— Vous n’avez pas envie de boire quelque chose, joli minois ?
Elle ne répond pas.
Tu la verrais, acagnardée dans ma voiture, tu la trouverais mignonne toute pleine (comme dit l’autre). Quand je mate des bijoux pareils, je me demande comment ils s’y prennent, tes potes, et toi aussi, pour être racistes ! Une perle noire. Fort peu noire, d’ailleurs, plutôt ambrée. La pénombre gomme sa fatigue, toutes les tracasseries physiques qu’elle a subies.
Vue de près, faut admettre que ça ne lui va pas mal du tout, les cheveux blonds. Sur la photo, ça faisait bizarre, on ne voyait que l’anomalie ; mais « en situation », crois-moi, c’est vachement bathouze. Bronze d’art. Pur sang. Du chouette, bien admirable. Mise en boutanche à la case de l’oncle Tom ! Autant en apporte le vent !
Je coule un œil au cadran phosphorescent de ma Pastéque-Tulipe. Il admet 11 h 20.
— De toute façon, enchaîné-je, au bout de son mutisme, nous allons prendre un verre. Et vous savez où ?
Elle darde sur ma prestancieuse personne un regard dont le blanc de l’œil est blanc.
— Chez Lipp !
Du coup, elle la fait (sous-entendu, la lippe).
Une réaction fugitive, mais marquée.
— Car à minuit, vous y avez un rancart, chez Lipp, n’est-ce pas ? Et, au troisième top, vous y aborderez un personnage qui…
La garce !
Ah, si je m’attendais à ce coup fourré, tante Berthe ! Les eaux dormantes du lac noir, tu parles !
Plein les carreaux !
Du poivre moulu. A peine ai-je eu le temps de retapisser l’odeur caractéristique qu’il m’arrivait dans les lucarnes. Vzzoum ! La grosse pincée ! D’où qu’elle l’a sortie, selon toi ? T’en sais rien ? Alors t’es vraiment une pelure bonne à nib, décidément ! Un authentique locdu qui se contente de suivre par-dessus mon épaule en ronchonnant. Mais course-la, bon Dieu, au lieu de me regarder danser la gigue des yeux brouillés !
Elle cavale dans la rue déserte. Dominant ma douleur affreuse, je fonce en titubant. J’y vois quine ! Tout est brouillé. Mes gobilles sont en feu. J’entends valiser Zoé comme une perdue. Je veux bomber. J’emplâtre une poubelle, je valdingue, m’offre une tartine de pavés qui me rabote le menton. Etourdi, je m’assieds sur le bord du trottoir. Je dois ressembler à un méchant poivrot beurré comme un petit LU. Et de chialer, de chialer ! Toutes les larmes de mon corps parviendront-elles à éteindre les deux foyers qui consument ma face ?[14]
Me faudrait de l’eau. Du collyre. Ah, la garce…
J’ai aperçu (à l’époque où je n’étais pas encore aveugle, œuf corse) une fontaine devant l’hôpital. M’efforçant d’écarquiller les stores et de ne plus percuter d’obstacle, je la rallie et m’ablutionne les quinquets.
Ouf, ça va mieux.
Je récupère ma vision. Note que je serais plus à mon aise avec une canne blanche, mais enfin, quand t’as pas de beurre, tu te sers de margarine, hein ?
Je vois un paysage tout brouillé, tout zébré, encore poivré. La rue vide… La façade de l’hôpital inerte. Des arbres alignés comme… (tiens, je vais te sortir une image dont l’originalité t’échappera pas)… des soldats à la parade ! Bath, non ? T’imagines ces soldats… de bois commak, à la baïonnette-leu-leu ? J’en frissonne. Tu serais moins ce que t’es, j’en rajouterais. Mais t’as pas le temps. Avec toi faut que ça trace. Bon…
Je retourne à ma chiotte.
La môme, je perds pas mon temps à la courser biscotte nous sommes à deux pas et demi du bois of Boulogne et que c’est là que ma gazelle s’est dirigée.
Moi non plus, j’ai pas le temps. Une demi-plombe pour parer à la manœuvre…
Si je ne pleurais pas de poivre, je pleurerais de rage. Me laisser poivrer de la sorte par une panthère ! Merde ! Enfin, m’objecteras-tu, vaut mieux qu’une gonzesse te poivre de cette manière-là. Ça te fait des éconocroques d’antibiotiques…
Je remonte dans ma guinde.
Et je fonce en direction du boulevard Saint-Germain. il est 23 h 45 lorsque j’y déboule. J’abandonne ma tire sur un passage clouté, miraculeusement libre. Un dernier coup de chiftir à mes lanternes, un coup de peigne réparateur, un toc-toc-t’es-beau à mon nœud de cravate.
