Trois motards disposés en fer de lance.Puis une D.S. anonyme pleine d’officiels.Derrière, la grande Mercedes papale, avec le fanion du Saint-Siège…Et après l’immense limousine (une Daimler-Benz 280 SE 3,5 l) une caravane de voitures noires…
L’auto de Sa Sainteté stoppe devant le perron de l’église Sainte-Auriculaire-de-la-Génuflexion. Le chanoine du lieu, flanqué de curton’s boys, dévale les marches pour accueillir l’illustrissimo visiteur.
La portière est délourdée. Une silhouette blanche, menue, fragile, s’extirpe de la tire et virgule quelques solides bénédictions alentour. Les têtes s’inclinent. Une bonne espagnole qui allait chercher des croassants pour ses maîtres, éclate en sanglots. Un israélite crie « Vive le pape ». Un manœuvre arabe demande : « Qui c’est la vieille dame en blanc ? ». Des catholiques applaudissent, Des apostoliques s’agenouillent. Des athées se signent à tout hasard, pour si des fois ils feraient fausse route. Bref, c’est la monstre ferveur, mon cher fils. Il se passe quelque chose de grand, de noble, de généreux. Cpresque aussi impressionnant que sous le maréchal de Gaulle quand il faisait sa tournée de Marseillaise. Comme le dit un grand malabar : « On se sent tout petit. » Les frissons vous glissent le long de l’échine comme des gouttes d’eau le long des stalactites.
Ah, Pinaud ! Ne t’avais-je pas prémortié[23] hier, à l’hosto, tandis que tu te penchais sur mon lit ? Je t’ai VU pape, alors. Cher, cher vieil enfant de la non moins chère Eglise chrétienne. Ta mission te transfigure. Ta soutane éclatante t’illumine. Ton courage t’ennoblit.
Tu le verrais, Pinuche, en cet instant d’exception, tu chiales, recta.
Ce geste apaisant de la dextre, chéri ! Il brinde à la foule. Il salue. Il bénit. Courbe les tronches, allume les cœurs, attise la foi vacillante, fortifie les défaillants, inculque les grands principes. Beau, très très beau. Fleur de coin ! Voilà le terme que je cherchais : fleur de coin ! Un moment de l’humanité.
Je veux bien qu’il a été enfant de chœur dans les très jadis, César, mais tout de même, de là à pratiquer les exercices papaux, y a une marge, non ? Il t’emballe le morceau comme s’il faisait le pape toute la sainte journée. Il « papote » magnifiquement, le geste sûr, la démarche tranquille.
Il est à la fois pontif et souverain.
Et souverain pontife, aussi.
Le cortège pénètre dans l’église.
Y a prière devant le maître-autel. Une petite rincelette d’oraisons latines, on descend à la crypte.
L’instant est solennel. L’ambiance saisissante. La presse n’est point admise, car il s’agit d’un machin ultraprivé. Ça se passe entre le pape et la sainte. Quelques membres du clergé. Et moi.
Emu.
Oui, malgré le côté factice de la cérémonie. Malgré Pinaud ou plus exactement à cause de lui.
Le cardinal Demption est là, parmi les quelques privilégiés. J’échange un regard avec lui. Il m’accorde une espèce de sourire complimenteur. Ah, on ne peut pas faire prendre un quidam pour le Saint-Père, hein ?
Eh ben, j’ai essayé, mon pote. Et je vais t’assurer d’une chose, on peut !
On peut tellement que même moi, l’instigateur de cette comédie, je me laisse prendre au piège. Cela ne ressemble-t-il point à une espèce de miracle, en soi ? En soie ? Hein, dis ? Cette émotion que j’éprouve ardemment, cet élan vers des infinis célestes, cette foi qui brusquement me Frossarte, cette certitude d’arriver au bout de ma mission sacrée, ça ne relève pas du miracle ?
Si tu dis que non, t’es une crêpe, alors cours te faire fiche chez les colonels.
Faut pourtant que je décrive la scène. Ou la Cène ? Qui Seine…
Le tombeau de la bienheureuse Marie Couchtouala, une simple dalle. Quatre torchères aux angles.
Des séminaristes munis de flambeaux font le cercle dans la crypte. Impressionnant, hein ?
Le « pape » bénéficie d’un prie-Dieu placé au pied du tombeau.
