C’était le septième jour après l’événement – Canniedo, Zafra, Veladar et Girenna étaient encore en plein délire – c’était donc un matin, le septième jour après la mort de Christa d’Ulloa.
Dans une cour du palais, deux solides écuyers, fortement armés, montés sur de vigoureux chevaux, attendaient, entourés d’officiers dont chacun donnait une dernière instruction, apportait une suprême recommandation.
– Bon, bon, disaient les deux braves, nous en répondons sur notre vie, et nous avons fait l’Artois et l’Italie!
– Gare à qui s’approche! Bonsoir, camarade: la pointe de nos rapières à la disposicion de usted!
Un valet d’écurie tenait en bride un de ces fins et nerveux jinietes andalous que si fort, en France, on appréciait sous le nom de genêts. Ce cheval portait une selle munie d’une corne d’arçon et d’un unique étrier: c’était la selle de dame – usitée encore telle quelle par la moderne chasseresse – qui ne fut introduit chez nous que par Catherine de Médicis, mais qui, dès la fin du quinzième siècle, avait supplanté, en Espagne et en Italie, l’antique et peu gracieuse sambue. Un homme d’armes inspectait et vérifiait toutes les pièces de ce harnachement.
Toutes les têtes, soudain, se découvrirent: sur un perron apparut Léonor d’Ulloa, escortée de l’intendant du logis, de duègnes et d’officiers. Elle portait une robe de velours gris, jupe longue, corsage serré à la taille, en somme une amazone: à l’inverse de l’habillement masculin qui a été bouleversé, il est curieux de constater combien peu s’est modifié le costume féminin; on retrouverait dans les âges passés le type de chaque nouvelle mode, et les Angevines portent encore le hennin d’Isabeau de Bavière.
Mais à la ceinture de Léonor luisait le fourreau d’une dague courte et acérée, vraie arme de bataille.
Elle descendait le perron, achevant de passer à ses mains des gants en peau de chamois qui lui montaient aux coudes. Et sa démarche était empreinte d’une si jolie résolution. Il y avait une si naturelle fierté en ses souples attitudes, sa pâleur mettait à son cher visage un peu maigri une si touchante expression que les larmes en venaient aux yeux des serviteurs assemblés, et que les gens d’armes en grommelaient tout bas des jurons par quoi ils tâchaient d’exprimer leur vénération admirative.
– Je vous prie tous, tremblait l’intendant, je vous supplie de vous souvenir que c’est malgré moi, malgré même la volonté de monseigneur le sénéchal.
– Calmez-vous, dit Léonor avec douceur. Ce n’est ni par lettre ni par messager que le Commandeur d’Ulloa doit être informé. Il faut que moi-même… Dieu puisse me dicter les paroles capables, sans le tuer, d’apprendre à mon père…
Son sein se gonfla. La voix lui manqua…
– Mais au moins, au nom du ciel! qu’une suffisante escorte…
– Je dois aller vite. Soyez rassurés, tous. La bravoure de ces deux compagnons m’est connue – et j’ai mon vaillant Moreno, dit-elle en flattant le front du genêt. Ah! Reno, ce n’est plus d’une galopade aux bords du Guadalquivir qu’il s’agit!… Allons, maintenant, attendez-moi ici; venez, Elvira…
Elle se dirigea vers une issue donnant sur le chemin de los Anjeles, qui séparait le palais du couvent des franciscains. Les têtes se courbèrent. Les cœurs murmurèrent: Sembla una reyna hermosa…
Il n’y avait qu’à traverser ce chemin presque toujours désert, et on pénétrait dans la chapelle de Saint-François.
La symbolique ogivale y régnait, mais se paraît de l’étincelante robe arabesque. Le gothique était bien son inspiration, mais s’y drapait d’une capricieuse décoration qu’on eût dite empruntée à l’Alhambra: elle était d’un temps où l’art chrétien consentait encore à fraterniser avec l’art arabe, ayant été bâtie vers 1406. C’est en suite d’un vœu que don Ruy Melchior d’Ulloa l’avait édifiée – sous condition que lui et ses descendants y auraient leur tombeau.
Elle se dressait au flanc oriental de l’enceinte, et son portail regardait une avenue intérieure du monastère; mais par une entrée de côté qui restait ouverte de six heures du matin à midi, elle permettait à tout venant d’y entendre la messe ou d’y faire ses dévotions: les pères possédaient dans le cloître une deuxième chapelle plus humble, pour y remplir les devoirs que leur imposait la règle de leur ordre.
