Nous avons posé les personnages et les événements qui par la suite devaient influer sur la vie de don Juan Tenorio et de Léonor d’Ulloa et en modifier la marche. Ainsi celui qui entreprend la description du cours d’un fleuve est obligé de noter l’obstacle, le rocher, l’accident de terrain qui a détourné le courant et fait dévier ce fleuve… Nous pouvons maintenant revenir à don Juan que nous avons vu sortir de Séville, escorté de son valet Jacquemin Corentin, à la poursuite de Léonor d’Ulloa.
Franchissons l’Espagne et une partie de la France, et le dix-septième jour de décembre, arrivons aux portes de Périgueux: nous y joignons don Juan pour assister à une de ces peu catholiques manœuvres où excellait sa hardiesse: la véritable bataille qu’il livra à maître Fairéol. Pourquoi certains auteurs ont-ils omis cet épisode? N’écartons pas les traits qui peuvent faire pardonner beaucoup à don Juan; mais ne cachons pas les gestes qui montrent en lui l’aventurier sans scrupules.
Le 17 décembre, donc, il entra dans Périgueux, comme midi sonnait.
À ce moment, une jeune cavalière qui chevauchait à deux cents pas devant lui tourna un coin de rue et disparut. Sur son passage, on se retournait, si frappante était sa beauté, si brûlante et si douce la flamme de son regard. Personne ne l’escortait… Elle était seule… toute seule!
Lorsqu’elle disparut, don Juan, qui pourtant ne semblait pas la regarder, pâlit un peu et poussa un soupir.
– Fini jusqu’à demain! murmura-t-il. Le soleil est sous l’horizon… Il fait nuit dans mon âme. Quelle tristesse!…
– Ah! monsieur, dit Jacquemin, ce que j’ai à vous annoncer est encore bien plus triste, allez!
À cause de l’extraordinaire et fameuse particularité de son visage, présentons rapidement ce Jacquemin Corentin: il était maigre et long; avec ses longues jambes, son long cou, son long nez, il ressemblait assez au héron de la tant jolie fable de notre grand poète. Du héron, d’ailleurs, il avait l’aspect méditatif: il semblait toujours ruminer sur quelque catastrophe – et, en effet, il y avait une catastrophe dans son existence, une catastrophe permanente: c’était son nez.
Ce nez était d’une incroyable longueur – si incroyable qu’à trente ans Jacquemin n’y croyait pas encore, et qu’il passait sa vie à s’étonner que la nature eût pu, en sa faveur, se montrer à tel point prodigue. Ce nez qui, tout d’un jet, jaillissait du visage, ce nez effilé, terminé en pointe aiguë, ce nez qui pourtant avait on ne sait quoi de jovial et qui, chose curieuse, ne déparait aucunement la figure pour laquelle il semblait avoir été fait tout exprès, ce nez, disons-nous, Jacquemin employait les trois quarts de son temps à le contempler avec une stupeur inapaisable, et non dans des miroirs, mais sur lui-même; c’est ce qui lui donnait cette physionomie politique et réfléchie; de plus, comme de juste, cette perpétuelle contemplation lui avait fait prendre l’habitude de loucher, forcé qu’il était de faire converger ses prunelles sur l’objet de sa méditation.
Qu’on n’aille pas croire que nous nous efforçons de ridiculiser ici ce pauvre garçon. Nous n’avons parlé de ce nez que parce qu’il est célèbre à l’égal de celui de Cléopâtre immortalisé par notre Pascal.
Au moral, Jacquemin Corentin avait le tort d’être un peu bavard. Mais cette incontinence de langue lui allait assez bien. Il n’était pas de ces effrontés valets de comédie qui suent sang et eau pour faire de l’esprit hors de propos, mais il était bien loin d’être un niais. Il n’était ni Scapin ni Jocrisse. Il avait du bon sens, et son cœur était excellent. Nous aurons terminé cette petite esquisse quand nous aurons appris au lecteur que Corentin était de Paris. Par suite de quelles très naturelles circonstances ce Parisien avait échoué à Séville, et comment il s’était attaché à la fortune de don Juan, on va le savoir.
