J’achève ma poire Belle Hélène, je finis ma demi-boutanche de bordeaux et je sollicite de la haute bienveillance du serveur un jeton de téléphone, ce qui, venant après ce repas gastronomique, passe pour une requête modeste.
Nanti du nickel je vais sonner le Vieux. Deux petites plombes se sont écoulées depuis mon premier coup de tube et j’ai le battant qui fait du yoyo.
— C’est inouï que vous m’appeliez en ce moment, dit le Frisé.
— Ah oui ?
— J’ai dans mon bureau l’inspecteur Martinet qui vient m’apporter un renseignement positif.
Je mugis :
— Quoi ?
— Il a trouvé un garagiste, boulevard Gouvion-Saint-Cyr, qui a vendu, ce matin même, une 403 camionnette à un homme vêtu d’un complet bleu.
— Quoi !
Il me jouerait du Bach au fifre à moustache que je ne serais pas plus charmé.
On commence à y voir de plus en plus clair. Le Vioque me donne l’adresse du garage en question.
— Quant à votre établissement, poursuit le Big Boss, il n’y a que le Makao-Bar qui réponde à la petite colle que vous nous avez posée. Il se trouve rue Marbeuf.
Je crie merci au Dabe et je lui cloque un déclic avant de prendre mes cliques et mes claques.
Le marchand de voitures d’occase est un type de belle stature, vêtu avec recherche (des recherches qui n’auraient pas abouti) et coiffé d’un feutre vert à bord court orné d’une petite plume de faisan. Il se donne des airs de hobereau, mais plus il se prodigue, plus il ressemble à un marchand de bagnoles fatiguées.
Je lui vaporise mon identité et il hoche la tronche d’un air navré, style « des flics, je sais bien qu’il en faut mais moi, à votre place, j’aurais fait autre chose ».
— Vous venez because la bagnole de ce matin ?
— C’est moins à cause de l’auto que de celui qui l’a achetée, dis-je.
Il sourit, me cloquant à bout portant dans les lampions le reflet de ses quatorze ratiches en jonc.
— Je m’en doute.
— Signalement et identité du quidam, please, fais-je nonchalamment en flattant la croupe d’une Aston-Martin.
Le gentleman se croit obligé d’adopter un sourire blasé et un tantinet méprisant.
— La trentaine, petit, très pâle de visage, cheveux châtains ondulés ; des boutons sur les joues. Pas appétissant, quoi. Maintenant, pour l’identité, si vous voulez me suivre.
Il pénètre dans un box vitré et s’empare d’un registre noir bourré de feuillets détachés.
— Jean-Paul Carville, négociant, 11, rue Notre-Dame-de-Lorette.
Négociant en meurtres. Charmante profession. Monsieur marne dans la métamorphose. Vous lui désignez une personne vivante et il s’arrange pour en faire un défunt.
Je note ces tuyaux sur un morceau de papier que j’introduis délicatement dans la poche supérieure de mon veston.
— Ce type a donné quoi comme prétexte ? questionné-je.
L’autre bouille à la plume de faisan ricane.
— Quand vous allez acheter une brosse à dents, vous donnez un prétexte au pharmacien, vous ?
Si je ne me retenais pas, je lui ferais glavioter ses quatorze chailles en or. Mais je me retiens. D’ailleurs, il poursuit :
— Il m’a dit qu’il avait besoin d’une camionnette. Celle que j’avais de disponible se trouvait en vitrine avec un écriteau « À vendre » grand comme ça. Il l’a examinée, essayée, et l’a achetée…
— Si vite ?
— Il m’a expliqué que son chauffeur venait d’accidenter leur bagnole de livraison…
— Vous voyez bien qu’il vous a fourni des explications.
Le marchand de kilomètres cesse de rigoler.
— Et il vous l’a réglée, cette camionnette ?
— En liquide.
— Tout bêtement ? Pour un commerçant qui doit justifier de ses dépenses vis-à-vis du fisc…
— Aujourd’hui les banques sont fermées et il voulait l’auto immédiatement !
Correct ; je ne trouve rien à objecter.
— Le numéro minéralogique de la camionnette, je vous prie.
Il me le donne.
— Ça boume, merci.
Je me tire. Direction N.-D.-de-Lorette, vous vous en doutez. Et si vous ne vous en doutez pas, c’est que vous êtes trois fois plus glands que je ne l’imaginais.
