Un chapitre pour ce truand, pour ce malandrin de grande route, un chapitre pour lui tout seul, c’est sans doute beaucoup d’honneur. Nous n’y pouvons rien. Dans l’histoire que nous contons, ce sacripant s’est taillé sa part; en toute justice, nous devons lui laisser cette part intacte, et ne rien lui rogner au nom de la vertu: nous devons avouer que le métier de censeur nous a toujours paru le plus haïssable des métiers. Censure donc qui voudra le malandrin qui ose s’attribuer l’honneur d’un chapitre: nous ne voulons être que le conteur impartial.
D’ailleurs, Bel-Argent, déjà, n’était plus tout à fait le sacripant de grand chemin: il avait pris l’habit d’un honnête valet; et en dépit du proverbe, nous pensons que l’habit fait tout au moins les trois quarts du moine.
Bel-Argent, donc, avait suivi Clother de Ponthus lorsque celui-ci était sorti de son logis de la rue Saint-Denis pour se rendre à l’hôtel d’Arronces. Bel-Argent avait assisté à la soudaine rencontre de Clother avec Amauri de Loraydan. Bel-Argent avait immédiatement reconnu l’homme qui l’avait payé aux abords du castel de Ponthus, ou tout au moins qui avait payé Jean Poterne, afin que ledit Jean Poterne, aidé de lui, Bel-Argent, expédiât le plus vite possible dans un monde meilleur ce bon M. de Ponthus. Bel-Argent avait craint d’être reconnu par le comte de Loraydan, bien que, de sacripant, il se fût fait honnête homme, car il se disait que ce changement d’état dont il se glorifiait n’avait peut-être pas amené un changement notable sur sa figure. Bel-Argent, disons-nous, au moment de la rencontre, s’était prudemment reculé jusqu’au détour du chemin de la Corderie, s’était éclipsé dans la rue du Temple, et, pour plus de précaution, s’était terré dans un cabaret borgne où les soldats de garde au château venaient boire, jouer aux dés et lutiner les pauvres filles qui, le soir venu, y cherchaient un refuge contre la morale publique représentée par le guet.
Bel-Argent, qui était l’ennemi déclaré de Jacquemin Corentin, avait du moins un point de ressemblance avec lui: c’était sa passion immodérée pour les flacons où s’enferme la liqueur qu’en ces temps lointains les buveurs avaient le droit d’appeler jus de la grappe – droit que nos mœurs plus raffinées et plus chimiques leur ont retiré. En effet, ce n’est plus guère que dans les romans et les chansons à boire que le jus de la grappe persiste à vivre, tout étonné de cette survivance qui ne répond plus qu’à des réalités bien pâles et, pour parler net, bien mensongères.
En ces temps, donc, le vin – bon ou mauvais – était du vin; à cause de cela, sans doute, il ne coûtait pas cher. Bel-Argent se promit de vider un flacon, et tout aussitôt de courir après son maître. Il en but trois… plus d’une heure s’écoula.
Lorsqu’il sortit du cabaret en question, en raidissant sa marche, lorsqu’il reprit pied dans le chemin de la Corderie:
– C’est étonnant, dit-il. Je ne suis pourtant resté qu’une minute en ce lieu, et n’y ai bu qu’un gobelet de pauvre vin. Et déjà le sire de Ponthus a disparu. Que peut-il bien être devenu?
Il était justement arrêté devant l’hôtel Loraydan dont le portail était resté entrebâillé.
Il méditait sur cette disparition de son maître qu’il trouvait si prompte – le temps d’un gobelet à peine!
Tout à coup ces mots lui parvinrent distinctement:
– Tu l’as vu! Tu l’as vu sortir! le gentilhomme qui était avec moi, tu l’as vu s’en aller?…
Bel-Argent écouta sans la comprendre l’étrange conversation qui eut lieu entre Amauri de Loraydan et son valet Brisard. Et, tout à coup, comme il se grattait le menton pour s’aider à comprendre, il fut heurté par quelqu’un qui lui dit:
– Gare donc, manant!
Bel-Argent allait riposter, il se tut, et soudain se recula, l’homme qui l’apostrophait ainsi, c’était le comte de Loraydan. Amauri continua son chemin sans plus s’occuper du manant. On a vu qu’il se rendait au Louvre.