Paré !
Saint-Germain-des-Prés grouille de monde à cette heure. Une vraie arche de Noé. Artistes et pouilladins. Tout-Paris-de-mes-Deux et bite-niques. Un sacré méli-mélo. Quand tu penses qu’ils ont compromis l’avenir du microbe à coups de drogues perfides toutes plus sulfamidiques l’une que l’autre et qu’ils laissent pulluler ces messieurs-dames depuis Hiroshima-l’Amour-de-Truma, sans oser réemployer leur détergent miracle, tu vires incrédule, ma panosse.
On s’était pourtant magnifiquement fait à cette idée de grand nettoyage hygiénique. Ça solutionnait si bien les problèmes… Vloum : aujourd’hui je te sucre le quart de l’Inde. Et pan ! sur la Chine, scrafez-moi donc trois cents millions de jaunets. Du temps que tu passes par là, file encore un petit coup de vaporisateur sur Tokyo, que leur courbe démographique harde trop fort à ces tronches plates ! Et puis tu me solutionneras la misère du tiers-monde. Bling, bling ! Au tas ! Y a pas de restes. C’est tout bon. Une grande réactivité règne dans l’Univers. Les v’là tous redevenus hommes de gros moignons. La thalidomide ? Une sucette ! Dégagez, mortels, puisqu’aussi bien vous l’êtes. Et pas trop de suivants. Place aux vieux. Y a qu’eux qui savent vivre. Quand ils sont bien gras, bien riches. Le monde à ceux qui savent s’en servir, lui faire suer le pétrole, la bauxite, les boxons. La plaie de notre planète, c’est l’amateurisme. Tous ces navetons qui bousculent les autres, leur pompent l’air sans faire autre chose que travailler et se multiplier, c’est le chancre mou de l’espèce. Une honte déambulatoire. Processionnaire. Quoi, ils sont frappés d’apathie, les bien-puissants, ou si des fois, ils ne le sont plus, puissants ? Anémiés du dedans, tu crois ? Chiffes mollasses ? Epuisés de puissance comme on l’est de fatigue ? Blasés d’avoir ?
Ça doit être ça. La gavance les a eus. Ils sont tellement las de cet état de chose que le communisme, ils l’imposeront de force. On assiste. C’est en cours : regarde ! Et les autres grouilleurs anonymes regimbent. « Mais non, laissez, on est pour la société de consommation, mes messieurs. Notre rêve, c’est vous : l’obésité, la crise cardiaque, la médaille de la Légion de ma Croix sur la Commode de l’Honneur, les voyages, les belles maisons, Hermès, Fauchon, Dior, Eden-Roc, toute la panoplie. »
Ah, vrai : j’sus content d’être martien.
Bien entendu, c’est bourré à craquer chez Lipp. Mlle Alice Sapritch braque son fume-cigarette de star sur l’entrée. Trois ministres choucroutent en bonne compagnie. Deux avocats célèbres se coupent alternativement la parole et une foule d’inconnus examinent des inconnus en se demandant s’ils sont vraiment inconnus ou si c’est eux qui ne les reconnaissent pas.
« Cravate. »
Le mot tartifuge[15] dans ma tête.
« Cravate. »
V’là ton San-hante-Tonio qui déambule devant les tables, faisant mine de chercher quelqu’un de connaissance. J’examine les cravetouzes des pèlerins rassemblés en l’auguste brasserie. Elles n’ont rien de particulier. C’est plutôt du classique, genre Lanvin. A Saint-Germain-des-Prés, y a pratiquement que les vieux jetons qui mettent encore des baveuses (les autres sont en col roulé), alors comme ils sont vioques, ils les choisissent sérieuses, tu comprends ? Chez nous, à Mars, où on remplace la cravate par le mégot, on ignore ce genre de contingence.
Donc je passe les cravatés en revue et j’ai le désagrément de n’en dégauchir aucun dont on puisse trouver la cravoche plus ou moins singulière. Je te dis : c’est du mylord tiré à quarante-quatre épingles et accompagné de souris visionneuses pour la plupart.
Pourtant il est minuit, docteur Schweitzer, et le correspondant de la môme Zoé est sûrement ici. On est exact à un rendez-vous de cette importance.
« Bien, me dis-je familièrement, si le mot « Cravate » ne se rapporte pas à l’élément complémentaire de l’élégance masculine, peut-être est-ce là le patronyme du monsieur ?