Aimable concierge. Elle devrait être anglaise. Elle ressemble à une old lady tombée dans la panade. Son balai ne lui fait rien perdre de sa distinction congénitale.
— Quel nom dites-vous ? s’étonne-t-elle.
— Carville. Jean-Paul Carville. C’est un monsieur d’une trentaine d’années, plutôt petit, au teint pâle…
Mais elle secoue sa tête agrémentée de cheveux blancs, vaporeux.
— Vous devez faire erreur, dit-elle. Je ne connais personne répondant à ce nom et à ce signalement.
Je m’en gaffais obscurément, mes frères. Je l’ai dans le Laos. C’était pas marie, du reste, de penser que le tueur avait balancé au marchand de tires une identité extra-bidon.
Je remercie la dame d’autant plus chaleureusement qu’il fait au moins trente degrés et je m’emmène balader du côté des Champs. Par un coup de veine que je vous laisse le soin de qualifier, à vous autres qui êtes cocus, je trouve une place juste devant le Makao-Bar. Le temps de régler mon disque, because la zone bleue des Vosges, et je me propulse dans l’établissement. Une porte, un escalier de bateau à la rampe de corde, et j’atterris dans un sous-sol frais comme la morgue où un électrophone coûteux diffuse une musique réfrigérante. À cette heure, le bar est désert. Il n’y a que le barman en veste blanche qui étudie son horoscope dans France-Soir. Il est du Verseau et le mage de service prédit aux natifs de ce signe de rares félicités pour la journée.
— M’sieur, vous désirez ?
— Du feu, fais-je.
Il est habitué à pire. Il puise sur un rayon une pochette d’aloufs.
— Et ensuite ?
— Ensuite ce sera un scotch avec son frère jumeau. Vous leur ferez un brin de toilette avec un peu de Perrier et comme ils doivent avoir un peu de fièvre, vous leur mettrez de la glace sur le front.
Il ne sourit même pas.
Je gratte une allumette et, comme je n’ai pas envie de fumer, je n’allume rien. Je suis content, les mecs. C’est bien de ces aloufs-ci que s’est servi mon petit camarade, l’assassin d’Adèle. Le loufiat est sinistre comme un garçon qui enterre sa vie de barman. Il a le visage plat, le nez long, le cheveu coupé bref.
— Vous voulez peut-être des cigarettes ? il demande, constatant que j’enflamme distraitement une seconde allumette.
— Pas du tout, dis-je, je suis pyromane, pas fumeur !
Il me sert mon double whisky avec une mauvaise grâce évidente. Se fiant à son horoscope, il attend des trucs bénéfiques et ma hure ne lui paraît pas en faire partie.
— Y a longtemps que mon petit ami Carville est venu ici ? je demande en secouant le glaçon contre les parois embuées du verre.
— Qui donc ?
— Jean-Paul Carville. Un petit pâlichon avec un costard bleu et des boutons sur la gueule.
Il hausse les épaules.
— Vois pas.
— Vous ne le connaissez peut-être que par son prénom ?
J’insiste. Je lui décris le personnage, du moins tel qu’il m’a été décrit à moi-même, mais le barman continue de hausser ses épaules carrossées par Badoit. Je dois me rendre à l’évidence : la piste s’interrompt net.
— Un jeton, fais-je.
— Je vous l’enveloppe ? qu’il ricane, l’endoffé.
— Pas la peine, c’est pour manger tout de suite.
Nouvel appel au Vieux. L’inspecteur Martinet lui avait refilé le numéro de la camionnette et le signalement du petit homme blême. Jusqu’à présent les recherches n’ont rien donné. Inscrivez pas de chance.
— Où en êtes-vous ? demande-t-il.
— J’en suis au Makao-Bar, mais le barman ne connaît pas notre homme.
— Ne vous découragez pas, San-Antonio, nous avons maintenant un sol ferme sous nos pieds.
C’est bien une image dans le style du Dabuche. Un sol ferme sous ses pompes et rien sur le crâne !
— Où avez-vous emmené ma mère ?
— Chez les Sœurs de Saint-Popothin, près de Bouffémont. Elle s’y trouve en sécurité, n’ayez aucun souci pour elle.
— Merci. Je vous rappellerai plus tard.
— Où puis-je vous joindre ? insiste le Tondu.
