paradis, mais quand même. Mourir de cette manière-là quand on a passé sa vie dans des confessionnaux ou dans des presbytères, reconnaissez que c’est illogique, non ?

Je rejoins ma pauvre Félicie et je la réconforte de mon mieux. Elle est anéantie, la pauvre chérie. C’en est un tout petit peu trop pour elle.

— C’est un grand malheur, balbutie la chère femme. Un terrible malheur, Antoine.

Elle ne me fait pas de reproches, mais je sens qu’elle en a épais comme un édredon sur la patate.

Je l’entraîne au salon et je me dégrouille de tuber au Vieux.

— Ah ! c’est vous, mon cher, qu’il déclame le Tondu. Alors, des résultats positifs ?

— Extrêmement positifs, grincé-je. Vous pouvez refaire monter la bière, mais cette fois on ne mettra pas un sac de sable à l’intérieur.

Et, en termes véhéments, je lui bonnis l’histoire. Si vous croyez qu’il se frappe, c’est que vous avez un caramel à la place du cervelet. Il conserve son calme et ne se permet même pas une exclamation.

— Je suis navré, fait-il une fois que je me suis tu, et ce d’un ton qui dément fortement son affirmation. Sincèrement navré.

— Moi encore plus que vous, monsieur le directeur. Alors je vais vous demander deux choses, primo d’envoyer chercher ma mère et de la faire conduire dans un endroit où je peux être assuré de sa sécurité, un couvent, par exemple. Deuxio, de vous occuper des funérailles de ma brave cousine.

— Qu’allez-vous faire ? s’inquiète-t-il.

— Le nécessaire, rétorqué-je méchamment. Et je puis vous certifier que si ça ne donne aucun résultat, vous recevrez ma démission en bon uniforme, comme dit Bérurier.

Il répond banco, car il est fairplay.

Un quart de plombe plus tard, une voiture vient chercher Félicie. Je lui ai préparé moi-même sa valoche et m’man est tellement abattue qu’elle se laisse embarquer sans dire ouf. Le maigre cadavre d’Adèle est toujours sur le plancher. Je n’ai pas le courage de m’occuper de sa dépouille. Un sang nouveau alimente mes veines : le sang de la vengeance, mes amis ! Pour commencer, j’envoie balader mon maquillage. Je suis pas cabot. La vérité sans fard ! Toute la vérité. Résurrection, par San-Antonio, première époque. Au prochain spectacle nous programmerons : « la Vengeance de San-Antonio ».

Adieu perruque, moustache, faux sourcils, boules de caoutchouc, fringues surannées, décorations, jambe raide et tout !

Il se douche, San-A. Il se loque d’un costard aussi prince-de-galles que le fut M. Windsor, époux Simpson. Cravate en tricot noir. Pompes en daim noir. Il boucle son étui à cigares sous son bras. Il choisit dans sa collection personnelle un chouette instrument à guérir le hoquet. Il le dote d’un chargeur neuf. Il épingle sa plaque de poultok à son revers. Et il se sent prêt. Lazare, quoi, comme dirait Garcin (Garcin Lazare — il n’est pas fameux mais je m’en fous).

Il fait un soleil à ne pas mettre une motte de beurre dehors. Je fonce d’un pas déterminé jusqu’au petit hangar de cantonnier où deux poulets font le vingt-deux. Avant d’y parvenir, je me file des lunettes noires, larges comme celles de M. Marcel Achard, de l’Académie française par vocation, afin de ne pas leur cloquer le traczir.

— Du nouveau ? je leur demande d’un ton suffisamment professionnel pour ne pas avoir à leur montrer mes fafs.

— Rien.

— Avez-vous vu quelqu’un pénétrer dans le chantier, là-bas, au coin de la rue ?

— Oui, une camionnette.

— Elle y est encore ?

— Non. Elle est arrivée voici deux heures et elle est repartie il y a vingt minutes.

— O.K. !

Je moule les voyeurs pour foncer jusqu’à la palissade cernant la maison en construction. Pour l’instant, c’est une carcasse de deux étages only. Mais un calicot déployé comme un étendard à l’entrée du chantier annonce que ce tas de briques s’appellera la Résidence du Gai Bonheur ! Moi je veux bien, d’autant plus que c’est exempt d’impôts pour vingt berges.

Un cadenas modeste ferme la porte à claire-voie. Le faire sauter est un jeu pour bambin de la maternelle. En ce samedi, les lieux sont déserts. Je gagne l’échelle appuyée à un échafaudage et je gravis les degrés. Il y en a quarante. Quarante degrés, à l’ombre, c’est vous dire !

