C’était dans une pauvre chambre d’une assez mauvaise auberge d’un faubourg d’Angoulême: la première que Juan Tenorio eût trouvée en entrant dans la ville. Il s’y était arrêté, brisé de fatigue, lui semblait-il; en réalité, terrassé par le chagrin. Don Juan souffrait. Don Juan pleurait en son cœur. Don Juan connaissait-il donc le véritable amour?
– Monsieur, disait Jacquemin, quand vous n’avez pas d’argent, vous descendez dans l’hôtellerie la plus riche; quand l’escarcelle est bien garnie, vous prenez nos logis dans un taudis. Je m’y perds. Jamais je n’arriverai à comprendre le diable d’homme que vous êtes.
– N’essaye pas, Corentin, répondit Tenorio, n’essaye pas. Moi-même je ne saurai jamais…
– Oui. Mais j’ai fait un tour à la cuisine. C’est bien pauvre, monsieur.
– Je n’ai pas faim, Corentin. Je ne dînerai pas.
– Et quant à la cave, elle est tout simplement ignoble, monsieur.
– J’ai soif, il est vrai. Mais je ne veux boire que de l’eau.
– Mais moi, monsieur, j’ai grand’faim et j’ai soif de bon vin.
– Aurais-tu le cœur de t’empiffrer et de te griser sous les yeux de ton maître désespéré?
– Ah! monsieur, jamais! C’est à la cuisine, et non sous vos yeux, que je ferai cette double opération que vous venez de dépeindre en deux mots bien expressifs.
– Non, non Jacquemin. Tu ne me quitteras pas. Reste avec moi. Ta présence m’est pénible. Ton bavardage m’est insupportable, mais enfin tu es quelqu’un, et la solitude m’effraye.
– Comment, monsieur! Je ne dînerai donc pas?
– Et tu boiras de l’eau, comme moi.
Un nuage assombrit la physionomie joviale et bénigne de Jacquemin Corentin. Car, nous avons omis de le dire lorsque nous traçâmes le portrait de ce charmant garçon, il avait horreur de l’eau comme la nature, dans les conceptions cartésiennes, a horreur du vide, comme le bon mahométan a horreur du vin. On peut lui pardonner cette faiblesse compensée par tant de vertus. Corentin, donc, ne songea pas une minute à se soustraire à cette obligation de boire de l’eau, mais il en fut profondément affecté et loucha terriblement sur son nez.
Don Juan éclata de rire.
– Eh quoi! s’écria Jacquemin, vous pleuriez à l’instant, et maintenant vous riez! Vous ne croyez donc même pas à votre propre chagrin auquel je croyais si bien, moi, que je vous plaignais de tout mon cœur. Votre rire, monsieur, votre rire me rendra fou. À quoi croyez-vous donc en ce monde? Croyez-vous en Dieu?
– Non, Corentin; car si j’y croyais, je me tuerais à l’instant pour me trouver en sa présence et lui demander de quel droit il m’a mis au monde, et pourquoi il m’a donné un cœur pour souffrir. Dieu, Corentin! Il lui était si facile de faire l’homme capable de bonheur, au lieu de le faire capable de malheur! Et mieux encore: il lui était si facile de se tenir tranquille et de ne rien faire du tout! la seule présence de l’homme sur la terre me prouve que je ne dois pas croire en Dieu. Non, Jacquemin, je n’y crois pas!
Jacquemin Corentin se signa et murmura une fervente prière, car il avait la foi, une foi naïve, si l’on veut, mais sincère et profonde. Puis il reprit:
– Croyez-vous donc au diable?
– Oh! Ce serait toujours plus gai que de croire en Dieu. Le Diable est bon diable. Il s’intéresse à nos peines, c’est lui qui, dit-on, nous inspire l’amour. Or, l’amour est le seul bonheur de toute créature vivante, sa seule raison d’être Corentin, tu peux me croire. Je l’ai cherché, je l’ai invoqué, je l’ai appelé, il n’est jamais venu.
Corentin frémit et multiplia les signes de croix.
– Croyez-vous à vous-même? dit-il.
– À peine, Corentin, à peine. Comment veux-tu que je croie à moi-même, puisque dans une minute peut-être je serai mort. L’instant qui vient de s’écouler n’est plus; l’instant qui va venir n’est pas encore; et j’aurais la prétention d’affirmer mon existence réelle, suspendu que je suis entre ces deux néants?
– Je ne comprends pas, dit simplement Corentin. Mais enfin, vous croyez bien à ce que vous pensez?
