XXXII LE LOGIS TURQUAND

Le lendemain, Amauri de Loraydan se rendit au logis Turquand et eut avec le père de Bérengère un entretien où il lui révéla les intentions du roi.


Turquand écouta fort tranquillement. Puis, lorsque le comte eut fini de parler, il le regarda longtemps en silence.


– Que pensez-vous, messire? finit par demander nerveusement Amauri. Enfer! Il semble que vous n’ayez pas compris ce que je viens de vous dire!


– C’est pourtant assez clair: le roi veut enlever ma fille, ce soir, entre dix heures et minuit, et pour l’aider en cette honorable besogne, il compte sur vous. C’est bien cela?


– Sur moi! sur Essé! sur Sansac!


– Bref, tous ceux que j’ai aidés, sauvés de la ruine, de la mort peut-être.


– Oui. Eh bien, que pensez-vous faire? Vous avez entendu l’infernal projet et vous me regardez sans rien dire. Parlez donc, mort-Dieu! Que ferez-vous?…


Turquand continuait à fixer Amauri de Loraydan comme s’il eût essayé de lire dans son âme.


– Notez, dit-il, que la question posée par vous à moi, ce serait à moi de vous la faire. Comte, un homme veut, ce soir, enlever votre fiancée pour en faire sa maîtresse. Que ferez-vous?


Et le regard de Turquand se fit plus aigu, son visage se fit plus sombre.


Loraydan détourna la tête pour échapper à l’implacable interrogation. Il essuya machinalement son front et, en même temps qu’il croyait ainsi apaiser une impression de brûlure, il se sentait grelotter de froid. Le démon de la jalousie faisait rage dans cette cervelle, non dans son cœur. Il finit par murmurer:


– C’est le roi! De par toutes les damnations, c’est le roi! Mais, aussi vrai que mon nom est Loraydan, s’il persiste jusqu’au bout dans son projet, je le tue et me tue après!


C’est peut-être la parole la plus honorable que le comte de Loraydan ait prononcée dans sa vie.


Turquand tressaillit. Un peu de rouge apparut à ses joues. Il eut comme un sourire et saisit les deux mains d’Amauri:


– Vous feriez cela?…


– Oui. Je le ferais.


Loraydan prononça ces mots avec une sorte de simplicité tragique, et en même temps il se sentait défaillir de terreur à la seule pensée que quelqu’un avait pu l’entendre proférer un aussi formidable blasphème: tuer le roi! Toucher à cet être plus près de Dieu que des hommes! Concevoir le plus effroyable des crimes: le régicide!… Lui!… Un Loraydan!…


– Mon fils! murmura Turquand.


Le comte repoussa rudement l’orfèvre… l’usurier. Hors de lui, furieusement, il bégaya:


– Pourquoi m’appelez-vous ainsi? Pourquoi me regardez-vous avec cette fixité qui m’exaspère?


– Je vous regardais, dit froidement Turquand, pour tâcher de savoir l’homme que vous êtes, et si je pouvais avoir confiance en vous. Eh bien, maintenant j’ai confiance.


– Confiance?… Pourquoi confiance?…


– Mon fils, dit Turquand avec sa sinistre douceur, autrefois, j’ai aimé, et j’ai été aimé… Celle que j’aimais, ajouta-t-il dans un soupir, c’était ma femme. Et ma femme, comte, c’était celle qui m’aimait. Vous entendez bien? Nous nous aimions, nous étions l’un pour l’autre tout le bonheur, toute la vie. Un seigneur de haut parage entra dans mon existence, et l’édifice de ce double bonheur s’écroula dans la honte et la mort. Il plut à ce noble sire d’enlever nuitamment et par violence la femme qui était mienne et qui m’aimait: elle se tua…


Loraydan eut un geste. Turquand reprit:


– Tout cela parce que je n’avais pris aucune précaution contre les chacals et loups-cerviers qui rôdent de par le monde…


– Et lui! Lui! Qu’est-il devenu? demanda Loraydan profondément remué par cette sorte de confession imprévue.