– Monsieur, reprit-il, la nouvelle est des plus fâcheuses, mais le fait est que, depuis notre départ, vous semez l’argent par les routes, vous jetez l’or par les fenêtres, vous lancez les écus à la tête de tout le monde, excepté toutefois à la mienne. En sorte qu’à la dernière étape, ayant par votre ordre payé un ducat ce dîner pour lequel on nous demandait trois livres – il est vrai que la servante était des mieux tournées et des plus accortes – ayant, dis-je, fouillé au fond de la fonte au trésor, j’ai vu qu’il ne nous reste plus qu’un écu de six livres pour gagner la France dont nous sommes encore à plus de cent lieues pour le moins.
– Comment, pour gagner la France! Est-ce que nous n’y sommes pas?
– Monsieur, la France, c’est Paris. Voyez-vous, monsieur, vous parlez admirablement le français, et même, beaucoup mieux que moi mon Pater, vous récitez les ballades de ce… comment l’appelez-vous?… un nom qui signifie que celui qui le porte est un pas grand’chose… ce Maraud…
– Tu veux dire maître Clément Marot, bélître!
– Oui? Je le veux bien. Donc, vous êtes fort expert en notre langue, mais vous avez beau faire, vous ne serez jamais Français; cela se voit assez puisque vous confondez la France avec sa province.
– Eh! la France, c’est la France, et nous y sommes, de par tous les diables!
– La France, c’est Paris! insista Corentin. Pour en revenir à ce que je vous disais, voici une auberge à rouliers, bien modeste, où je crois que nous ferions bien de nous arrêter pour aujourd’hui. Quant à demain…
Jacquemin eut un geste qui voulait dire que le lendemain serait un jour néfaste où le hasard seul devrait se charger d’assurer sa pitance et celle de son maître.
– Monsieur, acheva-t-il, je vais frapper à cette pauvre auberge, à moins que vous ne la trouviez encore trop riche pour nous. Quand on n’a plus qu’un écu…
– Dites-moi, monsieur, demanda fort poliment don Juan à un bourgeois qui passait, pourriez-vous m’indiquer la plus belle hôtellerie de la ville, j’entends la plus noble et la mieux famée et la plus riche?
– Oui-da, mon gentilhomme, s’empressa le bourgeois. Nous avons ici l’hôtellerie de la Tour de Vesone, tenue par maître Fairéol, qui est fameuse dans tout le Périgord et où ne descendent que de hauts seigneurs menant grand train.
– Voilà notre affaire, fit Juan Tenorio qui remercia et salua.
Dix minutes plus tard, il mettait pied à terre devant l’hôtellerie en question qui, en effet, avait fort grand air. L’hôte, homme respectable et considéré, mais assez borné, vint à sa rencontre en murmurant:
– Un seul valet. Pas de chevaux de main. Toute petite noblesse et maigre bourse, je m’y connais. Monseigneur, dit-il, après un léger salut, à vous rendre mes devoirs.
À l’oreille terriblement fine de don Juan, le «monseigneur» sonna comme une pièce d’or qui a une paille. Il considéra maître Fairéol. Deux secondes il le fixa. Et l’hôtelier eut la sensation de se rapetisser.
– Monseigneur! balbutia-t-il.
– À la bonne heure! fit Tenorio, qui se mit à rire. C’est mieux. Maintenant, votre plus belle chambre.
L’hôte le guida dans un large escalier de pierre. Arrivé au palier, il voulut continuer l’ascension vers le second étage.
– Non, dit don Juan. La chambre d’honneur. Celle qui a balcon sur rue.
– C’est que… daignez m’excuser… mais, pour les chambres du premier, on paye d’avance!
