— Tu vas faire ton courrier ? rigole le Gros.
La supposition est plaisante en effet. Des décombres de ma chambre calcinée, je viens d’extraire la machine à écrire que j’ai achetée en Italie. Elle n’est plus qu’un bloc de ferraille noircie. Je redescends au salon, nanti de cet étrange objet et je me mets à l’examiner au moyen d’une forte loupe.
— Si ce serait des empreintes que tu cherches, plaisante le Béru badin, faudrait qu’elles fussent été faites avec un chalumeau !
— Elles ne l’ont pas été avec un chalumeau, mais avec un poinçon, rétorqué-je.
Après de patientes recherches, je finis par trouver ce que je cherche : à savoir le numéro de fabrication de la machine. Il se lit mal dans l’alliage où on l’a gravé, car le feu a torturé celui-ci. Je jette un peu de farine sur le bloc de métal, puis je l’essuie d’un revers de main. Les chiffres apparaissent, en blanc, un peu plus nets.
— Note, fais-je au Gros. Numéro 20883 Z.
Il prend dans son portefeuille un papier de charcutier ayant servi à emballer des tranches d’andouille (de Vire) et, au moyen d’un crayon à peine plus long qu’un remontoir de montre, s’empresse de transcrire la référence.
— Je ne comprends pas où ce que tu veux en venir, avoue-t-il.
— Quelle importance, fais-je. Crois-tu que cette incompréhension va altérer la sérénité de l’univers, ô Béru ?
— À propos d’altérer, je me désaltérerais bien, affirme la chère éponge.
— Facile, il y a tout ce qu’il faut dans le placard.
— Merci de la perm’. Pour toi, qu’est-ce ça sera ?
— Une communication téléphonique dans un grand verre avec juste un peu de friture sur la ligne.
Je compose le numéro du Vieux.
— Enfin de vos nouvelles, exulte icelui.
Mais je ne m’en sens pas pour lui faire le compte rendu des récents événements.
— Ça ne marche pas mal, patron. Mais je n’ai pas le temps, hélas ! de vous raconter. Il me faut d’urgence un renseignement.
— Je vous en prie.
— Le 16 juin dernier, j’ai rentré d’Italie une machine à écrire destinée à mon usage personnel. Je l’ai déclarée à la douane de Menton, il s’agissait d’une Ravioli-Univers… Je voudrais retrouver le numéro de fabrication de cette machine. Je ne possède plus le papier de la douane, car il a été détruit dans l’incendie de ma chambre…
— Très bien, je fais rechercher ça tout de suite, ça ne doit pas offrir de grosses difficultés.
— O.K. ! je vous rappelle dans une demi-heure…
Je remets le combiné sur sa fourche et je me tourne vers mon camarade Gros-Bide. Il est à son affaire, ayant déniché une bouteille de Cinzano qu’il biberonne à même le goulot.
Mon regard se révélant hautement réprobateur, il se justifie :
— Tu comprends, j’sais que ta mère est absente, c’est pour éviter de salir de la vaisselle.
— Merci, approuvé-je, tu es un amour. Persil fait homme ! L’Omo de la police…
Je te propose une devise : Béru, l’inspecteur qui boit plus propre.
— On va becqueter ? bougonne-t-il. Au lieu de faire de l’esprit à mes dépendances ?
— Momento ! nous devons user une demi-plombe.
— Tu pourras aussi bien tuber au Vieux d’un bistrot ?
— Non. Je préfère le rappeler d’ici.
— Qu’est-ce qu’on fout en attendant ?
— On va mater la télévision.
Je branche le poste. Nous chutons en plein Paris-Club. M. Jacques Chabannes est aux prises avec une dame peintre qui lui explique qu’elle peint surtout des têtes de cheval aux haricots rouges parce que son grand-père était palefrenier et qu’elle-même est née à Soissons. Jacques Chabannes essaie de l’endiguer because l’horaire impitoyable, mais un Hollandais n’y arriverait pas. La vaillante artiste, une belle brune de soixante-quatorze ans, a décidé de ne sortir du camp que par la force des bâillonnées. Elle raconte maintenant aux spectateurs délirants d’enthousiasme qu’elle n’utilise pas les ingrédients normaux pour faire ses tableaux. Elle fait appel à des produits consommables afin, affirme-t-elle, de rendre ses toiles plus digestes. Par exemple, pour ses jaunes elle se sert de mayonnaise ; pour ses rouges de Tomato-Ketchup ; ses bleus sont extraits du gorgonzola ; ses verts proviennent d’épinards en boîte et ses crèmes sont toutes à la vanille. Comme palette elle emploie un ravier. Comme pinceaux des cœurs d’artichaut.
