Ce soir-là, donc, nous retrouvons don Juan, après le souper, dans une jolie salle de l’hôtel de Runes, sorte de boudoir aimé de la duchesse. Et c’était l’heure où il devait prendre congé, sous peine de s’entendre dire par la duchesse elle-même qu’il était temps pour lui de se retirer… la chose lui était arrivée une fois déjà.
En cette soirée qui devait être la dernière et au cours de laquelle don Juan s’était juré de triompher, Adélaïde se montra pour son hôte ce qu’elle n’avait cessé d’être depuis le premier instant: affectueuse et reconnaissante, charmante pour la délicatesse et l’empressement des attentions, mais don Juan put se convaincre que jamais il n’entrerait dans son cœur pour y trouver autre chose qu’une fraternelle amitié. Le plus sévère moraliste n’eût rien pu reprocher à Adélaïde, sinon, peut-être, de s’être un peu divertie aux flamboyantes déclarations de don Juan et de les avoir écoutées avec un enjouement qui semblait exclure la sévérité. Tenorio était trop expert pour s’y tromper; il savait à n’en pas douter que l’amour de la duchesse pour son mari était inébranlable. Mais il était ainsi fait que même convaincu de l’inanité de sa tentative, même dans cette minute où il se leva pour prendre congé et où tout semblait fini, il gardait encore une foi robuste en son étoile, et il s’affirmait qu’il était tout près de la victoire.
La duchesse était debout, devant lui, un peu émue d’avoir à dire adieu pour toujours à ce charmant compagnon qui l’avait sauvée d’une mort à peu près certaine, qui, à part sa lubie amoureuse, s’était montré spirituel et brillant causeur, généreux en ses attitudes de pensée, raffiné gentilhomme en ses façons, fort délicat en ses discours, en somme un parfait cavalier.
Don juan vit très bien cette émotion, et se ramassa pour l’effort suprême. Et lui-même éprouva ce choc d’amour réel qui, parfois, ébranlait sa sentimentalité, ce ne fut pas l’élan d’une passion, ce fut une véritable expansion d’amour capable d’aller jusqu’au dévouement…
– Ainsi, vous partez? disait la duchesse. Ne pouvez-vous attendre deux jours? M. de Runes sera assurément de retour; ce serait un vrai bonheur pour lui de vous témoigner sa reconnaissance.
– Je pars demain, madame, dit don Juan d’une voix altérée. C’est ici mon dernier adieu.
– Oh! le dernier… vous reviendrez à Paris…
– Non, madame, l’importante affaire qui m’appelle en Espagne m’y retiendra sans doute plusieurs années… et puis… et puis… ah! laissez-moi vous le dire… je hais ce Paris où je vous ai aimée pour mon malheur. Si je meurs bientôt, tant mieux. Mais s’il faut que je vive, jamais je ne reverrai les lieux où j’ai tant souffert.
Il pâlit. Son regard s’embua. Il sembla se raidir contre l’excès de sa souffrance… il fut sincère; dans cette minute, il crut vraiment que loin d’Adélaïde il ne lui restait qu’à mourir. Et la duchesse, du fond de son cœur, le plaignit; elle ressentit elle-même un profond chagrin d’être la cause de cette douleur qu’elle voyait, et d’une voix qu’elle s’efforçait de rendre enjouée, mais qui tremblait un peu:
– Allons, je veux croire, j’espère, je souhaite ardemment que bientôt le charmant cavalier, le parfait gentilhomme que vous êtes trouve la noble jeune fille digne de lui, le cœur capable de le comprendre…
Il secouait la tête, et elle continuait:
– Cela sera, croyez-le. Si jeune, si généreux, si accessible aux plus beaux sentiments, si séduisant par le charme de la personne et du discours, vous inspirerez certainement un pur amour que vous partagerez… alors j’aimerai comme une sœur celle que vous aurez choisie… tous deux vous viendrez vous asseoir à ma table, et nous rirons ensemble des folies que vous m’avez débitées…
Très bas, il répondit:
– C’est impossible. Ce cœur qui n’a commencé à vivre que du jour où je vous ai connue cessera de battre lorsque je serai loin de vous. Adieu, madame…
Elle tendit sa main. Il fit non de la tête et murmura:
– Quoi! Pour tant d’amour, vous ne me laisserez pas au moins quelque radieux souvenir avec quoi je puisse vivre et tromper ma douleur?… Quoi! Votre main seulement? Quoi! Pas même un baiser… un seul?… un pur et chaste baiser fraternel que j’emporterai sur mes lèvres comme le joyau de ma pauvre vie, la suprême consolation de ma mort?…
Il se rapprocha vivement, la figure bouleversée, ruisselante de larmes, il ouvrit ses bras, elle voulut reculer… il était trop tard… tremblante de pitié, certaine qu’aucune pensée mauvaise ne pouvait se lever dans le cœur de cet homme qui pleurait, elle parut près de consentir ce baiser, de le consentir comme un acte de reconnaissance et de compassion… dans cet instant même, en un grand miroir placé en face d’elle sur la cheminée, elle vit… ah! elle vit la porte s’ouvrir, et dans l’encadrement de cette porte apparaître le duc de Runes… le mari!