Un grand silence s’établit. Cette cérémonie est une méditation du souterrain pontife. Il est là pour s’unir par la pensée avec la bienheureuse. Une communion mentale, quoi. Le procès en machin de Marie Couchtouala (elle était d’origine martiniquaise, oublie pas) vient d’être instruit. Les plus hautes zautorités de l’Eglise ont reconnu son droit au calendrier, à l’auréole phosphorescente et tout. Désormais, c’est le pape qui se concentre.
Et le Pinuche, tu peux y compter, il fait drôlement bien son boulot de grand penseur. Y a rien à lui reprocher. Il rodine à tout va, le débris. Du beau travail cérébral. Il va s’en écarteler les méninges à force de faire semblant.
Il reste là, une demi-plombe. Faut le faire, hein ? C’est prévu dans le planinge de la visite. Sa Sein-tété doit penser trente minutes d’affilée. Ça t’éberlue, toi qui appelles « penser » chercher dans ta mémoire un numéro de téléphone. Seulement, je t’objecte que tu n’es pas pape, heureusement pour Votre mère l’église. Chez nous, à Mars, que la religion c’est le mégot trempé dans l’huile, on est toujours impressionnés par les prouesses des penseurs terrestres. Surtout les professionnels. Déjà le penseur de ligue C, il nous époustoufle, alors tu juges si les super-cracks nous en fichent plein la vue…
Que je t’informe de ma position, maintenant. Je me tiens dans l’escalier livrant accès à la crypte. Vue imprenable sur l’ensemble du local. Je domine. En plus, je barre la seule voie d’évacuation. Ne me suis-je point démantelé le moral un peu vite ? Parce qu’enfin, que craint-il en ces lieux austères, le pater ? Il est entouré d’ecclésiastiques triés sur le tabernacle. Partout, des forces policières vigilent…
Alors ? Hein ?
Tu ne penses pas que le pauvre Ovide m’a lâché ça à la volée, pour gagner du temps ?
Ou peut-être délirait-il déjà ? Affolé par cette inendigable hémorragie, il devait tout mélanger… Je ne sais. Toujours est-il que je ne conçois pas de quelle manière on pourrait s’y prendre pour agresser le pape à moins qu’une des personnalités présentes tire brusquement un parabellum de sa soutane… La gamberge-party continue.
Tassé sur son prie-patron, Ma Sainteté ne fait pas un mouvement. L’œil chassieux de Pinuche erre sur le tombeau de la bien-machin Marie Couchtouala dont l’œuvre est encore dans toutes les mémoires. Je te rappelle qu’elle fut femme de ménage dans la paroisse Sainte-Articulaire-de-la-Géneflexion et que son ancienne patronne, la marquise de Foutrepaf, vit encore. D’ailleurs n’a-t-elle pas déclaré récemment à un journaliste qui l’interviewait à propos de son ancienne domestique : « Si j’avais su que Marie serait en sainte un jour, je lui aurais permis d’user de ma salle de bains une fois par mois et peut-être aurais-je augmenté ses gages ? »
Donc, Pinaud médite.
Déjà vingt minutes qu’il joue son rôle d’auguste, pardon : son auguste rôle avec la perfection mentionnée ci-dessus et à gauche après avoir tourné la page…
Il ne se passe rien.
A cause de l’hécatombe de l’autre noye ?
Faute d’effectifs, la société secrète a-t-elle dû renoncer ?
Faut dire qu’elle en a pris un sérieux coup. Deux de ses principaux « suisses » abattus. Le troisième traqué. La dénommée Zoé Robinsoncru en fuite, y a pas de quoi se mettre la crosse en trompette. Si ça se trouve, au lieu de mettre leur projet à… exécution, ils ont plutôt le souci de filer à l’étranger, ces tristes apôtres.
Dehors, la foule continue de grossir et moutonne. Ce qui revient à dire qu’elle bêle. Toi qui es réactionnaire, tu mouilles d’enregistrer cet élan de curiosité fervente, hein, Duchenock ? Rassure-toi, va. La spiritualité ne se perd pas. Seulement la vie ayant changé, elle est à prendre sur les loisirs, tu piges ? Alors, pour le coup, les fidèles ne le sont plus. Ils s’accommodent le confort spirituel autrement. Mais rien n’est foncièrement changé.
Trente minutes.
Le cardinal de manœuvre se lève et vient s’émietter l’arthrite devant le faux cinq paires, histoire de lui indiquer que le temps de recueillement est révolu.