– Là! murmura Corentin. Que disais-je!… Oh! que fait-il!…
Don Juan faisait que, délicatement, il avait saisi une oreille de l’hôte, et en souriant, la pinçait jusqu’au sang. Maître Fairéol se dégagea brusquement, recula d’un pas, et, blanc d’indignation:
– Monsieur, dit-il, ce sont là des façons qui n’ont point cours céans. Vous sortirez de chez moi si vous ne voulez pas que je vous fasse jeter dehors par les valets d’écurie… ou plutôt, non! Vous ne partirez pas! Je vais à l’instant porter ma plainte à Mgr de Montpezan, oui, au gouverneur lui-même, vu qu’il me fait l’honneur de dîner ici fort souvent!
Le digne hôtelier mentait: le gouverneur de Périgueux n’avait jamais mis les pieds en cette hôtellerie. Mais quoi qu’il en eût dit, il espérait ainsi amener la retraite ou plutôt la fuite de cet insolent gentilhomme.
– Jacquemin, dit doucement Tenorio, cours chez mon ami Montpezan, annonce-lui mon arrivée, qu’il attend d’heure en heure pour la chose qu’il sait, et dis-lui que je ne me mettrai pas à table sans lui. Va, et fais diligence.
– J’y vais! dit Corentin abasourdi. Vit-on jamais pareil menteur? ajouta-t-il en lui-même.
Mais il n’avait pas descendu trois marches que maître Fairéol, se précipitant, le saisissait par le bras:
– Ne vous dérangez pas, mon brave: M. de Montpezan est en tournée, Monseigneur, ajouta-t-il en ôtant son bonnet, que ne disiez-vous que vous êtes des amis de M. le gouverneur! Quel malheur qu’il soit absent!
Il mentait encore: le gouverneur était à Périgueux. Don Juan souriait…
– Donnez-vous la peine d’entrer, acheva l’hôte.
Et il ouvrit la chambre d’honneur, qui était fort belle et ne sentait nullement l’hôtellerie.
– À la bonne heure! répéta don Juan. Ce logis est assez propre, pour deux ou trois heures, s’entend.
Et il se mit à rire.
– C’est ce rire! songeait Corentin. C’est surtout ce rire qui me met la rage au cœur. Si seulement il mentait sans rire! Non, il faut qu’il rie… Il rit de tout, de Dieu, du diable, de ses amours, et de lui-même, et de moi!
– Et maintenant, reprit maître Fairéol, épanoui sans trop savoir pourquoi, puis-je demander à Monseigneur ce qu’il désire avoir à son dîner?
Don Juan le toisa. Puis:
– Envoyez-moi votre sommelier et votre maître-queux… Et vite, j’ai soif, j’ai faim.
Maître Fairéol se courba. Il était dompté.
– Oh! fit-il en se retirant, ébloui et fort vexé. Comme on se trompe! J’aurais juré quelque pauvre cadet. Et il me donne leçon en m’apprenant que ce n’est pas à moi de traiter la question du dîner! Et il me tire les oreilles, tout comme le duc de… et puis le prince de… Au diable leurs noms qui rougissent mes oreilles, rien qu’à les entendre!… C’est un grand seigneur, un vrai! Et il est à tu et à toi avec le gouverneur en personne! Oh! oh!…
– Monsieur, disait Corentin, je voudrais bien savoir…
– Toi, tais-toi, si tu ne veux pas que je t’arrache la langue pour la jeter aux chiens!
– Là! fit Corentin. Si je n’ai plus de langue, qui aurez-vous pour dire la vérité?
Il dit. Et il entra en méditation, louchant terriblement sur son nez.
La conférence avec les deux graves personnages demandés par don Juan dura dix minutes, et sans doute ils furent conquis, car il se fit grand bruit dans la cuisine, grande rumeur parmi les casseroles; et les marmitons avaient rarement vu pareil coup de feu pour un seul dîneur.
– Maintenant, tu peux parler, dit don Juan. Nous sommes maîtres de la place.