Coupable, Adélaïde eût certainement trouvé le geste immédiat qui l’eût sauvée peut-être.
Innocente, elle demeura inerte.
La stupeur et l’horreur la paralysèrent.
Elle eut seulement un soupir d’épouvante.
Cela dura deux secondes pendant lesquelles don Juan, certain que la duchesse enfin succombait, murmura des choses ardentes qu’elle n’entendit point… cela dura les deux secondes que la fatalité avait voulues… les deux horribles secondes qu’il fallait pour que François de Runes fût convaincu de la trahison… et quand, d’un violent recul de tout son être, avec un déchirant cri de désespoir, elle s’arracha aux bras de don Juan qui allaient se refermer sur elle, il était trop tard… le duc venait à elle.
Don Juan le vit alors seulement, et se recula, effaré, comprenant soudain que quelque chose de terrible s’accomplissait et il eut la soudaine sensation qu’il venait d’assassiner ces deux êtres charmants qui semblaient créés pour toute une vie de bonheur… le duc et la duchesse de Runes.
Le duc ne parut pas l’apercevoir.
Il s’arrêta devant Adélaïde.
Il tremblait de tous ses membres comme si toutes les forces vitales se fussent effondrées en lui d’un seul coup, et sa figure toute blanche se marbrait de taches plus livides.
Aucune colère visible en son attitude. On n’eût pu dire non plus qu’il éprouvât une douleur quelconque. Il paraissait en proie à un prodigieux étonnement qui l’accablait, l’écrasait. Sa parole fut presque inintelligible quand il prononça:
– C’est toi Adélaïde?… C’est bien toi?… toi!… toi, dis-je!… toi!…
Elle cria:
– Que crois-tu, François? Dis-le! Dis-le tout de suite! Que crois-tu!…
Ce fut un hurlement, un jaillissement de sa protestation, la clameur de son innocence. L’accent eût suffit pour convaincre le duc si, malheureusement pour lui et Adélaïde, il n’eût vu, l’instant d’avant, vu de ses yeux, absolument vu sa femme aux bras de don Juan: la preuve, l’indiscutable preuve de sa trahison…
Au cri de la duchesse, il eut un haussement d’épaules, le geste de dédain, de mépris qui signifie l’inutilité absolue de toute explication. Il se détourna d’elle, et, face à don Juan:
– Demain matin, à huit heures, dans le Pré-aux-Clercs…
Tenorio s’inclina et dit:
– J’y serai. Mais…
Il allait entreprendre une explication, protester, jurer sur Dieu et l’honneur que la duchesse était parfaitement innocente, il se tut soudain; ce visage flamboyant sur qui il levait les yeux lui fit peur. Il comprit que s’il osait parler il était un homme mort, et que le duc, en ne se jetant pas sur lui, à l’instant, le poignard au poing, accomplissait sur lui-même un rude effort. Avec fermeté don Juan répéta:
– À huit heures du matin, dans le Pré-aux-Clercs.