– Certes, à ce que je pense à la minute même où je te parle. Mais comment pourrais-je croire à la pensée que j’aurai dans une heure, puisque je l’ignore?
– Je ne sais trop ce que vous voulez dire, fit Corentin, mais ce doit être terrible. Monsieur, une question encore, une seule, et puis vous me permettrez de boire un verre de vin…
– Un verre d’eau, Corentin. Mais voyons ta question.
– Croyez-vous à l’amour?
Juan Tenorio était assis près d’une misérable petite table en bois blanc. Il se leva, et, avec agitation, se mit à parcourir la pauvre chambre. Des soupirs gonflaient sa poitrine. Les larmes ruisselaient sur ses joues.
– Je crois au soleil qui m’éclaire et me chauffe et fait vivre le monde, je crois à vous, lumière blonde qui enchantez mes yeux, je crois à vous, fleurs suaves jetées sur le chemin, arbres nourriciers dont les fruits font de si jolies taches de couleur; je crois à vous, ciel bleu, nuages sombres, terre, ô terre sur laquelle je rampe à l’égal d’un pauvre ver; je crois à toi! amour, soleil de l’âme, je crois à toi! Oui je crois à l’amour, sourire du monde, cantique du cœur humain… non de tous les hommes, mais de quelques hommes seulement, de quelques hommes qui, comme moi, peuvent se dire des hommes, le reste n’étant qu’un pauvre bétail. Je crois à la douleur d’amour qui me déchire le cœur, je crois à l’allégresse d’amour qui me transporte au septième ciel. Je ne crois qu’à l’amour. Mais qu’est-ce que les hommes ont fait de l’amour, hélas! Ils l’ont saisi comme un malfaiteur, l’ont garrotté, l’ont mis dans une geôle et l’y ont enchaîné avec leurs lois, leurs coutumes, leurs barbares conventions. Quoi! Je n’ai pas le droit d’aimer dans une heure une autre femme que celle qu’en ce moment j’adore? Et pourquoi, par le ciel! Suis-je donc maître des impulsions de mon cœur? N’en suis-je pas plutôt l’esclave? J’adore Léonor. Oh! je l’adore! Tout ce qui est en moi de force et d’amour va à Léonor. Mais qui me prouve que demain un autre amour ne fera pas irruption dans mon âme? Et je serais condamné pour cela? Il faudra que je repousse ce bonheur qui s’offre, et que l’amour, l’amour glorieux, l’amour splendide, me devienne un boulet que je traîne misérablement? J’aime! Oh! J’aime! Mon être tout entier n’est qu’amour. Mais qui aime-je? Ah! Je les aime toutes, car toutes sont dignes d’adoration. Mon cœur ne veut pas connaître la geôle, mon cœur veut palpiter dans les vastes ciels libres, dans les larges éthers infinis dont chaque molécule est imprégnée d’amour. J’aime! Je veux aimer! Je ne vis que d’amour! Quelle que soit celle qui a fait vibrer mon cœur, je l’adore pour la seule joie qu’elle me donne de m’avoir fait connaître une nouvelle minute d’amour, et dans l’instant où je l’aime je suis prêt à mourir pour elle!…
Nous avons répété aux lectrices qui nous ont fait l’insigne honneur de suivre nos ouvrages que nous ne voulions pas nous interposer entre elles et nos personnages. Nous ne sommes et ne voulons être que le narrateur de ces drames. La pensée de nos héros, nous l’exposons sans la commenter.
Pourtant, nous ne pouvons nous empêcher de faire observer ici combien fausse était la théorie de Juan Tenorio, combien profonde était son erreur, comme effroyable son égoïsme insensé.
Nous devons aussi faire remarquer que, sans aucun doute, cet état de surexcitation où se trouvait don Juan prépara et rendit possible la scène qui va suivre.
Pour revenir à l’étrange et complexe personnage que nous essayons de faire revivre, don Juan, accablé de douleur, alla tomber sur le misérable escabeau qu’il venait de quitter, et éclata en sanglots.
– Léonor! cria-t-il d’un accent de déchirant désespoir, Léonor, où êtes-vous? Léonor, je vous adore, et vous me méprisez! Pour la première fois de sa vie, Juan Tenorio, maître de l’amour, éprouve l’affreuse humiliation d’une défaite d’amour! Léonor! Léonor! Venez à moi! Léonor, je me meurs d’amour!
Tout don Juan apparaissait dans ces mots: au fond, c’est surtout de l’humiliation éprouvée qu’il souffrait.
Cette scène se déroulait vers neuf heures du soir.
Une chandelle posée sur la table éclairait vaguement la chambre.