– Monsieur, dit aussitôt Corentin, nous n’avons qu’un écu. La chambre à elle seule en coûtera trois. Comme si vous n’aviez pu dîner en la salle! Sans compter le dîner lui-même, qui est comme pour un prince du sang, et les chevaux, et moi… j’en ai la chair de poule. Je vous ai vu jusqu’à ce jour commettre bien des peccadilles, mais jamais, jamais rester en affront. Comment payerez-vous?
– Je n’en sais rien…
– Vous comptez donc vous esquiver sans payer?…
– Moi? Pour qui me prends-tu?… Faire tort à un hôtelier, fi, Corentin!
– Ha! Vous avez donc quelque magot dont vous ne me fîtes point part?… ou quelque diamant peut-être?…
– C’est toi qui détiens ma fortune, et je n’ai rien, tu peux le croire.
– Alors… avec quoi…
– Eh! je n’en sais rien, te dis-je?
– L’hôte vous fera donc arrêter. Ciel! Si don Luis Tenorio…
– L’hôte me viendra lui-même offrir le coup de l’étrier.
– J’enrage, monsieur, j’enrage!
– Oh! tu as donc peur d’aller en prison?
– Non, monsieur, non! C’est pour vous seul que je crains l’affront. Grand Dieu! Le fils de don Tenorio en prison! Plût au ciel que j’y puisse aller à votre place! Vous riez. Vous ne me croyez point?
Don Juan se jeta dans un fauteuil et dit:
– Pourquoi te croirais-je, voyons, dis-moi cela un peu…
– Vous ne croyez pas au dévouement de Jacquemin Corentin? Alors, monsieur, expliquez-moi pourquoi je reste avec vous. Je voudrais bien le savoir, car je m’y perds.
– Mais… tu restes avec moi d’abord parce que je paye bien; ensuite parce que je suis beaucoup plus indulgent à tes petits péchés que tu ne l’es à mes faits et gestes, et fermant les yeux quand je vois que tu me voles effrontément; enfin, et surtout parce que je te laisse m’accabler de toutes les impertinences qui te passent par la tête. Vois donc un peu si l’on m’apporte à dîner.
– Monsieur, dit Jacquemin Corentin, connaissez-vous Paris?
– J’y fus deux fois. Belle et noble ville. Sa Sainte-Chapelle, son Louvre…
– Eh! monsieur, tout cela, ce n’est point Paris! Je vois que vous ne connaissez ni la France, ni Paris.
– Comment! Le Louvre et Notre-Dame…
– Paris, monsieur, c’est la rue Saint-Denis. Ce reste que vous dites, ce Louvre et autres babioles, c’est la province de la rue Saint-Denis qui est à Paris. Or je suis né natif de la rue Saint-Denis, où, sans père ni mère, ni frère, ni rien au monde, je fus élevé par la charité de dame Corentin. Dieu ait sa bonne âme!
– Que veux-tu que cela me fasse?
– Attendez. Élevé donc dans la capitale, je veux dire dans la rue Saint-Denis qui est la capitale de Paris, je devais nécessairement aboutir à l’auberge de la Devinière qui est la capitale de la rue Saint-Denis…
– Et de ce royaume, tu fus le roi? dit don Juan, limant ses ongles avec une profonde attention.
– Non, monsieur: j’en fus le tourne-broche. Puis je devins marmiton. Puis je fus admis à servir aux tables de la grande salle. C’est là que me vit l’illustre maréchal de Lautrec qui me fit l’insigne grâce de s’intéresser à moi…
– À cause de ton nez, sois-en sûr…
– C’est bien possible, soupira Corentin en louchant avec mélancolie. Quoi qu’il en soit, c’était au temps où Sa Majesté notre bon sire François se trouvait en la ville de Madrid prisonnier du roi des Espagnes; et, comme vous le savez, il fut convenu que notre aimé sire François serait rendu à la liberté, moyennant que ses deux fils se rendraient en Espagne comme otages. Et M. de Lautrec fut chargé de conduire les deux princes jusqu’à la Bidassoa. C ’est pourquoi ce grand homme de guerre me dit en propres termes: «Corentin, si tu veux voir du pays, je te ferai entrer aux cuisines du prince Henri, comme aide.» Monsieur, je faillis en être malade de joie et devenir fou d’orgueil. Même aujourd’hui, j’en suis honteux.