– Oh! fit Bel-Argent. Il ne m’a pas reconnu? Ce que c’est que de devenir honnête! Mais si je deviens encore un peu plus honnête, je ne me reconnaîtrai donc plus moi-même? Oh! oh! Ce serait trop, tout de même. Arrête, Bel-Argent, arrête-toi sur cette dangereuse pente de vertu… Mais si je ne me trompe, ce digne seigneur qui voulut faire occire M. de Ponthus par Jean Poterne est sorti de cet hôtel… et c’est lui qui disait: «Tu l’as vu? Tu l’as vu sortir ce gentilhomme?…» De qui? De quoi était-il question?
Encore sous l’influence de ses flacons, Bel-Argent, bravement, pénétra dans la cour de l’hôtel et s’avança en souriant vers Brisard qui le vit venir avec étonnement et le toisa, et l’accueillit d’un rude:
– Que demandez-vous céans?…
– C’est un bien magnifique hôtel, dit Bel-Argent de sa voix la plus agréable.
– L’hôtel de mon maître, M. le comte Amauri de Loraydan. Et après?
– Ce seigneur qui vient de sortir?… C’est M. le comte Amauri de Loraydan?
– Lui-même. Et après?
– M. le comte Amauri de Loraydan est un bien généreux seigneur, puisqu’un jour, à Jean Poterne et à moi, il nous donna douze cents livres.
– Douze cents livres! s’exclama Brisard soudain captivé, intéressé par cet incroyable événement. Eh bien, à moi qui le sers, hors mes gages, jamais il ne m’a… mais qui êtes-vous! Et que demandez-vous?
– Ce cabaret, dit aimablement Bel-Argent, ce cabaret, là, au détour de la rue du Temple, c’est un bien digne cabaret…
– Oui, fit Brisard… le Bel-Argent!
– Plaît-il?…
– Quoi?…
– Vous avez dit mon nom! Vous l’avez dit?
– J’ai dit: l’auberge du Bel-Argent. Après?…
– Mon auberge?
Bel-Argent passa une main sur son front, considéra Brisard avec attention, et se prit à rire. Brisard alla dans un angle de la cour se saisir d’un solide bâton, et revint sur l’intrus en grognant:
– Dehors! Tout de suite!…
Bel-Argent se dandina, et plus souriant que jamais:
– C’est que, dit-il, Bel-Argent, c’est mon nom, à moi! Et vous dites que ce cabaret… heu… on y boit des choses… des choses… Voilà, mon brave!
Brisard fit tournoyer son bâton, et réitéra:
– Dehors! Ou je cogne!…
Et Bel-Argent, de plus en plus aimable:
– Alors… ce gentilhomme… tu l’as vu s’en aller?… Tu l’as vu sortir?…
– Ah! ah! fit Brisard qui abaissa son arme. Tu demandes après ce jeune gentilhomme?
– Sans doute, puisque c’est mon maître… Du moins, je le suppose ainsi. Car si ce n’est mon maître, le sire Clother de Ponthus, qui ce pourrait-il être?
– C’est juste, dit Brisard qui, d’ailleurs, n’avait rien compris à ce raisonnement.
– Alors, tu l’as vu? Dis-le-moi, et foi de Bel-Argent, je t’emmène dans mon cabaret, c’est-à-dire… le cabaret qui me vole mon nom… Tu l’as vu? Tu l’as vu sortir?…
Et tout naturellement Brisard répondit:
– Ma foi non: je l’ai vu entrer, mais je ne l’ai pas vu sortir. (Je ne sais pas pourquoi je me donnerais le mal de mentir à quelqu’un qui n’est qu’un valet comme moi.) Je l’ai donc vu entrer. Mais quand tous les diables y seraient, de l’avoir vu sortir, c’est une autre affaire: je ne l’ai point vu!…
– Je ne comprends pas, dit Bel-Argent. Tu l’as vu… et tu ne l’as point vu… Heu… pas la peine d’essayer de comprendre… c’est trop difficile.
Et résolument:
– Viens-nous-en à mon cabaret, c’est moi qui paye!
Irrésistible était l’invite ainsi formulée. Brisard s’avoua que ce confrère avait d’aimables façons. Il suivit, ferma le portail de l’hôtel, et bientôt les deux héros furent attablés devant un broc tout frais tiré de la cave: Brisard était un fervent habitué du lieu et l’hôtesse le ménageait.
