Quand je débouche dans la rue, la 403 camionnette a disparu et le commissaire San-Antonio pousse une imprécation qui crèverait le tympan d’un rhinocéros. Mes quelques instants d’hésitation m’ont perdu. Ou plutôt ils m’ont fait perdre la trace du tueur (si toutefois tueur il y avait, car je commence à me demander si je ne me suis pas un peu trop vite monté le bourrichon.
Depuis le cinquième me parvient une scène de ménage extrêmement virulente. Bijou est en train de casser la cabane. Manque de pot, je suis tombé sur le genre de tronche qui ne croit pas aux Martiens. Ça le file en renaud d’apprendre qu’en son absence la ravissante Marion ne faisait pas de la dépression nerveuse, mais de l’hébertisme à quatre mains. Il regrette son pognon, Bijou. Il va couper les vannes à sa chérie. Il est contre les paras de balcon, faut le comprendre ! Oubliant sa fortune, sa bonne éducation, ses décorations et tout, il lance des injures bien trouvées qui s’égrènent dans l’air nocturne. Moi je décide de faire une nouvelle visite au Makao-Bar.
Changement d’ambiance. La boîte est pleine comme la lune. Touristes surtout. Des Amerlocks qui biberonnent du bourbon en écoutant la musique hystérique diffusée par le pick-up. À travers la fumée, les frimes ressemblent à des figures de poissons exotiques. Je vais au rade où le loufiat de l’après-midi s’active. Il me reconnaît et son visage est parcouru par une expression d’intelligence.
— Hello ! je lance, manière de me mettre au diapason.
Il est en train de casser de la glace avec un pic (épique et pic et pic et Colégramme).
— Vous vous êtes placé auprès de la môme Marion ? qu’il me balance.
— Elle m’a passé une commande d’extase et a eu la gentillesse de me verser des arrhes.
— Une sacrée dévorante, ricane le barman.
Il répartit des éclats de glace dans des verres.
— Cette fois, fais-je, vous l’avez vu mon copain, hein ? Puisqu’il sort d’ici.
J’y vais au flan, comme les entremets Franco-Russe ; mais c’est la bonne méthode.
— Ben vous savez : le petit boutonneux que je cherchais !
Il me regarde avec de l’inquiétude sur sa pauvre vitrine mal aérée.
— C’t’une marotte chez vous.
— Enfin, bon Dieu ! m’emporté-je, vous n’allez pas prétendre le contraire, je viens de voir sa voiture devant la porte.
— Je vous dis que j’ai pas vu de scrofuleux dans ce bar. Vous n’auriez pas l’air d’un garçon sain d’esprit, je finirais par croire…
Je me gratte le front.
— Quelqu’un en tout cas vient de partir il y a moins de quatre minutes.
— Comment voulez-vous que je le sache, avec tout ce b… ? Et puis d’abord pourquoi que vous me questionnez de cette façon ?
Je sors ma carte. J’aurais peut-être dû commencer par-là.
— Fallait le dire tout de suite, ronchonne le barman sans s’émouvoir.
— Alors, j’écoute ?
— J’ai rien à vous dire. Jamais vu le paysan dont vous me parlez…
— Essayez de savoir qui vient de partir d’ici, sacrebleu, c’est très important, fils. Beaucoup plus que vous ne pouvez l’imaginer.
Il essuie ses mains à une serviette en parcourant sa salle d’un regard averti. Et puis il a une mimique brusque.
— Oh ! je vois.
— Allez-y !
— Il y avait un habitué à la petite table dans l’angle du comptoir, là. Il m’a payé tout de suite car, affirmait-il, il attendait quelqu’un qui devait le ramasser.
— Bravo ! Ensuite ?
— Il y a un instant, je l’ai aperçu en conversation avec un gros bonhomme et, vous le voyez, il a disparu.
— Comment était le gros bonhomme ?
— Il se tenait de dos, alors pour le signalement vous repasserez ! Il n’avait pas l’air jeune. Il était très large. Il avait un chapeau de feutre…
— Bon, qui est l’habitué ?
— Un dénommé Carlier. Il est ingénieur dans une maison de machines comptables, je crois. Il vient souvent ici le soir.
— Vous savez où il habite ?
— Je crois que c’est rue La Trémoille. Oui, il a dû me le dire un jour.