– Pourquoi, Jacquemin? La grandeur est plus difficile à supporter que la fortune adverse. Il y a bien peu d’hommes que les honneurs ne transforment pas en fous dangereux. Mais continue, ton récit me donne appétit…
– Eh bien! monsieur, nous partîmes, moi, M. Lautrec, les deux princes, leurs gentilshommes, au nombre de vingt, les laquais, valets et gens de cuisine, si bien qu’à plusieurs reprises, Monseigneur Henri, alors âgé de huit ans, voulut voir de près mon nez et même le tenir en ses augustes petites mains, ce qui fait que les gentilshommes du prince me jalousaient fort, et qu’en ce temps-là, monsieur, je fus aussi glorieux de mon nez que j’en avais été jusque-là contrit et marri.
Et Jacquemin loucha orgueilleusement sur son nez.
– Et bien tu fis, dit don Juan. On ne saurait être trop glorieux quand on a un sujet de gloire. Va toujours.
– Sur une grande barque, au milieu de la Bidassoa, on fit l’échange des prisonniers. M. de Lannoi, envoyé du roi des Espagnes, remit Sa Majesté François à M. de Lautrec, et M. de Lautrec remit les deux princes à M. de Lannoi. Je vois encore notre bon sire embrasser ses enfants en pleurant à chaudes larmes.
«Mais quand il eut touché terre, il sauta comme un fou sur le cheval turc qu’on lui avait amené, et partit d’un train d’enfer, et nous fûmes tout pâles de la façon terrible dont il criait: «Je suis encore roi! Je suis encore roi!»
– Avoue, Jacquemin, avoue qu’à sa place tu aurais ainsi crié tout de ton haut…
– Je ne sais pas, monsieur, je ne sais pas si j’aurais eu la force de remettre prisonniers en ma place les deux pauvres petits qui pleuraient et tendaient leurs bras à leur père. Mais, outre que les rois sont armés d’un courage que nous ne pouvons avoir, chacun sait cela de naissance, notre sire est bien connu pour sa valeur, ne craignant rien en ce monde. Bref, monsieur, étant entrés en Espagne, tout se passa fort bien les deux premiers jours. Mais comme il paraît que notre bon roi ne voulut pas tenir les promesses souscrites pour avoir sa liberté, les deux princes, tout à coup, furent durement resserrés par une garde espagnole, et leurs gentilshommes arrêtés et traités en prisonniers de guerre, et nous autres, monsieur, nous fûmes condamnés à ramer sur les galères. Les uns furent envoyés à Alicante, d’autres à Carthagène, et d’autres, dont je fus, à Almeria, la même où vous m’envoyâtes un jour pour acheter de ces étoffes de soie qu’on y fabrique et que vous vouliez offrir à…
– La paix Jacquemin; je t’ai cent fois répété que les noms doivent dormir. N’éveillons pas les noms, Jacquemin, ne les éveillons pas!
– Oui, monsieur, laissons dormir le nom de cette jolie Isabel de Alamena à qui ces étoffes…
– Eh! bourreau! tiendras-tu ta traîtresse langue!
– C’est pour vous dire qu’étant arrivés à Grenade, neuf de seize que nous étions partis, ayant laissé sept morts le long du chemin, ayant marché à pied des jours et des jours sous le soleil, les mains enchaînées, poussés par le bâton de nos gardiens, arrivés, dis-je, à Grenade et nous étant arrêtés sur une place mourant de faim et de soif, et n’en pouvant plus de fatigue, regardés comme bêtes sauvages par les gens de la ville, nous vîmes tout à coup sortir d’un beau palais un homme suivi de serviteurs portant des paniers de vivres et boissons fraîches, et il nous dit: «Mangez et buvez, pauvres victimes…»
Corentin s’interrompit pour s’essuyer les yeux.