Elvira s’arrêta devant le chœur et se prosterna.
Léonor franchit la balustrade et contourna l’autel.
Là, sous l’abside, s’étendait le souterrain où reposaient les Ulloa. L’entrée en était couverte par une grandiose dalle de granit au chevet de laquelle veillait un chevalier de marbre, la tête nue, son casque à ses pieds, les deux gantelets appuyés à la croix de son épée. Sur cette pierre, l’un au-dessous de l’autre, avec la date, l’âge, une brève formule résumant chaque existence, funèbres annales, se suivaient les noms de ceux qui dormaient dans ce caveau, depuis don Ruy Melchior jusqu’à Maria-Elisabeth, épouse du Commandeur don Sanche. On avait commencé à graver une inscription dernière… mais elle n’était pas terminée, et les ciseaux restés là attendaient que l’ouvrier vînt finir de signifier qu’encore un être était descendu dans la nuit… On lisait:
L’an 1539, le 19e jour de novembre
en sa vingtième année
très pure et très pieuse
Reyna-Chris
Et ce fut la vue de ces outils épars sur la dalle, cette inscription inachevée, ce nom tronqué comme une vie qui se brise, ce fut cela qui provoqua la crise de douleur. Léonor tomba à genoux et, la tête enfouie dans ses bras, éperdument, se mit à sangloter.
Debout à quelques pas derrière elle, don Juan Tenorio la contemplait…
Le coup d’épouvante l’avait terrassé d’abord, comme les quatre. Sa force d’expansion vitale et, peut-être son irréductible scepticisme, lui avaient épargné les longs pourparlers avec le délire; le quatrième jour, la fièvre avait abandonné le champ de bataille; le sixième il était debout. Mais, l’esprit encore assiégé de ce qu’il croyait des fantasmes, il se tint au logis, tendit sa volonté à ordonner ses souvenirs et déblayer son imagination.
Du méthodique et lucide travail auquel il se soumit, il résulta que Canniedo, Zafra, Girenna, Veladar avaient résolu sa mort parce qu’ils avaient appris des choses qui, sûrement, d’après tant de précautions qu’il avait prises, eussent dû leur rester à jamais inconnues. Son véritable tourment fut d’établir comment il avait pu se tromper au point que ces précautions vraiment très fortes fussent restées illusoires.
Cet obscur problème le retint deux heures et c’était beaucoup; car, dès longtemps, il s’était imposé d’accepter les événements accomplis en écartant avec vigueur toute envie de rechercher leur origine… à quoi bon poser le pourquoi? Le fait était ou n’était pas. Voici la solution qu’il adopta:
Le fait était que les quatre avaient voulu le tuer… Eh bien, il nia le fait! Il le nia sans appel. Il le biffa. Mais alors… quoi? Eh bien, le xérès et l’alicante expliquaient l’aventure! Dans la réalité, les quatre n’avaient pas dit un mot de Silvia, ni de Christa, ni de Laura, ni de Rosa. Comme d’ordinaire, après une de leurs ivresses, il les avait quittés joyeux et paisibles, pas très sûr ni du lieu ni de l’heure. Il était rentré chez lui, sans trop savoir. Pour une cause ignorée, indifférente d’ailleurs, la fièvre l’avait saisi. La fièvre! C’est la fièvre qui avait inventé les quatre poignards luisants et tremblotants, la pointe dans la table, et les insouciants bons amis s’érigeant en justiciers, en bourreaux, et cette formidable vision, preuve définitive de l’inanité de toute la scène: la table se dressant, marchant sur lui, prise de folie! Est-ce qu’une table peut marcher toute seule ailleurs que dans les rêves? Est-ce qu’une table peut devenir folle?… C’était une suggestion des vins trompeurs, donc tout le reste…
Très bien.