Ricane pas, pied de porc, j’ai connu des drôles de blazes le long de ma vie. Des Crétin, des Ducon, des Lamerde et je t’en épargne. J’ai même rencontré un malin qui s’appelait Dard, ce qui fait tout de suite dégueulasse ; remarque qu’il méritait bien son nom. Alors, donc, pourquoi pas Cravate ? Un qui annonce, dans la foulée : Jean-Louis Cravate, pour peu qu’il déplace un chouïa l’accent tonique (ou qu’il prenne l’accent teutonique), je te parie mon truc contre ton chose (tu y gagnes) que tu ne sourcilles pas.
Je dévale aux toilettes et j’aborde avec une politesse exquise la garde-chasse (d’eau).
Je lui raconte comme quoi j’ai la ranque avec un dénommé Cravate, que je ne connais pas, et qu’elle m’obligerait en le mandant. Une généreuse obole ponctue ma requête. Dès lors, la dévouée personne écrit le mot Cravate sur son ardoise à sonnette et part à la pêche. J’attends, non pas en rongeant mon frein, mais en faisant pleurer Margot. Comme je prends congé d’elle, et alors que j’achève de la mettre à l’abri des convoitises, la porte d’une cabine téléphonique s’ouvre et un homme qui turlutinait en sort.
Tu veux que je te dise ce que refait mon sang ?
Ah, t’as deviné ? Ben oui : il ne fait qu’un tour.
Mais un beau.
Vingt-gu. J’en ai le guignol qui gesticule et il me grimpe des vapeurs ardentes au niveau de la visière.
Le personnage mentionné ci-dessus, ce que tu remarques sur lui, avant tout, c’est sa cravate, justement.
Elle est jaune. Unie. Mais attends, t’énerve pas, vieille figue, elle est ornée d’une épingle d’or, ce qui ne se fait plus beaucoup, sauf chez les vieux retraités ou dans les bars à Nordafs. L’épingle décrit un motif bizarre. De très loin, tu prendrais ça pour un hippocampe stylisé, d’un peu plus près, ça ressemble à un point d’interrogation, et quand tu regardes à nez-portant, tu t’aperçois que le bijou représente en fait une sorte de crosse épiscopale.
Ça chef-lieuse Ajaccio, hein ?[16]
Au moment où je désespérais…
J’aborde l’épinglé avec ce sourire franc et massif que tu me connais.
— Pardon, fais-je, mais je crois bien que nous devons nous rencontrer à minuit…
Boudiou ! J’espère qu’il ne savait pas préalablement que c’était une ravissante fille bronzée qui devait le contacter ! Et j’espère également qu’aucun mot de passe n’était prévu au programme…
Le zig me dévisage d’un œil plutôt malsain. Il est grand, bistre, moustachu de noir, comme on dit dans les romans moins bien travaillés que celui-ci, avec des sourcils hérissés et de longs favoris qui grisonnent déjà du bas bien que l’individu frise tout juste la trentetroisaine. Un Méditerranéen, à coup sûr… Et qui vient de l’autre côté de ce que nos grands-mères appelaient « la grande bleue ».
Ses yeux se posent sur ma cravate. Pigé : une petite crosse devrait s’y trouver. C’est ça, le signe de reconnaissance.
— Figurez-vous qu’on vient de me la piquer dans le métro, dis-je avec un sourire, en tapotant ma belle Hermès ramageuse.
Un peu piètre comme argument, je suis d’accord. Si t’en vois un meilleur, écris-le-moi sur l’ardoise de Mme Chiottezingue et brandis-la dans le dossard du copain.
Il ne moufte pas.
Je tire le télégramme de ma fouille et le lui fais respirer sans le déplier.
— L’endroit n’est pas sain, allons discuter de ça ailleurs, je vous attends sur le trottoir. O.K. ?
Est-ce qu’il entrave le franzouze, au moins, Césarin ?
Oui, il.
Et même qu’il le parle admirablement, puisqu’il me répond « O.K., boy ».
Il a l’accent amerloque, ce qui tendrait à m’incliner de supposer qu’il s’agit d’un Méditerranéen d’outre-Atlantique.
J’entends, là-haut, la dame des toilettes qui annonce :
— On demande M. Cravate ! M. Cravate !
Tu parles… Je l’ai ferré, mon « M. Cravate ». Et à présent, il s’agit de l’opérer énergiquement. Ma décision est prise : je l’embastille d’autorité sitôt que sorti de l’illustre brasserie.
Mes menottes me démangent les doigts, si je puis dire. Et je le peux. Je le saute à la surprise. Le coup de fumée : clic, clac. Tant pis pour le mandat d’amener. J’ai un talon de mandat-carte sur moi, ça suffira bien.
After quoi, hop : la grande taule. Je convoque messire Bérurier pour la séance de nuit et on s’entreprend l’homme à l’épingle de cravate en grand. En très grand. Qu’il nous raconte un maximum de choses, mes oreilles trépignent d’impatience.