Pinuche semble avoir du mal à s’arracher. Il est bien dans son rôle, s’y love comme un vieux chat dans du duvet. Pinaud, pape. Un titre pour Escarpit, ça. J’y donne. Faudra que je me fasse remettre des photos de presse en souvenir de cet instant rarissimo-exceptionnello-extraordinaire.
The end of the cérémonie.
On rembarque Sa Sainteté par l’escadrin. Il paraît foutrement songeur, le big chief de l’église catholique. Plus céleste que nature. Aérien, presque… Il passe devant moi, yeux mi-clos, kif-kif une punaise de sacristie revenant de la table de communion. Touchée par la grâce jusqu’au tréfonds, la Vieillasse. Tu vois pas qu’il fasse comme ce comédien ayant interprété le rôle de Napoléon et qui, rendu à la vie civile, continuait de se prendre pour le vainqueur d’Austerlitz ?
De quoi se l’éplucher et se la faire confire, non ? Au passage, le cardinal Demption me jette, du coin des lèvres :
— Voilà une mascarade bien inutile, n’est-ce pas ?
Je rougis. Que répondre ?
Rien.
D’abord parce qu’il est déjà passé.
Ensuite parce qu’il a raison. J’ai chamboulé le protocole pour ballepeau. Si ma Félicie savait que je me suis permis d’intervenir dans les activités du Saint-Père, elle passerait le restant de sa vie à réciter des chapelets pour tenter de rebecter mon salut éternel et sempiternel.
La crypte se vide.
Je suis seul.
Je m’approche du tombeau de la très heureuse Marie Couchtouala. Une simple pierre, rude et glaciale.
Les quatre cierges continuent de monter leur faction. Leurs flammes fumeuses vacillent à peine dans l’air glacial mais immobile de la crypte.
A présent que les séminaristes à torches s’en sont repartis, l’obscurité a repris possession des lieux. Une vague angoisse me point. Etrange, hein ? Maintenant que le « pape » est reparti, j’ai le sentiment qu’il va se passer quelque chose. Mon fameux instinct de flicard.
Mais il ne se passe rien.
Je devrais repartir…
Je reste.
Pourquoi ? T’en sais rien non plus ? Quel manche !
Un pas dans l’escalier moussu. C’est un assistant chanoine qui se pointe. Il escortait le responsable de la paroisse tout à l’heure, pour accueillir le pape. Il s’agit d’un grand gaillard, style footballeur, qui doit diriger le patronage et organiser des camps de vacances pour les mouflets du quartier.
— Que faites-vous ici, monsieur ? demande-t-il surpris.
— Police, j’appartiens au service de sécurité.
— Ah, bon…
Pas l’air si joyce que ça. Il est révolu le temps où le clergé et la rousse marchaient la main dans la main, mêlant tendrement goupillons et bâtons blancs. De nos jours, le prêtre a pris ses distances. C’est-à-dire qu’il s’est installé dans le peuple.
— Vous comptez rester encore ? demande-t-il du ton d’une maîtresse de maisons qui dit à ses invités :
« Vous habitez loin et vous vous levez tôt, je ne voudrais pas vous retenir malgré le plaisir que je prends à votre compagnie » (de sapeurs).
— Non, mon père, je m’en vais. Pourquoi ?
— Parce que je vais éteindre les cierges.
— Eteignez, éteignez…
Il s’amadoue, tel un briquet de jadis.
— Emouvante cérémonie, n’est-ce pas ? dit-il en mouchant ses cierges.
— Très émouvante.
— Je ne voyais pas le Saint-Père comme ça, ajoute l’abbé, comme se parlant à lui-même.
— Ah non ?
— Franchement, il m’a parut très diminué.
— Que voulez-vous : il n’a plus l’éclat du neuf, hein ?…
Ne reste plus qu’un cierge.
Souffler n’est pas jouer.
Il souffle.
Ne subsiste plus alors que la clarté grisâtre tombant de la montée d’escalier. Je me retourne pour voir si l’abbé radine. Je suis surpris (et non surplis, comme t’as la sottise de me souffler) de le trouver immobile, le dos tourné à la sortie.
— Ça alors, murmure-t-il…
Je m’approche de lui.
— Que se passe-t-il ?
— Regardez !
Il me montre le prie-Dieu occupé il y a un peu moins de naguère par Pinaud.