Et il s’en alla…
Adélaïde alors marcha sur son mari, l’atteignit malgré qu’il se reculât, le saisit dans ses bras malgré qu’il la repoussât, le prit par la tête, se cramponna à son cou, et, farouche, terrible dans cette suprême défense de son bonheur, cria:
– François, il faut que tu saches! François, je veux que tu saches! François! François! Tu m’entendras! François! François! Tu me laisseras parler, ou je jure Dieu que je ne me tue devant toi!…
Que dit-elle? Que put-elle dire? Quels accents trouva-t-elle? C’est un fait, un sinistre fait que la vérité est aussi difficile à prouver que le mensonge. Bien souvent plus difficile. Plus libre, plus aisé en ses tours et détours, le mensonge trouve des arguments irréfutables là où la vérité demeure impuissante. Tout gêne la vérité, jusqu’à la conscience qu’elle a de soi-même, et jusqu’au dégoût d’être forcée à se défendre. Que dit-elle, cette malheureuse Adélaïde, à qui un censeur implacable pourra sans doute reprocher cet instinctif mouvement de pitié qu’elle eut pour don Juan, à qui les femmes de notre temps plus rigoriste, peu au fait des mœurs d’une époque où la vie sociale comportait d’autres libertés d’allure pourront reprocher peut-être d’avoir écouté quinze jours durant d’amoureux discours?
Il est bien probable qu’avec du temps, elle fût parvenue à convaincre son mari et à effacer dans son esprit jusqu’au souvenir de l’affreuse vision. Mais il est bien probable aussi que frappé dans son orgueil, dans son amour, dans sa parfaite confiance, le duc, cette nuit-là, à toutes les affirmations de la vérité, opposa la preuve, l’irréfutable preuve: j’ai vu! vu de mes yeux! J’ai vu!…
Quelle nuit ils durent passer, ces malheureux qui, du parfait état de bonheur, étaient précipités à l’extrême misère!
Un peu avant huit heures du matin, dans le brouillard qui estompait les vastes bâtiments de l’abbaye de Saint-Germain, sur l’herbe rare du pré si souvent foulé par les duellistes ou les émeutiers, le duc de Runes et don Juan se trouvèrent en présence. Le duc avait amené trois de ses amis, mais Juan Tenorio était seul. Les deux ennemis, sur la demande du duc, se défirent de leurs habits, afin de se battre le torse nu.
Runes, un instant, considéra avec une sombre curiosité cet homme qui avait détruit deux existences. Don Juan détourna les yeux: peut-être avait-il vaguement conscience du crime qu’il avait commis: crime, il est vrai, absous d’avance par les conventions sociales.
Le premier coup de huit heures tinta à l’abbaye, lorsque les deux épées se choquèrent, et ce fut foudroyant: le huitième coup tristement résonnait dans l’air ouaté de brumes, lorsque l’un des deux adversaires s’abattit, rendant le sang à flots par la bouche, tandis que la blessure qui, presque imperceptiblement, trouait le côté gauche de la poitrine, saignait à peine.
C’était le duc de Runes.
La pointe de Juan Tenorio lui avait crevé le cœur.
Il n’eut pas un spasme, pas un frisson, il demeura inerte à jamais.
C’est ainsi qu’à l’âge de vingt-trois ans périt Henri-François, septième duc de Runes, vrai gentilhomme par l’esprit et le cœur, en pleine jeunesse, en pleine beauté, en pleine félicité.
Il périt uniquement parce que don Juan Tenorio s’était avisé que la duchesse de Runes était une fort jolie femme, d’autant plus précieuse à conquérir qu’elle adorait son mari du plus pur, du plus sincère amour.
Au nombre des morts mentionnées au registre des dames oblates en décembre 1541, nous trouvons celle de Julie-Adélaïde de Fontenac, duchesse de Runes, en religion sœur Sainte-Claire, décédée à la suite d’une maladie de langueur.
Lorsque le duc de Runes fut tombé, don Juan, la pointe de l’épée baissée, attendit une minute qu’il plût à l’un des amis de son adversaire de continuer le combat, comme c’était assez l’habitude. Mais les trois gentilshommes, d’un signe, lui firent comprendre que tout était fini.