– Lui? Le loup-cervier, voulez-vous dire? Eh bien, il est mort! fit Turquand avec un singulier sourire. Il a eu la mort que je pouvais lui souhaiter… celle que je lui ai préparée. N’en parlons plus. Mais ces précautions que je n’avais pas prises pour défendre ma femme, instruit par l’expérience, je les ai établies pour sauver ma fille, au cas où quelque chacal encore… et maintenant, comte, maintenant que j’ai confiance en vous, je puis vous montrer ce que j’ai fait contre les chacals et les loups-cerviers. Voulez-vous voir?


– Oui! dit Loraydan avec une sorte de rudesse.


– Eh bien, venez!


Loraydan suivit l’orfèvre qui descendit au rez-de-chaussée et s’arrêta devant le vestibule, devant la porte d’entrée. Autour de cette porte, sur l’étoffe qui couvrait le mur, courait une arabesque de métal bruni. Turquand appuya fortement sur l’un des motifs de cette ornementation d’un curieux travail. Aussitôt Loraydan entendit comme un déclic, l’entrefend s’ouvrit et livra passage à une porte de fer de deux pouces d’épaisseur qui, glissant parallèlement à la porte de bois sans faire le moindre bruit, vint obstruer l’entrée d’un infranchissable obstacle.


– On ne peut plus passer, dit Turquand.


Amauri hocha silencieusement la tête en signe d’admiration.


– C’est moi qui ai fait ce travail, dit Turquand avec une simplicité menaçante.


– Mais les fenêtres? dit Loraydan.


– J’ai établi la même défense à toutes les fenêtres de l’étage supérieur. Quant à celles du rez-de-chaussée, vous pouvez voir qu’elles sont garnies de barreaux comme il n’y en a ni au Temple, ni au Grand Châtelet, ni au donjon de la bastille Saint-Antoine.


Loraydan jeta un coup d’œil sur une fenêtre et vit qu’en effet, sauf par l’emploi de la mine ou de la catapulte, il était impossible de passer par là. Seulement, Turquand était un artiste. Il en résultait que ces barreaux de fer forgé, qui eussent dû donner à la façade de son logis l’aspect d’une prison, la faisaient ressembler à un précieux ouvrage d’orfèvrerie, tant il y avait de grâce imprévue, de caprice léger, de pensée poétique en les circonvolutions de ces rudes barreaux inattaquables et pareils à une dentelle.


Tout l’art de la Renaissance était venu s’épanouir là.


Tout le génie de Turquand s’y était déployé en une volonté farouche et tendre.


– Venez maintenant, reprit l’orfèvre.


Loraydan, prodigieusement intéressé et sentant s’éveiller en lui une sorte d’admiration, suivit le père de Bérengère, qui remonta à l’étage supérieur et le fit entrer dans un couloir étroit où il n’y avait de place que pour un seul homme à la fois.


Au fond de ce couloir, il y avait une porte.


Avant d’atteindre à cette porte, Turquand déplaça un panneau de bois et montra au comte une niche carrée, une espèce d’armoire en laquelle étaient rangées en bon ordre douze arquebuses massives et de fort calibre, en parfait état d’entretien.


– Elles sont chargées, dit paisiblement Turquand. Vous voyez que chacune d’elles est munie non pas d’une mèche comme les arquebuses ordinaires, mais d’un barillet de poudre et d’une pierre à feu. Je n’ai qu’à déclencher ce déclic: cette pointe d’acier vient frotter la pierre, l’étincelle jaillit, la poudre s’enflamme, la balle part. Grâce à ce petit agencement dont je suis l’inventeur, je puis, en quelques minutes, décharger l’une après l’autre ces douze arquebuses…


Loraydan avait saisi l’une de ces armes à feu et l’examinait en connaisseur, avec une curiosité admirative. Il murmura:


– Si vous vouliez montrer aux armuriers du roi ce que vous appelez un petit agencement, votre fortune serait faite…


– Ma fortune est faite! dit Turquand. Je garde mon secret pour moi – pour nous, dis-je! Cette porte, monsieur le comte, donne sur la chambre de ma fille…


Loraydan sentit son cœur battre à grands coups.


– Mademoiselle Bérengère! murmura-t-il avec une sourde émotion.