Donc, il me répond « O.K., boy. »
Je paraphe notre accord d’un sourire engageant et gagne l’escadrin.
Comme je pose le pied droit sur la première marche, je cesse de penser.
Noir complet d’une durée indéterminée. On continuera la séance dès que la lumière reviendra. L’éditeur décline toute responsabilité à propos de cet arrêt momentané de l’auteur. Le présent ouvrage ne sera ni repris ni échangé contre les Mémoires du général de Gaulle.
De très loin, ça me parvient en bouillonnant. De la mousse de bain, tu vois ce que je veux dire ? Ça gonfle en crépitant.
« Illlll… yatillllll unmède… cindanlasssssss… salle… salle… salle… alillllllle… »
Galopade… Exclamations…
« Il est mort ?…
« Non : le cœur bat…
« Tombé à la renverse ?…
« Raté une marche…
« Sa tête a porté…
« Il ne saigne pas…
« La tête, c’est ou tout l’un ou tout l’autre…
« Vous êtes médecin ?
« Dégagez, voyons, comment voulez-vous que le docteur…
Je suppose, tant bien que mal, qu’un certain San-Antonio gît sur le carrelage des vouatères.
On l’ausculte. Un type qui devait bouffer de la choucroute. Son haleine sent la choucroute. Les toubibs, ça aime la choucroute. La choucroute de Lipp.
— C’est grave, docteur ?…
Un examen plus approfondi… ambulance… Hervé, tu veux aller chercher ma trousse dans la voiture ?… Tiens, les clés !..
Attends que j’essaie de me souvenir. Qui est ce dénommé, ce surnommé, ce bien nommé San-Antonio, couché sur la dure, cerné de pieds, et dans la frite duquel on vaporise des relents de choucroute ?
T’as une idée, toi ? Ben aide-moi, merde ! Y sais pas ce qui m’arrive, j’ai un petit coup de flou dans le cassis. Pourtant j’ai pas picolé. Il fait quoi, dans la vie, ce lascar ? Il rate les marches ? T’es pas louf ! C’est du mec équilibré, Santonio.
Il a les pieds sur la terre…
Mince, ce que je trimbale comme migraine, mon neveu. Le foie, tu penses ? La bouffe des Béru ? Possible. Elle cuisine tellement gras, la mère Berthoche… Chez elle, tu peux dire que ça baigne dans le beurre ! Ah, pour ça, oui… Donne, Hervé !
Je lui fais une piqûre de Silcozobinchecontractovislar de protobitedanloc. Inscris sur une feuille de bloc, Hervé… On la remettra aux brancardiers… pour l’interne de service… Pas de i grec à protobitedanloc, petit con !
Attends, flûte, v’là une vague noire qui m’avance dessus. Je veux pas… Je v…
Re-noir (comme dirait Pierre, fils d’Auguste).
L’astérisque étant « un signe typographique en forme d’étoile indiquant un renvoi, une lacune », j’en dépose sans hésiter un ici.
A mes astérisques et périls.
Parce que, en fait de renvoi, même si tu ne te nourris que de radis, tu peux pas faire mieux.
Quant à la lacune, celle de Venise n’est rien en comparaison de la mienne. Voici donc mon astérisque, fais-en bon usage.
Rien de plus commun que la salle commune de cet hôpital où je recouvre mes esprits.
Les dieux hospitaliers que cause Jeannot Lapin dans la fable de La Fontaine feraient bien de se manifester, ou à leur défaut, le service de santé.
T’as déjà vu un endroit plus misérabiliste, toi ? Une caravane de plumards dans un immense local dont la peinture marron-merde s’écaille. De hautes fenêtres aux verres gris de poussière. Un peuple de malades geignards, vagissards, agoniques. Des qui prient, des qui supplient, des qui pètent, des qui rotent, des qui gémissent, des qui râlent, des qui s’infectent, des qui réclament, des qui déclament, des qui mutisment, des qui espèrent.
Mister Dantès, à moi !
Chacun sa croix.
Ce sont les bannières qui manquent.
J’ai très bobo derrière la tronche, mais enfin, c’est supportable. Et à part ces lancées dans le citron, tout va bien. Je me sens même reposé.
Pendant ces heures de complète relaxation, mon sub’ a dû continuer de fonctionner car je me sens comme enrichi par des considérations fortement enracinées dans mon esprit.
Ainsi, par exemple, je sais ce qui m’est arrivé. Toi aussi, bien sûr, seulement, toi, mon julot, t’avais le recul. Tu spectatais…
Le gars à la cravate crossée, je vais t’expliquer, il a reçu un appel téléphonique chez Lipp juste avant que je me pointe. De qui ? De la mère Zoé, camarade. Cette petite garce l’a prévenu que j’étais en possession du télégramme.
