CHAPITE XIV

Il la sert entière, mais par versements échelonnés. Ce pauvre monsieur vient de se faire effeuiller une bonne dizaine de crocs ; il a la langue aussi enflée qu’un gazomètre et ses lèvres sont plus fendues que les pieds d’une vache. Quand il jacte, on dirait le bruit que produit un monsieur marchant dans de la purée avec des bottes. Des chailles qui se tenaient encore piquées dans son socle à râtelier partent à la faveur d’une consonne sifflante. Son naze ressemble à un bel hortensia. Bref, l’homme est diminué et peu apte à donner une conférence de presse. Mais le Béru qui a dégagé son sentimentalisme exacerbé de sa chanson reste debout devant lui, menaçant comme un building qu’on aurait bâti sur de la guimauve.

— Vas-y doucement, l’invité-je, avec cette vaste mansuétude qui m’a valu le premier prix au concours de mansuétude in door et si tu sens qu’une bielle grince, Lesieur est là pour te redonner des moyens.

Il commence à se vider tout doucettement.

— Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

— Le passé, assuré-je (j’ai eu un cousin dans les assurances), seulement le passé ; le présent et même l’avenir, je m’en charge. Tu vois que je ne suis pas exigeant. Pour commencer, dis-moi pour le compte de qui tu travailles.

— Si je le savais, seulement.

— Commence pas à te foutre de moi ou mon ami que voici se repenche sur ton cas et alors aucune force au monde ne pourra l’empêcher de te déguiser en pâte d’anchois.

— Mais je me fous pas de vous. J’ai été contacté par un type que je connais pas et qui m’a proposé une belle prime pour vous descendre.

— Voyez-vous ! Et pourquoi voulait-il me faire démolir, ce gentleman ?

— Ah ! ça, c’est ses oignons.

Lui, il n’était que la baguette magique destinée à réaliser l’étrange vœu du monsieur.

— Il t’a offert combien ?

— Dix briques.

Je fais une moue flattée.

— Je suis très honoré.

— Dame, fait-il, un commissaire » c’est du boulot super-délicat !

Il ricane entre ses grosses lèvres boudinées par les coups :

— Surtout que des coriaces comme vous, y en a pas lerche.

— Je suis un zig dans le genre de Raspoutine, expliqué-je. Bon, raconte encore…

— J’ai marché. Dix briques, juste à une période où je mégotais, faut être juste !

— Je compte sur toi. Comment as-tu découvert que je n’étais pas mort ?

C’est pas moi, c’est le gars dont je vous cause. Et il me l’a appris seulement hier.

— Quand ?

— En fin de journée. Il m’a téléphoné au café que je fréquente. Il voulait que je nettoie un autre zig. Un certain…

— Carlier ?

— Oui, c’est ça. Il m’a dit : « J’aimerais que son corps disparaisse un certain temps, vous devriez le cacher dans le caveau de famille du commissaire San-Antonio car j’ai l’impression que Lazare a fait école. »

— Autre chose, c’est bien entendu le même type qui t’a demandé de tuer ma mère ?

— Oui.

— Ma parole, tu travailles au forfait, si je puis dire.

« Et tu as également buté la petite Duchemin ?

Il sourcille. Étant donné la situation dans laquelle il est enfoncé, je ne vois pas pourquoi il se mettrait à faire des cachotteries. Il sait que tout est fini pour lui et en dur endurci, il a la philosophie de l’échec.

— Non, je connais seulement pas ce nom-là.

— Tu veux que je te le fasse connaître ! propose le Gros en lui refilant un coup de tatane dans le baigneur.

— Dites à vot’ bulldozer de se ménager, ronchonne le tueur. Si ça vous fait réellement plaisir, je vais vous dire banco, c’est moi qu’a buté la gonzesse en question. Et pourtant c’est pas moi.

Après tout, songé-je, n’est peut-être pas lui. L’homme qui remplace le D.D.T. n’a pas le privilège de l’assassinat.

— Comment s’est opéré l’assassinat de Carlier ?

