François Ier avait résolu de parachever la séduction du Commandeur d’Ulloa. Ce digne monarque savait comment on flatte un homme, comment on conquiert une amitié. Il avait donc donné des ordres pour que l’hôtel d’Arronces fût tout aménagé, tout prêt pour recevoir son nouveau maître lorsqu’il arriverait pour en prendre possession. Pendant une dizaine de jours, une petite armée d’ouvriers avait donc travaillé dans l’hôtel qui, après une léthargie de vingt ans, s’était mis à revivre. Les maçons avaient réparé les lézardes. Les jardiniers avaient remis le parc en bon état. Les tapissiers avaient luxueusement meublé l’hôtel du haut en bas. Les écuries s’étaient garnies de chevaux, les caves de bons vins. L’argenterie flambait sur les dressoirs. De nombreux valets allaient et venaient dans le logis remis à neuf, obéissant aux ordres d’un intendant. C’était une résurrection…
La grande salle d’honneur, au rez-de-chaussée, avait été aménagée avec une splendeur toute royale. Les tapisseries des Flandres qui ornaient les murs, les tableaux encadrés d’or, les candélabres d’argent massif, les sièges opulents, les meubles de haut prix faisaient de cette salle une merveille de luxe, d’un goût impeccable.
Le roi lui-même y était venu jeter le dernier coup d’œil la veille de l’arrivée de Charles-Quint – peut-être pour avoir l’occasion d’entrevoir en passant sous les fenêtres du logis Turquand, et à l’une de ces fenêtres la virginale apparition de celle qui hantait son nouveau rêve d’amour… Bérengère!
Mais nous devons dire que cet espoir fut déçu.
Messire Turquand, sombre et pensif, avait surveillé de près ces allées et venues qui l’inquiétaient sourdement. Il s’était demandé avec angoisse pourquoi l’hôtel d’Arronces renaissait ainsi à une vie nouvelle. Par instinctive défiance et mesure de précaution, il avait ordonné à Bérengère de se confiner dans sa chambre. Embusqué derrière les vitraux coloriés d’une fenêtre, il avait vu enfin arriver une brillante cavalerie, et ses poings s’étaient serrés quand il avait vu le roi entrer dans l’hôtel. Et il avait grondé:
– Nous verrons ce que compte faire Amauri de Loraydan. En tout cas, je veille, moi! Je veillerai! Et malheur au roi de France si jamais il ose…
Le matin du Ier janvier, donc, l’hôtel d’Arronces était prêt à recevoir son seigneur et maître, don Sanche d’Ulloa, Commandeur de Séville et Andalousie.
C’est donc cette opulente salle d’honneur que François Ier avait tenu à visiter lui-même. C’est là que nous transportons notre scène, au soir même de ce 1er janvier 1540…
Neuf heures tintèrent lentement au château du Temple.
L’hôtel d’Arronces paraissait retombé à sa léthargie. Il était muet et noir, toutes fenêtres éteintes, toutes portes closes…
Un grand silence pesait sur la demeure où avait aimé Agnès de Sennecour… où elle était morte… morte d’avoir été trompée.
Devant la grille d’entrée, depuis plus de deux heures, une ombre immobile s’accotait aux barreaux de fer forgé.
Le front dans la main, Clother de Ponthus songeait:
– Que fait-elle? Que s’est il passé entre elle et son père depuis la minute où, ce matin, ils sont entrés ici?…
Clother releva la tête; il essaya de percer les ténèbres qui enveloppaient toutes choses. Mais, au fond de l’allée de tilleuls, il n’entrevit qu’une masse indistincte… l’hôtel silencieux qui gardait son secret.
Le jeune gentilhomme eut un long soupir.