Le tendre Chabannes essaie de lui couper la parole. Mais la peintresse change de développement et raconte sa vocation. On menace la dame de lui donner deux places gratuites pour « La Nuit des Grands Constipés de France », laquelle nuit est placée sous le haut patronage des pilules Miraton avec, en vedette, la célèbre virtuose du piano à bretelle Yvette Ordinaire. Du coup, la dame se tait, un frisson la parcourt, depuis la chaufferie jusqu’au vase d’expansion. On est obligé de lui faire respirer une de ses natures mortes à la crème d’anchois pour la ranimer. Les cameramen en profitent pour passer à la rubrique suivante. C’est une vraie bouffée de fraîcheur : les Petites Bretonnes à la quenouille de bois. Une apothéose ! Ces demoiselles entonnent le fameux chant des langoustes armoricaines : « Si tu as la main Brest, touche pas mon Concarneau ».
C’est beau, surtout à marée basse. Ça sent l’iode et ça vous met un grain de sel sous l’aqueux.
Bérurier en pleure dans sa bouteille de Cinzano.
Après ce récital nous visionnons le Baveux Jacté, présenté par les onze Itrone. Nous voyons des préparatifs concernant la visite que le président de la République sud-africaine s’apprête à faire à Paris. Un important traité commercial va être passé entre nos deux pays. L’Afrique du Sud nous échangera de la sueur de nègre, en boîte, contre les Mémoires de Fernand Raynaud. On accroche des drapeaux sud-africains auprès des drapeaux français qui demeurent en permanence aux Champs-Élysées (les visites diplomatiques se succédant à une cadence accélérée). La garde républicaine portera des slips-kangourou (pour la visite du nonce elle met des slips Éminence), Gérard Bauer prononcera un discours et des bateaux-mouches tsé-tsé parcourront la Seine. Ce sera très beau.
Je bigle mon horloge parlante. La demi-plombe est écoulée, j’espère que le Vioque a mon tuyau.
Effectivement il est paré. Un vrai magicien, le Déplumé ! C’est S.V.P. multiplié par dix.
— Vous avez de quoi écrire, San-Antonio ?
— J’ai, patron.
— Le numéro de votre machine est : 20896 Z.
— Merci.
— Pouvez-vous me dire ?…
Mais je chique au gars survolté et je lui raccroche en plein dans les feuilles.
— Et alors ? s’informe Béru, t’as l’air vachement joyce tout d’un coup.
— Y a de quoi.
— Envoie, je suis preneur.
— Le numéro de la machine à écrire que j’ai déclarée en douane n’est pas le numéro qui figure sur celle-ci.
— Et alors, ça veut dire quoi ?
— Ça veut dire, crème de glands gâtés, qu’on m’a changé la machine après la douane.
— Comprends pas, avoue-t-il.
— Celle qu’on m’a remise en Italie avait une particularité quelconque qui pouvait être dangereuse à l’examen. On a profité de ce que j’étais un haut fonctionnaire de la police pour me la laisser entrer en France. Je la déclarais, tout se passait bien. Ensuite, on a troqué cette machine… particulière contre une autre, toute pareille en apparence. Le tour était joué.
— Drôlement fortiche, approuve l’Énorme. Mais, à ton avis, qu’est-ce qu’elle avait de particulier, l’autre machine ?
— Je vois pas.
— Elle était peut-être en or ? suggère le Sherlock de l’indigent en renversant le reste du Cinzano sur sa braguette béante.
— Ça devait être beaucoup plus compliqué que ça, fils.
— Quoi z’alors ?
— Je l’ignore. Mais nous l’apprendrons peut-être d’ici pas longtemps. Allez, viens, cette fois on peut se pointer au ministère.
— Mais…
— Oui ?
— Et bouffer ? J’ai l’estomac comme un pneu crevé, San-A. !
— Plus tard. Vis un peu sur tes réserves, gars.
Je lui tapote le bide.
— Avec un silo pareil. Tu dois pouvoir jouer les Bombard.
Aux Affaires règne une atmosphère survoltée, because l’arrivée imminente du président de la République sud-africaine. Tout le monde se prépare à faire semblant de travailler, ce qui, vous en conviendrez, nécessite une grosse dépense d’énergie.
Je montre ma carte à qui doit la voir et je sollicite de la haute bienveillance du chef du personnel un entretien immédiat.
Après quelques minutes d’attente dans une salle du même nom, minutes au cours desquelles Bérurier me raconte sa faim, nous sommes reçus par le personnage souhaité.
C’est un monsieur bien de sa personne qui s’ennuie en attendant de devenir chef de cabinet, comme une chasse d’eau chez des gens constipés.
Je lui demande de me parler de Virginie Duchemin. Il sourcille un chouïa. Môssieur se serait fait interpréter le concerto en ré mouleur de Brame pour fifre et jarretelle par la belle enfant que ça ne m’étonnerait qu’à quart[2].
