Nous avons promis de ne rien retrancher de la sinistre et flamboyante légende. Ni ce qui peut excuser don Juan ni ce qui peut le condamner. Nous maintenons donc l’épisode de la Ribaude et de la Duchesse que nous avions tout d’abord supprimé. Nous l’avions supprimé, après l’avoir, non sans peine, établi pour le lecteur curieux. Et pourquoi supprimé?… Nous le rétablissons: libre au lecteur de le sauter…
Don Juan, ayant quitté l’hôtel Loraydan pour préparer l’exécution des résolutions prises dans cette mémorable nuit, rentra à l’auberge de la Devinière où il avait établi son logis.
Il se trouvait singulièrement calme, soit par une naturelle réaction en suite de la violente émotion qu’il avait éprouvée en apprenant que Léonor était sur le point de l’aimer, soit plutôt parce que la certitude de ce prochain amour ôtait déjà du prix à la conquête.
Il songeait:
– Dans trois ou quatre jours, elle sera à moi. Je la veux. Je la prends, je l’emporte. Grâce à l’aide de ce parfait gentilhomme, mon ami le comte de Loraydan, la chose devient facile… trop facile, par le Ciel! Cette aide me cause je ne sais quel ennui… j’eusse préféré agir seul. Seul! Être seul dans les entreprises du cœur! quel plaisir! Et quel poids de devoir à un homme autre chose que quelque misérable argent!… Laissons cela; une fois n’est pas coutume. Passé cette algarade, je redeviendrai Moi… moi qui n’ai besoin de personne au monde. Voyons: étudions un peu le plan de ce brave Loraydan… Quel ennui! Un plan! Moi faire un plan! Me tracer d’avance les péripéties de l’enlèvement… Mais alors, où est le plaisir de l’aventure? Allons dormir, ne pensons à rien, et laissons faire aux dieux…
Dans la grande salle de l’auberge, il trouva la belle Mme Grégoire à qui il fit force compliments qu’elle accueillit d’un air froid et sévère.
Dans l’embrasure d’une fenêtre, Javotte, la lingère, s’activait à son labeur. La jolie fille leva sur Tenorio un regard de curiosité, un regard où s’éveillait le désir et le rêve de quelque brillante aventure.
Mais Tenorio ne vit pas la gentille lingère.
Dame Grégoire considéra un instant don Juan d’un œil plutôt sévère:
– Ah! monsieur, lui dit-elle, la petite Denise…
– Denise? fit don Juan qui parut tomber des nues.
– Mais oui, vous savez bien… la fille de dame Jérôme Dimanche…
– Dame Jérôme Dimanche? s’écria don Juan au comble de la surprise. Qu’est-ce que cela?
– Tenez, la voici qui vient à nous. Elle vous aura vu arriver. Ah! monsieur, qu’avez-vous fait? Il paraît que la petite Denise se meurt!…
À ce moment, dame Jérôme Dimanche pénétrait, en effet, dans la salle. Elle entendit les derniers mots de l’excellente Mme Grégoire, marcha sur don Juan et gronda:
– Oui, monsieur de Corentin, qui n’êtes pas plus Corentin ou comte breton que je ne suis Normande ou princesse, oui, monsieur le menteur, ma fille se meurt, que dites-vous de cela?
– Ce que j’en dis? Eh! Que pourrais-je bien en dire? Ma foi, je n’en sais rien. Adieu, ma bonne dame Samedi, je vais dormir…
– Samedi? s’écria la veuve. Je ne me nomme point samedi, mais Dimanche, par la merci-Dieu!
– Bon. Je le veux bien, moi. Mais qui êtes-vous, je vous prie?
– Qui je suis? fit la veuve abasourdie. Ne le savez-vous pas?
– Comment le saurais-je? Je vous vois pour la première fois de ma vie. À peine si je sais que vous vous appelez dame Mercredi, parce que vous venez de me le dire…
– Dimanche! glapit la bonne dame, Dimanche! Qui vous parle de mercredi?
– Vous voyez bien!…
– Quoi? Quoi? Qu’est-ce que je vois?
– Vous voyez bien que j’ignore qui vous êtes, et la preuve…
– Vous ignorez qui je suis! Vous n’êtes pas venu chez moi? Vous ne m’avez pas dit vous appeler le sire de Corentin? Vous ne m’avez pas demandé ma fille en mariage?