Restait ceci: Christa avait dû venir dans la chapelle de Saint-François. Que pouvait penser Christa? Et que lui pourrait-il dire, lui? Cette question, il l’écarta, tout simplement. Il refusa de se mettre en quête de l’explication qu’il fournirait. Recherche inutile. Jamais il n’avait consenti d’avance à adopter un plan – c’est une chaîne aux mains, un boulet aux pieds. Mais sur l’instant, dans un éclair de génie, créer la manœuvre nécessaire! Inspiré par l’événement, lancer le mot définitif! D’une pensée libre des entraves de la préméditation, laisser jaillir, étincelant, irrésistible, vainqueur du doute, le mensonge sauveur, le sublime mensonge plus vrai que la vérité, l’unique mensonge qui est celui-là même qu’on n’eût pas trouvé si on l’eût cherché!…
Donc, ni l’heure abolie, aussi heureuse ou terrible qu’elle eût été, ni l’heure à venir, aussi espérée ou redoutée qu’elle pût être, ne sollicitaient ni cette tête ni ce cœur: seule la minute présente avait droit à son effort.
Satisfait d’avoir ainsi balayé les scories qui lui encombraient la cervelle, il s’endormit d’un bon sommeil exempt de songes, et, dès le point du jour, plein de force et de gaieté, sûr de lui, sûr de sa chance au jeu de la vie, s’en vint rôder autour du palais Ulloa.
Pour la dixième fois, il parcourait la ruelle de l’Escrimidor et entrait dans le chemin de los Anjeles, patient, certain que l’occasion se présenterait d’elle-même de parler à Christa… Christa! Mais c’est à peine si ce nom se présentait encore à son esprit! Christa! Mais tout ce préparatif d’un mariage glissait, fuyait de son souvenir, s’évanouissait en une lointaine reculée!… Pourtant, c’est bien pour Christa qu’il était là. Il le disait. Il se l’affirmait… Tout à coup, il vit Léonor.
Il ne la connaissait pas. Mais, sans hésitation, il la reconnut… C’était elle!
Le temps de s’avancer en s’imposant une marche indifférente qui le faisait grelotter, et il fut dans la chapelle.
Pourquoi? Quelle raison? Pas d’autre que celle-ci: Léonor y était.
L’infaillible, le prompt coup d’œil du maître jugea la situation. Personne dans la nef – si ce n’est, là-bas, tout au fond, une forme noire écroulée sur un prie-Dieu: quelque veuve, sans doute; cela ne comptait pas. Seule, la duègne, devant le chœur, était à éviter. Le glissement de don Juan vers l’autel, derrière lequel sûrement se trouvait Léonor, fut un chef-d’œuvre. Était-il ce pilier? Était-il ce saint de pierre? Était-il cette chaise? Il fut tout cela. Et il fut le silence. Il passa, insaisissable. Au point le plus éloigné de dona Elvira, preste, souple, il enjamba la barrière… La seconde d’après, son regard avide s’abattait sur Léonor… Il balbutia:
– Quoi! Tant de charme en sa virginale attitude!… Quoi! Tant de grâce en la splendeur de ce corps harmonieux!… Quoi! Si belle, si au delà de la beauté supposée par ma misérable imagination!… Est-ce moi qui, à d’autres qu’elle, est-ce moi qui ai pu dire: Je t’aime!… Non, non, mes lèvres ont menti, ma bouche a blasphémé, car voici, oh! voici enfin! voici celle que cherchait mon inquiet amour! La voici! C’est elle! Et je l’aime! Et jamais je n’ai cessé de l’adorer!…
Il ne voyait pas que Léonor pleurait…
Elle pleurait doucement, la crise apaisée. De toute l’ardeur de sa confiance, elle récitait les prières que sa mère, jadis, lui avait apprises; mais tandis que s’égrenait le murmure des mots latins dont le sens, parfois, lui échappait, son cœur parlait à la morte…
La sensation qu’elle était épiée, soudain, l’oppressa.
Le malaise qu’elle en éprouva la fit se retourner: aussitôt elle fut debout… et lui, doucement s’agenouilla!
Elle le regarda…
Ébloui, il ferma les yeux – et dans l’instant les rouvrit, buvant à longs traits le délice de sa contemplation. Elle eut un mouvement de retraite… mais non! Que pas un mot ne frappât cet homme et ne le marquât d’infamie, cela lui sembla un nouvel outrage au nom d’Ulloa! La révolte de sa douleur mettait une flamme dans son regard, une flamme qui le brûlait, lui, et dont il se délectait. Et elle, amèrement, se concentrait en Christa… Christa abusée, flétrie, assassinée. Son front s’empourprait. Et lui, se jurait que jamais incarnat plus suave n’avait coloré plus pur visage. Elle cherchait, ah! vainement, dans sa tête où s’entrechoquaient les pensées, elle cherchait la parole qui fût capable de traduire cet atroce ressentiment dont elle vibrait tout entière comme une lyre trop tendue… impulsivement, elle fit un pas… Il tendit les bras!