— Elle est entrée en clinique avant-hier pour subir une intervention chirurgicale, dit-il.
Le Gravos pouffe :
— M’est avis, éructe l’Éminent, que le choc opératoire ne lui a pas réussi, à vot’ souris.
Frime du fonctionnaire !
— Qu’entendez-vous par-là ?
Mais au lieu de répondre à sa question, je continue de lui en poser. Car il y a trois choses que votre San-A. joli sait poser ; ce sont : les questions, les lapins et les ventouses.
— Comment avez-vous appris cette prétendue hospitalisation ?
— Un docteur nous a téléphoné de la part de Vir…, de Mlle Duchemin, en nous annonçant qu’elle avait eu une crise appendiculaire…
— Culaire lui-même, mugit l’indécent.
— Ce praticien, poursuit notre interlocuteur, m’a déclaré qu’il faisait conduire Vir…, Mlle Duchemin, dans un hôpital. Elle devait partir pour Londres et il a fallu que je pourvoie à son remplacement d’urgence.
— Ce voyage à Londres avait trait à quoi ?
— Une mission occidentale au sujet de Berlin… Vir…, Mlle Duchemin, était notre meilleure sténotypiste.
— Typiste partout, rigole le Gros, à qui ma boutanche de Cinzano semble avoir fait de l’effet.
— Le médecin qui vous a téléphoné vous a dit son nom ?
— Certainement, mais je ne l’ai pas retenu.
— D’ailleurs, tranche le Péremptoire, si tu voudrais mon avis, mec, c’était un blaze bidon qu’il a refilé à monsieur.
Je passe à un autre chapitre.
— Je crois savoir que Vir…, que Mlle Duchemin, était fiancée à un garçon qui travaille ici ?
Le chef of the personnel branle son chef personnel.
— En effet, du moins se fréquentaient-ils. Mais, cher monsieur le commissaire, puis-je vous demander pourquoi vous me posez toutes ces questions ?
— Virginie Duchemin a été assassinée à son domicile au moment où elle bouclait ses valises.
— Que me dites-vous là ? postillonne mon vis-à-vis.
— Qu’on vous dit la stratégique vérité, riposte le Gros à qui le personnage n’a pas l’heur de plaire.
— Assassinée ! Vir…, Mlle Duchemin !
Il glisse deux doigts noueux entre son cou et son col de chemise, comme si sa pomme d’Adam venait soudain de se dilater sous l’effet de l’émotion.
— Cher monsieur, poursuis-je inexorablement, il me serait agréable d’avoir une conversation avec le pseudo-fiancé qui, si mes renseignements sont exacts, doit s’appeler Maurin.
— Je le conçois, déclare l’autre. Seulement…
— Seulement ?
— Maurin est à Londres. Lui aussi faisait partie de la mission.
Je me gratte le bol, ennuyé par ce contretemps.
— Où est-il descendu ?
— Toute la délégation française loge dans un hôtel de Mayfair ; 188, Hartford Street.
Je prends note.
— Et à Paris, ce garçon habite ?…
Il compulse des dossiers et annonce :
— 82, rue Pergolèse.
— Merci, dis-je en remisant mon carnet. Ce sera tout pour aujourd’hui.
Une fois dans la rue, je me sens envahi par un immense découragement.
— On piétine, on piétine, fais-je à Bérurier. Ma route est jalonnée de cadavres et aucune piste solide ne se présente.
Il pose sur mon épaule une dextre avec os pesant au moins six livres.
— Décourage-toi pas, San-A. C’est pas la première fois qu’on tombe sur une affaire cotonneuse. Écoute, j’ai idée qu’on devrait se taper une petite croûte, après ça irait mieux. Moi, j’ai un théorème ; çui qu’à le bide vide a le cerveau vide.
Je me file en rogne.
— Tu ne penses qu’à ça, eh, Enflure ! Tu es bassement organique. Quand on te regarde, quand on te respire, quand on t’entend, on pense à un intestin. Ta vie n’aura été qu’un long borborygme, Béru.
Il ne se bile pas et me demande gentiment si, d’après mon estimation, la partie la plus terrifiante de lui-même ne serait pas par hasard du poulet.
Là-dessus, j’éclate de rire et il s’en réjouit.
— Tu vois bien que ça va mieux. D’ac, on bouffera plus tard. Pour le moment, faut prendre les mesures qui s’imposent.
— À savoir ? questionné-je.
— Se rencarder sur les agissements du Maurin à Londres. Et puis aller faire une gentille perquise chez lui pour si des fois il ferait l’élevage du cadavre, lui z’aussi !
— Bien parlé, Gros. Je tube au Vioque pour qu’il se mette en liaison avec l’intelligence.