Jacquemin Corentin bâilla longuement et dit:
– Monsieur, vous vous mourez d’amour. Mais moi, qui ne suis pas amoureux, je meurs de faim.
– Que veux-tu que j’y fasse? dit don Juan.
– Laissez-moi descendre à la cuisine pour dîner.
– Non, Corentin, non, je ne veux pas que tu me quittes, et tu n’en aurais pas le cœur. Il faut que tu sois là pour que j’aie quelqu’un à qui raconter ma douleur.
– Ah! monsieur, tout à l’heure, vous vous êtes plaint des conventions humaines qui vous empêchent d’aimer à la fois dix duchesses et vingt maritornes d’auberge. Que dirai-je de ces mêmes conventions humaines, ou bien plutôt inhumaines, qui condamnent le valet à se passer de dîner parce que le maître n’a pas faim?
– Ce n’est pas la même chose, Corentin. Mais tais-toi, il me semble que je vais m’endormir…
– Mettez-vous au lit, monsieur, et moi, pendant que vous dormirez…
– Non! non! C’est sur cet escabeau que je veux dormir. Mais je ne dors que d’un œil. Si tu me quittes un seul instant, je te ramènerai ici à coups de bâton. Corentin, tu n’auras pas le cœur de m’obliger à me fatiguer encore à te donner la bastonnade.
– Le diable soit de l’amour et des amoureux, et des maîtres tyrans! gronda en lui-même Corentin fort triste.
Et il se mit à considérer don Juan avec une expression d’indulgence très touchante. Il y avait comme une fraternité dans son regard, mais une fraternité voilée par le respect que lui imposaient ces mêmes conventions dont il se plaignait non sans quelque raison. Il y avait surtout de l’admiration. Don Juan lui apparaissait comme un être exceptionnel qui planait au-dessus des lois par quoi le monde moral est régi, une espèce de demi-dieu en qui le bien et le mal s’étaient également abolis pour lui laisser la plus large indépendance.
Un léger craquement se fit entendre dans la table, mais Jacquemin n’y prêta aucune attention.
Don Juan, appuyé au dossier de l’escabeau, les mains sur la table, les yeux fermés, semblait dormir. Mais il ne dormait pas. Il lui paraissait, au contraire, que son esprit vivait d’une vie plus intense. Il était en proie à une étrange surexcitation mentale qui décuplait la valeur mathématique de sa faculté de penser. C’était un état semblable à de l’éréthisme, et ses nerfs se tendaient sans qu’il en eût vraiment conscience, comme dans les minutes où s’accomplit quelque effort extraordinaire.
Des afflux et des reflux d’images et d’idées déferlaient dans son esprit.
Par un bizarre phénomène, ses pensées, sous l’analyse à laquelle il se livrait avec une prodigieuse activité, perdaient leur apparence normale qui est d’être impossibles à comparer avec de la matière: elles prenaient une consistance à demi matérielle et se présentaient sous forme de couleurs:
Des pensées blanches, des pensées noires, des pensées d’azur, des pensées d’un rouge sanglant…
Parfaitement éveillé, maître de ses sens et de son esprit, don Juan, avec une sorte de curiosité étonnée, assistait à ces phénomènes de sa conscience comme à quelque spectacle intéressant. Il semblait se pencher sur soi-même et s’étudier comme s’il se fût agi d’un autre.
Seulement la tension de ses nerfs l’importunait, le faisait presque souffrir, et, par intervalles, au grand effroi de Corentin, il était haletant, un faible gémissement lui échappait.
Quelques coups secs et rapides furent frappés dans la table.
Corentin sursauta et, avec stupeur, considéra ce meuble banal qui semblait frissonner et s’animer. Puis son regard se posa sur les mains de don Juan posées sur la table, et il s’affirma qu’un mouvement des doigts de son maître avait produit ces coups.
Soudainement la pensée de don Juan évolua sans qu’il l’eût voulu. Les couleurs disparurent et furent remplacées par des images. Mais ce n’étaient pas de ces formations de rêve qu’on a lorsqu’on évoque les traits d’une personne absente. C’étaient des jets de pensée, des fulgurations de création, des expansions d’effort qui, sur l’écran de son imagination, projetaient des êtres réels. S’il eût étendu les mains, il eût eu la sensation de toucher, de palper des êtres véritables et parfaitement matériels…
À son tour, cet état d’esprit s’abolit avec la même soudaineté, sa pensée redevint normale.
Don Juan pensa…
Don Juan pensa à Léonor sans que sa pensée prit la forme d’une clameur de passion, et il en fut stupéfait, certain qu’il était d’adorer Léonor.