Il se parlait à lui-même, tentant de sonder l’inconnu, d’entrevoir la vérité…
– Le Commandeur, ce matin, m’a suivi jusqu’à la Devinière… Je l’ai conduit à la chambre de Léonor… Longtemps ils se sont regardés sans se rien dire… Et puis, ils sont tombés dans les bras l’un de l’autre, ils se sont étreints en sanglotant… Alors, le vieux Commandeur a dit à Léonor: «Viens ma fille…» Et à moi: «Monsieur de Ponthus, veuillez nous guider jusqu’à l’hôtel d’Arronces…» Et j’ai marché devant eux jusqu’à cette grille… Et là, je les ai salués… Ils sont entrés en se tenant par la main… Oh! depuis cette minute, comme tout est triste dans cet hôtel où ma mère a vécu!…
Il tressaillit.
– Ma mère! Ô ma mère, qui êtes-vous? Qui fûtes-vous? Votre secret est là, dans la chapelle de cet hôtel… Quand pourrai-je entrer dans la chapelle? Quand pourrai-je soulever la dalle qui m’est désignée?… Oh! Pourquoi pas ce soir même? Pourquoi pas tout de suite?…
Un frémissement l’agita. Il fit quelques pas précipités de long en large. Mais bientôt il se calma.
– Non! fit-il avec fermeté. Je ne veux pas entrer ici en secret, la nuit, comme un voleur. C’est avec le consentement du Commandeur que je dois pénétrer dans la chapelle! C’est en plein jour que je dois exhumer la cassette de fer qui contient le portrait et l’histoire de ma mère… et… et le nom… de mon père!… Ô mon père, qui êtes-vous? Qui fûtes-vous? De quel nom ai-je le droit de m’appeler parmi les hommes?…
Quelques minutes encore, Clother de Ponthus demeura là, contre cette grille, les yeux fixés sur l’indécise masse de cet hôtel sous le toit duquel respirait Léonor d’Ulloa…
– Allons! dit-il enfin. Demain, en plein jour, je viendrai… Allons!… à demain, hôtel d’Arronces!… À demain, ma mère!… À demain, Léonor!…
Il s’arracha brusquement à cette contemplation, et, hâtivement, s’en alla vers son logis de la rue Saint-Denis… vers le sommeil qu’il devait en vain chercher.
Lorsque Clother de Ponthus eut disparu dans les lointains du chemin de la Corderie, un homme qui, depuis longtemps, se tenait immobile dans la nuit, à dix pas de là, caché dans un renfoncement de la haie qui bordait le terrain des Enfants-Rouges, cet homme, disons-nous, s’approcha de la grille de l’hôtel d’Arronces.
– La peste soit de ce digne gentilhomme! murmura-t-il. Ce Clother de Ponthus est obstiné. J’aurai du mal à m’en défaire. Mais, par le ciel, je suis encore plus obstiné que lui, moi! La preuve, c’est que Ponthus s’en va, et que Juan Tenorio reste!
Don Juan, d’un rapide coup d’œil, inspecta la grille, et sourit:
– Un jeu d’enfant!… Par tous les diables, je saurai dès ce soir ce que Léonor a pu dire à son père!… Ce qu’elle a dit?… Hé! Ce n’est pas difficile à imaginer: l’adorable créature est venue tout exprès du fond des Espagnes pour me couvrir d’opprobre et demander au Commandeur de châtier mon crime…
Il eut un rire silencieux, puis soudain s’assombrit et murmura:
– L’étreinte du Commandeur!
Il regarda autour de lui avec une sorte de farouche curiosité, comme s’il se fût attendu à voir surgir Silvia… l’épouse!… celle qui lui avait répété la nuit précédente:
– Don Juan, tu le sais, ah! tu sais sous quelle étreinte tu dois mourir!
Mais tout demeura paisible dans le chemin désert.
Un instant encore, il hésita… Puis, tout à coup, il se mit à escalader la grille; en quelques secondes il se trouva dans le parc. Il l’avait dit: pour don Juan, une grille à franchir, c’était un jeu d’enfant.
Le long de l’allée, d’arbre en arbre, avec la silencieuse, la sûre, la souple rapidité d’un voleur habitué aux expéditions nocturnes, don Juan se glissa. La feuille sèche qui se détachait faisait plus de bruit que lui en touchant le sol.