Alors il s’habilla, se dirigea vers le cheval que son laquais lui tenait en main à cent pas de là, se mit en selle, rentra dans Paris et, vers dix heures, atteignit l’auberge de la Devinière. Quelques minutes plus tard, il en ressortait à pied, affairé, empressé comme toujours, maugréant on ne sait quelles imprécations contre l’injustice du sort.
Don Juan se dirigeait vers l’hôtel de Loraydan.
Par des ruelles détournées, il évita la partie de la rue du Temple où se trouvait la demeure des Runes. Il l’évita, non par crainte de quelque rencontre désagréable, mais pour s’éviter une émotion qu’il déclarait inutile. Et déjà, dans cet esprit où la vie ne se reflétait qu’en fugitives empreintes, l’image d’Adélaïde s’effaçait. Il faut dire qu’une minute, il avait eu cette pensée d’aller trouver la duchesse, et, à ses pieds, repentant, soumis, tenter quelque impossible consolation. Une lueur de bon sens lui montra ce qu’il y aurait d’odieux en cette démarche.
Il déboucha dans la rue du Temple, tout près du cabaret du Bel-Argent qu’il atteignit bientôt. Et alors il s’arrêta, évoquant soudain la mièvre et petite figure de la ribaude qui ne possédait rien au monde, pas même de nom, puisqu’elle s’appelait tout bonnement la Blonde…
Et don Juan commença de se plaindre.
Il se plaignit. Il jugea qu’il était victime de fatalités acharnées.
Il éprouva le désir de verser quelques pleurs. L’attendrissement le gagna, et, en fin de compte, il décréta que si quelqu’un au monde avait besoin de consolation, c’était lui.
La consolation… cette ribaude?
Qu’importait, en somme? Ribaude ou princesse, la femme qui le tiendrait dans ses bras, à qui il pourrait dire combien malheureux il était, qu’il pourrait émouvoir de sa propre émotion, chez laquelle il pourrait provoquer une douce compassion, oui, la femme qui, en cette heure, mêlerait ses larmes aux siennes serait la digne consolation de sa peine qui seule comptait… Il eut un sourire.
De son pas rapide et léger, il marcha vers le perron du pauvre cabaret, et il s’arrêta court: quatre hommes vêtus de noir en sortaient, quatre porteurs de la prévôté, de ceux que le prévôt envoyait d’office pour enlever les morts trop pauvres pour payer leur enterrement.
Sur leurs épaules, ils portaient un cercueil couvert d’un mauvais drap élimé et troué.
Ils n’étaient que quatre.
Et certes ils suffisaient à la besogne, si maigre, si légère, si fluide était la pauvre créature qui s’en allait de ce monde vers un autre qui, si mauvais, si horrible se trouvât-il, lui serait toujours moins affreux que celui-ci…
C’était la ribaude… c’était la Blonde!…
Étant revenu vers le soir au cabaret du Bel-Argent, poussé par quelque curiosité, et voulant connaître comment était morte la Blonde, voici ce que don Juan apprit. Ces détails, il les eut dans une conversation avec Amélie la Borgnesse qu’il interrogea:
– Monseigneur, lui dit cette fille énormément flattée de l’entretien, lorsque Brisard, le laquais de ce monseigneur comte d’à côté est venu me chercher, vous m’avez donné deux soufflets parce que je n’étais point princesse…
– Oui-da, fit don Juan, et je vais t’en donner autant si tu ne te hâtes de me parler de la Blonde.
– Oui, monseigneur, et vous me donnâtes aussi deux pièces d’or, c’était pour en arriver là. Car justement, la petite Blonde en avait aussi de ces pièces d’or. Maintenant, je comprends. C’était vous qui les lui aviez données. Vous en donnez donc à tout le monde?
Elle sourit largement. Et don Juan lui dit:
– Il te manque trois dents. Prends garde que tout à l’heure il ne t’en manque six.
Elle toisa don Juan, le soupesa du regard, eut un haussement d’épaules, et dit:
– Oh! Vous n’avez pas les poings de Lancelot. N’importe. Voici donc comment la chose s’est faite. La petite Blonde, monseigneur, est morte comme nous mourons toutes. Elle a eu un petit soupir, et c’est tout. J’étais là, je puis vous jurer que c’est la pure vérité. Elle me devait beaucoup d’argent, et pourtant je lui ai laissé sa chemise quand on l’a mise dans la bière, tout le monde vous le dira.
