Et, puisque nous parlons de ce sacripant si utilement employé par le destin à sauver la vertu et à démasquer le crime, voyons un peu ce qu’il devenait.
Après sa halte contemplative devant le cabaret de la rue du Temple, Bel-Argent, affamé et assoiffé, s’était résolument dirigé vers l’hôtel Loraydan dans l’intention de rappeler à Brisard qu’une politesse en vaut une autre, c’est-à-dire dans l’intention de mettre ledit Brisard en demeure de le désaltérer.
Ayant trouvé le portail de l’hôtel entr’ouvert, il se glissa dans la cour et aperçut Brisard qui, en toute conscience et de toute sa vigueur, s’appliquait à faire reluire un harnachement de cheval.
Bel-Argent s’approcha et, tranquillement, demanda:
– Alors, tu l’as vu? Tu l’as vu sortir?
Brisard sursauta et se retourna en criant:
– Non! non! Je ne l’ai… Ah! fit-il calmé soudain, c’est toi, mon digne Bel-Argent?
– Non, dit Bel-Argent, laconique.
– Ce n’est pas toi? Ce n’est pas toi? Qui es-tu alors?
– Je suis Sans-Argent. J’ai changé de nom. Cela m’ennuyait de porter toujours le même.
– Ah! ah! fit Brisard qui voyait s’évanouir le rêve d’une seconde visite au cabaret borgne et qui témoigna aussitôt une légitime défiance.
Bel-Argent constata immédiatement cette défiance, mais il avait plus d’une corde à son arc.
– Passe-moi ce harnais de bride, fit-il. Je vais te montrer comment on fait reluire un cuir… on voit bien que tu n’as pas fait campagne!
Et Bel-Argent se mit à cirer, à frotter, à astiquer de façon à donner à Brisard la plus haute idée de son savoir-faire. Cette haute idée, Brisard la traduisit d’ailleurs en abandonnant à Bel-Argent tout le harnachement qu’il avait charge de nettoyer. Il mit ses deux mains dans ses poches, et d’un ton connaisseur:
– Ma foi, dit-il, tu astiques très bien. Et le pansage, connais-tu cela?
– J’y raffine. Je prends un vieux cheval de labour qui n’a vu ni étrille ni brosse depuis six mois, et en moins d’une heure j’en fais une bête de luxe dans le poil de laquelle on peut se mirer.
Brisard siffla longuement en signe d’admiration.
– Oui, reprit Bel-Argent. Seulement, ça donne soif…
– C’est bon, dit Brisard, nous irons tout à l’heure au Bel-Argent… c’est moi qui paye!
Et Brisard, tandis que Bel-Argent astiquait avec ardeur, retomba dans un mutisme mélancolique. Parfois il tressaillait et jetait un étrange regard sur le rez-de-chaussée de l’hôtel. Par moments, il soupirait lentement, et secouait la tête.
– Il y a quatre jours que je n’ai vu mon maître le comte Amauri de Loraydan, finit-il par murmurer. Il n’a point quitté Paris, je le sais. Pourquoi ne revient-il pas?…
– Pourquoi? Eh! pourquoi mon maître, le sire Clother de Ponthus, est-il absent depuis quatre jours? Pourquoi ne revient-il pas en son logis? Pourquoi me laisse-t-il mourir de soif?
Les deux valets se regardèrent en silence, et ils furent comme effarés du visage qu’ils se firent l’un à l’autre. Chacun d’eux avait dit: Mon maître est absent depuis quatre jours. Et à chacun d’eux, comme un éclair, la même pensée était venue.
Brisard se mit à siffler un air de chasse, et Bel-Argent reprit la besogne qu’il s’était imposée. Mais soudain:
– Avoue que tu ne l’as pas vu sortir!…
– Qui cela! tressaillit Brisard.
– Je ne sais pas; celui qui devait sortir… et qui n’est point sorti!
– Eh bien non! Il n’est pas sorti! Il est entré avec le sire de Loraydan, et depuis, il n’est point sorti! Voilà!
Brisard se mit à respirer comme s’il eût été soulagé d’un poids énorme. Il était devenu très pâle et une sueur froide couvrait son visage. Il louchait terriblement vers le portail et se disait: Si Amauri de Loraydan survient à ce moment, je suis un homme mort!
– Où est-il?…
– Qui cela? répéta Brisard dans un même tressaillement d’épouvante et de remords.
– Qui cela? Eh! celui qui n’est pas sorti!… où est-il?
– Je ne sais pas. Mais il est mort!
– Mort?…
– Dame! S’il n’était point mort, il serait sorti…
– C’est juste, dit Bel-Argent.