— J’avais entendu causer de lui par cet enviandé de Pierrot-Gourmand. Je lui ai bonni des vannes comme quoi je devais brader un stock de machines et que s’il me présentait y aurait un bouquet pour lui. le Pierrot ne m’a donc pas chambré. Il n’a effectivement joué qu’un rôle d’entremetteur dans le meurtre.

— Après ?

— On a été le chercher dans un bar où il fréquentait. Pierrot nous a mis en cheville puis il s’est tiré. Moi, j’ai raconté une salade à ce mec pour l’embarquer jusqu’à Saint-Cloud. Je lui ai raconté que les machines étaient planquées dans un caveau du cimetière et cette truffe m’a aidé à l’ouvrir. Ensuite, je lui ai fait ses obsèques, quoi !

— Tu te fais appeler Carville ? dis-je.

— Dans la clandestinité, rigole l’aimable trucideur.

Un coup de semelle signé Béru lui ôte le sarcasme des lèvres. Il y a une minute de silence, comme lorsqu’on règle le gaz sous l’Arc. Quelque chose de bizarroïde tournique sous ma coiffe. Je suis frappé par un détail insolite. Comprenez s’il vous reste suffisamment de cellules grises : l’homme machiavélique qui a voulu ma mort a chargé Casati de tuer Félicie. Il l’a fait à la suite de l’article, parce qu’il croyait vraiment que j’étais out et que ma brave femme de mère savait des choses nuisibles pour sa santé. Or, quelques heures après l’exécution d’Adèle (qui était supposée être Félicie) le même homme a annoncé au tueur qu’il pourrait coller la carcasse de Carlier dans notre caveau parce qu’il avait l’impression que Lazare avait fait école ! Donc, à ce moment-là, il savait que je n’étais pas canné. Et il l’ignorait au moment de la mort d’Adèle. Intéressant, non ? Le personnage est revenu de son erreur entre l’assassinat d’Adèle et celui de Carlier. Or, au lieu de me désigner au pistolet de Casati, il ne s’est plus occupé de moi. À quatre reprises on a essayé de me tuer. On a foutu le feu à ma baraque, on a dessoudé Adèle. Et, brusquement, je cesse d’intéresser. Voilà du mystère de la bonne cuvée, vous ne pensez pas ?

Je vois sur vos vitrines que vous ne pensez pas. C’est congénital chez vous. Ah ! vous n’êtes pas des roseaux, mes pauvres mecs !

— Ben quoi, reproche l’Énorme, tu lui causes plus ?

Je reviens à mon mouton.

— Tu connais un certain Maurin ?

— Non.

— Sûr ?

— Certain.

Je lui tends la photographie représentant Virginie et son fiancé.

— Et ces gens-là ?

— Jamais vus.

— On t’a jamais parlé d’une machine à écrire qui serait d’un genre un peu… particulier.

— Non plus.

— Écoute, tranche le Gros, je trouve que depuis un moment cet affreux ne sait plus rien. Tu penses pas que je pourrais y redonner un peu de jus de mémoire ?

Avant d’avoir obtenu mon accord verbal, voilà mon puissant Béru qui empoigne Casati, le remet sur ses cannes, et lui tambourine la calebasse contre la cloison jusqu’à ce que ça produise des étincelles.

— Arrêtez, quoi ! se lamente le tueur. Puisque je vous dis que c’est classe.

Je touche l’épaule du Gravos.

— Ne le finis pas, j’ai encore à lui parler.

En maugréant, le Pharamineux lâche son os, de très mauvais poil.

— Mon petit Casati, fais-je, Il ne te reste plus qu’à me donner le signalement du brave homme qui s’est assuré tes services.

Il a un faible sourire édenté et tuméfié.

— Ça m’étonnait que vous ne me le demandiez pas, dit-il.

— Eh bien ! tu vois, il ne faut jamais s’étonner trop vite ; fais-moi une belle description en technicolor, j’aime.

— Facile. C’est un petit vieux.

— Un petit vieux !

Je trouve assez inattendu ce départ. En général, un monsieur qui en paie un autre pour trucider ses contemporains se conçoit sous un aspect plus fringant.

— Un petit vieux comment ? insisté-je.