À quelques pas du logis, Tenorio s’arrêta court et retint son souffle: quelqu’un, lentement, dans l’allée de tilleuls, marchait vers la maison. Don Juan l’entrevit, le devina plutôt dans la nuit noire. Et toute de suite il comprit que cette ombre de géant courbé sous le poids des pensées de malheur, c’était le Commandeur d’Ulloa.
L’esprit surexcité de don Juan, en rapides éclairs successifs, évoquait les divers moyens possibles pour entrer dans le logis. Il ne discutait pas. Il n’examinait pas. L’une après l’autre, il rejetait les idées qui se présentaient et fuyaient. Il n’y avait plus en lui ni crainte, ni raisonnement, ni même audace: il était la bête à l’affût qui accomplit une fonction vitale. Lorsqu’il eut reconnu le Commandeur, il ne se dit pas qu’avec lui, derrière lui, il allait pouvoir pénétrer dans l’hôtel. Mais ce fut chose entendue, soudain convenue, – et il se mit à suivre don Sanche d’Ulloa.
C’était de la folie, sans doute. Le Commandeur pouvait se retourner, le voir, le tuer d’un coup de dague comme un larron de nuit. Tout au moins, don Juan reconnu eût-il été obligé de renoncer à son dessein de pénétrer dans l’hôtel. Il ne se dit rien de tout cela. Impulsivement, presque sans précautions, ayant franchi les limites de l’audace, de l’impudence, il suivit pas à pas, et lorsque le Commandeur se mit à monter les degrés du perron, don Juan, derrière lui, monta!…
Sanche d’Ulloa ne se retourna pas. Il vivait l’heure effrayante des cataclysmes d’âme.
La lente et morne promenade sous les tilleuls, nu-tête dans les bises d’hiver, n’avait ni calmé ses nerfs tendus à se rompre, ni rafraîchi son front brûlant. Il était courbé comme si le poids de ses douleurs eût été infiniment lourd à porter. Don Juan n’avait pas de précautions à prendre: Sanche d’Ulloa ne l’eût entendu ni même peut-être vu… Sanche d’Ulloa n’entendait qu’une voix, celle de Christa demandant pardon. Il ne voyait qu’un fantôme, et c’était Christa… sa fille Christa qu’il maudissait… sa fille qu’il accusait d’avoir jeté l’infamie sur le nom d’Ulloa, en rapides et rauques accusations, toujours les mêmes… et parfois ses poings se crispaient comme s’il eût été prêt à la tuer, mais alors un terrible soupir gonflait sa poitrine, et tout s’affaissait en lui…
Le Commandeur monta les degrés, et Juan Tenorio les monta derrière lui…
Le Commandeur pénétra dans le large vestibule, et Juan Tenorio y entra après lui…
Le vestibule était silencieux. Un seul flambeau l’éclairait tristement. Immobile et raide, un homme d’âge, vêtu de noir, s’y tenait… C’était l’intendant: il se courba lentement au passage du Commandeur. Cet intendant vit don Juan qui, le manteau sur le bras, marchait derrière Sanche d’Ulloa. Oui, il vit don Juan. Mais il le vit si assuré, si familier eût-on dit, que le soupçon de la vérité lui eût semblée folie: cet inconnu était un ami du Commandeur.
Sanche d’Ulloa ouvrit une porte et pénétra dans la salle d’honneur.
Don Juan attendit que cette porte se fût refermée, et alors il alla droit à l’homme vêtu de noir et murmura:
– Il est bien triste, n’est-ce pas? Quel malheur! Pauvre d’Ulloa!…
C’était un pur chef-d’œuvre… un de ces coups d’audace comme il en trouvait dans les moments critiques. L’intendant s’inclina sans mot dire, flatté seulement que ce seigneur lui adressât si familièrement la parole.
Juan Tenorio eut un soupir. Puis, plus cordial, plus familier encore:
– Allez reposer, mon ami, allez… C’est moi qui dois veiller… Quand le malheur entre dans une maison, c’est aux amis intimes, c’est aux parents de veiller… allez, mon cher, allez…
– Un parent, songea l’intendant. C’est bien ce qu’il me semblait.