La conversation qui s’engagea fut longue, nébuleuse, de plus en plus inextricable, et lorsque, longtemps après, les deux valets se quittèrent en se promettant de se revoir:
– Quel bélître! pensait Brisard. Il ne comprend rien à rien. Mais il boit bien…
– L’idiot! se disait Bel-Argent. Plus bête encore que Corentin. Mais il lève bien le coude…
Bel-Argent arriva au logis de la rue Saint-Denis où il fut fort étonné de ne pas retrouver le sire de Ponthus. Il médita longuement sur cette absence qu’il désapprouvait, puis il finit par se dire:
– Bon! Il aura été boire avec le sire de Loraydan. Mais les deux maîtres boivent-ils mieux que les deux valets?
Clother avait cédé à Bel-Argent une petite chambre de son appartement.
C’est dans cette chambre, assis au bord de son lit, que l’ancien routier méditait sur la question de savoir si le seigneur de Ponthus buvait mieux que lui. Ne pouvant arriver à résoudre cet important problème, il finit par s’allonger sur le lit, et tout aussitôt, s’endormit d’un sommeil sans rêves.
Bel-Argent dormit tout le reste de ce jour, toute la nuit, et se réveilla le lendemain aux abords de midi, la tête lourde, l’estomac creux, les idées confuses. Il eut vite fait de se rafraîchir la tête et de se remettre en bon état. Quand il se trouva présentable, il pénétra dans la chambre de son maître, dont il constata l’absence. Il supposa d’abord que M. de Ponthus était déjà sorti sans avoir eu besoin de ses services, mais le lit non défait démentait cette hypothèse…
Bel-Argent passa le reste de ce jour à attendre… mais M. de Ponthus ne revint pas.
La journée du lendemain, Bel-Argent erra dans la rue Saint-Denis et multiplia les stations à la Devinière. Il était inquiet. Mais nous devons dire que cette inquiétude n’allait pas jusqu’à l’émotion. Bel-Argent, parmi tant d’hypothèses, en vint à se dire que le sire de Ponthus avait été tué, peut-être.
– Ma foi, je le regrette, se disait-il avec la rude philosophie des routiers de cette époque. C’était un bon maître. Il payait bien. Pour lui éviter une vilaine estocade j’eusse volontiers risqué de me faire embrocher. S’il est mort, je boirai un flacon en son honneur, et ferai aussi dire une messe pour son repos. Puis, je demanderai au seigneur Juan Tenorio de me prendre à son service. Pour cela, il sera nécessaire que je me mette au mieux avec le damné Jacquemin Corentin. Mais que peut-il être devenu, celui-là aussi?
Ni Jacquemin Corentin, ni Clother de Ponthus ne reparurent.
En revanche, Bel-Argent se trouva soudain nez à nez avec Juan Tenorio, voici comme:
Le matin du quatrième jour à compter du moment où Clother de Ponthus, sur l’invitation de son mortel ennemi, était entré à l’hôtel Loraydan, Bel-Argent se réveilla fort maussade, vu que la veille au soir il avait dépensé son dernier écu à l’auberge de la Devinière.
– Si le seigneur de Ponthus ne revient pas aujourd’hui, se dit-il, je suis condamné à mourir de soif, et je ne compte pas la faim. Jacquemin Corentin peut seul me tirer de ce mauvais pas. Il peut me faire agréer par son maître, et même me prêter quelques deniers, si je consens à avouer que son nez est vrai. Voyons donc si ce digne ami est enfin revenu.
Vers dix heures du matin, donc, Bel-Argent descendit, et il ne fut pas peu surpris de voir assemblées devant la porte de dame Jérôme Dimanche quelques commères au bavardage desquelles il s’intéressa aussitôt, car l’une d’elles qui n’était rien moins que l’épicière d’en face affirmait avec autorité:
– Et moi, je vous dis et vous redis qu’il se nomme le seigneur Jacquemin de Corentin et qu’il est comte breton, et qu’il ne connaît pas sa fortune tellement il est riche, à telles enseignes que c’est dame Jérôme Dimanche elle-même qui me l’a dit!