Turquand refermait l’armoire aux arquebuses. Il se tourna alors vers Amauri:


– À supposer que l’entrée ou l’une des fenêtres soit forcée, dit-il avec ce même calme qui finissait par inspirer au comte une vague terreur, à supposer qu’on ait pu massacrer dans l’escalier mes huit serviteurs qui sont des hommes à moi, qui m’appartiennent corps et âme, qui sont armés beaucoup mieux que des suisses ou des reîtres, qui sont des hommes, dis-je!… à supposer donc qu’on ait pu aboutir à ce couloir où nous sommes, et qu’on veuille atteindre cette porte, c’est moi qu’on trouverait ici… moi!


Et Turquand redressa sa haute taille. Son regard lança des flammes. Il ajouta:


– J’en tuerais une bonne douzaine avec mes arquebuses. J’aurais ensuite ma dague. C’est seulement quand je serais mort que le félon, le ravisseur, quel qu’il soit, comte, duc, prince, roi, pourrait enfin ouvrir cette porte et entrer chez Bérengère. Alors…


Turquand ouvrit brusquement la porte, et dit:


– Entrez, monsieur le comte!…


Loraydan eut comme une imperceptible hésitation. Il se sentit pâlir. Puis, d’un geste qui ne manquait ni de noblesse ni de grâce, Il se découvrit comme on se découvre au seuil d’un temple, et il entra…


D’un rapide regard, il inspecta la chambre et vit que Bérengère n’était pas là.


La chambre était somptueusement simple: peu de meubles, mais chacun de ces meubles était un chef-d’œuvre. Les murs étaient tendus d’une tapisserie claire et poétique, à fils d’argent, qui représentait des scènes champêtres. Le lit était invisible, enveloppé qu’il était dans les larges plis d’une étoffe semblable à celle des tentures murales. Une table de travail, d’un goût précieux et délicat, un prie-Dieu qui était une merveille de la sculpture sur bois, deux légers bahuts semblables à des dentelles d’une charmante finesse, deux fauteuils, voilà quels étaient les ornements de cette chambre de jeune bourgeoise, que plus d’une princesse eût admirée et enviée. Seule, dans un angle, une sorte d’armoire assez semblable à nos modernes coffres-forts déparait cet ensemble d’où se dégageait une impression d’opulence poétique et d’incomparable fraîcheur.


Cette armoire, Turquand l’ouvrit d’un simple geste qui échappa au comte.


Et Loraydan, s’étant approché, vit qu’il y avait là l’entrée d’un étroit escalier de pierre qui semblait ménagé dans l’épaisseur même de la muraille.


Turquand ayant repoussé la porte de l’armoire, continua:


– Alors… c’est-à-dire, une fois la porte de fer brisée, une fois mes serviteurs massacrés, une fois moi-même tué dans le couloir, si on entrait dans cette chambre, on la trouverait vide comme nous venons de la trouver… Bérengère aurait fui par là, refermant cette armoire, comme nous l’avons trouvée fermée… Pour ouvrir cette armoire elle-même, il faudrait d’abord ensuite reconnaître le secret qui permet de l’ouvrir soit du dedans, soit du dehors… c’est-à-dire qu’il faudrait passer encore au moins trois ou quatre heures à briser cette armoire qui vous paraît être de chêne et qui est en réalité de fer épais, recouvert d’une mince feuille de bois… car le secret, nul ne le connaît que moi et Bérengère… je veux dire moi, Bérengère et vous!… Voyez…


Turquand appuya du doigt, légèrement, sur une tête de clou, et la porte se rouvrit.


– Il fallait, dit-il en souriant, il fallait pour le doigt de Bérengère, un mécanisme sensible à la moindre pression… c’est celui qui m’a demandé le plus de travail. Entrez, monsieur le comte.


Loraydan, la poitrine oppressée, la tête en feu, la pensée en désordre, obéit sans dire un mot. Turquand le suivit et tira à lui la porte de l’armoire.


Le comte vit alors qu’ils se trouvaient dans une sorte d’étroite cage de fer éclairée par une veilleuse qui brûlait aux pieds d’une statue de la Vierge.


L’escalier que nous avons signalé et qui s’enfonçait en tournant pareil à quelque vis géante, commençait là.