— Déplumé, pas grand, à moustache, avec des lunettes d’or et un sonotone.

Je suis tellement baba, en reconnaissant le signalement caractéristique de Bijou, qu’en me voyant, un pâtissier m’arroserait de rhum. Car y a pas d’erreur, mes frères : seul le Bijou des familles peut correspondre à cette description.

— Et il crèche où ?

— Je ne sais pas. C’est toujours lui qui m’a contacté.

— Vu, ça sera tout pour l’instant, fiston. Oh ! pardon, j’oubliais.

Je prends mon temps et je lui place une droite au menton si mahousse qu’elle le soulève de terre. Je devais bien ça à la mémoire de ma pauvre Adèle, non ?

Ce tordu s’écroule comme un tas de linge sale et je fonce au placard secret afin d’aller bavarder avec ma petite Marion jolie.

Elle est déprimée, la pauvrette, depuis des heures qu’elle mijote dans ce réduit.

Je m’installe sur le bat-flanc, à ses côtés.

— Dis, chérie, j’attaque, tu ne m’avais pas dit que ton Bijou était un redoutable malfaiteur !

Elle en ouvre des gobilles format boules de verre pour filets de pêcheurs.

— Quoi !

Je lui fais alors un très rapide mais très complet résumé de ce qui précède et elle m’écoute comme une petite fille bien sage à qui on bonnirait pour la first fois l’histoire angoissante et passionnante du Chaperon Rouquinos. Lorsque je me tais, Mlle Dessous-Troublants secoue la tête.

— C’est de la fumisterie ou une erreur, assure-t-elle. Bijou, un malfaiteur ? C’est même risible. Enfin, quoi, vous l’avez vu ! C’est plutôt le genre pigeon.

— En effet. Mais dans mon p… de métier j’ai appris à me défier des apparences. Son adresse, je te prie…

— Il habite à Auteuil, villa Montmorency.

— Sa situation de famille ?

— Il est marié à une étrangère qui vit en permanence sur la Côte.

— O.K. ! fillette. Je vais aller causer au monsieur. Il était chez toi lorsque je t’ai alpaguée, hein ?

— Oui, mais il a dû en repartir depuis. Je vous jure que vous faites fausse route, m’sieur le commissaire. C’est un vrai navet, ce bonhomme.

— Il s’appelle Bernard, je crois me rappeler ?

— Oui.

— À bientôt, trésor.

— Dites donc, je vais moisir ici longtemps encore ?

— Jusqu’à ce que cette histoire soit éclaircie, fais-je en m’éclipsant.

Comme je refais surface (le placard secret se trouve au sous-sol), le standardiste me hèle.

— Le patron vous cherche, m’sieur le commissaire.

— Passez-le-moi au fil, je suis pressé.

Il est un tantinet ronchon, le Dabuche. Je le néglige et rien ne lui est plus désagréable.

— Eh bien ! San-Antonio, j’espère toujours votre visite.

— Je suis sur les dents, patron, c’est l’hallali.

Ça le calme un peu.

— Oh ! vraiment ?

— Oui. Et je vous prie de croire que ça barde, d’ici quelques heures tout risque d’être solutionné. Vous avez des nouvelles de London ?

— J’ai reçu un coup de fil voilà un quart d’heure. Maurin est toujours à son hôtel. Il est malade et on a fait venir un docteur. Il s’agit d’une grippe. Le climat britannique ne lui réussit pas, à ce qu’on dirait.

— Je lui ferai bientôt administrer de l’antigrippine.

— Vous croyez qu’il est mouillé dans l’affaire ?

— Et comment ! Je m’excuse, patron, mais je dois filer.

Fort irrévérencieusement, je raccroche. Béru, comme par hasard, débouche de l’ascenseur hydraulique.

Il sifflote, détendu comme un homme ayant accompli sa tâche.

— Regarde, fait-il en brandissant sa paluche éléphantesque sous mon nez, à force de tabasser ton client, je me suis fait plein d’esquimaudes sur les doigts.

— Mets-les dans un igloo pour qu’elles ne prennent pas chaud, plaisanté-je avec cet humour dont je ne me dépars jamais et que je glisse sous mon traversin pour dormir. Et arrive !