— Je me demande bien d’où peut provenir cette lueur, là, sur le siège…
Effectivement, un disque de lumière très pâle, blanche, incertaine, est posée sur le coussin de velours grenat… Le célèbre San-Antonio avance sa main au-dessus du cercle. L’ombre de la fameuse dextre s’exprime sur le coussin du siège. Donc, cette clarté « tombe » du plafond voûté. Sans autre formalité, me v’là juché sur le prie-Dieu. Un peu trop jeune.
— Dites, père, vous voulez bien me faire la courte échelle ?
Il ne demande que ça. Il a du muscle à revendre, l’abbé. Je me hisse comme une bannière à la sainte Jehanne d’Arc. Cette poigne ! Devrait se mettre porteur de palanquin à Saint-Pierre de Rome, cézigue. Comme on connaît ses saints, on les arbore. N’importe quoi, ça ne fait rien, la caravane passe, Dieu reconnaîtra les chiens.
Me voici au niveau des voûtes salpêtreuses. Je promène le dos de ma main à quelques centimètres des pierres.
Le reflet.
Il déboule d’un trou large comme une pièce de un franc. J’actionne mon stylo-lampe de poche. Ce trou est très net, vu de près. Récent, car la pierre est blanche sur ses bords. Il a été foré dans un joint des dalles, ce qui a dû faciliter la tâche du perceur. Rien de plus fastoche que de boulonner dans cette crypte en toute tranquillité. Il a suffi au « bricoleur » de se laisser enfermer dans l’église, un soir. Il a eu la nuit pour aménager son petit dispositif.
Seulement, voilage : quel est-il, ce dispositif ?
— Vous trouvez ? demande l’abbé.
— Oui. Qu’y a-t-il juste au-dessus du tombeau, père ?
— L’arrière du chœur, il me semble, répond mon compagnon après une brève estimation.
— Allons-y voir.
— Que pensez-vous de ça ? murmure-t-il, alors que nous refaisons surface.
— Rien de bien fameux.
Les portes de l’église sont ouvertes à deux battants. Des membres du clergé continuent de palabrer avec les édiles de l’arrondissement. La foule met du temps à se disperser. Nous remontons la travée principale jusqu’au chœur.
Contournons l’autel.
Tiens, c’est la première fois que je vais à l’autel avec un abbé !
Entre l’autel et le mur, il y a un espace demi circulaire dont le rayon n’excède pas quatre mètres. Et dans cet espace, rien… Le vide.
Désappointement de l’étonnant commissaire San-Antonio. Il s’attendait à découvrir quoi donc, ce daim ?
— Vous êtes bien certain que nous nous trouvons à l’aplomb du prie-Dieu, père ?
A peu près certain.
Je m’agenouille sur les dalles glacées. La position du repentir, de l’imploration, du gratteur de parquet et du chercheur-de-bouton-de-col-du-répertoire, petit gnome.
— Que cherchez-vous ?
— Un trou, mon père. Et le voici…
Je place ma main au-dessus. Il me semble qu’un reflet s’y inscrit ; difficile à discerner car, derrière le chœur, il y a beaucoup de lumière, une lumière glorifiée encore par les vitraux.
Je lève les yeux.
Tout là-haut, un plafond de bois.
— Par où passe-t-on pour grimper dans les combles ?
— Venez…
Alors là, mon pote, faut pas être cardiaque, espère. Un escadrin colimaçonnique, avec des marches de pierre étroites, usées du nez, en pente, périlleuses. Tu sais qu’il est très bien, cet abbé ? T’en as qui insisteraient pour tout savoir, voudraient se faire affranchir avant de piloter l’homme. Lui, il se contente d’escalader d’un pas alpestre. Il a du souffle, le grand bougre. Premier de cordée ! Quelle fougue ! Je le suis de mon mieux. Seulement chez nous, à Mars, que la plus haute montagne mesure à peine 20 mégots, on n’est pas surentraîné pour les escalades.
Au début, je compte les marches.
Mais, à la cent vingt-quatrième, écœuré, je largue les mathématiques pour rester maître absolu de mon oxygène.
Le plus fatal, dans ces ascensions, c’est le côté tire-bouchonneur de la chose. Ça file le tournis. Te met la tronche en pas de vis.
— Ça va y être, m’encourage l’abbé, pour qui le bruit de ma respiration est révélateur.
Il pousse une porte basse…
— Penchez-vous pour entrer…
J’obéis. Mince, quel coup d’œil : cette étendue, madoué ! Faut pas être agoraphobe pour visiter ce grenier désertique où règne une demi-pénombre.
— On dirait que ça pue le tabac, non ? remarqua l’abbé.