Ils n’avaient plus soif, ni l’un ni l’autre ne parlait plus d’aller au proche cabaret. Brisard étouffait. Son remords lui montait à la gorge. Ces quatre jours passés dans le silence du vaste hôtel désert… de l’hôtel où sûrement il y avait un mort!… ces quatre jours passés en tête à tête avec le fantôme, passés à étouffer les besoins de parler d’heure en heure plus impérieuse, oui, ces quatre jours avaient transformé l’homme. Ce n’était plus la machine à obéir…
– Il faut que je parle ou je crève! gronda-t-il. Écoute, tu me trahiras si tu veux. Tant pis, il faut que je parle… Je n’en puis plus!…
– Eh! parle donc! Pourquoi voudrais-je te trahir? Ton maître est un rude sacripant. Voilà tout ce que je sais. De plus, s’il me voit à Paris, je crois qu’il aura fort envie de me faire pendre. Ce n’est donc pas moi qui irai lui répéter ce que tu as à me dire.
– Tant pis! grogna Brisard. Dis-lui, Dis-lui si tu veux. Il faut que je parle. Bon sang! Je n’aurais jamais cru que c’était si dur à avaler et que ça vous étouffait à ce point. Eh bien, donc, ils sont entrés ensemble. Je les ai vus comme je te vois. Et ils n’avaient pas l’air camarades, non! Ils sont entrés tous deux, et le comte de Loraydan est sorti tout seul. C’est donc qu’il a tué l’autre. Il l’a tué, que je te dis! Et moi, je ne peux plus vivre sous le même toit que ce cadavre. J’ai peur! Oui, j’ai peur, au nom de tous les diables! Le jour, ça passe encore. Je vais, je viens, je siffle, je bois…
– Tu bois? interrompit Bel-Argent, machinalement.
– Mais la nuit!… Quelles nuits, bon sang de bon sang! Quelles nuits! Je l’entends, oui, sur ma foi, il y a eu des moments où j’ai cru entendre le cadavre se lamenter! Loraydan a tué l’autre, et l’a laissé là. Le cadavre est là! Et il faut que je le garde, moi! Ce n’est pas juste. Ce n’est pas à moi de le garder, l’homme mort, puisque ce n’est pas moi qui l’ai tué! Et voilà le cadavre qui se met à appeler et à frapper comme qui dirait des coups dans une porte, comme s’il m’appelait, moi! Est-ce juste? Est-ce moi qui l’ai tué? Voilà bien pourquoi mon maître ne revient pas, l’animal! Ah! le bougre se doute bien que le cadavre l’appellerait pendant la nuit. Pas de danger qu’il vienne! Il faut que ça soit moi qui reste à écouter le cadavre, et à ne rien dire, et à suer de peur et à claquer des dents!… Voilà. Maintenant, ça va mieux…
Brisard se tut, soulagé, mais regrettant déjà d’en avoir tant dit, et examinant avec attention Bel-Argent, pour tacher d’établir quel fond il pouvait faire sur sa discrétion.
Et Bel-Argent, tout à coup:
– Où est-il?…
– Qui ça?… Loraydan?…
– Eh non!… Lui!… Le cadavre!…
Brisard frissonna. D’un vague geste de la main, il désigna les salles du rez-de-chaussée.
– Par là, fit-il… je ne sais pas trop où…
– Allons voir! dit Bel-Argent.
– Voir! sursauta Brisard. Quoi voir? Tu es fou? Le cadavre est bien où il est. Laisse donc, va. Et puis, ça ne te regarde pas, dis donc! Et d’abord, qu’est-ce que tu viens espionner ici, toi? Dehors! Et plus vite, encore!
– Non! dit Bel-Argent.
– Non? Pourquoi dis-tu non? Puisque je te dis de sortir, tu n’as pas à dire non!
– Si je sors, ce sera pour crier dans la rue qu’il y a ici un homme mort et que tu l’empêches de s’en aller, vociféra Bel-Argent.
– Moi! moi! râla Brisard dont les cheveux se hérissèrent. Moi! j’empêche l’homme mort de s’en aller? Ça n’est pas vrai, d’abord! Et puis, où veux-tu qu’il aille, dis?…
– Mais… où il doit être… au cimetière ou au charnier…
Brisard essuya la sueur qui ruisselait sur ses joues. Il tremblait. Bel-Argent n’était point si ému. Des cadavres? Il en avait assez vu dans sa vie.
– Alors, reprit Brisard, tu dirais cela dans la rue?
– C’est sûr. Ce que tu dois faire, c’est d’ouvrir à l’homme mort, et de le laisser s’en aller si ça lui plaît… Il faut que tu n’aies ni cœur ni âme pour retenir un mort qui ne veut pas rester ici et qui veut tout bonnement rejoindre son gîte au cimetière.
– Bon sang de bon sang!…
– Au moins, quand il sera parti, tu pourras dormir tranquille.
