Amauri de Loraydan ayant jeté à Clother de Ponthus le sombre adieu que nous avons dit se tint immobile près de la porte, pendant plus d’une heure. À demi penché, hagard, la sueur au front, il écouta les allées et venues de son ennemi. Lorsque Clother tenta d’ébranler la porte, Amauri, vivement, tira son épée. Mais bientôt, essayant de sourire, il la remit au fourreau: il savait bien que pour enfoncer cette solide porte de chêne épais et bardé de fer, il eût fallu plusieurs hommes armés de haches…
Cette pièce où il venait d’enfermer Clother avait été, en effet, au temps de la splendeur des Loraydan, le réduit où ils cachaient leur or, leurs pierreries, leurs richesses: toutes précautions avaient donc été prises pour que l’unique entrée n’en pût être forcée.
– Le dernier trésor des Loraydan est en lieu sûr, se dit Amauri avec un soupir.
Et doucement, sur la pointe des pieds, il se retira, refermant soigneusement toutes les portes dont il retirait les clefs. Ces clefs, il les porta dans sa chambre et les enferma dans un coffre.
Alors, il s’essuya le front.
Machinalement, il se regarda dans une glace, et se vit livide.
Il tressaillit…
Il lui sembla qu’il ne se reconnaissait pas. Ce visage dur, ces yeux hagards, cette bouche aux lèvres serrées, oui, tout cela offrait bien quelque ressemblance avec le Loraydan qu’il connaissait. Mais était-ce bien lui?…
– Un visage d’assassin! dit-il tout haut.
Puis, haussant les épaules, il se détourna. Puis il se regarda encore, se défia, s’insulta.
– Ose donc te regarder! Tu dis assassin? Pourquoi pas? Qu’appelle-t-on crime? Est-ce que cet homme n’était pas criminel pour moi, puisqu’il pouvait détruire mon bonheur? Assassin, soit! S’il le faut, d’autres périront! Malheur! malheur à qui me tombe sous la main!…
Il grinçait des dents. Ses nerfs se tendaient à le faire souffrir.
Peu à peu, il se calma.
Longtemps, il demeura pensif. Et parfois il prêtait l’oreille comme s’il eût craint d’entendre quelque appel désespéré, quelque hurlement, quelque gémissement lointain.
– Les murs sont épais, dit-il. Épaisse est la porte. Non, je n’entendrai rien. Nul n’entendra!…
Il redescendit, appela Brisard, lui jeta un louche regard, le sonda.
– Ce gentilhomme qui tout à l’heure est entré avec moi, dit-il, et qui… qui vient de s’en aller… car tu l’as vu s’en aller, n’est-ce pas?
– Oui, monsieur, dit Brisard.
– Tu l’as vu? Tu l’as vu sortir?…
– Oui, monsieur! dit Brisard.
Loraydan frémit… Il se sentit s’affaiblir. Il mâchonna un juron, saisit Brisard par le cou.
– Misérable! gronda-t-il, tu l’as vu?…
– Puisque monsieur le comte dit que je l’ai vu, c’est que je l’ai vu! Si monsieur le comte dit que je ne l’ai pas vu, c’est que je ne l’ai pas vu…
Loraydan respira. Il eut un étrange regard pour le valet – la machine dressée à le servir sans penser, sans parler…
– C’est juste, dit-il avec une sorte de gaieté. Eh bien, tu l’as vu. S’il revient, tu lui diras de venir me rejoindre au Louvre où je l’attends.
Brisard s’inclina.
Loraydan fouilla dans sa bourse, d’un doigt hésitant. Et Brisard frémit de stupeur.
– Il veut me donner de l’argent? Lui! à moi! quel miracle!… Loraydan, brusquement, renfonça sa bourse.
– Non! murmura-t-il. Ce serait faiblesse, et ce drôle pourrait croire que j’ai peur…
Il s’en alla, d’un pas tranquille – trop tranquille.
– À la bonne heure! fit Brisard. Je me disais bien aussi… Quant au gentilhomme en question, non, non et non, je ne l’ai pas vu sortir. Où diable peut-il être?
Brisard, quelques minutes, médita sur cette question, et conclut:
– Qu’est-ce que cela peut me faire? De quoi diable vais-je me mêler? L’homme est sorti ou n’est pas sorti. Cela ne me regarde pas, moi.
Amauri sortit de l’hôtel, la tête baissée, songeant à des choses confuses. Devant sa porte, dans le chemin, il se heurta à quelqu’un arrêté là, et gronda: «Gare donc, manant!» Le quelqu’un se recula sans rien dire.