– Tu pleures! fit don Juan. Au fait, tu as raison. C’est chose émouvante que de voir un être humain donner un morceau de pain à qui a faim, un verre d’eau à qui a soif. Pour sa rareté, c’est un des plus beaux spectacles de la nature.
– Monsieur, je suis ému toutes les fois que je me souviens de la voix de cet homme généreux, et se serrant contre lui, le tenant fortement par la main, un bel enfant de huit ans, un ange, monsieur, nous regardait de ses grands yeux emplis de pitié… cet enfant, c’était vous, monsieur, et cet homme, c’était monsieur votre père, le vénéré don Tenorio…
Jacquemin Corentin se découvrit.
– Et après? demanda don Juan, qui semblait accorder à cette histoire l’intérêt qu’il eût accordé à un conte de fées.
– Après? Il y a treize ans de cela, mais la chose m’est présente dans tous ses détails. Don Luis proposa au chef de notre escorte de nous racheter tous. L’alguazil eut peur des galères et ne voulut en céder qu’un seul, disant qu’il le porterait pour mort en route. La somme reçue, il conseilla à don Luis de choisir au moins celui de nous qui était en meilleur état, afin de l’indemniser de la dépense par un bon service. Et là-dessus, ce fut moi que votre père désigna, parce que je semblais prêt à trépasser et que mes camarades mêmes furent contents de ma délivrance, disant que je n’aurais pu faire une demi-heure de plus… J’ai appris plus tard que la galère sur laquelle ramaient mes infortunés compagnons fut prise par un corsaire barbaresque et qu’ils furent emmenés en esclavage.
– Crois-tu qu’ils aient beaucoup perdu au change? demanda don Juan.
– Certainement, monsieur, dit simplement Corentin. Songez donc que sur les galères espagnoles, au moins c’étaient des chrétiens qui les rouaient de coups… Quant à moi, don Louis Tenorio me fit soigner chez lui pendant trois mois, après quoi me voyant mis sur pied, et de presque mort redevenu bon vivant, il m’offrit une somme d’argent pour retourner en la rue Saint-Denis, qui est mon pays d’origine, mais je lui demandai de me garder en qualité de valet, car je ne me sentais pas le courage de me séparer de lui, et il y consentit…
– Et après?…
– Après?… Je vous ai dit que tous les détails de ma singulière aventure me sont restés présents… Lorsque votre généreux père racheta ma liberté et ma vie, je pus le voir compter la somme ès mains du chef d’escorte.
– Bah!… Eh bien, je gage que l’alguazil ne dut pas t’estimer bien cher!
– Douze carolus d’or, monsieur!
– C’était une somme!
– Les voici!
Ce fut si imprévu que don Juan éprouva un saisissement. De la pointe de son poignard, d’un geste rapide, Corentin avait décousu tout un pan de son pourpoint. Une à une, il retirait les belles pièces d’or et les posait sur la table, toutes rutilantes et comme frémissantes.
Don Juan s’était levé et regardait cela…
– Il m’a fallu des années pour les économiser sur mes gages, dit Jacquemin. J’aurais cru faire une mauvaise action en les offrant à don Luis. Mais je me disais que la fortune a parfois d’étranges retours, et que, peut-être, un jour, cet or qui m’avait sauvé la vie trouverait son emploi au service de Tenorio…
À ce moment, la porte s’ouvrit, et l’hôtelier de la Tour de Vesone, maître Fairéol en personne parut:
– Monseigneur, le cuissot de chevreuil est à point! dit-il en triomphe.
Son regard tomba sur ce coin de table tout doré… Il se courba en deux et se retira à reculons en murmurant:
– Je l’avais par Dieu bien dit que c’était un grand seigneur: je m’y connais.