Comme il quitte la cabine, je l’affronte. Le type sait qui je suis. Il devine que je vais l’enchrister. Nous sommes seuls dans le local des toilettes. Alors il m’assomme.
Puis s’esbigne.
Dans le tohu et dans le bohu de la brasserie, sa décarrade passe inaperçue.
Mme Fafatrain fait retour, me découvre, crie à l’aide. Explique comme quoi la pomme que je suis a raté la first marche et s’est binoclisé le cassis sur le carrelage.
Merci. Bravo. N’en jetez plus ! Poivre-aux-châsses et goumi-occipital : je suis décidément promu roi des navets et reine des pommes. J’oubliais : empereur des cornichons !
Pauvre Sana, va !
A nouveau mes idées se brouillent comme si elles venaient de faire un héritage. Je mélange tout : le « cardinal » Duplessis, son améthyste, sa grande jument de Fernande, la gredine de Zoé, le petit père Badinguais, la chère dame Trudi et l’autre enviandé de chez Lipp. Un vrai nuage de mouches…
Qui tourne autour de l’image immaculée du Saint Père.
Le bon Paul VI qui va être assassiné dans…
Dans combien, au fait ? Quarante-huit plombes ? Deux jours ?
Duplessis nous l’a affirmé.
Un correspondant anonyme a téléphoné at home (non, je n’ajouterai pas de Savoie, inutile d’insister. Tu tiens vraiment à ce que je passe à côté de ma carrière, toi !) pour dire à Régina que je dois faire attention au pape.
Le pape ! Je voudrais me signer. Me soussigner. Invoquer des saints recommandables pour leur dire de m’arracher à mes vapes, de m’éclairer la route avec leurs auréoles fluorescentes… Un miracle ! Je veux un miracle. Je suis catholique, j’y ai droit. Pourquoi ce serait réservé à des petites connasses pubères, dis ? Y a pratiquement que des péteuses qu’ont de temps à autre le privilège d’une apparition de la vierge. Ça suffit ! Place aux bonshommes, un peu, Seigneur. Je paie mon denier du (Troudi) culte. Je suis baptisé. J’ai fait ma prome. A moi l’extase, la grande clarté béatifique. Je vais remonter les Champs-Zé en brandissant une pancarte. Et puis scander, au côté de Georges Séguy : « Nous voulons… des miracles ! Nous voulons… des miracles ! »
Quoi ! Se peut-ce ? En v’là un. Un vrai. Homologable.
La sainte paire qui m’apparaît. Me jaillit dans la rétine. S’approche de mon lit grabataire. Pas d’erreur. Je la reconnais.
Paul !
Six !
Paul VI, mon bédouin — en chair, en os (surtout) et en civil.
Dis : ça remue dans le clergé, t’admettras ! Jusque z’alors, le souverain pontife portait sa belle robe blanche en toute occasion. Eh ben, imagine que le v’là en costar gris-muraille, avec un vieil imper. Notre imper quête soucieux…
Je déraille. Escuse. C’est ces piquouzes dont on m’abreuve les veines. Mais la réalité est là.
Sa sein tété est à mon chevet.
Personnellement.
Et tu sais qu’elle m’adresse la bonne parole ?
Comme je te le dis.
— Et alors, mon petit, que t’est-il arrivé ?
— Un petit coup fourré, très Saint-Père. Merci de vous être dérangé pour moi.
— C’est tout naturel ; j’étais de permanence lorsque le commissariat du sixième nous a prévenus qu’il t’était arrivé un accident.
Le pape, de permanence ? J’ai entendu causer de la permanence de l’Eglise, certes, mais…
Le Tout-terrain pontife allonge une dextre maigrichonne au-dessus de ma calbasse endolorie.
Une bénédiction ? Dis, je rêve ? Une bénédiction papale, pour moi tout seul ? Pas besoin que je la partage avec mes petits camarades de la J.O.C. ? Tu jures ?
— Votre Sainteté est trop bonne, remercié-je.
— Et tu trouves encore le moyen de te foutre de moi, soupire Paul VI.
Pour le coup, je réagis. Bye bye, le mirage dont je m’enorgueillissais déjà.
Tu veux savoir, Paul VI ? Ben, c’est Pinaud.
Inouï ce qu’il ressemble au pape, Baderne-Baderne, j’avais encore jamais remarqué. Il aurait pas cette petite moustache de rat visqueux, tu le prendrais pour le jumeau du Saint-Père.