– Ah! s’écria la tripière, en a-t-elle de la chance, cette petite mijaurée de Denise! Ce n’est pas à ma Félicité qu’écherra jamais un lot pareil…
– Seigneur, pas plus qu’à ma fille Ninie, dit la marchande de flans. Et pourtant, Dieu sait que Ninie et Félicité sont plus belles que Denise, et qu’elles vont plus assidûment à messe et vêpres. Ninie surtout qui va sur ses vingt-cinq ans et a fait un vœu à sainte Catherine…
– Le monde va de mal en pis, reprit la tripière avec l’énergie que, de tout temps, a comporté cet aphorisme consolateur. Et le mariage se fait à Saint-Merri…
– Et ce noble seigneur, continua à renseigner l’épicière, a voulu que ce fût une messe basse, et que nul n’assistât à la cérémonie. Dites donc, on aurait pu nous inviter. Nous valons bien la Jérôme Dimanche, veuve d’un drapier…
Bel-Argent ouvrait toutes larges ses oreilles.
– Je continue à ne pas comprendre, se disait-il. Qu’est-ce que le seigneur Jacquemin de Corentin, comte breton?… Qu’est-ce que Saint-Merri? Et la messe basse? Et le mariage? Qui donc se marie?…
– Les voici! Les voici! s’écria le chœur des commères. Bel-Argent ouvrit, cette fois, des yeux énormes, et vit arriver don Juan Tenorio donnant le bras à Denise, et suivi de dame Jérôme Dimanche qui portait les missels. Juan Tenorio était pâle, agité inquiet, et ne s’en empressait pas moins auprès de la pauvre petite à l’oreille de laquelle il semblait dire des choses merveilleuses, que Denise, les yeux baissés, toute souriante et rose écoutait avec ravissement. Quant à la digne veuve, elle rayonnait, sa large face était un soleil d’orgueil.
Ce groupe disparut dans le logis, suivi de près par l’assemblée des commères. Denise fut saisie, poussée de bras en bras, félicitée, complimentée, embrassée, tandis que don Juan, à l’écart, se rongeait d’impatience, et se disait:
– C’est audacieux certes. Mais où est le mal, après tout? Cette petite en sera-t-elle moins heureuse parce que je fus obligé d’emprunter le nom de mon valet pour faire son bonheur?… Je lui eusse donné mon vrai nom: par le ciel, elle le mérite, mais le nom de Juan Tenorio appartient à une autre!… Ce n’est ici qu’une agréable comédie du genre de celles qu’on fait si jolies en Espagne…
Il soupira. Son visage s’assombrit. De fugitives pensées de remords troublèrent cette cervelle. Mais se livrant tout entier à la folie de l’heure présente, il eut un mouvement des épaules et murmura:
– Je dois, par tous les moyens, assurer mon plaisir qui est ma vie. En revanche, je suis tout prêt à en courir les risques. Soyons donc heureux dans cette minute, et advienne que pourra, ma mort même!…
Ce fut à ce moment que Bel-Argent, à son tour, pénétra dans le logis. Don Juan le vit venir, et songea:
– La mort, après tout si elle vient couronner une vie bien remplie, sera la bienvenue. Mais surtout, de par tous les diables d’amour, évitons le ridicule! Que me veut cet imbécile?
Et Bel-Argent, s’inclinant très bas, disait:
– Le seigneur Juan Tenorio pourrait-il m’apprendre ce qu’est devenu mon maître?
– Que dit-il? s’écrièrent la tripière et la marchande de flans.
– Où prend-il Juan Tenorio? grommela dame Dimanche.
– Juan Tenorio? balbutia Denise en qui, soudain, se levèrent d’étranges soupçons.
Don Juan qui eût accueilli le bourreau par un éclat de rire, don Juan qui eût dégainé devant dix sergents de la prévôté chargés de l’arrêter, don Juan demeura atterré devant Bel-Argent. Et en lui, ce fut de l’épouvante lorsque, tout naturellement, Bel-Argent ajouta avec le plus aimable sourire:
– Seigneur Juan Tenorio, à défaut de mon maître, je vous jure que j’ai le plus pressant besoin de rencontrer votre valet, le bon Jacquemin Corentin…
– Hé! s’écria don Juan livide, que veux-tu dire, misérable? Ne sais-tu pas que Jacquemin de Corentin, c’est moi-même!