– Et les pièces d’or? gronda don Juan. N’étaient-elles pas suffisantes pour te payer?
– Les pièces d’or? fit-elle étonnée. Mais elle les a emportées.
– Emportées?
– C’est sûr. Emportées, je vous dis. Je ne peux pas mieux dire, pourtant.
– Emportées où? Vilaine ribaude, veux-tu t’expliquer?
– Emportées dans la boîte, dans le cercueil. Ah! vous savez, monseigneur, vous savez donner de l’or et des soufflets comme s’il en pleuvait, mais vous êtes long à comprendre. Tout le monde comprend cela, voyons: la Blonde, en mourant, a emporté ses belles pièces d’or avec elle, dans la fosse, c’est bien simple. Car elle a été à la fosse, la petite Blonde. Vous devez pourtant savoir que la paroisse est riche et possède un cimetière. Ce n’est pas comme Saint-Médard, par exemple, une paroisse de gueux qui n’a qu’un charnier.
Don Juan, une minute, médita sur cette sombre explication où intervenaient des fosses et des charniers, puis:
– Je veux savoir pourquoi elle a emporté cet or…
– C’est elle qui a voulu, monseigneur. Dix minutes avant de tourner de l’œil, elle nous a dit: «Si je meurs, je veux qu’on me laisse ces belles médailles qu’il m’a données.» Elle l’a dit tel que je vous le dis, monseigneur. Nous lui avons donc laissé l’or, puisqu’elle l’avait voulu.
– Et quand elle a été morte, vous n’avez pas eu la pensée de lui prendre ces pièces?
– Tiens! Est-ce qu’on est des Turcs? On est des chrétiens. Elle avait dit: «Je veux mes belles médailles.» C’est sacré. Par exemple, monseigneur, elle y perd. Mais ces petites filles ont des lubies sans prévoir si ça leur fera du bien ou du mal. Elle y perd, la Blonde!
– Et qu’y perd-elle, voyons? fit don Juan étonné.
– Dame, si elle n’avait pas voulu emporter cet or, voyez tout ce qu’elle aurait pu avoir avec: d’abord, au lieu de la chemise rapiécée que je lui ai laissée pour qu’elle n’ait tout de même pas trop froid dans la boîte, un beau drap blanc tout neuf. Ensuite une belle et bonne messe, ensuite des porteurs à ses gages, et précédés de la croix, avec des prières tout le long du chemin jusqu’à son dernier gîte. Sans compter que si elle avait pu avoir un porteur de croix et un diacre pour les prières, nous aurions pu la suivre, tandis que personne n’a osé l’accompagner, crainte d’être mal vu des voisins, et qu’elle a dû s’en aller toute seule. Je vous dis qu’elle y a perdu à vouloir garder ses médailles.
Don Juan, sur ces explications, eut une deuxième méditation, puis, repoussant les sinistres pensées qui l’assaillaient:
– Mais enfin, pourquoi a-t-elle voulu les emporter, ces carolus?
– Ces carolus? C’étaient donc des carolus?… Qu’est-ce que c’est, des carolus?…
– Les médailles qu’elle avait. Pourquoi a-t-elle voulu les avoir dans son cercueil?
– Ah!… Une idée de petite fille, monseigneur. Pas de prévoyance. Pas de sagesse, monseigneur. Il y a de cela une quinzaine, voilà que je vois revenir la Blonde qui, sur mes bons conseils, s’en était allée faire un tour dans la rue. Elle était joyeuse et triste. Elle pensait des choses. Elle s’enferme. Je l’entends chanter, et puis rire, et puis pleurer, et puis j’entends le bruit de l’or. J’entre. Elle me dit: «Demain sera un beau jour pour moi…»
– Elle a dit cela? tressaillit don Juan.