– Voyez, continua Turquand. Supposons Bérengère entrée ici. Elle pousse tout simplement ce minuscule verrou comme ceci, de gauche à droite: dès lors, on peut appuyer, frapper sur la tête de clou que je vous ai montrée: le mécanisme ne fonctionne plus, l’armoire garde son secret… Supposons maintenant le danger écarté: sur un appel de moi, Bérengère veut rentrer dans la chambre; elle n’a qu’à pousser ce même petit verrou, comme ceci, de droite à gauche, vous voyez…


Turquand, tout en parlant, venait d’exécuter la manœuvre indiquée; l’armoire s’était à nouveau, d’elle-même, ouverte avec un léger bruit de déclic.


Les deux hommes rentrèrent dans la chambre.


Loraydan balbutia:


– Vous avez dit que Bérengère… sur un appel de vous… vous pourriez donc l’appeler?… Messire! ah! messire, tout ceci me confond, m’étonne, m’effraye… où est-elle? Oh! dites-moi où est Bérengère en ce moment!…


Turquand sourit, et, de sa voix grave:


– Remettez-vous, monsieur le comte, Bérengère est en ce moment là où elle doit être dès que je lui signale le danger… Elle est là où conduit cet escalier.


– Vous l’avez donc prévenue?…


– Certes. Pour l’habituer à une prompte exécution, pour l’habituer surtout au sang-froid, au calme nécessaires, je lui fais, une fois ou deux par semaine, sans l’avertir du jour et de l’heure, exécuter toute la manœuvre, toute la marche… Elle a été tout à l’heure prévenue par moi qu’elle eût à chercher son refuge et à fuir sans hésitation: elle a obéi…


– Vous l’avez prévenue! haleta Loraydan. Quand?… Comment?…


– Lorsque j’ai fait, devant vous, manœuvrer la porte de fer qui, tout d’abord, arrêtera les assaillants à l’entrée du logis, au rez-de-chaussée. En même temps que se déclenchait le mécanisme, un ressort mettait en mouvement cette clochette d’alarme que vous voyez ici – et Turquand, du doigt, désigna une sonnette accrochée à un fil de fer dans un angle du plafond – Bérengère a entendu la clochette. Bérengère a fui dans l’escalier… Si je veux la rappeler, lui dire que tout danger a disparu, je n’ai qu’à tirer ce léger levier que vous voyez ici… Bérengère, à l’endroit même où elle se trouve en ce moment, entendra résonner une autre clochette pareille à celle-ci – et elle reviendra aussitôt.


En même temps, Turquand se dirigea vers le prie-Dieu, écarta le crucifix d’or qui le surmontait, et le levier dont il parlait apparut aux yeux de Loraydan.


D’un geste impulsif, Amauri allongea le bras vers ce levier, mais Turquand saisit ce bras au passage et secoua négativement la tête.


– Tout à l’heure, dit-il froidement. Commencez-vous à vous rassurer, monsieur le comte? Commencez-vous à comprendre que Bérengère n’a rien à craindre ni de votre roi ni de qui que ce soit au monde?…


Loraydan s’inclina avec un respect qui mit aux yeux de Turquand un éclair de joie et l’orgueil.


– Maître, dit le comte d’un accent d’étrange émotion, vous voyez que je suis confondu d’admiration. Ces travaux ont dû vous coûter…


– Des années pour l’étude, des années pour l’exécution, dit simplement Turquand. Quant à l’argent dépensé, je l’estime à un million de livres – je ne parle pas des œuvres d’art, meubles, tapisseries, tableaux, statues, livres précieux, que pour mon agrément, pour la joie de Bérengère, pour élever son cœur, ennoblir son âme, j’ai entassés dans ce logis.


Turquand, lentement, alla prendre place dans l’un des fauteuils.