Loraydan traversa Paris en fête, car la fête continuait: le peuple se réjouissait de la joie de ses maîtres, ne pouvant se réjouir de ses propres joies: il en a toujours été ainsi, et longtemps encore il en sera de même. Beaucoup de maisons étaient pavoisées de belles tapisseries. À un carrefour, on représentait un beau mystère sur un théâtre, qui avait été élevé tout exprès par la confrérie. En d’autres endroits, des jongleurs et bateleurs faisaient des tours d’adresse ou de force, récompensés ensuite par les pièces de menue monnaie que les spectateurs en plein vent leur jetaient. Non loin du Louvre, une fontaine avait été dressée; elle représentait un Bacchus assis sur une tonne, et de cette tonne, le vin coulait, surveillé par deux sergents qui empêchaient qu’on en emportât dans des brocs; seulement, en buvait qui voulait, au moyen d’un gobelet attaché par une chaînette d’acier.
Au Louvre, force officiers, force courtisans dans les cours, dans les escaliers, dans les antichambres, une sourde rumeur joyeuse dans le vaste palais, des gens qui s’abordaient en souriant d’un air de joie, comme si quelque grand bonheur leur fût advenu.
François Ier était en conférence avec l’empereur Charles-Quint.
Amauri de Loraydan se glissa dans les groupes, et, parvenu jusqu’à la porte du cabinet royal, avisa M. de Bassignac qui, aussitôt, lui fit signe d’approcher.
– Sa Majesté vous a fait déjà demander plusieurs fois, dit le valet de chambre. Je vais la prévenir de votre arrivée.
Dans les groupes de courtisans, on ne parlait que de la grande passe d’armes qui allait se tenir proche les vieilles Tuileries, et du beau dîner qui allait s’ensuivre.
Loraydan attendit une heure, après quoi il fut introduit dans une salle où il se trouva seul. Au bout de quelques minutes, une porte s’ouvrit: un instant, à travers cette porte, Amauri entrevit la sombre figure de Charles-Quint. Mais la porte se referma aussitôt, ayant livré passage à François Ier, qui vint en courant jusqu’au comte de Loraydan.
– Eh bien? lui demanda-t-il anxieusement. Le Commandeur d’Ulloa?…
– Sire, dit Loraydan, j’ai l’honneur et le bonheur d’informer Votre Majesté que ma mission auprès de M. le Commandeur d’Ulloa s’est terminée selon le désir du roi.
François Ier tressaillit de joie, saisit le bras du courtisan, et murmura:
– Quoi! Le Commandeur consent?…
– Il m’en a donné l’assurance formelle; il est résolu, dès le prochain conseil, à indiquer fortement que le duché de Milan doit, selon toute justice, faire retour à la couronne de France.
Amauri de Loraydan s’inclina très bas, et d’une voix émue, acheva:
– Que Dieu protège le roi!…
François Ier, dans un transport, saisit le comte dans ses bras, l’embrassa avec effusion:
– Loraydan, dit-il, ton père fut un vaillant. Il est mort avant d’avoir pu être récompensé. Toi, tu es son digne fils en courage. Mais tu es aussi un précieux ambassadeur. En toi, je veux récompenser le père et le fils. Loraydan, tu rends à ton roi le plus signalé service…
– Vive le roi! dit Loraydan d’une voix contenue.
– Tu me demanderas ce que tu voudras, au nom de ton père d’abord, en ton nom ensuite. Et pour commencer, viens: je veux te présenter moi-même à l’empereur.
Par la main, il entraîna Loraydan ébloui, enivré d’orgueil et d’espoir. Avoir été présenté à l’empereur par Ulloa, c’était un simple événement, plus ou moins heureux, selon qu’il saurait en user. Être présenté par le roi en personne, c’était la reconnaissance officielle d’une haute situation à la cour de France.
Charles-Quint vit venir à lui François Ier et Amauri de Loraydan. Il eut un de ces sourires pâles qui, parfois, donnaient à sa physionomie glacée une fugitive lueur indéfinissable – la lueur louche qu’on voit à la hache sur laquelle tombe un faux jour.
– Oui, oui, pensa l’empereur. Je vois. Je sais. Voici l’envoyé de mon bon frère François. Voici le digne sacripant qui n’a cessé d’évoluer autour de mon brave Ulloa… Il faut que je m’attache cet homme… Attention! Il va être question du Milanais!