Elle vit cela!…
Et ce geste fut le déclenchement. Ce geste, par une obscure association d’idées, elle l’interpréta comme la supplication d’un condamné qui, dans les affres dernières, tente d’implorer sa grâce… Un condamné à mort! Ce terme s’érigea dans son esprit sans qu’elle l’eût appelé, vraiment comme s’il y eût été mis par une volonté qui n’était pas la sienne… et elle parla.
Ce fut étrange. Rigoureusement, elle parla sans savoir ce qu’elle disait. Ses propres paroles ne furent pour elle que des sons. Confusément, il lui parut que ses lèvres étaient devenues le docile instrument d’une intelligence qui échappait à son contrôle. Mais cette impression veillait au plus profond de son être que ces mots, avec une suprême exactitude, énonçaient ce qu’elle aurait voulu exprimer.
Voici ce qu’elle disait:
«Juan Tenorio, vous êtes condamné. Désespéré, maudit, c’est sous la main d’Ulloa que vous succomberez… sous la main glacée du père de Christa… sous l’étreinte du commandeur…»
Elle se détourna alors et se retira; et, certes, jamais souverain juge ayant édicté la sentence de haute justice n’avait pu atteindre à pareille noblesse de maintien et d’allure.
Don Juan, relevé d’un bond, s’élançait… Quelqu’un le saisit violemment au poignet… la forme noire entrevue au fond de la chapelle… Silvia!… L’épouse!
L’imprécation qui gronda sur ses lèvres se brisa net, et un imperceptible tressaillement témoigna seul de son étonnement à reconnaître, en telle minute, l’épouse légitime qu’il croyait à Grenade. Avec douceur, il dégagea son poignet, se pencha sur la main de Silvia et longuement la baisa: on eût dit un amant qui retrouve une maîtresse adorée. Et tout de suite, d’un mouvement de caresse, il souleva le voile, le lui arrangea en arrière.
– Laisse-moi te voir. Laisse-moi t’admirer. Dire que c’est toi! Quelle hâte, Seigneur, j’avais de rentrer à Grenade! Maudite soit cette mission qui me fut confiée de par l’ordre de l’empereur, puisque si longtemps elle m’a séparé de toi! Comment as-tu su mon arrivée à Séville? Et comment savent-elles toujours où est celui qui les adore? Elles savent, voilà tout! Ah! j’ai dû parcourir Castille et Navarre, Estramadoure et Aragon… Silvia est la plus belle, Silvia reste souveraine en mon âme! Mais… mais… pourquoi ces crêpes? Oh! pourquoi ce deuil?
– Le deuil de ton amour, Juan!
Il pâlit. Mais reprenant vite sa gaieté tempérée d’émotion:
– Que dis-tu! Mon amour, par le ciel, mon amour est vivant dans ce cœur qui, loin de toi, ne bat qu’à peine, et à ton seul aspect… Ah! pose la main sur lui et vois comme il se remet à palpiter!
Elle se tint toute droite, sans un geste.
– Quand finiras-tu, dit-elle, quand finiras-tu ta carrière d’imposture? De quel front parles-tu ainsi, et comment espères-tu que je puisse te croire? Malheureuse, je t’aime encore! Malheureuse! Le voudrais-je, que je ne pourrais arracher de moi cet amour que je te garde tel que je te le jurai! Mais ne pense pas que je sois venue implorer une affection dont je te délie. Ce qui m’enchaîne à toi, c’est ma volonté de te sauver, Juan, cette heure est solennelle, et Dieu nous entend. Écoute une pauvre femme dont la triste beauté effacée ne peut plus rien sur toi, mais dont l’âme chrétienne ose espérer et tenter de délivrer la tienne. Sois-en sûr: tu me trouveras entre tes victimes et toi. Tant que je vivrai, autant qu’il sera en mon pouvoir, je t’épargnerai de nouveaux crimes… Tais-toi, tais-toi! tes mensonges en un tel lieu briseraient peut-être le ténu lien de miséricorde qui retient sur ta tête la justice du ciel! Je te suivrai. Partout où tu seras, je serai! Tu doutes? Sache donc que, depuis six mois, je t’ai enveloppé d’un réseau de surveillance. Tes trahisons, je les connais toutes, et chacune d’elles m’a poignardée. Longtemps, j’ai pu espérer que toi-même, à la fin, tu te ferais horreur. Maintenant, c’en est trop. C’est moi qui ai prévenu Christa d’Ulloa! Prévenu Veladar! Prévenu Zafra! Prévenu Canniedo! C’est moi! Mon seul tourment est d’avoir trop tardé à commencer, mais je dois continuer. Tu es au bord de l’abîme, je t’empêcherai d’y rouler, et par là même, je sauverai tant d’infortunées que tu condamnes au désespoir! Frappe-moi donc du coup mortel, si tu veux te libérer de moi! Ou, si tu m’épargnes, arrête, Juan, arrête! Et renonce à meurtrir un cœur qui ne sait plus où trouver la force de souffrir encore!