— Vous ne pouvez pas me joindre, soupiré-je. Personne ne peut me joindre, pas même moi.
Voilà mon coup de pompe moral qui me reprend. M’est avis qu’une nouvelle paire de whiskies ferait plus gai dans mon paysage mental.
Je retourne au rade. Une chouette sirène s’y trouve maintenant. Le genre de poupée à qui vous pouvez proposer de boire un verre sans redouter qu’elle vous gifle. Elle a une robe qui lui colle à la peau comme de l’albuplast et, sous cette mince pelure, des formes susceptibles de réveiller une séance du dictionnaire à l’Académie. Les culbuteurs sont sensationnels, les amortisseurs itou et sa suspension empêcherait les ingénieurs de chez Citroën de roupiller.
Elle a une gaufrette vachement appétissante. Des yeux profonds comme l’écoulement d’un évier, quoique moins expressifs. Elle est rousse, ce qui n’est pas fait pour me décourager. Je radine à ses côtés, je pose sur un tabouret la plus noble partie de moi-même et je lui dédicace un sourire aussi large que des buts de football.
— Beau temps, hein ? m’aventuré-je, car je suis toujours très hardi dans mes conversations avec les dames inconnues.
— Y a pas à se plaindre, convient la fille rousse. On se croirait dans un sauna.
— Vous prenez de quoi vous humecter ?
— C’est gentil. Un Tonic avec beaucoup de glace, Jacques ! dit-elle au barman.
Je sens que mes actions grimpent comme une grenouille à la petite échelle de son bocal lorsque le temps va changer.
— Comment se fait-il que vous ne soyez pas sur une plage, en cette saison, je questionne ; vous ne prenez donc pas de vacances ?
— J’ai des obligations qui me retiennent à Paris, répond la douce enfant après un léger temps de réflexion.
— J’aimerais en faire partie, qu’il répond, du tac au tac, l’opportuniste San-A.
Ceci, of course, ponctué d’un regard velouté Chantilly si vaste qu’en multipliant le rayon au carré par 3,1416 vous n’en obtiendriez pas la surface.
M’est avis, les gars, que ça usine ferme pour ma pomme. D’ici pas très longtemps et peut-être avant, elle va figurer sur mon planning, la chérie. Je lui donne un récital de mes expressions romantiques dans le style Anthony Parking (le Gros dixit). C’est d’abord le sourcil frissonneur, celui qui les met en émoi ; ensuite le battement de store à répétition et enfin le soupir classé chambre à air poreuse. Elle en prend, elle en redemande, je lui en livre à domicile et en moins de temps qu’il n’en faut à un nain pour démontrer qu’il n’est pas le général de Gaulle, mademoiselle est pourvue d’une invitation à dîner. Elle accepte après être allée passer un coup de grelot pour décommander — assure-t-elle — une amie.
Nous voilà partis. Un peu de récréation après ces heures sombres, c’est nécessaire, croyez-moi. (Encore une fois, si vous ne me croyez pas, il vous est parfaitement possible d’aller vous faire offrir une place assise à Athènes.) C’est d’abord une petite virée propitiatoire dans la vallée de Chevreuse, puis la becquetance dans une hostellerie où les patrons amènent leurs dactylos pendant que leurs légitimes se font masser la cellulite sur les plages. Le crépuscule arrive en catimini. C’est l’heure enchanteresse. Après les fraises des bois, la galoche nocturne sous les tonnelles. Avant de mobiliser la langue de ma conquête, je lui ai laissé déballer son curriculum. Elle s’appelle Marion, elle est entretenue par un vieux bonze variqueux qui « fait » dans les pétroles. Le gnace a fait poser un pipeline allant d’Hassi Messaoud jusqu’à son compte en banque. Il se prénomme Bernard, mais elle l’a surnommé Sahara Bernard. En ce moment il est à Hambourg pour vingt-quatre heures, ce qui explique le désœuvrement de Marion. J’aime les filles désœuvrées. Elles embellissent la vie. Une femme qui ne sait pas quoi foutre, c’est une aubaine pour l’homme qui sait.
Nous regagnons mollement Paris. Quand je dis mollement, je parle de l’allure, évidemment. Tout en pilotant, je lui masse le genou afin de prévoir un — toujours possible — épanchement de synovie. La lune se taille un gros succès dans un ciel sans nuage. La campagne crépite comme une brassée de fourrage sur laquelle un garçon et une fille de ferme jouent la « Chevauchée fantastique ».