— On va chez Bijou ?

— Tu es mieux qu’un flic ; tu es un devin.


La villa Montmorency, tout le monde la connaît. Ceux qui ne la connaîtraient pas n’auraient qu’à s’acheter un plan de Paris. C’est une espèce de banlieue résidentielle à l’intérieur de Paris. Une ville de vacances dans la capitale.

Des maisons luxueuses, des jardins aux pelouses ratissées comme le tapis d’une table de jeu, et surtout un silence particulier, riche et confortable.

Le gardien, ou plutôt l’un des gardiens de la villa, nous désigne la résidence de Bijou. C’est une maison imposante, drapée de lierre, avec une grille peinte en noir et des allées saupoudrées de gravier rose. Nous sonnons, il y a un moment de silence, puis un parlophone se fait entendre dans le pilier soutenant la porte.

— Oui ? fait une voix.

— M. Bernard, s’il vous plaît.

— Monsieur est en voyage.

— Qu’à cela ne tienne, nous parlerons à son personnel.

— De la part ?

Le Gros qui est dans ses jours d’impatience mugit dans la grille du parlophone :

— Ouvrez cette b… de porte et faites pas tartir ! Police !

La porte, commandée à distance, s’ouvre. Le silence est revenu sur la cité douillette. Seuls des oiseaux bruyants font un ramdam de tous les Zeus dans les arbres. Nous remontons cavalièrement l’allée qui ne l’est pas. Un larbin réprobateur, en gilet rayé et futal noir, nous attend dans l’encadrement de la porte. Il regarde venir Bérurier avec une moue haultement méprisante, mais Benne-Hure s’en fout comme de son premier blanc-cassis.

— Messieurs ? interroge le dignitaire de l’ordre du pot de chambre et du plumeau réunis.

— Salut, mec, dit cérémonieusement Bérurier, alors, ton singe n’est pas là ?

— Non, monsieur, rétorque le valet de chambre.

— C’est bien vrai, ce mensonge ?

— Je vous en prie ! se rebiffe le chevalier de la balayette.

Mais Béru n’est pas disposé à se laisser chambrer.

— Ta gueule, esclave ! fait-il.

Le larbin se rabat alors sur le valeureux commissaire San-Antonio, l’homme sans lequel le patin-fignolé-princesse ne serait pas ce qu’il est.

— Vous pouvez me prouver que vous appartenez bien à la police ? demande-t-il en faisant une bouche comme l’estuaire d’un œuf.

— Voilà ! le satisfais-je. Où est votre patron ?

— Il est parti en voyage…

— Quand et pour où ? insisté-je.

— Il y a une heure à peine et pour Londres.

Je regarde le Gros. Voilà qui est intéressant.

— Comme ça se trouve ! ricane l’Abominable.

— Vous avez son adresse à Londres ?

Confusément, j’espère qu’il va me dire que Bijou se trouve dans Hartford Street, mais j’en suis pour mes frais.

— Il habite une maison dans la banlieue. Monsieur déteste les hôtels.

— L’adresse ! tonné-je.

— Si vous voulez bien entrer.

Il nous guide dans le bureau du pétroleur et se met à compulser un répertoire.

— 18, King’s Road à Armstronguejohns.

Je prends note. Le larbin, de plus en plus réprobateur, nous toise du haut de sa morgue.

— Vous permettez, mon cher ami, dis-je en m’asseyant au bureau et en commençant d’ouvrir les tiroirs.

— Monsieur le commissaire a certainement un mandat de perquisition, fait l’escogriffe d’un ton judas.

Heureusement, le précieux Béru m’évite de répondre.

— M. le commissaire a tous les mandats que tu peux rêver, mon pote, y compris des mandats d’amener.

J’inventorie les nombreux tiroirs du burlingue ministre ; plus ceux d’un secrétaire.

Je trouve bezef. Enfin, rien que du bon aloi : des contrats, des lettres, etc.

Le larbin me fixe comme si j’étais la statue de la Liberté en maillot de bain.

— Vous pouvez disposer, fais-je. Je proclame le huis clos.