Bel-Argent sursauta, se frotta les yeux, puis dans le grand silence qui s’appesantit soudain:
– Vous, monseigneur! Allons donc, je n’ai pas la berlue, par le pape et les saints! Vous êtes le noble Juan Tenorio et Jacquemin Corentin, ce bélître avec son nez n’est que votre valet. Aurait-il eu l’audace de se faire passer pour vous, et l’auriez-vous chassé? En ce cas, je suis tout prêt à le remplacer, car…
Bel-Argent eût pu continuer longtemps sur ce ton. Personne ne l’écoutait plus: ni Denise qui venait de s’évanouir dans les bras de sa mère, ni dame Jérôme Dimanche qui poussait des cris à fendre l’âme, ni les bonnes voisines qui faisaient un tapage assourdissant et criaient: «Au feu! À la hart! À l’imposteur!» Ni enfin don Juan qui, la tête basse, ramassé sur lui-même, se demandait s’il n’allait pas se plonger à l’instant un fer dans le cœur, ou s’il ne valait pas mieux, au contraire, l’enfoncer dans la poitrine du misérable Bel-Argent…
Toutes réflexions faites, il se décida pour ce dernier expédient, se disant qu’une fois Bel-Argent mort, il arrangerait tout avec quelque adroit mensonge.
Il dégaina donc, et se rua sur l’infortuné Bel-Argent, en criant plus fort que les commères:
– Oui! oui! À la hart! À l’imposteur! Ah! lâche imposteur! Je vais t’apprendre qui est Juan Tenorio, et qui est Jacquemin de Corentin!…
À ce moment, la pauvre petite Denise reprenait les sens, et elle entendit, oui vraiment, en cette affreuse minute où se jouait cette comédie qui, pour elle, était impitoyable tragédie, elle entendit Bel-Argent hurler:
– Par la tête! Par le ventre! Par les tripes! Je connais Jacquemin Corentin, je pense. Il est assez reconnaissable à son nez! Mesurez votre nez, seigneur Tenorio, mesurez-le! Et dites-moi si vous avez le nez de Jacquemin Corentin!
– Plus de doute! murmura Denise. Ce nez, je l’ai vu, moi! J’en ai ri, malheureuse! Ah! Je comprends maintenant les paroles et l’attitude de l’homme au nez! Jacquemin Corentin, c’était lui!…
Et Denise, à nouveau, se laissa aller dans les bras de sa mère rugissante, tandis que les commères, ongles et griffes au vent, se jetaient sur don Juan, manœuvre soudaine qui sauva la vie de Bel-Argent, car entre don Juan désespéré et Bel-Argent ahuri, comprenant moins que jamais, se dressa le rempart mouvant des furies hurlantes…
En deux bonds, Bel-Argent se trouva dans la rue et se mit à détaler comme s’il eût eu tous les diables à ses trousses.
Ce qu’il fuyait, ce n’était pas la rapière de don Juan: il en avait vu bien d’autres, il était de taille à se défendre, et une lame d’acier, si aiguisée qu’elle fût, n’était point pour l’effrayer. Non. Ce que fuyait Bel-Argent, c’était le cauchemar de cette aventure. Tout en courant, il se tenait les cheveux à pleines mains.
– Je ne comprends pas! bégayait-il. Je ne comprends plus rien à rien! C’est la soif, c’est la faim. Je suis fou. On va me happer. On va crier au fou! Je vais être enfermé!
Bel-Argent pourtant finit par s’arrêter, et il constata, non sans quelque secret plaisir, qu’il s’arrêtait justement devant l’auberge du Bel-Argent. Il se gratta le menton, remit un peu d’ordre dans ses pensées, se donna le temps de souffler et conclut:
– Non, je ne comprends pas ce qui s’est passé. Jamais je ne le comprendrai. Autant que je puisse voir clair en cette ténébreuse affaire, ce bélître de Jacquemin Corentin a tenté de se faire passer pour son noble maître, sans doute en vue de quelque vol. Et le seigneur Juan Tenorio a cru que j’étais complice de cette imposture. Voyons. Il me semble bien que c’est cela. Heu!… Est-ce bien cela? Mais que diable faisait en tout ceci dame Jérôme Dimanche? Et la petite Denise? Et les furieuses commères qui, je crois, m’ont voulu occire? Bon. Ne pensons plus à toute cette algarade, ou j’y perdrai le sens. Tâchons de boire pour nous remettre le cœur en place. Oui. Mais qui payera l’écot?… Hé! Ce sera ce brave Brisard. C’est bien son tour, il me semble!…
Quant à don Juan Tenorio, comment il se retrouva ferraillant contre le troupeau des commères qu’il tâchait de tenir en respect, comment il se vit fuyant à toutes jambes dans la rue, vaincu, humilié, mourant de honte à la seule pensée d’être jamais remis en présence de Denise, comment, enfin, il se heurta violemment à quelqu’un qui le traita d’insolent et sur qui, tout écumant de rage, il voulut se jeter l’épée au poing, c’est ce qu’il ne comprit que trop bien, car enfin, il n’avait, lui, aucune raison de ne pas comprendre.
