À 7 heures, le portier, respectant les instructions que je lui ai données — ce sont les seules qu’il ait jamais reçues — me carillonne. Je lui réclame un café noir et je fonce sous la douche. Ensuite de quoi, neuf comme la pièce de 5 F d’un faux-monnayeur, je téléphone au Vioque. Peut-être que la noye a travaillé pour moi ? Si on ne compte pas un peu sur le hasard, autant aller se faire cuire un œuf de Pâques au bain-marie.
Sa voix joyeuse me rencarde. Il y a du nouveau, les gars.
— Vous avez trouvé quelque chose au sujet de ce Carville, Boss ?
— Non, mon cher. Par contre nous avons remis la main sur la 403.
— Où était-elle ?
— Elle est toujours — car j’ai donné des ordres pour qu’on n’y touche pas — à Saint-Cloud, non loin de votre domicile.
Je me botterais les noix tant est vaste ma déception. Déception qui ne concerne que moi. Pauvre truffe qui se figurait pouvoir suivre des traces de pneus sur une aussi longue distance ! T’as bonne mine, San-A., prends du fortifiant, mon pote, c’est bon pour ce que tu as. Envoyez la vitamine B 12, les gars, ça urge.
À l’autre bout, le Dabuche poursuit :
— Notez l’adresse.
— Oui ?
— Elle se trouve à la hauteur du numéro 18 de la rue Burnant-Bathon, vous connaissez ?
— Je crois que oui.
— Alors faites le nécessaire. Dès que vous aurez terminé vos investigations appelez-moi afin que je la fasse examiner par les gens du labo. J’espère qu’il y a des empreintes à relever…
Et me voilà parti pour Saint-Cloud.
Le tueur a abandonné la camionnette le long d’une palissade en face d’une maison basse artistement décorée avec de vieux pneus peints en blanc. J’examine le véhicule de fond en comble, à la recherche d’indices problématiques, mais le mec qui l’a largué dans ce coin désert l’a passé en revue avant de s’en débarrasser. Je ne trouve rien, pas même des allumettes consumées, car le cendrier a été vidé. La boîte à gants est absolument vide, les banquettes ne recèlent aucun objet permettant de me mettre sur la voie. Il y a gros à parier que le tueur a passé toute la tire à la peau de chamois pour effacer ses empreintes.
Je remarque une seule chose : les pédales sont encroûtées d’une boue rougeâtre, très glaiseuse. Ce détail me surprend un peu, car si le conducteur s’est défait de la 403 après son meurtre, il devrait y avoir des traces de ciment au lieu de ces traces boueuses.
Perplexe, je vais sonner à la petite grille cernant le pavillon aux pneus. Un abominable roquet au pedigree impossible se met à japper dans le jardinet où des touffes de pensées donnent une note bucolique, apostolique et même romaine.
La porte de la maison s’ouvre et je vois surgir un être effrayant. Après un long moment d’incertitude, je décide qu’il s’agit d’une femme. Effectivement, ça porte une robe. Mais c’est énorme comme le ménage Bérurier réuni. Ça a une tête de truie à moustache. On ne sait pas où finissent les cheveux ni où commence la barbe. La poitrine a la forme d’un jabot de pigeon ; mais passez-moi la colombe ! Quand elle roucoule, on dirait une chasse d’eau détraquée. La trombe d’Eustache, quoi !
La chose s’annonce vers moi en dardant sur ma ravissante personne les deux raisins gâtés qui lui servent d’yeux.
Elle s’arrête à quelques encablures et attend des mots de San-Antonio. Je les lui dis :
— Mande pardon, chère madame, savez-vous à qui appartient la voiture stationnée en face de chez vous ?
Le roquet me hume les fondations à travers la grille. Je lui balancerais bien un coup de chausson sur le naze mais ça ne mettrait pas du liant dans mes relations avec sa patronne.
Mon aimable interlocutrice se remonte l’hémisphère boréal d’un généreux mouvement de l’avant-bras. Elle procède de même avec son hémisphère austral et déclare, d’une voix qui fait songer à une sauce mayonnaise en train de rater :
— Non, j’sais pas.
— Il y a longtemps qu’elle est ici ? me permets-je d’insister en lui refilant une œillade frissonnante manière d’amadouer le tas d’organes en vrac.
Quand la dame réfléchit, ça fait comme lorsqu’on effeuille un rouleau de papier hygiénique.
— C’te nuit l’est arrivée. Le chien a jappé et j’ons entendu claquer l’portières.