Cette observation olfactive déclenche en moi un zinzin flicard de tous les diables (et cependant, je me trouve dans un lieu saint commun).
Je biche le bras taillé dans la masse du prêtre.
— Doucement, père, lui soufflé-je. Nous ne sommes peut-être pas seuls. Il n’existe pas d’autres issues ?
Il secoue négativement la tête (je te dirais bien qu’il branle le chef, comme j’aime à raconter, mais, vu sa condition, ce ne serait pas convenable).
— Planquez-vous derrière la porte et ne laissez sortir personne, d’accord ?
Nouveau hochement de tête. Il est mignon tout plein, ce gentil curaillon. Il mérite de toucher le tiercé dans les ordres.
Ton courageux San-Antonio extirpe l’ami Tu-tues de sa vague, dégage le cran de sûreté et s’avance dans l’immensité. Les lames du plancher grincent sous mon pas. Une odeur âcre de poussière accumoncelée depuis des siècles te chope à la gorge. Maintenant, si tu veux bien comprendre la suite, faut que je te dise que la toiture de l’église est soutenue par d’énormes piliers de bois. Ces piliers sont constitués de troncs de chêne grossièrement équarris. Une vraie petite forêt… Dans un angle se dresse un amoncellement d’ardoises destinées à remplacer celles que l’intempérie émiette. Non loin de ce tas, un gros instrument nickelé est posé sur le sol. Il a la taille d’une machine à laver la vaisselle. Un câble électrique en sort, qui serpente dans le grenier et va se perdre à l’autre extrémité du local. Probablement plonge-t-il, par un trou, vers quelque prise située dans la nef. Un voyant lumineux bleu luit sur un flanc de l’engin que je te cause. Curieux et intimidé, je m’en approche, un peu comme s’il s’agissait d’une soucoupe volante abandonnée dans notre jardin. Un léger ronron s’échappe de « la chose » (en anglais : the thing). Ce bruit est semblable à celui que produit une machine à écrire électrique branchée. J’avise des cadrans… des manettes… La machine en question a quatre pieds, et ces pieds sont vissés dans le plancher. Je me rends compte d’un drôle de truc, ma vieille betterave, et ce, biscotte l’obscurité… Figure-toi qu’un rayon lumineux sort de sous l’appareil. Il passe par un trou percé dans le sol. Est-ce un rayon mortel ? D’une puissance telle qu’il va jusqu’à la crypte à travers deux orifices rigoureusement synchrones ? Et après avoir franchi la hauteur de l’église ?
J’ose pas tripoter c’t’ affaire. Pourtant il faut intervenir, car, d’ici quelques minutes, le véritable pape va arriver. Note que ça n’est pas dangereux puisque le père Pinuche est reparti indemnisé (comme dit Béru, pour « indemne »). A moins que… Un grand frisson me… Mais je te l’ai déjà dit auparavant, le grand frisson. Alors, tiens, râle pas, je te l’échange contre un grand froid au creux de l’estomac, ce qu’est pas dégueulasse non plus, t’admettras ? Un grand froid à l’estomac me chose…
Tu sais quoi je fais ?
Je cramponne une lettre d’amour qui traînait dans ma poche intérieure droite, en compagnie de mon chéquier. Quel des deux est le mieux approvisionné ? Faut voir. Dans cette babille, la fille me raconte comme quoi elle n’arrive pas à oublier le coup du brouillard fantôme que je lui ai pratiqué mercredi passé, non plus que : l’équipée sauvage, l’embrocage monté, le plongeon du chamois, le torrent en folie, le lustre à pendeloques, l’alternatif continu, le stupre revigorant, la poulie folle et le missil dominicil à domicile…
Une gentille amazone. Blonde. Avec des seins très fermes et un…
Mais qu’est-ce que je raconte ! Comme si c’était le moment de parler de ça !
Je déplie sa tartine et glisse le papier dans le rayon pour intercepter icelui. Je m’attends à une brutale cramade. Au moins à un roussissement. Que tchi ! Le papier demeure intact. L’encre du texte ne s’altère même point.
Rassuré, je rempoche ma bafouillette lorsqu’il se passe quelque chose. Un objet se met à rouler sur le plancher. Ça ne lui est pas difficile puisqu’il est rond. Il a jailli de derrière un pilier et s’avance droit vers moi. Comme il est peu probable qu’il s’agisse là d’une balle de baise-bol, loin d’essayer de l’intercepter, je cabriole d’une seule détente derrière le tas d’ardoises.
