CHAPITRE III

Je franchis le porche de la maison Viens-Poupoule et me présente au standardiste. Il me visionne sans me reconnaître, ce qui me permet d’apprécier à quel point un flic peut faire une vilaine bouille lorsqu’un simple quidam s’approche de lui.

— Mouais ? demande-t-il.

Je lui dis que je voudrais parler au Big Boss et il prend l’air d’un qui n’en aurait pas deux.

— Sans rendez-vous ? tonitrue l’homme à képi.

— Dites-lui que je suis l’oncle du commissaire San-Antonio.

Ça le rend comme du velours.

— Oh ! En ce cas…

Le Vioque qui a mordu l’astuce dit de me faire monter. Pendant que je me farcis les étages, je vois le noble Béru aux prises avec l’ascenseur hydraulique de l’établissement. Coincé entre deux étages par une main perfide qui a ouvert une porte du haut, il secoue la grille comme un chimpanzé à qui on aurait oublié de refiler de la bouffe.

— Plus rien ne marche dans cette p… de baraque depuis que le gars San-A. est plus là ! mugit-il. Des comme lui, on en retouchera jamais plus. Tirez-moi de là, bande de vaches, sinon je fais un malheur.

Je me demande quelle sorte de malheur il pourrait provoquer, coincé qu’il est dans l’étroite cabine. Mais au lieu de me perdre en conjectures, je lui annonce que je vais fermer la porte provoquant la panne et il se confond en remerciements.

— Dites donc ! mugit-il, comme je tourne le coin de l’escadrin, il me semble que je vous connais, vous ?

— Nous avons dû nous rencontrer dans une vie antérieure, suggéré-je en gravissant les marches.

Parvenu à l’étage supérieur, je ferme la lourde et l’ascenseur est apte à poursuivre sa lente descente, lesté du dear Béru.

— Merci, qu’il meugle, l’Énorme. Vous êtes bien aimable !

Je me dis qu’après tout, il est stupide de contrarier l’esprit farceur de mes collègues (pardon, de mes provisoirement ex-collègues) et je la rouvre avant que le Gros ne soit parvenu au terme de son voyage hydraulique.

— V’là que ça recommence ! aboie-t-il. Qui que c’est, la tête de c… qui se permet des fesses de scie pareilles ? Hein ? Qu’y se montre un peu, que j’y ramone le naze à coups de savate !

Un instant je rigole, comme si je vivais une période normale. Ce Béru, c’est un peu mon vice, vous le savez.

Ses mauvais mots, ses colères éléphantesques, ses rudes gentillesses font partie de ma vie. Je l’aime quand il tonitrue, je l’adore quand il fait étalage de ses connaissances historiques en vous affirmant que la reine Juliénas est la fille de la reine Vilaine Mine, et je le vénère lorsqu’il se met à rêver tout haut d’une maisonnette en marbre blanc couverte de chaume. On peut mourir sans avoir vu Naples, on ne peut pas mourir sans avoir vu Bérurier le noble, Bérurier le preux, le valeureux, le magnanime. Béru le délirant, Béru le fol qui, irrésistiblement, me fait songer à Charles VI, ce gentil roi auquel sa couronne servait de cheminée. Oui, Béru, le seul, le vrai, l’unique. Béru avec ses cavâtes tellement luisantes qu’on les croirait en toile cirée, avec ses chemises innommables, ses vêtements fripés, sa braguette béante, son chapeau ramolli, sa barbe pas rasée, son nez vineux, son haleine qui sent l’égout-quand-le-temps-va-changer. Béru et sa faim constante, sa soif inextinguible, ses gifles qui font cracher des dents, ses larmes pareilles à de l’eau de vaisselle. Béru et sa vaste poésie.

Tandis que ses imprécations résonnent dans la cage d’ascenseur, je toque à la lourde du Tondu.

— Entrez !

Il fronce ses sourcils de crapaud en m’apercevant. Il lui faut un tiers de quart de seconde pour m’identifier, et puis son visage lisse comme une peau de banane se fissure pour un sourire.

— Oh ! cher défunt, entrez donc.

Je m’abats dans le fauteuil qu’il me désigne, comme une vache fatiguée sur un tas de paille.

— Alors ? dit-il aimablement en se caressant la dragée, où en sommes-nous ?