– Perdue! se disait-il en versant des larmes de fureur et de vraie douleur. Perdue, cette adorable petite Denise! Ah! Je sens que je l’aime pour de bon, maintenant! Mais quels diables cornus et maléficieux s’acharnent donc après moi depuis que j’ai mis les pieds à Paris!… Oh! Paris me serait-il moins propice que Séville? Ce ne sera pas! Don Juan aura le dernier mot… Qui êtes-vous, monsieur! Vous portez l’épée? Dégainez, dégainez et vite!…
– Pas ici, monsieur! dit l’inconnu qui l’avait appelé insolent. Ni en ce moment. Tenez-vous, on vous regarde, et on vous prend certainement pour un fou…
Don Juan jeta un regard autour de lui, et vit en effet que des gens le considéraient avec étonnement. Il reprit son sang-froid, assura son épée à son côté, se découvrit et salua avec toute sa grâce. Mais dans le mouvement qu’il exécuta ainsi, sa main, machinalement se porta à sa ceinture, et il pâlit, et, interrompant soudain ses évolutions, il grinça:
– Enfer! J’ai l’enfer à mes trousses!…
– Que vous arrive-t-il donc? demanda l’inconnu avec un sourire goguenard, exempt de toute aménité.
– Il m’arrive par tous les saints! par tous les diables! il m’arrive que ma bourse de cuir, tandis que je courais, s’est détachée de ma ceinture!…
– Eh bien?… Vous la remplacerez aisément, je pense…
– Cette bourse contenait tout ce que je possède d’argent, et…
Don Juan rougit et pâlit coup sur coup.
– Oh! murmura-t-il en se redressant. Est-ce toi, don Juan? Est-ce toi qui avoues ta pauvreté au premier venu?
– Tout ce que je possède en cette ville, reprit-il fièrement. Car là où est ma maison, j’ai de quoi remplacer mille et mille fois les deux cents pauvres ducats d’or que je viens de perdre. Ne parlons plus de cette misère, monsieur, et venons au fait: vous avez, en me parlant, employé un terme que je ne saurais répéter sinon pour vous le renvoyer. Retirez-vous le mot? Faites vite et séparons-nous bons amis. Le maintenez-vous? J’attends alors que vous me disiez votre nom et me suiviez ensuite sous ces peupliers des bords de la Seine, où nous serons très à l’aise pour nous entr’égorger loin des fâcheux…
– Monsieur, dit l’inconnu, à votre air, je vois que vous êtes un accompli gentilhomme. C’est donc avec infiniment de regret que je me vois dans la nécessité de ne pas retirer le méchant terme qui m’a échappé et qui vous offense justement. J’en suis marri vraiment, mais jamais le comte Amauri de Loraydan n’a retiré ni une louange, ni une offense… aussi peu justifiées qu’elles pussent être, et je me plais à reconnaître qu’en l’occurrence, l’offense que je suis forcé de maintenir me paraît aussi peu justifiée que possible.
Tenorio salua, sourit et, gracieux, redevenu don Juan:
– Par Dieu, monsieur, vous avez une façon d’offenser les gens qui sent d’une lieue son parfait gentilhomme, et je vois que don Juan Tenorio, fils de don Luis Tenorio, grand d’Espagne, l’un des vingt-quatre de Séville, aura plaisir et honneur à être tué par le comte Amauri de Loraydan, ou à le tuer.
– Don Juan Tenorio! murmura sourdement Amauri de Loraydan.
– Lui-même! fit don Juan. Quoi de surprenant à cela, je vous prie?
Et, fronçant le sourcil:
– Par l’enfer! songea-t-il, est-ce qu’après avoir si mal réussi à faire accepter mon nom de Jacquemin Corentin, je vais maintenant me voir dénier mon nom de Juan Tenorio?