Il salua, fit un mouvement pour se retirer. Don Juan le retint par le bras.
– J’espère, dit-il, que la senora Léonor est en parfaite sûreté dans ses appartements, sous la garde de ses femmes, n’est-ce pas, et que tout est en règle de ce côté?
– Les appartements de la senora sont en parfait état, et ses femmes l’y attendent, assura respectueusement l’intendant. Mais Madame est encore en la salle d’honneur où Monseigneur vient de pénétrer…
– Très bien, fit don Juan. Allez, mon ami, allez reposer…
Juan Tenorio demeura seul dans le vestibule. Sur un siège, il jeta son manteau. D’un geste, il s’assura que dague et rapière en bonne place à ses flancs, jouaient bien au fourreau: le geste préliminaire de tout larron qui sent parfaitement que, du vol à l’assassinat, il n’y a que la mince épaisseur d’une nécessité… d’une occasion!…
Puis il éteignit le flambeau.
Il n’y eut plus pour le guider que la mince barre de lumière au ras de la porte de la salle d’honneur.
Tout droit, tout raide, dans la nuit, il eut un étrange sourire, et songea:
– C’est le Commandeur qui m’a guidé! C’est le Commandeur qui m’a fait entrer!
Et, comme avait dit Loraydan, comme avait dit Clother de Ponthus, à son tour:
– Ô Destinée! Voilà bien l’un de tes plus jolis coups!… Destinée! Destinée! Destinée!…
Mot vide… mot immense comme le vide insondable où s’enferme l’univers visible… mot insondable lui-même… verbe incompréhensible… parole en quoi s’enferme tout ce qu’il y a d’incompréhensible dans les événements visibles…
Hasard? Coïncidence? Oui, peut-être! Mais le pourquoi de la coïncidence, où est-il? Et si même on en appelle au hasard, où est le pourquoi et le comment du hasard? La pensée humaine peut-elle concevoir un seul fait sans cause?
Destinée!… Ce n’est pas fatalisme: on lutte non pas contre ou pour la destinée, mais avec la destinée. Comprenez, tâchez de comprendre votre destinée, et aidez-la, luttez avec elle…
Don Juan se raidit encore. Son sourire disparut. Il se fit hautain. Il y eut de l’insolence dans ses yeux pleins de défi. Il eut cette figure que le bon Jacquemin Corentin appelait sa figure de bête mauvaise.
Où était-il, à ce moment même, ce bon Jacquemin Corentin?
Eh bien, mais lui aussi, tout bonnement, il travaillait avec sa destinée…
Nous verrons comment. Restons-en à don Juan pour le moment; c’est déjà bien assez, mon cher lecteur. Oui, c’est une suffisante tâche que d’élucider l’attitude de Juan Tenorio en cette soirée du Ier janvier, en cette minute où prenant sa figure de mauvaise bête, il se disait:
– Mais… mais… puisque je suis dans la place… puisque le Commandeur m’y a introduit… pourquoi ne pas aller jusqu’au bout?… L’appartement de Léonor, je le trouverai… Ses femmes, je les écarterai… Ciel et terre! C’est ce soir que doit éclater la force de don Juan! Nous verrons si ce Clother de Ponthus va l’emporter sur moi. Nous verrons si cette petite fille va se moquer de moi à Paris comme elle fit sur tous les chemins d’Espagne et de France. Il s’agit ici, Juan, de ton triomphe ou de ta définitive défaite!… Voyons d’abord ce qu’ils disent…
Il s’approcha de la porte de la salle d’honneur, se pencha, écouta…
Don Sanche d’Ulloa, dans sa morne et longue promenade sous les tilleuls, n’avait pas retrouvé le repos de l’esprit, mais du moins avait-il assez fatigué son corps pour espérer trouver quelque oubli dans le sommeil.
Il entra dans la salle d’honneur de l’hôtel d’Arronces, et un pâle sourire éclaira sa physionomie quand il revit sa fille.