— Il vient seul ici ?
— Presque toujours. Je peux me gourer, mais il fait un peu pédé… En tout cas je l’ai jamais vu avec une frangine et il a des petites manières…
Il arrondit le bras, oppose son pouce à son annulaire et tortille un peu ses hanches.
— Vous pigez ?
— Très bien.
— Je vous sers quelque chose ?
— Je n’ai plus le temps de boire. Tchao !
Peut-être que ce Carlier est totalement étranger à mon affaire, et peut-être que non.
Heureusement, la rue La Trémoille est toute petite. N’ayant pas le numéro de mon quidam, j’entreprends d’interviewer les pipelettes. À pareille heure ce n’est pas fastoche. Ces dames réveillées en sursaut sont de mauvais poil, et comme elles en ont toutes beaucoup, vous jugez de l’ambiance déplorable…
— M. Carlier, c’est ici ?
— Comment que vous dites ?
— Carlier.
— Connais pas. Mais dites donc, à ces heures vous…
Je me tire rapidos. Quatre fois le même manège se reproduit. Enfin, à la cinquième tentative, une dame en peignoir de pilou me répond que c’est au deuxième. Je bloque ses invectives avec un bifton représentant Victor Hugo en pleine gloire, et j’escalade les deux étages.
Discret coup de sonnette, sans résultat. Coup de sonnette aimable, ta-tagadagada-tsoin-tsoin (air connu, paroles et musique de Francis Lopez.) Nobody, comme disent les outre-emmanchés. À moi, sésame. J’entre. L’appartement passe-partouse, les gars. C’est propre et sans ambition, confortable et médiocre. L’appartement d’un monsieur qui vit seul, qui bénéficie des services secrets d’une femme de ménage rhumatisante et qui vit plus au-dehors qu’au-dedans.
Dans une salle à manger qui lui tient lieu de burlingue se trouve empilé tout un assortiment de machines de bureau diverses ; des dossiers, des paperasses, des plans…
Tout ça est de bon aloi et je commence à me dire très sérieusement, avec un paquet d’angoisse gros comme ça entre les pectoraux et le bouquet de cerfeuil, que je suis en train de me payer des vacances illicites dans l’appartement d’un monsieur qui a un casier judiciaire aussi vide que le garde-manger d’un chômeur, et la conscience plus blanche que le voile de mariée d’une blanchisseuse. C’est pourquoi, vite fait, je décambute.
Cette soirée, en fin de compte, est plutôt négative. La camionnette 403 n’avait rien de commun avec celle dont se servit l’ami Bute-Le, voilà. J’ai bousillé la combine de cette brave Marion pour ballepeau. Une navrance. Quand on songe que les entreteneurs vous entretiennent de moins en moins et de plus en plus mal… Signe des temps. Et vous savez à quoi ça tient ? Aux épouses nouvelle formule. Maintenant, les messieurs hésitent à douiller des extras vu que leurs légitimes se comportent comme des maîtresses. Elles dépensent autant d’artiche qu’une poule de luxe, faut reconnaître. Autrefois, la bergère était chargée de faire des mouflets et des économies. Ça permettait de réserver une partie du budget pour les demoiselles de bonne compagnie. De nos jours, les épouses sont devenues des croqueuses de diams. Et pour ce qui est du vice, passez-moi le Kâma-Sûtra ! Elles en remontreraient à Casanova. Toutes plus partousardes les unes que les autres. Le rêve désormais, c’est de prendre des maîtresses uniquement pour les regarder tricoter. Faut qu’elles vous jouent du piano à la lumière d’un abat-jour rose ; qu’elles vous mitonnent de la soupe aux choux, qu’elles mettent des bas de coton, des sous-vêtements de toile et qu’elles n’aient pas plus de rouge sur les joues qu’un pot de yaourt.
Si en plus elles ont un petit garçon sage qui fait ses devoirs pendant que vous regarderez Cinq Colonnes à la Une, alors, là, c’est de la vraie extase ! Du sublime. Du raffinement poussé jusqu’au délire.
Je me sens fatigué comme si j’avais essayé de mesurer l’intelligence d’un gendarme avec une chaîne d’arpenteur. Alors je gagne le plus proche hôtel et je m’offre une piaule avec salle de bains pour aller oublier pendant quelques heures la misère du monde.