– Juan Tenorio! se disait Loraydan. Le même que, par ordre, je dois chercher, provoquer et tuer… tuer pour venger le Commandeur Ulloa!… Ne suis-je pas, toujours par ordre, de la famille d’Ulloa? continua-t-il avec amertume. Je dois chercher Juan Tenorio: il est trouvé. Le provoquer: c’est fait. Le tuer: ceci reste à faire, mais… mais… est-ce bien utile?… Est-ce que je tiens à épouser Léonor d’Ulloa, moi?… Est-ce que mon intérêt, à moi, n’est pas justement de ménager la vie de Juan Tenorio qui, lui, tient à épouser la senora, comme dit Sa Majesté le roi des Espagnes?
– Que diable peut-il bien méditer? se demandait don Juan qui, de plus en plus, se redressait. Monsieur, dit-il, je dois, à mon grand chagrin, vous avouer que la patience est peut-être une vertu théologale, mais que, pour mon malheur… ou celui des autres, je n’en fais qu’un très sobre usage.
– Pardonnez-moi, seigneur Tenorio, dit brusquement Loraydan. Le fait est que notre rencontre ne saurait se terminer simplement par un coup d’épée donné ou reçu. Monsieur, ajouta-t-il avec une gravité qui donna le frisson à don Juan, j’ai à vous parler de choses qui ne sauraient être dites dans la rue. À la suite de notre entretien monsieur, ou nous serons des ennemis mortels, et il faudra que l’un de nous tue l’autre, ou nous serons unis par plus et mieux qu’une indissoluble amitié… Vous connaissez l’hôtel d’Arronces… ne vous étonnez pas, ne vous irritez pas, tout cela vous semblera très clair. Vous connaissez donc le chemin de la Corderie. L ’hôtel de Loraydan monsieur, est le premier que vous trouverez dans le chemin, en débouchant de la rue du Temple. Voulez-vous me faire l’honneur de vous y trouver après-demain, à midi, pour y traiter avec moi de questions qui vous touchent infiniment? Songez-y, monsieur, c’est de votre bonheur ou de votre malheur qu’il s’agit… de votre mort ou de votre vie…
Don Juan se mit à rire de ce rire frais et sonore qui semblait fait de naïveté gracieuse, et il dit:
– S’agirait-il d’amour?
Loraydan le regarde en face, et répondit:
– C’est justement ce que je voulais dire!
– Alors je suis votre homme. Après-demain à midi, j’aurai l’honneur de me présenter à l’hôtel Loraydan. – Bonheur, malheur, vie ou mort… voilà de bien grands mots! Je n’en use qu’avec discrétion. Amour, monsieur, amour! Voilà le mot définitif qui vaut qu’on laisse refroidir une querelle telle que la nôtre, et que je me dérange jusqu’au chemin de la Corderie. À après-demain monsieur!
– Je compte sur votre visite, dit gravement Amauri. Un dernier mot, seigneur Juan Tenorio, ou plutôt un conseil, si vous le permettez…
– Faites donc! s’empressa don Juan. Rien n’est plus utile que le conseil d’un bon ennemi.
– Celui-ci, monsieur, est un conseil d’ami: Jusqu’à après-demain, enfermez-vous dans votre logis. Si vous sortez, ne le faites qu’à la nuit noire. Si on vient vous demander, faites répondre que vous êtes reparti pour l’Espagne. Surtout, oh! surtout cela, quand vous viendrez après-demain à mon hôtel, faites que personne ne vous puisse reconnaître, que nul ne sache que Juan Tenorio est entré chez Amauri de Loraydan!
Sur ces mots, le comte de Loraydan salua don Juan tout étourdi de ce qu’il venait d’entendre. Et les deux futurs alliés – ou futurs ennemis selon ce que le sort en déciderait – tirèrent chacun de son côté, Loraydan se dirigeant vers le Louvre, et Tenorio s’en retournant tout droit à la Devinière où, selon le conseil qu’on venait de lui donner, il s’enferma dans sa chambre.
Ce fut ainsi qu’échoua l’audacieuse tentative de don Juan sur la pauvre petite Denise. Ce fut ainsi que cette charmante enfant fut sauvée du danger de devenir l’épouse d’un polygame. Ce fut, disons-nous, grâce à l’intervention de Bel-Argent que fut démasquée l’impudente imposture.
Nous avions donc raison de penser que Bel-Argent méritait son chapitre à lui tout seul…