Ma lucidité affleure. Bandant comme un cerf ma volonté, je parviens à m’installer dans une espèce de nomade’s langue (comme dit Béru) qui n’est pas encore la véritable « possession de mes moyens » mais qui, du moins, n’est plus la délirade. En termes émincés je narre l’ensemble des faits à la Vieillasse.
Parler attise mes facultés. A la fin du récit, je suis redevenu normal. Dans le fond, c’est peut-être cela le miracle ?
— Ils vont te garder ici deux jours, bien que tu ne souffres que d’un léger traumatisme, m’avertit Pépère. C’est le règlement.
Je hennis.
— Je suis dans une période où je chamboule les règlements hospitaliers, Pinuche. Trouve-moi mes harnais, qu’on foute le camp d’ici. Des choses un peu terribles se préparent.
Tu m’as déjà vu me barrer d’hostos où je gisèle (pardon : où je gisais) dans un état beaucoup plus pitoyable qu’en ce moment, hein ? Je te passe donc la scène du sauve-qui-peut pathétique avec une garde malcommode et pas pittoresque comme l’était ma grosse Belge. Des infirmiers alertés qui se pointent ! Un ramdam dingue. On me traite d’assassin et de flic (ce qui peut paraître manquer de logique au premier degré). On essaie de m’agripper. De me gripper. On invective le Pinuche. Non, je te gaze sur tout ça. Deux scènes d’hôpital consécutives, déjà c’est gonflé. En charabia littéraire, ça s’appelle un doublon. Contraire à toutes les règles, même grammaticales. Je serais nouveau au Fleuve, recta on me virerait, on me conseillerait d’aller apprendre mon métier chez Plumzingue.
Ils transigent pas sur les questions techniques, les gueux. J’entends d’ici ce raffut : « Non, mais qu’est-ce y vous prend, mon vieux ? Alors vous sortez d’une scène d’hôpital pour rentrer dans une autre ? Dites, ça va pas ! Votre type, chez Lipp, vous auriez pas pu le faire s’esbigner sans qu’il vous rectifie la verrière ? C’était vraiment nécessaire, cette redite avec les nouveaux tarifs d’imprimerie ? L’augmentation du papier, la T.V.A. et tout le personnel qui mendie des rallonges ? »
Remarquez, je pavane, mais un jour viendra qu’ils en auront marre de mes fantaisies et me diront bye-bye.
Le tout, dans la vie, c’est d’être toujours prêt au départ. Bien se conditionner pour le largage fortuit. Tu laisses tout quimper, petit. Va-t’en mains dans les poches. Pas de valise, surtout ! Ça gênerait ta liberté de mouvement. Emporte seulement ton carnet d’adresses, c’est la seule chose qui soit duraille à recommencer dans la vie.
Quatre plombes du mat’, c’est une heure tordue. Aussi tocassonne dans son genre que trois heures de l’après-midi. Le jour n’est plus là et la nuit agonise. Alors quoi ? Rentrer se zoner pour se refaire un moral ?
A quoi bon ? Je me sens d’attaque, ayant eu droit à une ronflette de première…
J’interroge le Détritus :
— Tu regagnes ton clapier, vieux lapin ?
Il renifle dans l’air frisquet de la pré-aube.
— Je fais ce que tu fais, mon petit.
Gentil Pinuche. Quand je sors d’un grave turbin, il devient tout paternel avec moi. Il a une âme de grand-père, c’t’ homme-là. Dommage qu’il n’ait jamais eu de progéniture. On n’est pas des forcenés de la procréation dans la bande. Notre belle semence, on la virgule dans des terres stériles. Le Gros a recueilli sa nièce, et moi un petit enfant de gredin. On pratique le marché de l’occasion, quoi. Dans un sens, quand tu vois ta vacherie de planète surpeuplée, tu te dis que c’est de bonne politique…
— Ton affaire est insensée, déclare l’Amoindri. L’on dirait du feuilleton à épisodes…
— Je n’y joue pas un rôle très brillant, soupiré-je.
— Parce que tu n’y as pas cru tout de suite, renchifle notre Pater-Austère.
— Explique…
— Tu as cru que Duplessis était un louftingue. Quand il a été tué, tu as cru à l’accident. Bref, jusqu’à ce que tu sois directement embarqué sur ce navire, tu regimbais, Antoine, tu regimbais. Donc, n’étant pas conditionné, tu devenais vulnérable. A présent, tout va changer… Tu possèdes des indices, des signalements, une certaine conception des choses : tu as des personnages à ta disposition…
— Lesquels, par exemple ?
La Momie laisse partir une stalactite de son pif branlant. La chose s’écrase avec un bruit d’éjaculation mal dirigée sur l’asphalte du boulevard Saint-Germain.