– Moi? Comment l’aurais-je fait, de par tous les diables, puisque je ne vous connais pas… et la preuve…
– Quoi, la preuve? Quelle preuve?
– Eh! la preuve, par le Dieu vivant, la preuve…
– Vous n’avez pas conduit ma pauvre Denise à l’autel? Dites! Et il n’est pas vrai qu’elle est au lit, malade, avec une bonne mauvaise fièvre, si bien qu’elle va en mourir à ce que dit la tripière qui s’y connaît?…
– Eh! qu’elle meure ou qu’elle vive! Par les saints anges, qu’y puis-je faire? Ah! je comprends. Vous croyez que je suis médecin? Erreur, ma bonne dame, erreur: je suis Juan Tenorio, l’un des Vingt-quatre de Séville, et je vous trouve bien insolente de me confondre avec un faquin de médecin… Allez, allez, ou je porterai plainte, et vous ferai mettre en prison.
Dame Jérôme Dimanche pâlit, puis devint cramoisie. Don Juan doucement la poussait vers la porte.
– Eh quoi! rugit-elle, furieuse, qui vous parle de vingt-quatre? Qu’est-ce que vingt-quatre?
– N’insultez pas les Vingt-quatre, dame Samedi, ne les insultez pas, ou il pourra vous en cuire!
– Fussent-ils mille, je soutiens…
– Je soutiens que vous êtes folle et que je ne vous ai jamais vue. Il y en a une preuve, mort du diable! Une preuve à laquelle vous ne pouvez rien! Dites! Répondez! Pouvez-vous rétorquer la preuve?
– Quelle preuve? bégaya la veuve.
– La preuve que je ne vous connais pas! La preuve c’est que je croyais que vous vous nommiez Vendredi, alors que vous-même jurez que Lundi est votre vrai nom…
– Dimanche, vous dis-je! Dimanche!
– Quoi? Que se passera-t-il dimanche?
– Le sais-je, moi? sanglota la pauvre femme. Ma fille sera peut-être morte dimanche. Et vous en serez la cause. Ma pauvre Denise! Ma chère enfant! Mourir à la fleur de son âge…
– Pauvre fille! fit don Juan. Quel âge a-t-elle donc? Si c’est celle que je vois passer dans la rue, elle est jeune encore, elle n’a guère que trente-cinq à quarante ans…
– Dix-sept ans! vociféra dame Jérôme Dimanche.
– Vous êtes sûre? Alors, ce n’est pas la même. Allons, adieu. Je vous pardonne, car je vois que la douleur vous rend aveugle. Mais ne recommencez pas, je porterais plainte…
– Vous me pardonnez? soupira la veuve suffoquée.
– Oui. Je ne suis pas méchant. Allez, allez, ma bonne dame Mardi…
– Dimanche! hurla la veuve, tandis que don Juan ouvrait la porte de l’auberge.
Tout doucement il la poussa dehors, et elle répéta avec toute la force que donne la certitude de la vérité:
– Je vous dis que je m’appelle Dimanche!
Des gens s’attroupaient, un groupe d’artisans goguenards, amusés, et qui ricanaient:
– Dimanche? Quoi? Dimanche?…
– Adieu, dame Jeudi, fit don Juan. Comment pourrais-je savoir qui vous êtes, puisque vous-même ne le savez pas! Au fait, est-ce bien Lundi que vous avez dit?
Il ferma la porte. Dans la rue, parmi les rires, on entendit les vociférations de la veuve qui, dévoyée par la manœuvre de don Juan, finissait par oublier pourquoi elle était venue le trouver et ne songeait plus qu’à établir son droit formel au nom qu’en toute et légitime propriété lui avait laissé le drapier Jérôme Dimanche.
C’est une manœuvre qui réussit souvent.
Don Juan s’essuya le front et se tourna vers Mme Grégoire ébahie:
– Je vois ce que c’est, dit-il, je ne ferai pas jeter cette infortunée en prison parce qu’il y a du vrai, sans doute, dans cette folle histoire qu’elle raconte.
Javotte écoutait de toutes ses oreilles…
– Du vrai? Vous croyez? fit Mme Grégoire ébranlée.