— Vous allez souvent au Makao, chérie ?
— Oui, j’habite juste à côté, c’est pour ça. Et puis l’endroit est sympa, le soir surtout.
— J’ai un copain à moi qui y va souvent, vous avez sûrement dû le remarquer.
— Il est comment ?
— Du genre pas beau. Si vous vouliez offrir un gigolpince à une amie, choisissez de préférence un maître nageur.
Elle se cintre comme une baguette de sourcier brandie au-dessus du Léman.
— Comment est-il ?
— Petit, pâle comme un pierrot ; et il a sur la frime une telle quantité de boutons qu’on se demande pourquoi il ne se décide pas à ouvrir une mercerie.
— Je ne connais pas, s’esclaffe-t-elle.
Dommage ! J’espérais une indication de cette frangine. Où diantre le tueur a-t-il piqué ces allumettes-réclame ?
— Où allons-nous ? demande-t-elle lorsque je débouche à l’Etoile.
J’abandonne son genou pour une région plus élevée de sa jambe.
— Il me semble que si vous aviez une bouteille de scotch chez vous à la place de votre grand-mère, on pourrait aller lui dire deux mots dans le tuyau du goulot, non ?
— Ce serait une chouette idée, malheureusement je n’ai plus de whisky.
— Qu’à cela ne tienne, on va en acheter à l’épicerie de la rue Marignan, celle qui reste ouverte jusqu’à 2 heures du matin.
Aussitôt dit aussitôt fait. Je fais emplette de boissons alcoolisées et nous grimpons quatre à quatre au cinquième de la petite.
Elle a un gentil logement, très nid d’amour. Deux pièces-kitchenette. Avec une vue imprenable sur les cheminées environnantes. Pour commencer, elle fait ce que font toutes les demoiselles de sa condition : elle se déchausse et branche la radio.
Son appareil est réglé sur un poste spécialisé dans la guimauve. J’ai droit à un blues qui me met effectivement du bleu plein le cœur avec déversoir sur le calbar.
— Asseyez-vous, et débouchez le whisky, je vais chercher de la glace.
Elle disparaît.
Lorsqu’elle radine, elle apporte effectivement de la glace, mais elle a changé de tenue. Un déshabillé en toile d’araignée, (une araignée qui ne devait pas avoir envie de tisser) a remplacé sa robe. À travers le voilage, on voit des trucs qui laisseraient peut-être indifférents la statue équestre de Jeanne d’Arc ou le buste de Voltaire, mais qui vous court-circuitent un monsieur depuis son cor au pied jusqu’à l’étiquette collée dans le fond de son chapeau. Oh ! pardon. Si vous voyiez ces formes ! Des mamelons à côté desquels ceux de Cavaillon ressemblent à des filets de sole. Les hanches ont un mouvement d’amphore, les cuisses sont longues et souples et la chute de ses reins attirerait plus de touristes que celles du Niagara si on la mettait en exploitation.
Elle pose son seau à glace sur une table basse, puis se baisse pour saisir deux verres sur le plateau inférieur d’un bar à roulettes. Mouvement divin ! Position idéale ! Je ne puis vous dire, tant est grande mon émotion, combien c’est beau, combien c’est généreux. Quand je pense qu’à chaque bout du monde, des mecs se creusent la timbale en se demandant comment ils pourraient bien aller dans la lune ! Ils me font pitié ! Restons terriens, mes frères !
— Je vous laisse servir, qu’elle gazouille, ma mésange.
Elle peut ! Pour le service, j’en connais un bout. Le service armé comme le service civil. Je connais le service de table, le service de passage à la casserole ; le service de nuit, le service compris ; le service versa, etc., etc. (comme disent les gens qui ont de la conversation).
Je commence par servir deux scotches on the rocks, puis un cocktail de museau, vous connaissez la recette ? Soixante-quatre dents, deux muqueuses, un peu de suc gastrique, vous mélangez bien le tout et vous servez très chaud. Certains, s’inspirant des méthodes américaines, ajoutent une tablette de chewing-gum, mais cet usage est à déconseiller aux personnes pourvues d’un râtelier.