Léonor était là…
Elle était assise près d’une table sur laquelle brillait un flambeau à trois branches et s’appliquait à l’attentive lecture d’un livre d’heures d’où elle espérait voir surgir la consolation, mais sa pensée ne suivait qu’avec peine des lignes mystiques au long desquelles ses yeux cherchaient la prière… la prière était en elle et non dans ces pages aux majuscules enluminées.
Lorsque le Commandeur entra, elle ferma le livre, et vivement, s’avança au-devant de lui.
– Mon père, dit-elle en lui saisissant les mains, ne prendrez-vous pas un peu de repos?
Il la serra tendrement dans ses bras et il dit:
– Laisse-moi te regarder, ma petite Léonor… Tu es une véritable Ulloa, toi… Oui, cela se voit à tes beaux yeux de loyauté… et aussi à cette dague que je vois à ta ceinture… Vienne l’occasion, tu saurais t’en servir, dis?
Elle répondit avec fermeté:
– Oui, mon père. Et c’est pour m’en servir, vienne l’occasion, que je l’ai mise à ma ceinture…
Et comme il continuait à la serrer dans ses bras, comme un soupir terrible de douleur gonflait sa large poitrine, elle osa:
– Mon père… ô mon noble père… j’ai une grâce à vous demander…
– Une grâce, toi?… Parle, ma fille… mon unique fille! Elle se laissa glisser à genoux:
– Ô mon père, si vous voulez qu’un peu de joie rentre dans mon cœur, retirez la malédiction qui, ce matin, en ce matin à jamais terrible à ma pensée, vous échappa! ô mon père, la malédiction échappa à vos lèvres… elle n’était pas dans votre cœur!… Retirez-la, retirez-la!
Don Sanche d’Ulloa fronça ses blancs sourcils, et, avec bonté:
– Relève-toi, ma fille, et parlons d’autre chose…
Elle obéit. En ces âges, l’obéissance de l’enfant était absolue et naturelle. Léonor ne pouvait demeurer à genoux puisque son père lui disait: relève-toi…
– Tiens, continua-t-il, parlons de ce magnifique hôtel que ce bon François m’a donné. Vois la splendeur de cette salle… Les beaux meubles, par ma foi!… Ces Français sont d’habiles et ingénieux artisans. Par saint François, je n’ai rien vu de plus beau, même à Madrid.
Léonor joignit les mains. Les larmes coulèrent de ses yeux…
– Ô mon père! Dire que vous l’avez maudite!… Oh! si, comme moi, vous l’aviez vue à son lit de mort! Oh! si vous aviez pu voir ce pauvre visage figé où se devinait toute la honte de son âme pure, où se lisait tant de douleur! Oh! si vous aviez pu voir cette blanche figure d’ange aux ailes brisées!… Amarzyl me disait: «Tâchez de la faire pleurer! Il faut qu’elle pleure! Et cela, peut-être, la sauvera.» Hélas, mon père, sotte et coupable que je suis, je ne pus réussir à la faire pleurer! Je ne trouvai point les paroles qu’il fallait… que vous eussiez trouvées, vous! Les paroles de pardon, mon généreux père!… Père, ô père! vous l’avez maudite!…
Sanche d’Ulloa garda le silence. Mais, en lui-même, il admirait sa fille. Il éprouvait une sorte d’amer plaisir à se dire, à se jurer qu’il n’avait jamais eu qu’une fille unique, mais qu’en cette enfant s’incarnait toute la générosité.