– Cela et bien d’autres sornettes: «Crois-tu qu’un grand seigneur puisse aimer une pauvre fille comme moi?…» Et puis encore: «Est-ce que je suis vraiment jolie?…» Et puis encore: «Après tout, quel mal ai-je fait jusqu’ici?…» Et puis encore: «Qui sait s’il ne m’aimera pas! Quel bonheur! Quel bonheur! Saints anges du paradis, si je pouvais vivre dans l’honnêteté! L’aimer! L’aimer toujours!…» Et la voilà qui se mettait à genoux, monseigneur, à genoux devant le bénitier, et la voilà qui commençait à supplier la Vierge, et cela finissait par des sanglots, et puis là-dessus elle se reprenait à chanter… Y comprenez-vous quelque chose?
– Dis toujours, et ne t’inquiète pas de comprendre.
– Eh bien, donc, elle attendait le lendemain qui devait être un beau jour. Mais va te faire lanlaire, le lendemain a été pareil aux autres jours. Et les jours se sont passés. Elle disait chaque soir: «C’est pour demain!…» Elle a tout le temps refusé de sortir malgré mes bons conseils. Elle me répondait: «Il m’a défendu de retourner dans la rue jusqu’à ce qu’il vienne me voir.» – Qui ça? que je lui demandais. Elle ne répondait pas. En fin de compte, elle toussait de plus en plus. Elle se levait tout de même. Et, chaque matin, il fallait la voir se laver, se peigner, se bichonner! Jusqu’au dernier jour, monseigneur! Jusqu’à hier matin, où elle a encore essayé! où elle m’a demandé le petit bout de miroir que nous avons pour se regarder. Et, alors tout à coup, elle a vu la mort. Elle m’a défendu de lui enlever ses médailles et elle est morte en les regardant. C’est à n’y rien comprendre…
Voilà ce que don Juan Tenorio dans la conversation qu’il eut avec Amélie la Borgnesse apprit, au cabaret du Bel-Argent, le soir du jour où fut enterrée la Blonde…
Nous avons voulu relater tout de suite les pauvres circonstances qui entourèrent la mort de la petite ribaude. Nous reprenons maintenant don Juan au point où nous l’avons laissé, c’est-à-dire au moment même où se dirigeant vers la porte du cabaret du Bel-Argent, il en vit sortir le cercueil sur les épaules des quatre porteurs de la prévôté.
Don Juan, voyant sortir ce cercueil que nul n’escortait, le laissa passer, le suivit un instant des yeux, puis entra dans le cabaret et demanda qu’on fit venir la Blonde.
– La Blonde! fit l’hôtesse en se signant. Elle vient de s’en aller et ne reviendra plus jamais.
– Ce cercueil? tressaillit Juan Tenorio.
– Mon Dieu, oui, mon prince, dit l’hôtesse.
– Quoi! Elle est morte?
– Dame… à force de tousser…
Don Juan baissa la tête. Puis il revint au seuil du cabaret, se pencha, et là-bas au loin, entrevit les quatre porteurs qui se hâtaient, en un balancement rythmique de la marche. Son cœur se serra. Ce cercueil… tout seul… quoi! personne? personne?… Il se tourna brusquement vers l’intérieur:
– Cette malheureuse enfant n’avait donc ni parents, ni amis, ni rien au monde?
– Des parents? Des amis? Pourquoi cela, monseigneur?
– Pourquoi s’en va-t-elle seule, toute seule?
– Ah! c’est ça? fit l’hôtesse. C’est mal vu, monseigneur, une ribaude. Un enterrement sans croix… on ne sait pas ce que les voisins penseraient et diraient de voir…
Don Juan n’entendit pas la fin de la nébuleuse explication entreprise par l’hôtesse du Bel-Argent. Il sortit, plus empressé que jamais… il se mit à courir…
En trois minutes, il rejoignit les porteurs.
Et il ôta sa toque.
Et, nu-tête, il se mit à marcher derrière le cercueil de la ribaude.
Et les gens étonnés eurent cet étrange spectacle d’un jeune seigneur au fastueux costume qui, très gravement, très bravement aussi, la toque à la main, escortait la pauvresse sans nom qui s’en allait vers son dernier gîte… Il marcha jusqu’au cimetière et demeura immobile au bord de la fosse jusqu’à ce qu’elle eût été comblée de terre, et quand il s’en alla il donna une pièce d’or au fossoyeur pour que la ribaude eût une croix sur sa tombe [1].