– Je suis sûr qu’il y a du Jacquemin Corentin là dedans…
– Votre valet?
– Oui, Ce drôle n’en fait pas d’autres. Il m’a déjà causé bien des tourments. Mais je le garde parce que mon vénéré père me le recommanda à son lit de mort. Ah! l’impudent faquin! Il ne peut voir un jupon sans courir sus…
– Voilà donc la vérité! s’écria Mme Grégoire. Je me disais bien aussi…
– Où est-il, ce drôle? Où est-il, que je lui coupe une bonne fois le nez?…
– Monseigneur, votre valet est en prison!
– Jacquemin? Arrêté? tressaillit don Juan. Eh! Qu’a-t-il pu faire? De quoi l’accuse-t-on?
Mme Grégoire rougit, baissa les yeux, et répondit:
– Il est accusé de polygamie…
Don Juan, une longue minute, demeura immobile, pétrifié… puis Mme Grégoire le vit qui levait les yeux au ciel, elle vit son visage se contracter comme lorsqu’on retient à grand’peine une crise de larmes, puis brusquement elle le vit se détourner, comme n’en pouvant plus, et tandis qu’il montait l’escalier, elle vit ses épaules toutes secouées…
– Pauvre jeune seigneur! murmura-t-elle. Comme cette nouvelle lui fait mal! Il sanglote, par ma foi, il sanglote au point qu’on pourrait le croire pris de fou rire…
Secoué par cette crise de sanglots qui, d’après la bonne Mme Grégoire, ressemblait si fort à un fou rire, don Juan se disait:
– Jacquemin polygame!… Cela devait être!… C’était marqué au livre du Destin!… Il fallait que cela fût!…
Quand il fut calmé, don Juan se coucha, et ne tarda pas à s’endormir. Il s’éveilla un peu après midi, s’habilla avec le soin méticuleux qu’il mettait toujours à cette importante opération, dîna de fort bon appétit, et sortit de l’auberge en assurant M. et Mme Grégoire qu’il se rendait au Louvre pour demander au roi la grâce de Jacquemin Corentin, grâce qu’il était sûr d’obtenir, car le roi François le tenait en haute estime et n’avait rien à lui refuser.
– C’est un bien grand seigneur, dit Mme Grégoire lorsque don Juan fut sorti.
– Oui, fit M. Grégoire, et il est l’ami intime de Sa Majesté le roi…
– Et il est riche à ne savoir que faire de son or.
– Oui, Et c’est pourquoi, madame Grégoire, il faut faire crédit à ce gentilhomme, et ne jamais lui présenter la note de ses dépenses.
Don Juan donna quelques minutes de regret sincère à Jacquemin Corentin.
– Il sera pendu, se disait-il. Pauvre diable! C’est fort ennuyeux pour moi, car où vais-je maintenant trouver un valet qui comme lui me soit dévoué corps et âme? Allons, n’y pensons plus, ce serait du temps perdu. Puis-je, en ce moment, entreprendre quoi que ce soit pour éviter la mort à cet animal? Non. Mes regrets ne lui apporteront donc nul soulagement. Donc, il est inutile que je me donne de vaines émotions à penser à ce bon Jacquemin. C’est un aveuglant syllogisme, comme eût dit Fra Domenico qui m’enseigna la logique…
Tout en ratiocinant, tout en cheminant, alerte, gracieux, vraiment joli à voir, tout en se livrant à une attentive et sérieuse étude des silhouettes féminines rencontrées, cherchant avidement l’émotion de la beauté entrevue, don Juan avait atteint la rue du Temple. Ce fut en cette rue, dans le renfoncement de la porte de l’hôtel de Runes, qu’il vit la ribaude.
Elle se tenait effrontément accotée à un coin du noble portail.
Et c’était d’ailleurs à elle une dangereuse effronterie que d’oser se montrer à ce moment du jour, car les règlements étaient sévères, et ces filles ne pouvaient sortir de leur trou qu’à des heures fixées.
Malheureusement pour elle et heureusement pour la morale outragée, ce détour de la rue du Temple était désert, ou presque.
Don Juan la vit, et demeura frappé d’admiration.