— Quelle heure pouvait-il être ?
— Oh ! j’sais pas.
Elle est évasée et évasive, Mme Gras-double. Une gelée tremblotante coule de ses yeux. Elle respire mal bien qu’elle possède des poumons gros comme des édredons.
— Vous n’avez rien entendu d’autre ?
— Non, j’mons rendormie.
C’est fini, je n’en tirerai rien de mieux. Elle a le bocal à marée basse.
— Mille mercis pour vos précieux renseignements, chère madame.
Je me tire ailleurs, comme disait un Sénégalais. Je n’apprendrais rien de plus. Dans le fond, ça n’est pas si mal. Je sais que cette auto n’a pas été abandonnée dans l’après-midi mais au cours de la notche. Par la suite, ce détail peut revêtir une importance aussi capitale que la peine du même nom.
Je regrimpe dans ma brouette tandis que la montagne de gélatine me regarde disparaître avec une grande nostalgie dans toute sa géographie.
Je suis la rue jusqu’au bout, because elle est trop étroite pour que je puisse y virer, et je constate qu’elle débouche devant le cimetière. Comme je longe celui-ci, il me vient une idée. Je repense à la boue rouge maculant les pédales de la camionnette et je me dis en aparté, vu que je cause parfaitement cette langue, que ladite boue provient peut-être du funèbre enclos.
Moi, vous me connaissez. Je suis un gars dans le genre de feu Deibler : je mets très vite mes décisions à exécution. Je stoppe devant la grille et j’entre. Tout naturellement c’est vers ma tombe que je me dirige. Because le célèbre commissaire San-Antonio, l’homme qui n’a peur ni des mouches ni de l’acné juvénile, est soudain pris d’un doute. Supposez que mes ennemis aient, pour une raison ou pour une autre, éventé la combine de mon faux décès et qu’ils aient voulu en avoir le cœur net ? Hmm ?
Vous voyez un peu le pourquoi du comment du chose ? Ils radinent en pleine noye au cimetière, ils ouvrent ma tombe, puis mon cercueil, et ils découvrent le sac de sable décédé à la fleur de l’âge qui s’appelle provisoirement San-Antonio.
Je prends l’allée conduisant à mon caveau et comme je m’en approche, je vois un homme accroupi sur la dalle de marbre. Je ne le reconnais pas tout de suite, bien que ce dos puissant me dise obscurément quelque chose. Quelques pas encore et mon incertitude tombe comme les bas d’une dame dont le porte-jarretelle vient de craquer.
L’homme qui est vautré sur ma tombe comme une vache sur une pelouse, c’est Bérurier. J’en ai le cœur qui se serre et des larmes me viennent aux yeux. Car il sanglote, le Gros, mes frères. Des hoquets le secouent tout entier et il marmonne des bouts de phrases terriblement émouvantes.
— San-A., mon pauvre pote, mon pauvre pote ! Où que t’es, dis ?… Ah ! je m’y ferai jamais… Jamais.
Brave Béru, cher compagnon des bons et mauvais jours. Il est comme ces chiens fidèles qui crèvent de la mort de leur maître.
Des instants pareils, ça paie, les gars, croyez-moi. Ça vous fait renouer des relations diplomatiques avec l’existence. On se sent meilleur, mieux encore : on se sent utile.
Je m’approche. Il ne m’entend pas, abîmé qu’il est dans son chagrin de gros toutou. Je pose la main sur sa robuste épaule.
— Tu vas finir par te déshydrater, Gros, je murmure.
Il a un fléchissement du buste. Il se retourne lentement. Sa grosse bouille violacée devient bleue, ce qui est sa façon de pâlir. Oui, il est bleu, le Mahousse, bleu comme un paquet de gauloises ordinaires.
Il me regarde quelques secondes, sans réaction, puis il fait un rot de bébé gavé et s’écroule, la face en avant, sur ma tombe. Je me dépêche de le ranimer. Je biche un pot de fleurs en bronze sur la tombe voisine, j’ôte les œillets qu’il contient et je verse sa flotte putride sur la bouille non moins putride de Béru. Voilà le Gros qui s’ébroue, crache, se redresse et me bigle avec un regard démesuré.
Il bave sur sa cravate qui en a vu d’autres. Sa langue de ruminant pend par-dessus sa lèvre inférieure comme une otarie qui tenterait de se défenestrer.
— Fais pas cette bouille, Gros, je murmure, sinon c’est moi qui vais m’offrir une syncope.
Son entendement finit par lui revenir sain et sauf. Il bredouille.