– Mon cher sire et frère, dit François Ier, voici mon meilleur serviteur qui sera aussi un bon serviteur de Votre Majesté, voici le comte Amauri, de l’illustre lignée des Loraydan. Je serais heureux qu’une part de votre impériale bienveillance revint à ce digne gentilhomme…
– Je connais M. de Loraydan, dit Charles-Quint. Je le connais et l’apprécie à sa valeur. Je l’ai vu à l’œuvre sur la route de Poitiers à Paris, comme, sur les champs de bataille, j’avais vu son père à sa rude besogne. Vous me plaisez, comte. J’ai plaisir à vous répéter que ma bienveillance vous est acquise.
Loraydan mit un genou à terre, et de la même voix émue, contenue, révélatrice d’un dévouement sans borne:
– Dieu protège l’empereur!… Dieu protège le roi!…
Et tout à coup, tandis que Loraydan se relevait, Charles-Quint, dardant sur François Ier la pâle clarté bleuâtre de son regard:
– Mon cher sire et frère, dit-il froidement, ne pensez-vous pas qu’il serait bon, en ce conseil que nous tenons, de nous adjoindre chacun un conseiller sûr et avisé, digne de toute notre confiance? Ce serait pour vous le comte de Loraydan, qui me semble au fait. Pour moi, je prendrais mon cher et brave Ulloa. Qu’en pensez-vous, mon digne frère?
– Sire, dit François Ier en s’efforçant de cacher sa joie, j’allais faire la même proposition à Votre Majesté. – Il est venu! songea-t-il avec un soupir de furieuse allégresse. Je te tiens, Charles! Je tiens le Milanais!…
– Oui, se disait l’empereur, réjouis-toi, mon bon François! Tu viens de toi-même à mon piège! Ris, va, ris de bon cœur. Rira bien qui rira le dernier. – Puisque nous sommes d’accord, dit-il, nous pourrions, séance tenante, mander Ulloa près de nous. Et il me semble que l’envoyé chargé d’appeler le Commandeur doit être, tout naturellement, M. de Loraydan. Nos deux conseillers pourront ainsi se concerter une dernière fois, en venant au Louvre…
Charles-Quint prononça ces derniers mots de sa voix dure et métallique, et d’un ton tel que François Ier tressaillit d’une sourde et soudaine inquiétude. Mais l’empereur acheva:
– Se concerter au mieux des intérêts de la France et de l’Empire qui doivent désormais s’unir et travailler à réparer leurs dissensions passées. Ah! mon frère, ajouta Charles avec expansion, si vous le vouliez, étroitement alliés, à nous deux, nous serions maîtres du monde!
– Mon frère, dit François Ier, s’il ne tient qu’à moi, la paix est assurée entre nous. Quant à une alliance, elle répondrait au vœu le plus cher de mon cœur. Comme vous, j’ai souvent pensé que le monde changerait d’aspect si nos deux épées, de loyales adversaires qu’elles ont été, devenaient jamais amies et s’engageaient à une commune besogne. Si cela vous plaît, ce sont les bases mêmes de cette alliance que nous pouvons dès ce jour examiner de concert. Va donc, mon cher Loraydan, va et reviens au plus vite avec ce digne Commandeur à qui toute ma bienveillance est acquise puisqu’il a la confiance de l’empereur.
Charles-Quint s’inclina en signe de remerciement.
– Sire, dit Loraydan, où trouverai-je M. le Commandeur?
– À l’hôtel d’Arronces, dit François Ier.
Loraydan tressaillit. Il savait pourtant que le roi avait donné l’hôtel d’Arronces au Commandeur, mais ce nom résonnait toujours en lui parce qu’il évoquait aussitôt le logis Turquand.
– Oui, ajouta Charles-Quint, à l’hôtel d’Arronces que le Commandeur tient en toute propriété de la munificence royale, et qui, dans l’esprit d’Ulloa, doit faire partie de la dot de sa fille Léonor. Allez, comte, et songez que le Commandeur vous aime au point qu’il vous considère comme un fils…
Loraydan s’inclina au plus bas, mais sans avoir compris la véritable portée de ces paroles, car le Commandeur ne lui avait jamais parlé de sa fille. Il courut aux écuries du roi, se fit seller un cheval, et sortit du Louvre au galop.
Aussitôt, dans les antichambres, le long des escaliers encombrés, dans les cours bruissantes de conversations et de rires, la rumeur se répandit que le comte de Loraydan était grand favori: plus d’un courtisan se rappela soudain qu’Amauri était un charmant cavalier dont il avait toujours été l’ami fidèle, plus d’un chercha dans sa généalogie si quelque parenté éloignée ne pourrait s’y découvrir… Loraydan galopait, le cœur gonflé d’orgueil, l’esprit éperdu d’espérance… il galopait vers la fortune!