Après le cocktail de mufle, je passe à la partie de pelote catégorie senior ; puis c’est le menu gastronomique de gala. Amuse-moi-toute, et enfin, le plat de résistance : le nerf de bœuf comme-chez-soi, une spécialité de la maison.
La môme, qui parle couramment polonais dans les cas graves, crie « cétesky ». On allume les lampions. Est-il besoin de vous dire que la glace a fondu dans nos verres de scotch lorsque nous les éclusons ?
— Chéri, qu’elle me susurre, quel bonheur de t’avoir rencontré. Quand je pense que j’hésitais à aller prendre un verre au Makao, tantôt…
Elle vient à peine d’achever sa phrase qu’un violent coup de sonnette retentit, sur un rythme convenu. Marion défaille. Son frais minois se creuse et pâlit. Elle a le regard comme un brassard de deuil.
— O mon Dieu ! chuchote-t-elle. C’est Bijou !
— Le pétrolier ?
— Oui.
— Ne réponds pas, suggéré-je.
Mais elle agite de gauche à droite et de droite à gauche sa charmante tête de linotte.
— La radio marche, et il y a de la lumière sous ma porte.
— Dis-lui que je suis un copain…
— Il est d’une jalousie féroce, et me défend de fréquenter d’autres hommes…
— Dis-lui que je suis ton frère.
— Il sait que je n’en ai pas.
Elle regarde désespérément autour d’elle tandis que la sonnette remet ça. Dans son petit appartement, les cachettes susceptibles de me soustraire aux regards inquisiteurs d’un cornard sont inexistantes. Le divan est posé à même le sol, les placards sont tout juste capables de recevoir la visite du nain Piéral, et dans sa salle de bains on ne pourrait pas dissimuler un basset de deux mois.
— Veux-tu que je lui casse la g… ? proposé-je obligeamment.
Mais elle est terrorisée à l’idée de paumer sa pension des grands seins valides de naguère.
Bijou, ce n’est pas seulement un bouche-trou, il représente son gagne-pain.
Elle me montre la croisée entrouverte.
— Va sur le balcon ! m’intime-t-elle.
Je ramasse ma veste tandis qu’elle crie « J’arrive » à la cantonade en remisant mon verre de whisky dans le bar roulant.
Le balcon est un peu moins large qu’un timbre de quittance, mais c’est néanmoins un balcon. Je m’y blottis, tout contre le mur, en m’efforçant de ne pas déborder sur l’encadrement de la croisée.
Marion délourde à son Mironton. Faut vivre des minutes de cette qualité pour se rendre compte à quel point les sœurs sont douées pour le bobard. Je l’entends qui entreprend un bourrage de mou en règle auprès de son bienfaiteur.
C’est de la belle besogne. Lavage, rinçage, essorage express. Elle avait le bourdon vu l’absence du Casanova à calcifs longs. Alors elle s’est piqué un coup de whisky et s’est fichue dans les torchons pour oublier le cher Bijou. Quelle belle surprise il lui a fait en rentrant à l’improviste ! Le roi du supercarburant en a le gas-oil qui lui vient aux yeux. Il nage dans l’Azur. Mieux vaut Antar que jamais. Les B.P. font la loi. Le pauvre petit cœur meurtri. Si elle s’anémiait loin de ses varices et de sa ceinture à colmater les éboulements de terrain, elle avait qu’à lui envoyer un Esso S. Enfin le voilà, tout est bien qui finit mal. Je paierais bien un bocal de fruits à l’eau-de-vie pour pouvoir apercevoir la tronche du quidam. Il a une voix de prélat.
Il commence une petite série de mimis mouillés dans le cou. Elle glousse, Marion. Faut la comprendre, cette petite, quand on est privée de dessert on s’en ressent. Alors un guili-guili du pétrolier et on a le moteur à deux temps qui pétarade.
Bijou est du genre grand fou.
— On a rapporté un petit souvenir d’Allemagne à sa petite chérie, qu’il bêtifie, le Chprountz.
— Qu’est-ce que c’est ? roucoule la fauvette.
J’sais pas si c’est une choucroute garnie ou une mitrailleuse lourde qu’il sort de sa valoche, en tout cas, Marion se met à pousser des gloussements d’extase.