Loraydan demeura debout devant lui, nu-tête…


– Lorsque mourut la femme que j’adorais, dit Turquand, lorsque j’eus compris qu’il n’y avait plus pour moi d’amour et de bonheur en ce monde, Bérengère n’avait que quelques mois. Je la vis grandir. Ses premiers sourires furent pour moi. C’est autour de mon cou que ses petites mains se serraient, comme autour du cou d’une mère. Un jour, je compris que je pouvais vivre encore, être heureux encore, aimer la mère dans la fille, je compris que Bérengère était le seul être vivant dans mon cœur, et que dès lors, ma vie avait un but: le bonheur de mon enfant. Mais lorsqu’elle commença à grandir, lorsque se développa cette beauté que plus d’une fois j’ai maudite en même temps que je la bénissais, je regardai autour de moi: je vis qu’un bourgeois comme moi comptait pour peu de chose; je vis que mon trésor, quelque jour, me serait arraché; je vis qu’en plus d’une famille on pleurait de rage et de désespoir parce qu’il avait plu à quelque prince, à quelque duc, de jeter dans ce foyer la honte et le déshonneur. Chez moi aussi, la honte était entrée un jour. Je me jurai que jamais plus il n’y aurait de déshonneur à mon foyer. Je jurai que Bérengère ne serait jamais la proie de quelque noble larron, comme l’avait été sa mère. Je jurai qu’elle ne sortirait de ma maison que pour entrer, tête haute et de bon cœur, dans la maison de l’époux que je lui aurais choisi et qu’elle aurait agréé… Je veillai… Ah! je veillai nuit et jour, je songeai à préparer une suffisante défense, je construisis ce logis et l’agençai tel que vous venez de le voir… tel que seul devait le voir le futur époux de ma fille…


Turquand avait fait ce récit avec une sorte d’affabilité souriante. Loraydan, pour la première fois de sa vie, se comprit, se sentit, se vit plus petit que l’homme qu’il avait devant lui. Jusqu’ici, sauf devant le roi et les princes, par sa pensée, sa parole, son attitude, il s’était affirmé l’égal de quelques-uns et le supérieur de l’immense troupeau d’hommes à qui le hasard avait refusé un titre à l’heure de leur naissance.


Celui-là, c’était un bourgeois, un artisan…


Peu de chose. Presque rien.


Loraydan se sentit écrasé. Pour la première fois de sa vie aussi, l’émotion qui le poignait au cœur se trouva pure de tout calcul…


Debout devant Turquand, il s’inclinait. Il y avait des larmes dans ses yeux. Son cœur battait. Il redevenait homme. Les fuligineuses pensées d’orgueil qui l’avaient dominé s’évanouissaient à l’heure où un chaud et vibrant rayon de soleil vient frapper les paupières closes du dormeur et le force à s’éveiller à la bienfaisante réalité…


Loraydan haletait… Dans cette minute, son amour pour Bérengère se purifia. Son respect, son admiration pour le père de Bérengère éclatèrent en son âme. Une irrésistible impulsion allait le jeter à genoux, les mains jointes, devant le père de celle qui alors se dressait dans son âme avec la douce et puissante autorité de l’innocence…


Ah! pourquoi n’obéit-il pas à cette régénératrice impulsion?


Pourquoi, de ses lèvres brûlantes, ne laissa-t-il pas couler les salvatrices paroles d’amour pur qui débordaient de son cœur?


– Père, criait ce cœur, ô père de ma bien-aimée Bérengère, aidez-moi, sauvez-moi de moi-même. J’aime de toute mon âme qui jamais n’a aimé, j’aime cette fleur de candeur, cette chaste enfant qui est votre fille, et je sens que mon amour, purifié par la flamme de mes remords, peut faire de moi un homme! ô père, je fus méchant. Je fus cruel. Je ne savais pas. J’ignorais les joies suaves et profondes de la bonté, de l’amour pur. Fuyons, ô ma bien-aimée! Fuyons, ô père de ma bien-aimée. Fuyons tous trois loin du crime, du mensonge, de l’imposture, de la trahison! Emmenez-moi, puisque vous avez daigné me recueillir! Allons-nous-en loin de Paris et de la cour! Et à nous trois, vivons une vie de paix et de bonté, occupés à répandre autour de nous un peu de ce bonheur qui sera en nous, inquiets seulement de la tristesse qu’un de nous pourra témoigner, joyeux de sa joie, cherchant par le monde si d’autres que nous ne pleurent pas, ne souffrent pas, et venant à leur secours comme vous êtes venu au mien, ô ma bien-aimée, ô père de ma bien-aimée… partons… fuyons… emmenez-moi… régénérez-moi… apprenez-moi l’amour, la bonté, le bonheur… la vie… toute la vie!…


Pourquoi ces paroles s’enfermèrent-elles dans le cœur d’Amauri de Loraydan?


Pourquoi, lentement, se redressa-t-il, de courbé qu’il était?


Pourquoi les larmes qui pointaient à ses cils se desséchèrent-elles comme à quelque feu dévorant?


