CHAPITRE XVI

Le Vieux a condescendu à descendre jusqu’à mon bureau : honneur insigne ! Je m’étais toujours gaffé que c’était un condescendant.

Il me pétrit les mains avec une chaleur plus intense que celle qui se dégage d’une lampe à souder.

— Bravo ! mon cher San-Antonio. Vous venez de détruire le réseau d’espionnage européen qui donnait tant de mal aux Occidentaux. Quel coup de filet magistral ! Et cette abominable catastrophe évitée de justesse…

Il me tend une feuille de papier.

— Regardez.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Le compte rendu que tapait la secrétaire française. Lorsqu’elle s’est interrompue, elle avait déjà écrit les deux premières lettres d’Azboher. In extremis, le salut, n’est-ce pas ?

— Ces deux lettres résument l’affaire, dis-je. De A à Z, il n’y a pas loin sur le clavier d’une machine à écrire puisqu’elles le commencent… Et il n’y avait pas loin entre l’énoncé du problème et sa solution. J’étais le pivot de tout ce drame. On s’était servi de moi pour rentrer la machine truquée en France, et on s’est servi de moi pour essayer de faire chanter le chef français de ce réseau, Isidore Bernard…

— Quand je vous disais que vous déteniez le secret de l’affaire sans le savoir…

Je cramponne mon encensoir à gros rayon d’action et je virgule du baume sur l’orgueil du Tondu.

— Vous êtes infaillible, patron. Une fois de plus, la preuve nous en est faite !

Il rosit, le Déplumé, et se caresse la calotte glaciaire du plat de la main.

— Vous avez obtenu les aveux de ces messieurs ?

— Concernant les meurtres, oui. Bernard admet bel et bien avoir payé les offices de Casati pour me tuer, pour tuer ma mère ainsi que Carlier. Quant à Maurin, il avoue avoir étranglé sa douce amie Virginie dont il avait surpris l’infâme trahison. Mais ce qu’ils se refusent à révéler, l’un comme l’autre, c’est le nom de leur autre complice.

Le Vieux sursaute.

— Comment, ce n’est pas Bernard ?

— Je suis persuadé que non. Il nous reste encore à découvrir la personne qui l’a prévenu que je n’étais pas mort.

— Comment cela, mon cher San-Antonio ?

Son cher San-Antonio s’explique :

— Lorsqu’ils ont abattu ma pauvre cousine, ils me croyaient mort. Pourtant, moins de deux heures plus tard, ils ordonnaient à Casati de tuer Carlier et de cacher sa carcasse dans ma tombe qu’ils savaient vide. Conclusion : quelqu’un leur a dit que je vivais. Quelqu’un en qui ils avaient toute confiance.

À cet instant, Béru fait une entrée magistrale, poussant devant son usine à tripes la ravissante Marion et son honorable papa.

— Alors, fait icelui, vous avez bien fonctionné, m’sieur le commissaire ?

— Admirablement.

Je me tourne vers la gosse.

— Ton Bijou est dans un écrin en pierre maintenant, chérie.

— Comment cela ? s’étonne-t-elle.

— Et il a parlé.

Elle ne sourcille pas.

— Je ne comprends pas.

— Tu le croyais coriace, mais quand on branche son sonotone sur la force, y a pas plus bavard. Il m’a avoué que tu lui avais téléphoné du Makao l’après-midi où nous nous y sommes rencontrés. C’était ça, le coup de fil à cette amie que tu décommandais ?

Elle devient toute pâle, ses lèvres se crispent et ses yeux se dérobent. Quand on voit cette merveille, on regrette que ça ne soit pas son corps… qui se dérobe !

— Qu’est-ce que c’est que ces giries ? s’inquiète Pierrot-Gourmand.

Je me fends le pébroque.

— T’es un fortiche en carton ondulé, Pierrot, lui dis-je. Tu t’es laissé manœuvrer par ta fille comme une nouille. Ta valoche à double fond ne servait pas à transbahuter de la drogue, mais des documents. La drogue, ils en trouvaient sur place autant que tu en désirais, car pour eux le pognon ne comptait pas. Des espions, mon petit Pierrot.

« Ta mouflette, c’est la Mata-Hari du pauvre. Elle va finir dans la rosée de Vincennes, un de ces matins.

Elle est écroulée, Marion. C’est le grand choc. Devant papa, elle met les pouces. Sans difficulté, elle nous avoue son appartenance au réseau. Bijou n’était pas son amant, mais son chef. L’autre nuit, il savait que j’étais là et ils ont chiqué la comédie de l’amour exprès pour me donner le change.

Alors, on assiste à un incident surprenant. Pierrot-Gourmand bondit sur la fille et se met à lui refiler une avoinée soignée. Il cogne à poings fermés, comme dort Béru quand il va à la Comédie-Française voir les trois Coriaces se chipoter avec les trois Voraces.

Le Vieux s’écrie, effaré :

— Arrêtez ! Mais empêchez-le, voyons !

— Laissez, patron, fais-je. C’est son père, et il a le droit de lui administrer le premier châtiment !

Béru, ravi, sort de sa poche une belle blague à tabac toute neuve et s’en roule une sans perdre une miette du spectacle.

Il est déchaîné, le vieux truand de Pierrot.

— Malheureuse ! écume-t-il. Bouffer de ce pain-là avec l’éducation que je t’ai donnée ! Faire ça à un père qui s’est farci la croix de guerre à Verdun avant de devenir caïd ! T’as pas honte, dis, t’as pas honte ! On est français dans notre famille. On a peut-être des casiers judiciaires qui ressemblent à des chiottes de caserne, mais le patriotisme on ne plaisante pas avec…

La môme demande pardon. Elle s’est laissée entraîner… Elle ceci, elle cela.

Je me lève.

— Si vous permettez, monsieur le directeur, je vais aller récupérer ma brave femme de mère qui doit se morfondre parmi ses religieuses.

— Je vous en prie, dit le Vieux. Mais soyez là en fin de journée, M. le ministre tient à vous serrer la main.

— Serrez-la-lui pour moi, fais-je. En fin de journée, je serai sur la route avec maman ; elle a bien mérité quelques jours de vacances avec son garnement, non ?

— Je t’accompagne, décide Bérurier. Je tiens à y présenter mes respects.

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