— Lesquels ? Comment ça, lesquels ? Tu n’as que l’embarras du choix, mon garçon. Tu te trouves encore traumatisé pour ne pas le comprendre. Je compte…
Il écarte sa pauvre main qui ressemble à un gant perdu et énumère, en pinçant alternativement les déchets jaunis lui servant de doigts :
— Mme Duplessis. M. Badinguais. Mlle Zoé. Ton agresseur. Plus les collègues de Zoé. Ça fait du monde, non ?
— J’ai déjà dénoyauté tous ces gens, César.
— Superficiellement, ils n’ont peut-être pas donné tout leur jus ?
Décidément, il me flanque la riaque, ce bon bonze fondant. M’insinue le doute professionnel sous le cuir.
— Tu préconises quoi, somme toute, vieux rhizopode à gueule de protoptère ?
— Une nouvelle conversation avec la veuve Duplessis, déclare catégoriquement l’Ancêtre. Depuis que tu l’as vue, il s’est passé des choses…
Franchement, c’est pas si bête, hein ?
Tu l’as bien digéré mon astérique, tout à l’heure ?
Yes ?
Alors en v’là un autre. Mais si t’as peur qu’il te fatigue, t’as qu’à ne pas le lire.
La vraie ganache.
Le menton qui dépasse le bout du pif de vingt centimètres ; tu mords ? Vieux, pas rasé, les joues en creux, le regard en pâquerette effeuillée. Eculé, quoi. Et tellement résigné qu’il ne doit plus avoir l’impression d’exister.
Tel est le gardien de nuit de l’hôtel Belcrampe.
Il nous voit entrer et conjugue son énergie afin de soulever ses paupières. La seule chose qui paraisse solide, chez ce branlant, les paupières. De vraies coquilles, mec. Des praires. Elles sont bombées, solides, minérales. Il les soulève difficilement et ne parvient pas à les garder remontées très longtemps.
Le père de Ma Ganache (de potasse) fait un effort pour nous regarder, du tréfonds de ses apathies.
— V’ v’lez une chambre à la nuit ou à l’heure ? nous questionne-t-il avec un accent russe à couper au sabre cosaque.
On se contemple avec une légère tendance à l’hébétude, Pinaud et moi. UNE chambre à L’HEURE !
Pour nous !
Il nous prend pour un couple de monsieur-madame, ce mannequin !
— Dites, petit père, rugis-je et russifié-je, faudrait voir à ne pas confondre paire de couilles et paire de chaussettes. Nous ne sommes pas le gentil ménage que vous pensez !
Il a une moue dont le fatalisme n’échapperait pas à la vigilance d’un gardien de prison française.
— Oh, moi, soupire-t-il, je m’en fous. Chacun est maître de son corps.
Je produis ma plaque, espérant, également, produire mon petit effet.
— Police !
— Y a pas de sot métier, assure le Russe blanc désaffecté. C’est le livre que vous voulez ?
— Non : l’une de vos locataires. Fernande Duplessis !
— Prenez le couloir. Au fond il y a une porte vitrée. Elle donne sur la cour. Vous traversez la cour. Vous trouverez un autre couloir. La première porte à droite, c’estlà.
— Une succursale de l’hôtel ?
— En quelque sorte. Des logements loués au mois.
— Elle est ici, Fernande, à cette heure ?
— Je suppose, oui. Mais comme elle a sa clé en permanence, je ne peux le vérifier au tableau.
Ses paupières retombent.
Chouette baisser de rideau. Le Ruscoff (sur le Don) reprend place sur son lit de Caen (celui-ci a été fabriqué dans le Calvados) et s’enroule dans des songeries tzaristes.
Nous suivons l’itinéraire préconisé par le cher homme. La cour non seulement est contiguë, mais elle est en outre exiguë. Trois poubelles, une voiture à bras implorante, deux chats en train de s’accoupler et un cadre de bicyclette sans roue la prévertent.
En quatre enjambées on a franchi cet espace malodorant.
Le second couloir est faiblement éclairé par une ampoule spasmodique. Des lambris chocolats, un papier-pain laissant voir le plâtre qui le supporte, tu te fais une idée des lieux. D’autant que la porte en est ouverte, au fond du corridor, et qu’on voit la cuvette fêlée sans abattant, comme je te vois. La chasse est en marche et dégobille à glouglous fatigués. Une ficelle merdeuse du bout a remplacé la chaîne à poignée originelle. Y a un moignon de balayette dans un bocal et des graffiti de toute beauté sur les murs, dont le plus attrayant raconte les vœux lubriques d’un monsieur qui souhaite avoir des rapports étroits avec le président de la République. « Première porte à droite », qu’a dit l’ancien cosaque qui n’a pas voulu tourner casaque (il est resté tellement tzariste qu’il achète sa vodka chez Nicolas).