— N… de D… de n… de D… de b… de m…
Bien que cette déclaration soit à base de points de suspension, elle traduit fidèlement son état d’âme.
— Tu vois, Gros, ton chagrin m’a ressuscité, plaisanté-je en lui massant affectueusement la nuque.
Rapidos je lui fais un résumé de la situation. Il m’écoute d’un air absent, puis il se dresse, noble et généreux.
— S’pèce de fumelard, dit-il. Je te pardonnerai jamais le mal que tu m’as fait. Tu pouvais pas le dire, eh, pommade, que c’était un enterrement bidon ! Voilà des jours que je me caille le raisin. Je chiale tellement que tout ce que je bouffe est trop salé !
Je lui prends le poignet.
— Je ne savais pas que tu avais autant d’amitié pour moi, Benoît.
— Ah ! non ? Bougre de salopard ! Alors moi je pourrais crever que tu t’en apercevrais même pas, hein ? L’idée que t’existes plus, ça m’empêche de respirer comme si j’aurais une genouflexion de poitrine ; ça me gâche tellement la vie que même si je gagnerais à la Loterie je m’en foutrais, et tu fais l’étonné. M. le commissaire de Médeux donnerait même pas une thune pour ma couronne.
— Mais, Béru…
— Tais-toi. T’as pas plus de cœur qu’un bidon d’essence. Oh ! ce que ça me dégoûte, des enfoirés comme toi ! Ça me donnerait envie de partir dans le cosmétique avec Gargarisme.
— Gagarine, Gros.
— Si tu veux. Au moins, Margarine, quand il est dans son cigare y pense plus à l’ingratitude humaine. Tout ce qui l’inquiète c’est que les bougies de son zinzin s’encrassent pas. Les amis en peau de lapin, il s’en fout, Saccharine…
Je n’ai jamais vu le Gravos dans une rage pareille. C’est de la vraie colère, de la colère noble, chaude, qui s’écoule abondamment comme lorsqu’on vidange l’antigel d’un radiateur.
À la fin il se tait.
— Tu causes, tu causes, dis-je, et pour des prunes. Tu le sais bien que tu es mon pote number one, Béru. Si tu clamsais, moi aussi je me roulerais dans la poussière. Tu as tort de m’en vouloir. J’ai voulu par mon silence protéger ma brave mère…
Il écrase un pleur de son pouce plus puissant qu’une riveteuse.
— Enfin, l’essentiel, c’est que tu soyes vivant, San-A. Vingt dieux ! ce qu’on va arroser ça !
— Minute, avant les festivités de la résurrection il y a le boulot.
Trêve d’émotion. Je regarde l’entrée de ma tombe. Et je constate que j’ai mis juste ; la terre a été fraîchement remuée. On l’a tassée en dansant dessus, mais elle luit encore d’avoir été retournée.
— Va chez le gardien, tu lui demanderas une pioche, Gros.
— Pour quoi fiche ?
— Je veux jeter un coup d’œil à ma dépouille.
Il se vrille la tempe de son index boudiné, puis s’arrête soudain.
— Zut ! dit-il, et si tout ça c’était un mirage ? Si je rêvais ce que tu me dis ?…
Il avance la main, me palpe la figure, les bras…
— T’es sûr que t’es vivant, hein, San-A. ?
— On n’est jamais sûr de ce genre de chose, Gros, mais il y a de fortes présomptions tout de même.
Un petit quart d’heure d’efforts conjugués (au présent : je pioche, tu pioches, etc.) et on a dégagé la dalle verticale fermant l’entrée de notre caveau.
— Pourquoi que tu fais ça ? demande Bérurier. Je pige pas à quoi ça rime.
— N’essaie donc pas de comprendre, tu te ferais une hernie au cervelet.
Je saute dans le caveau. Ma boîte à osselets est posée sur une étagère de ciment. Un rapide regard me renseigne : le cercueil a été ouvert. On a remis le couvercle, mais sans le revisser. Donc j’avais vu juste : ces bandits ont eu un doute et se sont livrés à cette macabre vérification.
Maintenant ils savent que je ne suis pas mort.
Un simple réflexe me fait soulever le couvercle de la bière. Les gars, quelle émotion ! Une des plus intenses que j’aie jamais éprouvées au cours de ma sacrée carrière. Mon cercueil ne contient plus un sac de sable mais un vrai macchab.
Celui d’un homme d’une trentaine d’années dont le visage de cire me rappelle très vaguement quelqu’un.