Il sort, mécontent, et Béru lui claque la lourde aux miches.

— Dis voir, murmure mon Enflure préférée, si jamais y a maldonne et que le Bijou soit blanc comme un cygne, ça va faire du dégât pour notre avancement.

Je commence à le penser aussi. Un peu arbitraire cette perquise. Et avec le valet de chambre pétardier, je suis certain qu’il y aura des suites.

Je contemple la pièce luxueuse, meublée Louis XVI (avec fenêtre à guillotine) en me demandant si je ne ferais pas mieux de vendre des machines à traire les fourmis plutôt que de faire ce métier, lorsque mon regard avide tombe sur une eau-forte représentant le Serment du Jeu de Bâle, par Letrhoude. Alors que tout est impec dans cette pièce, l’eau-forte est un peu de traviole.

Je la montre à Bérurier.

— Tu remarques ?

— Le tableau est de guingois ?

— Ouitre.

Il s’en approche et le soulève. Planque classique : derrière le cadre se trouve une petite porte métallique : celle d’un coffre mural. Je biche mon sésame, mais la serrure de cette tirelire s’avère récalcitrante. Il faut lui parler à la troisième personne, à cette chichiteuse. Mince de turf. Quand je vous répète que je devrais monter un petit atelier de serrurerie. L’enseigne ? « La Clé des Champs ». Elle finit par s’ouvrir tout de même, la petite gueuse. Les serrures, c’est comme les jeunes filles : faut pas les brusquer et y mettre le temps.

Ça s’ouvre. Une niche de maigre dimension s’offre à nos regards curieux et à nos mains préhensives. Je plonge ma dextre et je ramène une forte enveloppe rebondie. En parfait imitateur, Béru fourre ses francforts dans le trou et retire des enveloppes liées ensemble par une forte agrafe. J’ouvre la mienne, il ouvre les siennes.

La mienne contient des devises étrangères : dollars, livres, francs suisses, pesetas. Il y en a pour beaucoup de francs français.

Celles de Béru contiennent des lettres.

— Petit cachottier, qu’il murmure le Gros en me défrimant façon père Duval (de Grâce).

— Pourquoi cachottier ?

— Tu m’avais pas dit que tu bouffais de ce pain-là !

Je m’emporte (c’est pas que je sois léger, c’est qu’au contraire je suis très fort).

— Écoute, Catastrophe Permanente, tu n’as pas tellement de facilité dans l’élocution, si en plus tu te mets à jacter de façon sibylline…

— Je cause pas avec une sébile, se rebiffe le Puissant. Assez de baratin. San-A., ce que je lis suffit à m’édifier.

— Tu parles d’un édifice !

Il me fourre devant les vasistas une lettre déployée.

Alors, mes chers et loyaux amis, les crins du délicat San-A. adoptent la position verticale et son cervelet décrit un tour complet sur lui-même. La lettre en question est de moi ! Vous lisez bien ? De MOI, commissaire San-Antonio, fils unique et préféré de Félicie. Et son texte me fait monter au front le rouge de la honte, le blanc de la rage et le bleu d’Auvergne. Jugez plutôt :

Chère Virginie,


Vous avez cru me posséder avec l’histoire de la machine. Le coup était en effet astucieux ; seulement vous avez eu la malchance de tomber sur un flic plus futé — en toute modestie — que les autres. J’ai tout découvert, y compris la particularité de cette Ravioli-Univers et l’usage auquel vos patrons la réservent. J’estime mon silence à vingt-cinq millions. C’est donné. Soyez assez aimable pour faire le nécessaire rapidement.


Votre très dévoué,


San-Antonio.

C’est bien mon écriture. Ça l’est tellement que, pendant un court instant, je me baguenaude dans la quatrième dimension.

Le Gros a le regard humecté.

— Veux-tu que je te dise, San-A. ? C’est la plus grosse désillusion de ma vie. Toi ! Toi que je m’étais figuré que tu étais le gars le plus formide du monde, faire un truc pareil !

Je lui boufferais le pif s’il était un peu plus propre.