J’y toque.
Discrètement. Juste de quoi réveiller l’immeuble.
Mais nobody ne répond.
Et ton Santantonio martien de réitérer.
Dans le voisinage immédiat, une voix de pute réveillée nous crie comme quoi on doit s’aller faire sodomiser, nom-d’Dieu-quoi-merde.
J’hésite.
Non pas à suivre ce conseil qui vaut ce qu’il vaut, mais à poursuivre mon solo de tam-tam.
— Elle n’est pas rentrée, souffle le Suave.
— Eh bien, nous, si, réponds-je, en bichant mon sésame légendaire. Je vais profiter de son absence pour couler un œil sur le paquetage de la donzelle.
Ouvrir cette porte est presque une insulte à mon mignon appareil, car un cure-pipe y suffirait.
Cric !
C’est te dire. Jusqu’alors, dans les meilleurs cas, fallait tout de même faire « cric-crac »…
La lourde s’écarte aussi volontiers que les cuisses de la locataire et, comme les clients de celle-ci, nous pénétrons.
Lumière.
Hou you y houille, ce chantier !
Il m’intéresserait que tu visses ça. On ne peut parler de désordre. Le désordre, c’est seulement de l’ordre dérangé. Tandis que nous assistons à un chamboulement radical de la pièce. La literie en charpie. Suis bien, suis bien, ça va devenir passionnant. Les tiroirs de la commode vidés et disloqués. Deux valises crevées, lacérées, laminées. Des bouteilles brisées. Un poste de radio éventré. Carnage et concassage sont les deux lamelles de la frange. Un énergumène a fouillé cette chambre jusqu’au délire. Une minutie hystérique. Un déboyautage frénétique du local. Tu sais pas ? Jusqu’aux boules de cuivre du vieux pucier qu’on a dévissées, tu juges de l’acharnement ?
Pinaud résume la situation par une formule fabuleuse de concision.
— Eh ben dis donc ! exclame le Prolongé.
Mais y a rien à dire.
Tu regardes seulement.
Ensuite t’enjambes ce que les autochtones de la région Rhône-Alpes et des cantons suisses romands appelleraient ce « cheni » pour t’engager au cœur du séisme, tout capter dans ta rétine avide, bien te goinfrer de cette lamenterie.
— C’est du vandalisme, ajoute Trompe-l’amour après une nouvelle vague de méditation.
Quelle justesse d’expression ! Comme c’est très bien vrai ! Comme le terme s’applique idéalement à ce qu’il qualifie !
Oui, mon ognard faisandé : c’est du van-da-lis-me.
Et je pèse les mots du Cloaqueux.
L’œuvre d’un sadique ?
Il se pourrait.
Mistress Fernandoche aurait-elle dragué un folingue ? Ce Brutus, ma baronne ! La manière qu’il lui a fait le ménage !
Prise de peur, se serait-elle enfuie ?
Ou bien l’a-t-on kidnappée après la séance d’émiettage ?
— Ce que le vandale cherchait ne devait pas être bien gros, continue l’Extasié.
— Pourquoi, César ?
Il me montre les quatre boules de cuivre du plumard.
— Puisque c’eût pu être dissimulé là-dedans…
— En effet, excellente annotation, officier de police Pinaud.
— Et il n’a pas découvert l’objet en question, enchaîne le successeur de Sherlock Holmes.
— Sur quoi te bases-tu pour affirmer cela, Téméraire Vieillard ?
— Sur le fait qu’il a tout exploré, Antoine. TOUT ! Regarde… Rien ne subsiste. Or, il eût fallu un bien grand hasard pour qu’il trouve en tout dernier lieu ce qu’il cherchait si furieusement.
Le Magique va au fond de la chambre (à savoir il parcourt 3,05 m) pour jeter un œil au coin sanitaire pudiquement masqué par un bout de cloison vitrée du haut de verres dépolis.
— Viens voir, m’invite-t-il.
Je le rejoins.
La « salle de bains » se compose d’un lavabo grand comme un plat à barbe et d’un bidet déglingué : l’instrument de travail de la veuve Duplessis, somme toute.
Tu veux que je te dise ?
Si le « cardinal » n’avait pas été scrafé à la station Max-Corre, sa femme ne serait pas veuve, à c’t’heure…
Par contre, c’est lui qui serait veuf.
Et je te vas expliquer pourquoi au chapitre suivant où je me rends séance tenante avec armes (tu parles) et bagages (j’ai mon certificat d’études primaires avec mention bien).