Pourquoi?… Qui sait?… Peut-être simplement parce qu’il vit en imagination le sourire railleur d’un Essé ou d’un Sansac. Peut-être parce qu’il entendit à ses oreilles leur voix méprisante lui demandant pour combien d’écus il avait vendu son blason à un usurier. Oui, sans doute, ce fut le hideux orgueil de race qui tout à coup l’arracha à cette noble émotion qui avait failli prendre son cœur. L’orgueil!… Ce que les hommes, imbéciles en leur langue, inaptes à traduire par des verbes justes les fluctuations de leur pauvre âme ignorante appellent l’orgueil!


Orgueil? Mot vainement orgueilleux lui-même parce qu’il présuppose la réalité d’un sentiment qui reste à démontrer et qui, peut-être, n’existe guère qu’à l’état de mot!


Qui sait ce qui resterait d’orgueil dans l’esprit des hommes si le mot orgueil était supprimé de leur langage conventionnel?… Qui pourra jamais mesurer la puissance des mots?…


Loraydan se redressa, l’œil sec, le visage fermé, honteux et frémissant d’avoir failli devenir un homme, de bête féroce qu’il était.


– Jamais! se rugit la bête féroce réveillée. Jamais je ne me livrerai à ces gens. Jamais ils n’auront l’illustre nom qui m’a été légué par une lignée de fiers barons! Debout, Loraydan, debout! Prends-les! Prends leur or! Prends la fille! Prends les secrets que le père vient de te livrer, et sache t’en servir à l’occasion! Prends tout, c’est ton bien, – et ne donne rien! Surtout, ah! surtout, ne donne pas ce nom que tu dois à tes aïeux de garder pur de tout vil contact!…


Et lorsque Loraydan se fut redressé, lorsqu’il fut redevenu lui-même:


– Me voici donc pleinement rassuré, messire. Je vois que ce soir, quand Sa Majesté le roi s’en viendra rôder autour de votre maison, il se heurtera à d’infranchissables barrières. Mais enfin, messire, supposons le pire! Supposons la porte de fer enfoncée, vos serviteurs massacrés, vous-même tué, supposons que le roi parvienne à ouvrir cette armoire, descende l’escalier, et suive le chemin qu’a suivi votre fille, qu’arriverait-il?


Turquand se leva, et répondit tranquillement:


– Il arriverait qu’au bout du souterrain que j’ai fait creuser, le roi parviendrait là où est parvenue Bérengère, c’est-à-dire dans la chapelle de l’hôtel d’Arronces…


Loraydan tressaillit.


– Et là? fit-il. Là! Il trouverait Bérengère!… Il la trouverait!…


– Sans doute, dit Turquand. Mais il la trouverait sous la protection de quelqu’un que le roi, tout roi qu’il est, n’osera braver…


– De quelqu’un? gronda Loraydan.


– D’un fantôme! dit Turquand avec une sorte de majesté. Le souterrain aboutit à un tombeau. Dans ce tombeau dort une femme que le roi François n’osera jamais affronter. Car cette femme fut l’une de ses victimes. Le fantôme, monsieur le comte, s’appelle Agnès de Sennecour… Ne cherchez pas à comprendre. Contentez-vous de l’assurance que je vous donne en toute connaissance de cause.


– Soit! s’écria Loraydan hors de lui. Mais s’il ose! Si la victime ne se lève pas pour l’arrêter? Si le fantôme ne lui fait pas peur? Messire, messire, si le roi ose oser?


Et Turquand répondit:


– Cela même est prévu. Si le roi ou tout autre larron poursuit ma fille jusque dans la chapelle de l’hôtel d’Arronces: si la majesté du lieu ne l’arrête pas, s’il passe outre au respect dû aux morts, à l’instant même où sa main atteindra Bérengère, cette main, comte, ne touchera qu’un cadavre.


– Un cadavre! bégaya Amauri de Loraydan frappé d’une sorte d’horreur.


Et Turquand, de sa même voix paisible, devenue alors effrayante de calme funèbre:


– Bérengère porte toujours dans son aumônière un poison foudroyant que j’ai fait composer pour elle… la suprême aumône! Vienne l’occasion, monsieur le comte, elle saura s’en servir!…

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