— Non, mais dis donc, tu te figures tout de même pas que je suis l’auteur de ce poulet ? Si tu en es convaincu, annonce-le-moi que je te mette une avoinée !

Il s’illumine, s’embrase, devient fluorescent.

— Je me gaffais bien, San-A., que tu n’avais pas traficoté. C’est pas ton genre ; je te connais.

— Tu me connais, seulement, tu étais prêt à me considérer comme le dernier des flics marrons ! Passe-moi les autres brèmes que je complète mon éducation.

Toutes sont du même tonneau. Toutes paraissent écrites par moi. Un expert qui parlerait couramment le grec en perdrait son latin. Elles ne sont qu’un long chantage à la discrétion. Vingt-cinq briques ou je dis tout. La dernière des cinq (il y en a cinq) m’apporte une indication.

« Tant pis pour vous, le coup de Londres foirera. »

Le coup de Londres !

Je décroche le bignou et j’appelle le Vieux.

— Frétez-moi un avion-taxi pour London, patron, cette fois, nous touchons au port. Qu’une voiture soit mise à notre disposition à l’aéroport de là-bas. Béru et moi nous partons sur-le-champ.

— Alors, on file chez les rosbifs ? murmure le Gros, peu enthousiasmé.

— Ça te contriste ?

— On y bouffe tellement mal !

Nous prenons congé du larbin.

— Toutes nos excuses, lui fais-je, c’est à la suite d’une regrettable méprise et sur la foi d’une fausse indication que nous sommes venus ici.

Il adopte son air compassé 69 bis, celui qu’il réserve aux huissiers et aux placiers en aspirateurs.

— Pourquoi que tu lui as passé la brosse ? s’étonne le Gros lorsque nous sommes dehors.

— C’est pour le cas où il téléphonerait à Bijou. Je ne veux pas que l’autre soit sur la défensive…

— Qu’est-ce que tu penses de ces bafouilles, San-A. ? Un peu fort de caoua, hein ?

— Et comment ! Maintenant, j’ai compris pourquoi on cherchait à me liquider.

— Vas-y ?

— Ben, c’est clair, non ? Grâce à cette trouvaille, je possède un paquet d’explications.

— À savoir ?

— Écoute, bibendum, je vois l’affaire de la façon suivante : Virginie et son frelot ont eu les dents longues. Ils ont cherché à arnaquer leurs patrons en me faisant jouer ce rôle on ne peut plus ingrat de policier-maître chanteur. La môme avait un échantillon de mon écriture car je lui avais adressé des pneus à une ou deux reprises. Ils ont exécuté ou fait exécuter ces faux. Les lettres étaient adressées à Virginie puisque je n’étais censé connaître qu’elle. Seulement, Bijou ne l’a pas entendu de cette oreille et a refusé de douiller. Il a préféré engager un tueur pour me faire disparaître, puisque j’avais l’air d’en savoir long.

— Après ? demande le Cérébral, passionné.

— Après, mon gros Nounours, j’ai été tué.

— Qu’est-ce que tu débloques ? Puisque t’es là à me causer !

— Français, vous avez la mémoire courte, me récrié-je. J’ai feint de disparaître. Ça ne faisait pas le compte de Virginie et de son frangin. Ils ont dû trouver une autre combine pour le chantage. Ça a paru suspect à Bijou et il a procédé à une enquête qui lui a démontré la perfidie de ses collaborateurs. La môme Virginie s’est mise à table après avoir été cuisinée.

— Normal, rit Béru.

— Ils l’ont butée et ils ont voulu avoir la peau du frangin.

Je me tais, des larmes me viennent aux yeux. Ces larmes alarment Bérurier.

— Qu’est-ce t’as ?

— J’ai que sans ce fichu article dicté par le Vieux, Adèle vivrait encore. Sa mort a été inutile. Quand ils l’ont descendue, ils savaient déjà que Virginie les possédait. Ils ont dû croire que j’avais tout de même été son complice et c’est par mesure de sécurité qu’ils ont pris cette affreuse précaution.

— À cause de ce coup qui se prépare à Londres ?

— Oui. Ils ont voulu éviter le moindre risque d’échec. Ça doit être foutrement important.

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