Il pensa à cette poursuite acharnée qui durait depuis Séville.
Mais là encore intervint un étrange renversement des possibilités de la pensée. Cette poursuite depuis Séville jusqu’à l’auberge de la Grâce de Dieu, il la reconstitua mais à l’envers. Et ce fut malgré sa résistance que fut inversé l’ordre chronologique. Il remonta le temps. Il ne rétablit pas les faits depuis Séville jusqu’à l’auberge, mais depuis l’auberge jusqu’à Séville.
Il résistait de toutes ses forces, et Corentin lui vit un visage convulsé, inondé de sueur, et il l’entendit gémir à diverses reprises, il l’entendit murmurer: «Non, non, je ne veux pas!»
Don Juan résistait, mais il ne pouvait empêcher la reconstitution inversée; il arriva à Séville, il arriva à la scène de la chapelle de Saint-François, il arriva au dîner que lui avaient offert les quatre amis, les quatre justiciers… il arriva… oh! il arriva à Christa!
Et là, il s’arrêta.
Sa pensée se concentra sur Christa.
Il y eut une sorte de condensation de toutes les molécules actives de son cerveau, une condensation en Christa. Plus de Léonor. Plus de chambre d’auberge. Plus de route. Plus de Séville. Plus de terre. L’univers l’abolit. Dans le vide inconcevable, dans le vertigineux abîme de l’infini, dans ce gouffre qui échappe à toute possibilité de conception et ce qu’il concevait, lui, avec une sorte de tranquillité formidable, il n’y eut qu’une entité semblable à l’entité-Dieu… il n’y eut que Christa.
Sa pensée fut Christa.
Christa, en lui, prit la place de tout ce qui est l’activité vivante d’un cerveau.
Son être entier appela Christa…
Et, dans la table, une série de coups rythmés, ayant presque apparence de langage, se produisit tout à coup. La table parlait comme elle le pouvait. Elle tâchait à s’exprimer en s’adaptant aux conventions du langage humain. Elle frappait parfois avec impatience, comme si elle se fût étonnée de n’être pas comprise. Elle semblait avoir des accès de mauvaise humeur comme peut en avoir un être humain ennuyé de n’être pas tout de suite compris de l’animal à qui il parle. Puis elle reprenait doucement. Elle semblait dire: «Essayons encore!» Et vraiment la musique de ces coups qui résonnaient dans cette humble table, avait sa physionomie expressive. Elle révélait une poignante tristesse…
Mais quoi! Cette table était prise de tristesse? Est-ce qu’une table peut être triste?
Et si ce n’était pas la table, qui donc disait son affliction? Qui donc manifestait son impatience? Qui donc, qui donc tentait de parler à don Juan, avec l’effort désespéré d’un être qui désire ardemment se faire entendre et qui, impuissant, se lamente, se décourage devant des difficultés insurmontables?
Brusquement, les coups cessèrent, et presque dans le même instant, dans un angle obscur de cette chambre, apparut une faible lueur qui aussitôt s’évanouit.
La chambre était éclairée, mais comme elle pouvait l’être par une mauvaise chandelle fumeuse dont l’obscure lueur servait à donner du relief aux ténèbres rampantes.
Jacquemin Corentin, tout à coup, se leva, les yeux remplis d’épouvante et balbutia:
– Monsieur! Monsieur! Voyez-vous?
– Oui, je vois, répondit don Juan dans un soupir. Mais tais-toi. Ta voix me fait mal. Et surtout, oh! surtout, éteins cette lumière qui me brûle, qui met à mes yeux un fer incandescent… éteins… éteins!…
Machinalement, Corentin obéit… la petite chambre fut obscure.
Alors, la chose qu’avait vue Corentin se précisa.
Dans un angle, à faible distance du plafond, c’était une lueur immobile et diffuse qui, rapidement, se condensa en une flamme, puis devint un petit globe lumineux, de couleur imprécise. Mais bientôt la couleur elle-même s’indiqua: ce fut une flamme d’un vert pâle, avec des reflets très doux qui n’avaient rien de spectral.