La ribaude pouvait avoir seize ans. Elle était maigre, il est vrai, et très pâle, avec seulement sur les pommettes des joues deux cercles d’un rouge vif, tels que les dessine la fièvre. Mais qu’elle était jolie et gracieuse! Dans ses grands yeux craintifs, un peu hagards comme ceux d’un animal battu qui s’étonne que tant de méchanceté soit au monde, rayonnait doucement la suave innocence des vierges. La masse blonde de ses cheveux faisait à son front une lourde auréole. La ligne harmonieuse de son corps frêle et souple semblait posséder le charme de quelque sinueuse tige de fleur, et elle portait avec une instinctive et naturelle élégance la robe spéciale, la robe à ceinture dorée qui désignait ses pareilles aux propositions, aux insultes, au rire épais des hommes et à l’exécration des bourgeoises bien et solidement pourvues de tout ce qu’il faut pour exécrer en conscience.
Don Juan s’approcha de la serve, d’un air de maître, et des pensées de bête se levèrent en lui. Elle était jolie, cette serve! L’emporter comme une pauvre chose qu’il allait acheter et payer, ce lui serait un repos à ses nobles amours. Une ribaude? se dit-il. Pourquoi pas, puisqu’elle me plaît?… Mais comme il s’arrêtait près de la fille de joie, elle fut prise d’un déchirant accès de toux. Quand ce fut fini, don Juan la considéra un instant, puis demanda:
– Que fais-tu là?
– Pardonnez-moi, monseigneur, dit doucement la ribaude en joignant les mains. Je me suis mise ici pour m’abriter du froid. Mais je m’en vais…
– Tu t’en vas? Et où vas-tu?…
– N’importe où… dans la rue… le long de la rue…
– Et que diable fais-tu dans la rue… le long de la rue… ainsi attifée?
– Mais, monseigneur… je m’expose…
– Tu t’exposes?…
– Oui. Je m’expose.
– À quoi, par le ciel? Que chantes-tu là? Tu t’exposes?…
– Je ne chante pas, monseigneur. Je ne peux plus chanter. Cela me fait mal à la poitrine. Mais, hier, Ameline m’a dit qu’il est temps que je gagne ma vie, et que j’ai l’âge. Et elle m’a prêté cette robe. Alors, je me suis habillée et je suis venue m’exposer pour qui me voudra.
La ribaude eut un sourire… un sourire qu’on lui avait appris… mais ce fut maladroit, c’était son premier sourire, elle ne savait pas encore.
Une vague lueur de miséricorde se leva en don Juan. Mais il se raidit, et les pensées de bête, encore, firent irruption dans son esprit… les pensées de bête féroce. D’une voix rauque:
– Je comprends, murmura-t-il. Mais, dis-moi, la belle, c’est donc la première fois que tu t’exposes?
– Ah! oui, monseigneur…
– Quoi! nul ne t’a embrassée, ni tenue dans ses bras?…
– Non, monseigneur. Ils disent tous à Ameline que je suis trop malade.
L’accès de toux la reprit… Don Juan se taisait, saisi peut-être d’un inconscient respect pour cette affreuse candeur…
– Ils ont raison, acheva la ribaude avec une effrayante indifférence. Je sais bien que je vais mourir. Mais je voudrais bien, avant de trépasser, gagner de quoi payer Ameline qui me nourrit et me soigne, et aussi, monseigneur, de quoi payer un drap pour mon corps, une messe pour mon âme. Et c’est pourquoi, selon les bons conseils d’Ameline, je suis venue m’exposer…
La ribaude leva sur don Juan un regard effronté, comme on lui avait enseigné à regarder. Mais elle ne savait pas encore. Ce fut un regard chargé de désespoir inconscient, de désespoir noir. Vraiment: de désespoir. Plus rien dans rien. Et puis, dans ces yeux, il y eut comme un étonnement, et une indécise caresse, et elle rougit. Peut-être se disait-elle que ce seigneur qui lui parlait était beau à voir, peut-être l’aurore d’une naïve admiration se levait-elle sur sa pauvre âme.
– Comment t’appelle-t-on? reprit don Juan.
– La Blonde monseigneur.
– J’entends. Mais ton nom… tu as bien un nom, dis!