Moi, sur mon balcon, je me fais tartir comme le zouave du pont de l’Alma un jour de crue. Notez bien que la nuit est douce, mais je me demande comment et quand je vais pouvoir quitter mon perchoir. D’autant plus que Bijou parle ni plus ni moins que de se faire faire un Service Station Rapide (vidange-graissage route avec vérification de la pression).
Pour passer le temps, je me mets à mater la rue en bas. Vu la saison, elle est presque vide. Quelques rares bagnoles y stationnent. Je me dis que si on voulait vraiment se rendre la vie vivable on ne devrait habiter Paname qu’entre le 14 juillet et le 15 août.
En fond sonore j’ai la séance de Bijou en pleine action. Et la gosse que je croyais avoir rassasiée remet le couvert sans faire de cérémonie. Ce qu’elle veut, c’est contenter son roi de trèfle et l’emmener ensuite boire un glass quelque part pour que je puisse me tirer en loucedé. Je pige. Mais le temps est longuet. Si seulement j’avais le spectacle en direct, mais mon téléviseur est en rideau et je ne marche qu’au son, comme le premier aliboron venu. Du reste c’est suffisant pour la distraction du guerrier. C’est un bruyant, Bijou ! Il se fait du ciné, la bande sonore c’est son blaud. Aloha ou le Chant des lies. Plus les trompettes d’Aïda. Un vrai récital. D’aucuns et d’aucunes de vous trouveront que j’exagère et je libidinise un peu. Faut m’excuser, m’sieurs dames. Je ferai gaffe dans mon prochain bouquin. Tenez, je demanderai à mon éditeur qu’il supprime la page 69, c’est un geste ça, non ?
Bon. Tandis que le pétroleur chauffe le réchaud de sa pétroleuse, votre San-A. chéri continue d’examiner la perspective de la rue Marbeuf. Et, brusquement, il a un soubresaut qui manque le faire chuter du balcon. En bas, juste devant l’entrée du Makao, qu’aperçois-je ? Une 403 camionnette grise rangée le long du trottoir.
J’en ai le battant qui pique une crise de délirium extrêmement mince. Vous allez me dire que des 403 camionnettes c’est pas ce qui manque. D’accord. Seulement, un véhicule de ce genre stoppé en pleine notche devant un établissement qui figure dans l’affaire, voilà qui mérite un coup de microscope, il me semble ?
Si vous connaissez des situations plus cornéliennes, faites m’en un paquet et expédiez-le-moi en petite vitesse, je suis preneur. Barbare comme dilemme, hein ? J’ai peut-être à quelques mètres de moi l’assassin d’Adèle, mais because l’extravagante situation, je ne peux pas intervenir. Tout ce que je puis me payer, c’est un rhume de cerveau à la santé du tueur à gages. Eh quoi ! C’est comme cela que se comporte San-Antonio le vaillant ? San-Antonio l’intrépide, celui qui jamais ne marche (dans les combines) et qui toujours avance ? Oh ! que non ! Mon sang bouillonnant l’emporte.
D’un pas tranquille et sûr, je pénètre dans le studio. Ça mérite d’être décrit, mes doux agneaux. Quand on a vu ça, on n’a plus envie de retenir sa place dans le Consternation d’Honolulu. Comme tranche de vie, c’est copieux et bourratif ! Bijou est un petit dabe façon notaire de grande banlieue. Il a le crâne énorme et chauve. Sa couronne de cheveux est teinte en noir-encre-de-Chine de même que sa petite moustache. Il porte des lunettes cerclées d’or et il a un sonotone supersonique dans les feuilles. Ça grésille comme une ligne à haute tension. Il a fait une brusque chute de bénard et il est complètement décalcifié (puisque son calcif gît sur le plancher). Son expression, quand il me voit surgir, dépasse les dessins les plus hardis de Gustave Doré. Il ouvre les yeux comme des coquilles Saint-Jacques, une bouche comme celle de Gabriello appelant « au secours » et il quitte l’établi en tenue de travail, le regard passé par-dessus les verres de ses bésicles. Marion, elle, est plus rouge qu’un kilo de tomates sur un marché.
— Excusez-moi, m’sieur dame, leur bonnis-je, je suis un pauvre parachutiste inexpérimenté. J’ai atterri par mégarde sur votre balcon ; surtout ne vous dérangez pas pour moi, je trouverai tout seul la sortie. Bonne continuation !
Et je file en retenant la plus formidable hilarité de ma vie.