Lorsqu’il passa devant son hôtel, il eut un tressaillement et piqua son cheval pour passer plus vite. Là, quelqu’un souffrait, quelqu’un le maudissait… Mais ce vague sentiment dura peu; les dents serrées, le regard enflammé, Loraydan songea: Malheur à qui se trouve sur mon chemin! Malheur à qui me tombe sous la main!
Il atteignit l’hôtel d’Arronces et jeta un rapide regard sur le logis Turquand.
La fenêtre aux vitraux coloriés était entr’ouverte.
Et là, mise en valeur par la masse d’ombre du fond de la salle, éclairée par un pâle rayon de soleil, ce fut une soudaine et vaporeuse apparition blonde… une délicate vision de vierge aux yeux bleus… un sourire craintif où se révélait une tendresse passionnée…
Loraydan sentit l’amour fondre son cœur.
– Qu’elle est belle! pensa-t-il. Qu’elle est belle et comme mon cœur tremble à son aspect!
Lentement, longuement, il s’inclina, salua d’un grand geste empli de respect…
Quand il se redressa, Bérengère avait disparu, et la figure grave de Turquand se montrait dans la pénombre. Loraydan lui adressa de la main un geste familier, et mit pied à terre.
– Oui, murmura-t-il tout haletant, elle est belle et je ne puis la voir sans me sentir bouleversé. Mais, par l’enfer, je ne serai pas sa dupe! Et en attendant… celui qui l’aime… celui qu’elle aime sans doute… oui, ce Clother est à jamais perdu pour elle!… Pour le reste, nous verrons bien!
Il vit alors avec surprise que la grille de l’hôtel d’Arronces était ouverte.
Il attacha son cheval à l’un des barreaux, et s’avança vivement dans l’allée des tilleuls vers un groupe de serviteurs assemblés au pied du perron. Un homme vêtu de noir vint à sa rencontre. C’était l’intendant, messire Jacques Aubriot.
– De la part de Sa Majesté le roi! dit Loraydan. Faites savoir à M. le Commandeur d’Ulloa que je dois l’entretenir sur l’heure même.
L’intendant s’inclina respectueusement, et dit avec une sorte de solennité:
– M. le Commandeur d’Ulloa n’obéira plus jamais à aucun ordre d’aucun roi de la terre. M. le Commandeur d’Ulloa ne peut plus obéir maintenant qu’au roi du ciel. M. le Commandeur d’Ulloa est mort!…
Loraydan eut un mouvement de stupeur:
– Mort!… Le Commandeur est mort!…
Jacques Aubriot s’inclina. Loraydan continua:
– Hier encore si vigoureux!… Quel mal inconnu a pu, si rapidement…
– Ce mal porte un nom bien connu, dit l’intendant. Cela s’appelle une dague: M. le Commandeur d’Ulloa a été égorgé…
– Égorgé! s’exclama le comte. Où! Quand! Par qui?…
– Où? Dans la salle d’honneur de l’hôtel. Quand? Hier, entre neuf et dix heures du soir. Par qui? C’est ce que j’ignore, et c’est ce que vous dira Mme Léonor d’Ulloa s’il vous plaît que je vous conduise à elle, car vous venez au nom du roi!
Loraydan, d’un signe de tête, refusa cette offre, et tout en courant, revint à son cheval sur lequel il sauta pour s’élancer à fond de train vers le Louvre. Il était pâle. La rage contractait ses traits. Le coup le frappait si rudement qu’il en oubliait jusqu’à Bérengère. Mort! Le Commandeur était mort!… Et morte aussi la fortune de Loraydan, peut-être! Tout son rêve de puissance n’était-il pas échafaudé sur cet appui que Sanche d’Ulloa devait prêter aux désirs du roi de France, appui que lui, Amauri, avait conquis, – appui qu’il apportait au roi! Non, le Commandeur ne pourrait plus peser sur les décisions de Charles-Quint! Non, Loraydan ne pourrait plus se prévaloir de ce secours puissant et inespéré!…
– Destinée! grondait-il, destinée maudite, destinée jalouse de ma fortune! Que faire? que dire, maintenant?… Et qui sait, même, si ce roi fourbe ne croira pas que j’ai menti en lui apportant l’appui d’Ulloa? Quel besoin cet Espagnol avait-il de se faire tuer hier! Ne pouvait-il attendre à demain, à ce soir!… Non! Il a fallu… gare! gare, par l’enfer!
Il y avait des cris, des menaces, des fuites éperdues devant lui. Il arriva au Louvre ayant à peine daigné s’apercevoir qu’il avait renversé deux femmes et un enfant…