Je lui narre les récents événements, ce qui a pour effet de gommer son sourire. Il me laisse bonnir le reportage complet avec planches en couleurs, sans piper. Je lui emballe le tout, j’y mets une ficelle pour que ça soit plus commode à charrier (comme disait B.B.) et j’attends. Un moment long comme dix minutes de silence mises bout à bout s’écoule. On entendrait réfléchir un miroir. Enfin, le Vieux tire sur ses manchettes immaculées avant que de croiser les paluches sur son sous-main.

— En somme, résume-t-il, avec ce brio qui lui a valu le premier prix de déduction sous calvitie décapotée au concours de Brie-Comte-Robert, en somme, mon cher, même votre mort ne satisfait pas ces gens-là ?

— Hélas ! dis-je. Puisqu’ils éprouvent le besoin de détruire ma maison.

L’homme au crâne plastifié se caresse le lobe.

— Peut-être n’était-ce point exactement votre maison qu’ils entendaient détruire.

— C’est-à-dire.

— Le feu a pris dans votre chambre ?

— Oui.

— Ces gens voulaient peut-être anéantir quelque chose que vous y auriez caché ?

Il fait du feuilleton, maintenant, le Boss.

— Je n’ai rien caché dans ma maison, patron.

— Ils s’imaginent peut-être le contraire.

Il saisit son coupe-papier et s’en tamponne le cigare comme s’il avait besoin de se marteler la coquille pour en faire choir des idées.

— J’ai beaucoup réfléchi à votre cas ces derniers temps, San-Antonio.

— Je vais vous faire un aveu, patron : moi aussi.

Mon interruption ne paraît pas valable à Son Honneur. L’homme à la calotte glaciaire me virgule un regard qui ôterait le hoquet à un marteau-piqueur.

— Je suis arrivé à une conclusion, mon cher.

Son cher qui somnolait comme un loir (Loir et Cher) ouvre un vasistas.

— Quelle conclusion ?

— Quelqu’un possède la clé de l’énigme.

— Qui ?

— Vous !

Y a un chouïa de mou dans la corde à nœuds. Je m’interpelle, je m’entends, je me réponds, je me rejoins et je me fous les étiquettes au garde-à-vous pour écouter la suite.

— Expliquez-vous, monsieur le directeur.

Il a joint ses mains comme un qui sortirait de confesse et à qui on aurait collé des Pater de foi.

— Voilà, San-Antonio. À un certain moment de votre vie professionnelle, vous êtes entré en possession d’un secret ; ou bien des gens pensent que vous connaissez un certain secret ; vous me suivez ?

— J’essaie.

— Vous n’avez pas conscience de ceci, comprenez-vous ?

— Vous voulez dire que j’ai attrapé un secret, comme on attrape une maladie, sans en avoir conscience ?

— Exactement. Vous ne vous êtes aperçu de rien. La chose n’a pas attiré votre attention, comprenez-vous ? Mais les autres ont su que vous saviez et c’est pour neutraliser le danger que vous représentez qu’ils ont voulu vous détruire et détruire votre maison.

Je gamberge à cinq mille tours/minute because ce n’est pas le moment de se mettre la cervelle en roue libre. Mais j’ai beau explorer les tréfonds de ma mémoire, je ne trouve rien. J’ai mené à bien les enquêtes que le Vieux m’a confiées. Celles-ci ont toutes eu un épilogue normal et pas une seule fois je n’ai eu l’impression de mettre au jour un secret d’importance.

— Vous ne voyez pas ? demande l’homme au crâne en parchemin.

— Je ne vois pas. C’est affolant.

J’ai le vertige, les mecs. Je ne sais pas si vous savez vous servir d’une chaîne d’arpenteur, mais, dans l’affirmative, venez mesurer l’étendue de mon désarroi.

Cette situation est infernale, comprenez-vous ? Je sais quelque chose de terrible, mais sans savoir de quoi il s’agit. Y a de quoi faire du vélo sans selle dans la chambre à coucher de Charpini, non ?

Pour reprendre l’exemple que j’ai servi au Vieux primitivement, je suis dans la position d’un zig qui aurait chopé un chou-fleur. Il saurait qu’il est malade sans connaître sa maladie, mais des gens de son entourage seraient au courant, eux, et le déclareraient fichu.

— Écoutez, patron, mon cas me paraît insoluble.

— Rien n’est insoluble, San-Antonio.