– Certes! fit la ribaude en riant. Et mon nom, c’est la Blonde. Cela suffit, je pense. En tout cas, je n’en ai pas d’autre à ce que dit Ameline…
– Ameline? Est-ce ta sœur?…
– Oh! non. Je n’ai pas de sœur. Et je n’ai pas de mère. Pas de frère non plus. Je n’ai qu’Ameline… Ameline la Borgnesse.
– À qui il manque trois dents?
– C’est cela! s’écria la ribaude, heureuse de se retrouver en pays de connaissance.
– Ameline du cabaret du Bel-Argent?
– Oui, monseigneur, elle-même.
– Et si je veux te revoir, c’est donc au Bel-Argent que je dois venir te chercher?
– C’est là, monseigneur. Est-ce que vous voulez me revoir?
– Oui, la belle Blonde. Je veux te revoir. Car, sur ma foi, tu es l’une des plus jolies filles de Paris, et je t’aime!
À ce mot prononcé d’un accent passionné, la Blonde qui était dans la rue pour s’exposer et qui venait de le dire avec une tranquillité assurément cynique, oui, la ribaude baissa la tête, et une rougeur de pudeur s’étendit sur son visage – pudeur aussi certaine que l’avait été son cynisme. Elle trembla. Elle frissonna. Peut-être sur l’obscur horizon de sa vie voyait-elle trembloter, infiniment timide et confuse encore, la première lueur du rêve d’amour…
Don Juan fouilla son escarcelle.
Des douze carolus de Jacquemin Corentin, il en avait donné un d’abord, puis quatre à Brisard et deux à Ameline la Borgnesse. Il en restait cinq.
Ces cinq pièces, Juan Tenorio les tendit à la Blonde. Elle regarda cela, sourit, allongea sa petite main, la retira sans oser toucher l’or, puis éclata en sanglots…
– Ho! fit don Juan. C’est donc la première fois que tu vois de l’or? On ne t’en a jamais donné?
– On ne m’a jamais rien donné, dit la Blonde en essuyant ses yeux.
– C’est que le monde est méchant, ma chère. N’est-ce pas que le monde est méchant? Dis-le…
– Je ne sais pas, monseigneur. On m’a dit qu’il y a un Dieu qui punit les méchants.
– Dieu? ricana don Juan. Serais-tu où tu es s’il y avait un Dieu? Pourquoi pleures-tu?
Et soudain, la pitié, en lui, fut plus forte. Il reprit doucement:
– Oui, oui, ma chère, il y a un Dieu, va. Je le sais, moi! Un Dieu qui punit les mauvais et récompense les bons, et sauve du désespoir les pauvres créatures comme toi. Mais pourquoi, diable, pleures-tu?
Elle le regarda, baissa la tête, le regarda encore et murmura:
– Parce que jamais personne ne m’a dit…
Elle se tut, frémissante, et elle pâlit.
– Ne t’a dit quoi?
– Que… je suis jolie…
– Allons, prends cet or, il est à toi, et je t’en donnerai d’autre…
Cette fois, elle prit. Et ce fut ainsi que périrent les économies de Jacquemin Corentin.
La Blonde, un moment, contempla avec curiosité ces belles pièces d’or, et puis, sans doute, elle fut déçue de ne pas éprouver, à posséder la fortune, une joie que bien souvent elle avait rêvée: ce fut d’un geste d’indifférence que sa main pâle se referma sur ces choses qui brillaient. Don Juan la considérait gravement. Jamais il n’avait été aussi grave. Que songeait-il? C’était bien confus. Il y avait en lui un mélange de pitié et de désir. La ribaude lui apparaissait comme une pauvre fleur prête à se flétrir, et c’est peut-être pour cela qu’elle lui plaisait… les parfums du lis qui meurt…
– Allons, dit-il, va-t’en maintenant. Je te défends de sortir dans la rue jusqu’à ce que je vienne te revoir au cabaret du Bel-Argent.
La Blonde baissa la tête en signe d’assentiment. Et don Juan, brusquement pâli, la lèvre sèche, la figure contractée par un soudain afflux de passion:
– Je viendrai demain. Tu m’entends bien? Demain!
Doucement, la ribaude répéta:
– Demain…
Demain… Comme, à Séville, au palais Ulloa, par une aube d’amour, avait répété Christa! Le même mot d’espoir. Presque le même accent…
Et la ribaude s’en fut.