Il avait écouté tête baissée, tantôt livide d’une vague terreur, tantôt rose d’une sorte de plaisir, parfois tout souriant et parfois agité d’un frisson glacial.
Mais quand elle se tut, il éclata d’un rire frais et sonore.
Puis, d’un accent de sensibilité sincère:
– Moi te frapper? Moi! frapper une femme! Et quelle? Silvia, ma Silvia elle-même! Tu ne le penses pas, chère âme! Et cela seul suffit à me prouver que tu ne crois pas un mot de ce tissu de calomnies qu’on t’aura présentées pour exciter ta jalousie. C’est égal. Penser que ma Silvia m’a suivi jusque dans cette jolie église…
– Tu te trompes! dit-elle en l’interrompant d’un geste de désespoir farouche. Ce n’est pas toi que je cherchais ici! Tous les matins, depuis trois jours qu’on l’a mise là, j’y viens pour supplier Christa…
Un tressaillement le secoua.
– Supplier Christa?… Ici?…
– Pardonnez-lui, Christa! Pardonnez-lui comme je lui pardonne!
– Tu dis cela?… À Christa?… Ici?…
Elle le reprit par le poignet, l’entraîna, éperdu, jusque devant la dalle du tombeau, et elle dit:
– Christa est ici!…
Il n’eut pas un mot, ne baissa pas la tête, demeura debout, raidi contre le choc; mais sans qu’il y prît garde, ses bras retombèrent au long de son corps; et de ses yeux rivés à ce nom inachevé, deux larmes roulèrent, hommage suprême à la mort, suprême insulte à la vivante, puis deux autres, et d’autres encore, sans arrêt, silencieusement. Elle s’était reculée, elle regardait pleurer don Juan!
Et il lui sembla que ces larmes… ah! ces larmes que, sans même essayer de les cacher, il donnait à une autre, c’étaient des gouttes d’un poison corrosif tombant sur son cœur, à elle, son pauvre cœur de femme, d’amante trahie, d’épouse délaissée! Et ce spectacle, aveu désormais irrévocable de la trahison, lui devint une mortelle torture; elle éprouva qu’elle défaillait, elle en eut honte, et alors elle s’en alla, forme noire toute courbée, qui se traîna dans la nef déserte, elle s’en alla de son pas morne et découragé, comme si elle s’en fût allée de sa dernière espérance…
Longtemps après, Juan Tenorio, à son tour, sortit de la chapelle de Saint-François.
Il se dirigea, courant presque, vers la grand’porte du palais Ulloa.
Quoi? Que voulait-il? Tenter quelque audacieuse folie? Non, non. Il voulait… Oh! il l’avait juré à Christa! Il voulait se jeter aux pieds de Léonor! crier son repentir! implorer humblement le pardon régénérateur!
L’officier à qui il s’adressa en disant que lui, comte d’Oritza, sollicitait, pour affaire d’importance, l’honneur d’être reçu par la fille du commandeur, répondit respectueusement – car Oritza était un nom de grandesse – que dona Léonor était partie pour un long voyage et que depuis près de deux heures déjà elle avait franchi la Macarena (l’une des quinze portes de Séville, celle qui était située au nord)…
Une minute, Juan demeura immobile… À quoi pouvait-il bien songer?