— Quelle intelligence ?
— Service.
Béru ricane.
— Y z’ont de ces prétentions, les Rosbifs ! L’Intelligence Service. Tu te rends compte si nous z’autres en France on se faisait blazer commak, l’air ballot qu’on aurait ?
— Je crois que tu intervertis l’ordre des facteurs. C’est parce qu’on a cet air qu’on ne peut prendre ce qualificatif, nuance !
— Toi, avec tes facteurs !
Tandis que je force la lourde de Maurin, je fais le compte des effractions auxquelles je me suis livré depuis vingt-quatre plombes. Ça devient un gag, reconnaissez !
Primo, j’ai violé le domicile de Carlier, puis celui de sa frangine, et voici que je m’introduis de façon follement irrégulière dans l’appartement du fiancé d’icelle.
Béru, qui fait le vingt-deux sur le palier en mâchonnant une allumette, gouaille :
— Le jour où tu quitteras la poule, tu pourras t’établir serrurier, gars, t’es doué.
— C’est un métier qui a bien des désagréments : regarde Louis XVI.
— Il était serrurier, ce mec-là ? s’étonne mon compère.
— Tu ne le savais pas ?
— C’est pas fort de s’être laissé encabaner…
J’ouvre sur ce sarcasme et nous entrons dans la garçonnière du sieur Maurin. Les logements se ressemblent lorsqu’ils abritent une même catégorie d’individus. La petite entrée, la chambre, la salle à manger-salon, la salle d’eau et la cuisine. Ils semblent tirés au duplicateur.
On se rend compte illico (pour ne pas dire dare-dare) que le domicile du Maurin est aussi dépourvu d’intérêt qu’une conversation entre un coiffeur et son client. C’est d’une banalité ennuyeuse. D’un manque d’invention si affligeant qu’on finit par se demander si des gars comme Fleming ou Léonard de Vinci ont vraiment existé. Les meubles sont en chêne cérusé. Les bibelots en plâtre de Paris, et il y a des cartes postales autour des glaces.
Lorsque nous avons tout fouillé, sans résultat, je me rabats sur les cartes. Elles viennent d’un peu partout. Ce sont des messages de vacances pour la plupart. Le style vous donne presque envie de lire les œuvres (que je n’ose espérer complètes) de M. André Billy : « Un bonjour d’Étretat » ; « Affectueuses pensées de Monte-Carlo » ; « Vive l’Italie », etc. Et c’est signé de prénoms : Jean-Loup ; Martine ; Lucienne ; Sophie…
La baie des Anges, le rocher de Cancale, les gorges du Tarn, le figuier de Roscoff… La France, l’Europe en tranches conventionnelles. Nuit sur le Grand Canal ! Des cathédrales, des tours droites et penchées ; des gondoles, des façades d’hôtel, des pêcheurs à pipes et à filets. Souvenirs ! Une vue, quatre mots et une signature. On pense à vous. Ce qui, traduit de l’hypocrite, signifie en substance : « Tu te fais tartir à Paris, eh ! paumé, tandis que mon épiderme se dore au soleil de la Côte. Je me la coule douce, et toi, pauvre cloche, tu trimes dans ton burlingue cauchemaresque.
Mais vise-le, ce palmier : il te fout le cafard, hein, mon salaud ? Moi je le vois, je peux le toucher. Je m’em… dans son ombre… Vacances idéales ! Je te parlerai pas de la flotte, du lit qui grince, de la bouftance immonde, de ma bagnole qui débloque. Je suis heureux ! Heureux à ta santé ! »
Je termine cette éprouvante inspection lorsque je tombe en arrêt devant une vue qui m’est familière. Elle représente la plage de San Remo, avec en amorce l’hôtel où j’étais descendu.
Le texte ?
Je rentre mercredi. Tout se passe très bien. Tu peux prévenir Marion. Ta Vivi.
Vivi, autrement dit Virginie. Tout se passe bien, autrement dit, nous avons trouvé le pigeon idéal, re-autrement dit : le San-A. séduisant.
— Intéressant ? s’inquiète Béru.
— On dirait.
Je continue de penser (puisque je suis, autant en profiter, non ?) Préviens Marion…
Vous ne trouvez pas ça époustouflant, vous ? Marion ! Ben quoi, vous roupillez, les gars ? Marion, la poule à Bijou, celle qui habite au-dessus du Makao ? Notez que ça peut très bien ne pas être elle, à notre époque ce prénom commence à se répandre. Mais notez aussi que ça peut être elle.
Et si c’est elle, je vous offre à tous, ou plutôt à toutes, une virée sur les autos tamponneuses à la prochaine foire of the Trône.
Je glisse la carte in my pocket.
— Amène ton lard, Béru, j’ai de l’ouvrage pour toi.