Ce dernier argument frappa Brisard, et le décida. Il jeta un long regard autour de lui, parut écouter ce grand silence qui pesait sur l’hôtel désert; puis, à voix basse:
– C’est que je ne sais pas ce qu’il a fait des clefs, moi!… Je crois bien qu’il les a emportées…
– Qui ça? L’homme mort?…
– Non. Le comte de Loraydan, trop vivant, celui-là.
– Pas besoin de clefs, dit Bel-Argent avec l’autorité que lui donnait sa longue expérience des serrures. Les portes, ça me connaît. Tu vas voir! Où est-ce?
D’un signe, Brisard désigna une porte.
Bel-Argent ayant inspecté la cour en se promenant vivement, ramassa de-ci, de-là, un long clou, une tige de fer, un ciseau. Par surcroît, il tira sa dague, et, tout aussitôt, armé de ces divers outils, commença à travailler en silence. Brisard qui le regardait faire, entendit à peine quelques légers craquements, et, tout à coup, il vit la porte s’ouvrir.
– Oh! fit-il avec une admiration non exempte de crainte quant aux suites de cette effraction, tu sais donc tout faire, toi? Moi, il me faut la clef pour ouvrir une porte.
Bel-Argent haussait les épaules avec cette méprisante indulgence que tout homme capable et bien au fait de ses capacités témoigne d’ordinaire aux pauvres ignorants.
Ils entrèrent, Bel-Argent très résolu, Brisard en faisant le signe de la croix. La vaste salle fut inspectée d’un simple coup d’œil. Le cadavre ne s’y trouvait pas.
– Eh bien? fit Bel-Argent. Où diable est-il?
– Là, peut-être! dit Brisard en désignant une porte au fond de la salle.
Toujours grâce à cette science des portes, que Brisard admirait si fort chez Bel-Argent, les deux acolytes purent pénétrer dans une salle plus petite – et de là dans une troisième.
Là, ils se trouvèrent en présence d’une porte plus épaisse, plus solide, bardée de fer et munie de verrous. Et Bel-Argent ayant constaté aussitôt ces travaux de défense, conclut et proclama:
– Il est là!… Le mort est là!…
À l’instant, il tira les verrous, puis agilement il se mit à travailler cette dernière porte comme il avait travaillé les autres… Elle finit par s’ouvrir… Dans le même moment, les deux valets reculèrent, Bel-Argent stupéfait, Brisard ivre d’épouvante… Le mort était là! L’homme mort, devant eux, se dressait, livide, à peine visible dans l’obscurité, et d’une voix… oh! d’une voix si faible, si tenue, si lointaine, disait:
– Est-ce toi, Loraydan?… Est-ce toi?… Viens-tu voir comment un Ponthus abrège l’effroyable agonie!… Regarde donc et sois satisfait!…
Clother de Ponthus leva la dague qu’il tenait à la main… Il allait se frapper…
– Que faites-vous? hurla Bel-Argent. Sire de Ponthus, que faites-vous?…
Dans le même instant, il s’élança, saisit Clother dans ses bras, le souleva, l’emporta à demi évanoui jusque dans la cour où l’air vif, la lumière et surtout un gobelet de vin épicé ranimèrent le jeune gentilhomme.
– Monsieur, dit alors Bel-Argent, appuyez-vous sur moi, et fuyons!
– Restons! dit Clother.
– Croyez-moi, seigneur de Ponthus, fuyez! Oui, je vous entends. Vous voulez attendre ce démon qui vous enferma, vous voulez en découdre?… Eh bien, essayez de tirer votre épée!… Ah! vous voyez… votre main tremble… à la première passe, il vous embrocherait comme un poulet… Sire de Ponthus, savez-vous le nom de ce félon qui a voulu ici vous faire souffrir par la faim et, chose terrible, monsieur, mourir de soif?
– Amauri de Loraydan!…
– Fort bien. Maintenant, écoutez. Vous savez que Jean Poterne fut payé douze cents livres pour vous meurtrir en la Grâce de Dieu? J’en étais, monsieur, j’en étais! Mais vous m’avez pardonné, moyennant quoi j’ai promis de vous dire le nom de l’homme qui paya pour vous faire mourir!… Le moment me semble venu de tenir ma promesse…
– Eh bien? dit Clother. Cet homme?…
– C’était le comte Amauri de Loraydan!…
Clother de Ponthus frissonna. Il éprouva cet effroi mêlé de dégoût qu’on ressent devant quelque reptile venimeux.
– Tu as raison, dit-il. Pour combattre cet homme, il me faut toutes mes forces. Partons d’ici!… Mais, dis-moi, tu m’accompagnais au moment où je rencontrai ce démon dans le chemin de la Corderie et où il m’invita à entrer en cet hôtel?… Quand était-ce?… Hier?… Sur ma foi, j’ai perdu le sens de la mesure du temps…
– Hier? Vous n’y êtes pas, monsieur! C’est aujourd’hui le quatrième jour!