Moi, tu me connais ? Ce genre de plaisanterie me prend rarissimement au dépourvu.
Pauvre ami, ce que j’ai eu raison de placarder la bidoche. Comme si elles n’attendaient que ça, les cloches de l’église se mettent à carillonner. Et puis, à travers leur tumulte :
Vrrrraoumzzzzzimchplaofffff.
Et j’en passe !
L’écho du grenier amplifie la détonation. Les quelques vitres des rares vasistas se déguisent en poudre. Des éclats de j’sais-pas-quoi volent, me survolent, sifflant à mes oreilles (et à mes machines aussi, seulement mes machines n’ont pas de tympans).
L’appareil mystérieux vient d’exploser. Ne restent que de la fumaga rousse et de la ferraille tordue. Si : les quatre pieds demeurent rivés au planchaga, dérisoires.
Santantonio se relève et bondit.
D’autant qu’il perçoit un brouhaha en direction de la portelle. Y a une détonation. Un pet de princesse suédoise à côté du badaboum que je viens d’effacer. Une exclamation rageuse la ponctue, lancée par mon copain prêtre.
— Sans charre ! il vocifère, l’abbillon. En voilà des façons ! Tu vas voir ta gueule, espèce de cul !
On les a changés depuis Bossuet, hein ?
Un coup sourd succède.
Puis un nouveau cri.
Et le fracas d’une dégringolade.
Qui n’en finit pas…
J’arrive pour trouver l’abbé qui se tient le bras. Sa soutane est déchirée, du sang coule sur son surplis immaculé.
— Vite, il est dans l’escalier ! me dit-il. Je lui ai flanqué un coup de pompe dans les roustons.
Je déferle dans cette cage entonnoir à la vitesse grand « V ».
La cascade humaine, l’avalanche viandeuse se poursuit. J’ai idée que le dynamiteur aura des bosses, des bleus et des ecchymoses gervaises à l’arrivée. Tu parles d’un toboggan pernicieux.
Je vole aussi vite que je peux, en prenant appui contre les murs circulaires pour conserver mon équilibre.
Sacré bon diable (je suis dans une église, ne l’oublie pas) il n’en finit pas cet escadrin de tes deux !
Si.
Terminus.
Ce que je découvre au pied des marches n’est pas comestible, même pour un anthropophage sous-alimenté.
Il a le crâne fendu comme d’un coup de cognée, Pietro Formi. Il est pas formi formidable, cet ahuri.
Le petit Jésus lui a fait payer chérot le coup de goumi dont il m’a composté la théière, chez Lipp. Je voudrais pas te couper l’appétit, mais sa cervelle gît sur l’avant-dernière marche. Est-il besoin de t’ajouter, ce détail une fois fourni, qu’il est puissamment mort ?
— Vous avez pu le récupérer ? questionne le brave abbé qui surgit au tournant de l’escalier.
— Oui, fais-je, mais je vous en fais cadeau. Vous en aurez davantage l’usage que moi.
Je lui désigne le cadavre.
— Seigneur, fait le pauvre garçon, c’est moi qui…
— Quelle idée, père : c’est lui ! Il nous grenade, nous révolvérise et vous feriez un complexe de culpabilité pour un malheureux croc-en-jambe ! A Dieu ne plaise ! Savez-vous que cet infâme type, qui a du sang aux mains jusqu’aux coudes, comme dit un de mes collaborateurs, en voulait à la vie du Saint-Père ?
Je vide les poches du défunt.
Rien d’intéressant. Pas un faf : des armes…
Sa trousse de travail, quoi !
— Planquons ce cadavre dans l’escalier pour une heure, décidé-je, car le véritable pape ne va pas tarder à arriver incognito, et il serait désobligeant de troubler son recueillement.
— Le véritable… pape ?
Je lui explique en quelques mots.
— Allez vous faire panser, mon cher père et ami. Je suis bien aise de vous avoir connu ; sans votre aide, des choses néfastes auraient pu se produire.
« Voilà ma carte ! dites aux autorités que je vais établir un rapport à propos de cet attentat. Quant à moi, je dois filer, le temps presse. »
Tout est paisible dans l’église, le carillon des cloches ayant couvert le bruit de l’explosion.
Je suis presque à la porte latérale quand il me vient une idée.
— Ohé, l’abbé, vous pourriez me prêter une soutane ?
Toujours homme d’action, il m’entraîne au vestiaire.