J’atteins une sorte d’espèce de plateforme depuis laquelle j’ai une vue imprenable sur les pavillons du quartier.

Même sans lunette d’approche, on voit notre maison. La fenêtre de l’ex-chambre de l’ex-Adèle est toujours ouverte. La pièce est bourrée de mecs de l’identité. Des flashes crépitent. Pour un bon tireur, se payer un carton a dû être un vrai régal. Il s’est servi d’un fusil à lunette, le Buffalo Bill à gages.

Ses employeurs ont dû lui dire de bousiller la vieille dame habitant mon pavillon. Il a scrafé la première qu’il a aperçue, croyant que c’était la bonne. Heureusement (pour Félicie) que j’ai conseillé à Adèle d’aller faire sa chambre !

J’examine la plate-forme. Elle est couverte de ciment et je ne tarde pas à être blanc comme un pierrot. Les empreintes de pompes se superposent. Je n’ai aucune difficulté à localiser la place du tireur. Ce mec s’est embusqué derrière un muret de briques. Il s’est assis sur des moellons pour guetter tout à loisir. Il avait un silencieux à sa pétoire et je vous fous mon bifton qu’il avait laissé ronfler, en bas, le moteur de sa camionnette. Personne ne s’est aperçu de rien, même pas Adèle. Travail rapide, soigné, bien fait.

Je me mets à chercher autour de moi un indice. Car ça existe, les indices, heureusement. En vivant, un homme imprègne le milieu de sa personnalité.

Je dégauchis, autour du tas de moellons, quatre bouts d’allumettes consumées. Le type a fumé pour tromper son attente. Ces allumettes sont en carton. Et ce sont des allumettes-réclame. Sur l’une d’elles on peut encore lire la fin d’un texte : « … ao-Bar ».

Ma moisson s’enrichit. Maintenant, j’étudie les moellons rugueux et j’y trouve ce que j’y cherche, à savoir plusieurs brins de laine provenant d’un pantalon. Ces fils sont bleus. On dirait que ça avance, non ? Voilà qu’après des semaines de cirage noir, un peu de lumière commence à poindre.

Vous allez me dire que tout ça c’est pas bézef, pris séparément, mais une fois groupé, ça finit par constituer un début de dossier.

Comme je ne trouve rien d’autre, je redescends de mon perchoir. Il y a plein de chignoles devant ma lourde. Ma pauvre Félicie qui aimait tant son pavillon ! Voilà qu’il est brûlé, mitraillé, envahi à c’t’heure.

Quelque chose qui ressemble à un sanglot me tord le gosier. Les fumiers ! Les fumiers ! Laissez-moi les pincer et vous verrez.

Je décide d’aller prendre ma tire et je me dégrouille de la sortir du garage. Personne ne s’occupe de moi : le Vioque a dû donner des ordres en conséquence. Je prends la direction Paname, mais, au moment où je vais passer devant la palissade du chantier, j’aperçois sur l’asphalte des traces de roues de camionnette. Elles sont très nettes puisque le véhicule sortait d’un terrain couvert de plâtre et de ciment. Elles forment un double sillage gris qu’il est très aisé de suivre. Marrant. Le tueur n’a pas fait gaffe à la chose. Je suis certain que ces traces appartiennent bien à sa charrette car il a plu la nuit dernière et personne d’autre n’est venu sur le chantier aujourd’hui.

Elles vont en s’atténuant, effacées par le frottement, mais elles demeurent néanmoins visibles.

Elles descendent la rampe de Saint-Cloud et tournent à gauche sur le quai en direction de Courbevoie. Alors je me livre à un boulot vachement fastidieux : à tous les carrefours, je descends de ma chignole pour explorer les rues. Je découvre çà et là de vagues traces de ciment qui continent de me guider. J’atteins de la sorte le pont de Neuilly. Il y a un tel trafic sur ce pont qu’il ne m’est plus possible de poursuivre ce genre d’investigations. Pourtant, je parviens à détecter encore des traces sur le pont même, ce qui indique que le tueur l’a passé en direction de Paris. Je l’imite. Après ? Après je me range dans la contre-allée de l’avenue de Neuilly pour gamberger. Vous allez dire que votre San-Antonio bien-aimé sodomise les mouches avec son histoire de traces de ciment dans Paris ! Comme si dans une ville de cinq millions de toquards une seule chignole pouvait avoir de la poudre blanche aux boudins ! Si vous le dites, un bon conseil : dites-le à voix basse, sinon je vous cogne dessus à coups de savate jusqu’à ce que vous soyez assez plats pour pouvoir habiter le Chili (ce pays tout en longueur où il est impossible de coucher à deux dans un lit, because son étroitesse. Paraîtrait même que les Chiliens se reproduisent par tacite reconduction).