Et tout à coup, sans transition, le sang monta à ses joues, un éclair jaillit de ses yeux, un sourire illumina sa figure. Il leva la tête, aspirant longuement. Dans un de ces ciels presque indigo des automnes andalous, voguaient de légers nuages d’un blanc d’argent. Une fraîche brise venue des lointaines sierras mettait dans l’air une exquise gaieté… Dans ce rayonnement de vie et d’amour, don Juan évoquait une image qui le faisait frémir… Et c’était la vision d’une hardie cavalière, étincelante de sa jeune beauté, infiniment gracieuse en son amazone de velours, chevauchant, vaillante et sans peur, et lui faisant signe, et le mettant au défi…
– Par le ciel!… murmura-t-il, haletant.
Il rêva un instant.
– Où va-t-elle?… Eh! par Dieu, elle va en France! Ah! la brave enfant qui court contre Juan Tenorio armer la vengeance du vieux Commandeur! Quelle riche nature! Et quelle candeur! Quel courage! Et quel cœur! C’en est fait, ma destinée m’attache à elle. Je t’aime, Léonor! Je t’aime et suis à toi pour toujours!
Ces mots le firent sourire: il les reconnaissait au passage, il les connaissait trop, tant de fois ils avaient servi déjà! Mais son léger haussement d’épaules signifia qu’il n’était pas besoin d’en chercher d’autres et que ce sont ces mêmes mots qu’éternellement elles veulent toutes…
En hâte, il prit le chemin de son logis.
Il se glissait dans la foule, jetant une œillade au balcon dont une main fine soulevait le vélum pourpre, offrant l’admiration de son regard aussi bien à l’Espagnole aux yeux de feu, vêtue d’éclatantes couleurs qu’à la Moresque au pas craintif, timide, gazelle, se retournant pour la bourgeoise richement attifée, ou pour la suivante au pied mutin, portant le missel de sa maîtresse, dans lequel, peut-être, elle vient de glisser le billet d’un galant; et Séville lui semblait tout entière vibrante sous le soleil, c’était Séville. Séville éveillée, rieuse, pimpante, la prestigieuse Séville alors dans sa gloire, c’était la joie de vivre et d’aimer, c’était la vie qui enveloppait, portait, soulevait don Juan charmé, enivré.
Dans cette paroisse de Santiago el Mayor où devait naître Bartholoméo Esteban Murillo, il habitait une maison célèbre pour son élégance raffinée.
Dans sa chambre, il ouvrit une cassette d’acier ciselé qu’il sortit d’un coffre.
Il la vida sur une table et compta soigneusement les pièces d’or qu’elle contenait.
– Oh! fit-il, le viatique me semble un peu maigre… mais je n’ai pas le temps de le renforcer… Bast! pour une expédition d’un mois ou deux, ceci pourra suffire… Jacquemin! Holà, Jacquemin Corentin!…
Un grand efflanqué de valet se montra aussitôt et tendit à son maître un billet cacheté, en disant:
– C’est d’une senora qui est venue voici dix minutes. Encore une! ajouta-t-il en aparté. Si j’avais seulement autant de ducats que j’ai tenu dans les mains de ces lettres! Quelle rage d’écritoire possède donc les femmes?
Don Juan avait coupé le fil du cachet. Ses sourcils se froncèrent. Sa main trembla légèrement.
L’écriture était de Silvia. Voici ce que disait le papier:
«Arrête, Juan! Ne pars pas! Renonce à Léonor! Si tu passes outre à ce suprême avis, souviens-toi qu’elle-même t’a dit: DÉSESPÈRE, MAUDIT, C’EST SOUS LA MAIN D ’ULLOA QUE VOUS SUCCOMBEREZ, SOUS LA MAIN GLACÉE DU PÈRE DE CHRISTA, SOUS L’ÉTREINTE DU COMMANDEUR…»
Une minute, don Juan demeura songeur, les traits contractés. Puis il releva la tête, éclata de rire, et un éclair de défi jaillit de ses yeux.
– Donne-moi une cire allumée, dit-il, un peu pâle. Jacquemin Corentin se hâta d’obéir. Don Juan, à la flamme, présenta la lettre qui, bientôt, ne fut plus qu’une mince feuille de cendre sur laquelle, un instant, serpentèrent des scintillements.
– Jacquemin, dit-il alors, mes habits de voyage. Mon manteau. Ma longue rapière. Les chevaux. Et vite!
– Nous partons? fit le valet avec une familiarité naïve mais non exempte de respect. Et où allons-nous, cette fois?
– Au diable!…
– Monsieur, je vous crois. Mais par quel chemin?
– Ne t’en inquiète pas, dit don Juan. Nous serons conduits par un ange!