Et pan ! Le petit couplet moralisateur. Nous glissons rapidement à l’« impossible n’est pas français » en passant par « la persévérance est toujours récompensée » et par la Lorraine.

Là, le San-Antonio explose. On a collé suffisamment de plastic sous ses galoches ces derniers temps pour qu’il puisse se permettre cette fantaisie.

— Écoutez, patron, je pense que lorsqu’on est dans ma peau, on a une optique toute différente. À quatre reprises on a voulu me tuer et on a mis le feu à ma baraque, admettez que ça modifie l’angle de prise de vues. Vous supposez que je détiens un secret. C’est peut-être vrai. Mais comme je ne vois pas, c’est en somme comme si je ne savais rien, exact ?

Il opine et me calme d’une main romaine.

Et, comme je suis bon… comme la romaine, je me tais.

— Je conçois votre dépression, mon bon.

Son bon se fout qu’il conçoive. Son bon en a classe de cette vacherie de métier. Prendre des gnons et des bastos lors d’une enquête, d’accord, ce sont les alinéas du boulot, comme l’affirme hautement le dear Béru ; mais être traqué, mitraillé, incendié alors qu’on ne demande rien à personne, alors, là, c’est la grande pommade.

— Je ne vois qu’une solution pour provoquer une réaction de vos mystérieux ennemis.

— Alors, donnez-la vite et qu’on en finisse, chantonné-je.

— Votre mère, San-Antonio.

Je n’ose piger. J’attends en posant sur lui un regard comme deux ventouses. Il est vaguement gêné et, pour se donner une contenance, dessine un décalitre sur le buvard de son sous-main.

— Un grand journal publie une interview d’elle. Dans cette interview, votre mère annonce qu’elle entend venger la mort de son illustre fils et laisse entendre qu’elle a les moyens de le faire. Vous me suivez ?

Je file un coup de poing sur l’accoudoir de mon fauteuil.

— Je suis votre raisonnement, mais pas votre projet, chef. Ma mère est âgée. Elle a passé des années à trembler, à frémir, pour moi. Ces derniers temps, les émotions extra-fortes comme de la moutarde Amora ne lui ont pas manqué. C’est assez ! Je veux, au contraire, la mettre en sécurité, et non pas m’en servir comme d’un mouton destiné à appâter des fauves !

Il hoche sa rotonde en peau de fesse.

— Calmez-vous. Je ne suis pas un bourreau, mon petit, au contraire.

Tiens ! la voix est triste, le ton désenchanté. Et puis ce « mon petit » ; le premier depuis que je travaille sous ses ordres !

— Soyez objectif. Les gens qui vous poursuivent ont prouvé qu’ils étaient aussi persévérants qu’impitoyables. Ils ne s’arrêteront pas là. Votre mère est en grand danger. Vous êtes assez grand garçon pour le comprendre. Alors mieux vaut « organiser » ce danger que de l’attendre, que de le redouter, comme une autruche, en mettant sa tête dans ses plumes.

Comme je ne réponds rien, il questionne :

— Où est-elle présentement ?

— À la maison. Elle fait sa valise.

— Où pensiez-vous l’envoyer ?

— À Lisieux, chez ma cousine.

Le Vieux secoue sa belle tête de veau ébouillantée.

— Stupide. Des gens la guettent peut-être en ce moment. Ils la suivront lorsqu’elle sortira. Et alors…

Un long frémissement me parcourt la colonne Vendôme. Si on touche à ma vieille Félicie, y aura du sang sur le carrelage, je vous jure !

— Je peux téléphoner, patron ?

Pour toute réponse, il pousse son bigophone vers moi. Je me hâte de composer mon numéro. La bonne voix de m’man dégouline dans mes manettes.

— C’est moi, fais-je.

Bien inutile. Rien qu’à la sonnerie de notre bignou, elle l’avait déjà pressenti.

— Qu’y a-t-il, mon grand ?

— Changement de programme : tu ne pars plus.

— Mais que va dire Adèle ?

— T’occupe pas, j’en fais mon affaire. Je vais lui offrir un chapelet de course à changement de vitesse et elle sera aux anges.

— Ne dis pas ça, mon petit.

C’est vrai, m’man n’aime pas qu’on chahute la religion.

— Barricade les portes et les volets et n’ouvre à personne d’autre qu’à moi.

— Tu crois que ?…

Il vaut mieux tout prévoir. J’arrive, je t’expliquerai.

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