– Mon père, continuait Léonor, on dit que près des hommes, invisible, mais sans cesse présent, rôde toujours l’ange des malédictions. On dit qu’il écoute ce qui se dit sur cette terre. On dit qu’il entend toute malédiction, si loin de lui qu’elle soit proférée… Cette malédiction, il la recueille et la porte aux pieds du trône de Dieu. Ô mon père, la malédiction reste là, dit-on, jusqu’à ce qu’elle soit retirée. On dit, mon père, on dit que tant que la malédiction n’a pas été retirée, l’âme maudite erre dans les limbes jusqu’au jour du jugement où celui qui a maudit et celle qui a été maudite comparaîtront ensemble devant celui qui juge. Quelle douleur, ô mon père! Quel tourment de savoir qu’il n’y a pas de repos pour l’âme de Christa!…
Don Sanche d’Ulloa tressaillit. Et, gravement, il dit alors:
– Je savais tout cela, Léonor. Je savais donc bien ce que je faisais en jetant ma paternelle malédiction sur l’âme de celle que tu viens de dire. Ne prononce plus ce nom, Léonor, qu’il soit chassé de notre mémoire et de notre cœur. Qu’il soit chassé de notre maison, comme j’en eusse chassé celle qui a, dans la maison des Ulloa, introduit le déshonneur. Paix, enfant! Obéis une bonne fois à mon ordre. Sache pour toujours que je n’ai eu, que je n’ai qu’une fille, et c’est toi…
Léonor essuya ses yeux, et murmura, courbée:
– J’obéirai, mon père!
Mais son cœur criait: «Christa! Ma chérie, ma belle et pure Christa! Je prierai tant pour toi que l’ange des malédictions aura pitié, et du haut des cieux, laissera retomber sur terre l’injuste parole qui te frappe.»
Et, lentement, elle alla reprendre sa place près de sa table, et elle rouvrit son livre d’heures…
Le Commandeur, les mains au dos, se mit à marcher dans la salle, tâchant de s’intéresser aux belles choses qu’il devait à la munificence royale.
Et comme il passait devant Léonor:
– J’ai connu jadis don Luis Tenorio de Grenade, c’était un homme de cœur. J’espère que le Tenorio dont tu m’as parlé n’est pas de sa lignée?
– Je ne sais, mon père; il se nomme Juan Tenorio, c’est tout ce que je puis vous dire.
– Quel qu’il soit, il mourra, sois tranquille. L’infamie sera lavée dans le sang. Et tu dis que ce Juan Tenorio est à Paris?… Qu’y vient-il faire?… Il n’est pas de l’escorte impériale, j’en suis sûr… Comment sais-tu qu’il est à Paris?
Léonor leva vers son père ses yeux, ses beaux yeux de franchise et de bravoure, et elle dit:
– Je le sais, mon père, voilà tout!
Sanche d’Ulloa pressentit que sa fille lui cachait quelque secret. Mais il remit à plus tard de savoir quel pouvait être ce secret. Et Léonor se disait:
– Pauvre père! C’est assez du rude coup qu’il a reçu aujourd’hui. Je ne dois pas lui dire que ce misérable Tenorio m’a poursuivie moi-même, que c’est moi qu’il vient chercher à Paris… moi, dis-je! moi, sœur de Christa!… Non, non, cachons cela! Je puis me défendre moi-même. Santa Virgen, je me suis déjà défendue toute seule!…
Elle rougit soudain et songea que dans la salle de la «Grâce de Dieu» un autre l’avait défendue!
Le Commandeur poursuivit, – et sa voix tremblait de fureur, et ses yeux jetaient un éclat sinistre:
– Demain, je saurai où se cache ce Juan Tenorio. Demain, je le tuerai, quelque répugnance que j’éprouve à choquer mon fer contre le fer d’un lâche… car cet homme est sûrement un lâche…
Et Léonor:
– Oui, mon père. Sûrement. Un lâche!… La porte s’ouvrit violemment.
Don Juan parut, livide, les traits bouleversés. Il s’avança rapidement jusqu’à don Sanche stupéfait, jusqu’à Léonor soudain debout, – et d’une voix rauque:
– Un lâche!… Juan Tenorio un lâche! Par tous les saints, c’est un affreux mensonge, et je prétends le prouver sur l’heure!…
– Qui êtes-vous? gronda le Commandeur. Qui es-tu, toi qui oses soutenir qu’un mensonge a été proféré par Sanche d’Ulloa et sa fille Léonor?…
Tenorio se redressa, hautain, terrible, et dit:
– Je suis don Juan, fils de don Luis Tenorio!…