– Quatre jours! murmura Clother. Comment peut-on si longtemps souffrir sans en mourir?
Clother de Ponthus jeta un regard sur cet hôtel de Loraydan qui avait failli devenir son tombeau. Il se demanda ce qu’il avait bien pu faire à cet homme qui, d’abord, payait des truands pour le tuer, et qui, ensuite, l’enfermait pour lui infliger un aussi terrible supplice.
Longtemps, il demeura rêveur, cherchant à résoudre l’insoluble problème qui, sous l’incommensurable fatras des mensonges et des morales vainement accumulés par des siècles, forme l’inattaquable, l’inébranlable roc de l’histoire de l’humanité.
Pourquoi y a-t-il des méchants?
Pourquoi des êtres humains, pour la satisfaction d’un appétit, d’une pauvre ambition, d’un misérable désir, d’un n’importe quoi, décrètent-ils la misère et le malheur au bout desquels ils ne trouveront même pas la félicité ou la simple satisfaction qu’ils espèrent?
Et pourquoi ceux-là, précisément, aux yeux de l’humanité, sont-ils des forts?
D’où vient leur imbécile cruauté?
Et d’où vient, plus imbécile encore, l’admiration qu’ils inspirent?
Le sire de Ponthus finit par hausser les épaules et sourire de la vanité même des questions qu’il se posait. Ce qui valait beaucoup mieux que de philosopher, il résolut de se défendre, de se mettre en garde contre la bête féroce, et tout doucement arriva à la seule conclusion raisonnable que lui imposait la plus simple sagesse:
– Il est évident, se dit-il, qu’il n’y a pour moi ni repos, ni bonheur, ni existence même, tant que Loraydan sera vivant. Donc, si je veux vivre, je dois tuer Loraydan…
Il frissonna… comme frissonne l’homme de cœur et de raison la première fois que clairement il distingue l’atroce réalité: que la vie est une bataille contre d’autres vies…
– Allons! dit-il brusquement, – et lui-même, il sentit que son cœur venait de se cuirasser et que les lignes de son visage venaient de prendre plus de dureté.
– Oh! fit à demi-voix Bel-Argent qui le considérait, j’aime mieux me trouver dans ma peau que dans celle du sire Amauri de Loraydan!…
Comme ils allaient franchir le portail de l’hôtel, Bel-Argent s’arrêta, saisi au bras par quelqu’un qui lui disait:
– Eh bien, et moi?…
S’étant retourné, il vit le piteux Brisard qui, tout pâle, tout effaré, continuait:
– Si mon seigneur comte me demande ce qu’est devenu l’homme mort, que lui dirai-je?
– Eh bien, tu lui diras qu’il était encore vivant et qu’il a voulu s’en aller, c’est bien simple.
– Oui, fit Brisard maussade, mais je connais le seigneur de Loraydan; jamais il ne voudra se contenter de cette simplicité-là…
– Viens avec moi, dit Clother, je te prends à mon service.
– Ah! ah! s’écria Bel-Argent qui se voyait déjà promu au rang de majordome. Viens avec nous, va, puisque nous te prenons à notre service!
Brisard secoua mélancoliquement la tête:
– Il me chercherait et me trouverait. Je le connais: il n’oublie pas! Et je me connais aussi: je passerais ma vie à trembler. J’aime mieux qu’il me tue une bonne fois, tout de suite.
– Il ne te tuera pas, imbécile! Tu n’as qu’à lui dire que des francs-bourgeois se sont introduits dans l’hôtel pendant que tu étais à boire au Bel-Argent!…
– Tiens, fit Brisard tout joyeux. C’est juste. Je dirai que c’est toi!
Bel-Argent haussa les épaules et suivit Clother de Ponthus qui, déjà, dans le chemin de la Corderie, jetait un long regard vers l’hôtel d’Arronces. Des pensées plus douces se levèrent en lui. Son cœur se dilata. Il respira largement. Là était ce secret que bientôt il pourrait déchiffrer. Là était l’histoire de sa mère. Là se trouvait aussi celle qui vivait dans son âme… Là, tout ce qu’il aimait au monde! Il se promit de venir à l’hôtel d’Arronces dès qu’il aurait remis un peu d’ordre à ses habits, car dans les transports de sa fureur et dans ses premiers efforts pour sa délivrance, il s’était mis en assez piteux état.
Mais lorsqu’il fut arrivé à son logis de la rue Saint-Denis, il comprit combien ces quatre journées de souffrance l’avaient épuisé.
Ce ne fut guère que cinq ou six jours plus tard que Clother se sentit redevenu à peu près ce qu’il était avant sa rencontre avec Amauri de Loraydan.