Oui, il gamberge, le San-A. des familles ! Et, dans sa centrale, il se produit un sacré turbin, mes frères ! Avec l’énergie qui s’y développe, on pourrait éclairer Paris pendant huit jours. Un coup de projo sur la cervelle de l’homme ? Facile.

Depuis un bout de moment, je suis taquiné par un anachronisme. Je me dis les choses suivantes et dans cet ordre chronologique : le gars qui a flingué Adèle est un vrai tueur à gages. Je connais mon métier et je sais que, pour une opération semblable, il faut s’assurer le concours d’un spécialiste. Bon. En général (et même en maréchal) un type qui fait profession de trucider ses semblables ne se déplace pas en camionnette… Vous suivez toujours ? Bien ! Ça m’étonne de vous, mais passons. Donc, le mec s’est procuré une camionnette uniquement pour effectuer cette opération. L’a-t-il volée ? C’est extrêmement possible et, cependant, je me dis que c’eût été de la folie. Une camionnette volée se repère beaucoup plus vite, parce que plus aisément, qu’une voiture de tourisme. D’autre part, le tueur devait coltiner un fusil encombrant. En cas d’anicroche c’était le genre de bagage qui pouvait lui attirer de fameux ennuis, nous sommes bien d’accord ? Si vous ne l’êtes pas et que vous ne redoutiez pas d’avoir une grosse tête, dites-le. Non ? O.K. ! Conclusion, je vous parie la salle à manger d’un sénateur contre la chambre d’un député que le véhicule utilitaire en question a été tout bêtement loué.

Aussitôt conclu, aussitôt parti. Je n’ai pas les deux pieds dans le même sabot, comme disait un centaure de mes relations.

Je fonce dans un troquet, je commande un blanc sec et aussi sec que le blanc je bombe au bigophone. En moins de temps qu’il n’en faut à un monsieur d’une intelligence moyenne pour conclure qu’il est cocu lorsqu’il trouve sa gerce à loilpé dans les brancards d’un copain, j’obtiens la communication avec le Vieux.

— Il me faut un coup de main de grande envergure, très rapidement, patron, fais-je.

— Il vous est acquis, dit le Tondu.

— Je voudrais savoir si, très récemment, un homme n’aurait pas loué une camionnette dans un garage spécialisé. Il s’agit d’une 403 grise bâchée. L’homme en question pourrait être vêtu d’un complet bleu. S’il a rendu la voiture, celle-ci devrait avoir des traces de ciment aux pneus.

J’entends miauler le stylo du Dabe sur une feuille aussi glacée que le sommet de sa coupole imitation plexiglas.

— Une piste ? demande-t-il.

— Moins que ça : une possibilité de piste. Le brouillon d’un projet de brouillon d’enquête.

— Je mets une dizaine d’hommes sur cet os.

— Dites-leur de commencer leurs investigations par Pereire, d’abord parce que c’est le quartier des marchands de bagnoles d’occase, ensuite parce que les traces s’arrêtent au pont de Neuilly, c’est-à-dire sur le trajet Saint-Cloud-Pereire.

— Entendu.

Il va pour raccrocher, mais je fais un arrêt de volée.

— Dites, il faudrait aussi me retrouver un bar dont une partie de la raison sociale est « ao-Bar » et qui distribue des allumettes-réclame à ses clients.

— Je m’en occupe. Vous me rappelez ?

— Oui. Salut, patron.

Je raccroche. Depuis un instant, je sens que ça va mieux.

Nous sortons un peu de cette purée de pois affolante. Nous « faisons quelque chose », comprenez-vous ? C’est cela qui compte : agir ! Se manifester, prendre des décisions !

Je vais biberonner mon blanc. Le loufiat astique modérément son perco en fredonnant une chanson dariomoréniesque. La vie est là, simple et tranquille ; sauf pour Adèle, bien entendu.

J’espère qu’ils vont lui flanquer des funérailles à tout casser, à Lisieux. Et dire que je ne peux même pas m’occuper d’elle. Enfin, je m’en occupe à ma façon.

Je découvre qu’il est l’heure pour un honnête homme de déjeuner. Je traverse l’avenue et je vais colmater mes brèches dans un restaurant délicat, plein de cuivres étincelants et de rideaux à petits carreaux.

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