Ce globe de lumière verte, soudain, se déplaça dans l’espace et vint planer sur la table, et bientôt, don Juan ne le vit plus… Le globe avait-il disparu?… Non, il s’était modifié en toutes ses apparences… il s’allongeait, se détirait, et prenait une vague forme d’une chose indécise, et ce n’était plus une lueur, mais une chose qui semblait vaguement éclairée… et puis, cela se précisa… la chose put prendre un nom connu dans la langue des hommes… ce fut un bras… ce fut une main… une main de femme, une main fine et délicate… et don Juan, dans un souffle ardent, murmura:
– Ô main, ô chère main, que j’ai couverte de mes baisers brûlants, ô main parfumée si douce à mes lèvres, ô main chérie dont la caresse tant de fois me fit frissonner… ô main… ô main de Christa!…
Corentin s’était reculé jusqu’à la porte, et là, il tomba à genoux.
Il tenta de se couvrir les yeux de ses deux mains, mais n’y put réussir, et, les cheveux hérissés d’une sorte d’horreur sacrée, continua de regarder… de regarder ce fantôme de main – car, qu’était-ce donc sinon un fantôme? – et ce fantôme prenait toutes les apparences de la réalité, que dis-je! il devenait réalité, il devenait matière tangible et palpable, c’était une création matérielle issue d’on ne sait quelle profondeur de la matière diffuse…
Don Juan sentit que cette main se posait sur sa tête!
Un frisson le secoua tout entier – peut-être un frisson de terreur, peut-être un frisson d’amour – mais en tout cas ce ne fut à aucun degré comparable au frisson qu’on éprouve au contact d’une main morte.
Était-ce une main morte? Non. Une main bien vivante, aux longs doigts fuselés, à la peau satinée.
Elle était froide, mais non de cette froideur glaciale des morts. Il sembla bien à don Juan qu’un sang jeune et généreux circulait dans cette main, et que si elle paraissait froide au toucher ce pouvait plutôt provenir d’une longue immobilité… d’un sommeil de cette main qui cherchait à s’éveiller et s’éveillait.
Vraiment, c’était comme un éveil de cette main posée sur la tête d’abord, puis sur le front de don Juan. Elle cherchait peut-être à se faire comprendre. Elle semblait avoir un cœur qui palpitait…
Et brusquement, à bout de forces peut-être, ce fantôme s’évapora, s’évanouit dans l’espace.
La chambre demeura obscure, le silence pesa, la table ne fit plus aucune tentative de communication.
Bientôt, il n’y eut plus que le souffle rythmé de don Juan profondément endormi d’un sommeil de fatigue.
Au bout d’une heure, Corentin se hasarda à se relever, ralluma la chandelle, et constata que tout était paisible. Il était bien pâle. Mais c’était un garçon plein de bon sens, et il finit par se dire:
– J’ai rêvé, c’est sûr. J’ai eu un cauchemar provenant de la famine à quoi m’a condamné mon maître sous prétexte qu’il n’a pas faim. Dieu soit loué de m’avoir éveillé! Cependant, comme l’estomac me tiraille, comme je ne suis pas amoureux, comme je pourrais retrouver d’autres cauchemars plus affreux encore, profitons du sommeil de don Tenorio, et allons nous approvisionner contre les visions démoniaques engendrées par la faim…
Et Corentin se dirigea doucement vers la cuisine où, malgré l’heure tardive, il trouva une somnolente maritorne attardée à quelque besogne, et qui consentit à rallumer le feu.
Là-haut, dans la misérable chambre, les mains encore posées sur la table, épuisé, brisé, d’un lourd sommeil, dormait le médium…
LE MÉDIUM?…
Don Juan Tenorio!… Le médium, c’était don Juan!…
Et quel autre nom pourrions-nous lui donner? Médium inconscient, mais médium… C’est-à-dire un de ces êtres capables d’obtenir des manifestations d’un autre monde. Comment? Pourquoi? Grâce à quelles tensions nerveuses? ou à quelles forces fluidiques? ou à quelle spéciale réceptivité? On ne sait.
Mais, à coup sûr, don Juan était un de ces êtres.
Lorsque, dans la salle à manger du palais Canniedo, la table se mit en mouvement, don Juan était là. C’était lui qui, sans le vouloir, sans le savoir, avait appelé des profondeurs ignorées de l’Au-Delà l’être quelconque, ou si l’on veut, la force inconnue qui avait précipité cette table.
Lorsque, dans la chapelle de Saint-François, Léonor se mit à prononcer des paroles qu’elle n’avait ni voulues, ni cherchées, don Juan était là; c’est lui qui, inconsciemment, avait appelé l’être ou la force capable de dicter à Léonor les mots qu’elle avait à dire.
En cette chambre de l’auberge d’Angoulême, c’est sûrement don Juan qui provoqua la manifestation d’une lueur, puis la création d’une main agissante et vivante: le médium, c’était lui!
Il ne le savait pas.
Il ne devait jamais le savoir…