Quoi de plus sinistre en ce monde (voire même dans l’autre, mais le plus tard possible) qu’un orchestre de dames ?
Réponds, nez-pelé, t’as déjà maté des trucs plus déprimants qu’un orchestre de brasserie féminin, toi ?
Ces pauvres mémères en uniforme qui te crincrintent les portugaises en trempant la soupe, ça a quelque chose de concentrationnaire, je trouve. Ça te donne une certaine idée de l’enfer. La grosse qui violine, la maigre qui pianote, la vieille rouquine à l’accordéon, mais surtout la pauvre dame de la batterie !
Un truc d’homme, le tambour. Tu fous une gonzesse à une batterie et cette dernière se met à ressembler à une batterie de cuisine.
Elles sont dodues et d’un âge qui canonne, les mélodieuses.
Le saxophone (aphone) est « tenu » (à deux mains) par une dame qu’on verrait mieux derrière un guichet de la Sécurité Sociale. Elle a de grosses loloches entre lesquelles elle cale son instrument.
La violoniste dirige l’orchestre. C’est elle qui fait « un, deux, trois, quatre » avant de beaudanuber.
J’ai beau m’écarquiller les vasistas, je n’aperçois aucune fille sombre dans la formation. Crois-moi, elle se retapisserait facile si elle était là, parmi ces tarderies bronzées au néon de brasserie.
Je commande un demi, à une table proche de l’estrade et j’attends que mesdames les mémères aient fini de musiquer. Je me respire la Veuve Joyeuse, le Pays du Fou rire, le Machinchose de la Forêt Viennoise et Fascination. Ensuite de quoi, les braves femmes font une pause-pipi des plus méritées. Je me lève et civilement aborde la cheftaine au violon.
— Madame, mouliné-je en si bémol galvanisé, voulez-vous permettre à un admirateur forcené de vous manifester son enchantement ?
Joignant le geste à la parole, je glisse un billet de la glorieuse banque de France entre les entrailles de chat tendues sur son stradimarius (et olive).
L’aimable femme glousse d’aise et me remercie avec des trémolos (déformation professionnelle).
— Votre admirable orchestre n’est pas au complet, me semble-t-il ? Je viens fréquemment au Budapest me délecter les trompes d’Eustache, et j’avais remarqué parmi vous une jeune femme à la peau très brune, enchaîné-je.
— Vous voulez parler de Zoé Robinsoncru ?
— Peut-être. J’ignore son nom. Elle jouait de la clarinette, je crois ?
— En effet. Elle n’est pas venue aujourd’hui, ce qui nous inquiète. Demain matin, j’irai prendre de ses nouvelles à son hôtel de la rue Dominique-Beaufils.
Je n’ai donc pas à la questionner plus avant puisqu’aussi bien elle m’a fourni spontanément le renseignement que je souhaitais.
Les gens, c’est curieux, leur tempérament, t’es d’ac ? D’aucuns, tu les attaques avec des pinces à langouste et toutim pour leur extraire un bout de morceau de tuyau et ils regimbent à outrance. Tandis que des certains, à peine tu leur dis bonjour, les v’là qui s’affalent complètement.
C’est le cas de cette grande artiste.
Merci madame Crincrin. Que Strauss, Lehar, Messager et confrères vous pardonnent ce que vous leur aurez fait.
Je peux pas me gourer : y a qu’un hôtel rue Dominique-Beaufils. Il s’appelle le Carole (pour des raisons qui ne regardent que moi ou presque). C’est un agréable établissement, intime et très confortable. Style la petite-résidence-bien-tenue-où-long-nez-comme-chez-soie. Tu mords le genre ? Ça commence par un salon-réception, ça continue par un salon-salle à manger, et se poursuit par un salon-bibliothèque.
Une dame d’une volée d’années m’accueille. Elle est très avancée de la poitrine : tu commences à lui apercevoir les loloches cinq minutes avant le reste quand elle tourne le coin de la rue. Elle est châtain-triste-frisottée avec un maquillage maladroit qui masque imparfaitement son eczéma.
— Oh, monsieur, nous sommes complets, désole-telle en me voyant entrer.
— J’en suis ravi, dis-je. Mais moi, je voudrais simplement rencontrer Mlle Zoé Robinsoncru.
L’aimable sourire se déguise en grimace désolée.
— Vous êtes de ses amis ?
— Pas encore, mais je me sens tout à fait capable de le devenir…
J’ai tort de plaisanter, la taulière n’aime pas. Elle appartient à ce genre d’hôtesses qui dirigent leur hôtel comme une institution de jeunes filles, observant le comportement de ses pensionnaires et sélectionnant leurs visites.
— Que voulez-vous à Mlle Robinsoncru ? questionne-t-elle d’une voix soudain aussi abrupte que la face nord de la Barre-des-Ecrins.
Bon, faut passer au tourniquet de contrôle. Je montre ma plaque (que je préfère à celles qu’elle trimbale sur la poire).
— Police ! fait-elle. C’est l’hôpital qui vous a prévenu ?
Le ton est plus qu’adouci : sirupeux.
Moi, tu te rends compte si je tique ! V’là qu’il est question d’hôpital, now ! Je me rencarde. La maîtresse de… (comment s’appelle-t-il, déjà ? Oh, oui : céans !). La maîtresse de céans, dis-je, me narre par le menu (il est placardé contre la porte de la salle à manger) des péripéties d’un grand intérêt. Sache que, ce matin, lorsque la femme de chambre a porté son café au lait à Zoé Robinsoncru, elle a trouvé la jeune fille inanimée. Un médecin mandé d’urgence a détecté une trop forte absorption de barbiturique.
Accident ? Tentative de suicide ? Mystère… On a drivé de toute urgence la jeune femme à l’hôpital Albert-Brunerie, service des réanimations. Aux dernières nouvelles, son état serait jugé (par contumace, car elle n’a toujours pas repris conscience) stationnaire.
Ben, dis donc : y s’en déroule des choses, mine of rien, dans ce polar ! T’as de la chance, t’aurais pu me passer à côté sans m’acheter. Un moment de distraction, ça arrive.
— Il y a longtemps que cette personne logeait chez vous ?
— Un bon mois.
— D’où venait-elle ?
— Vous désirez son passeport ? Il est dans mon coffre.
Précieuse collaboratrice. Les velléitaires, en matière de police, y n’existe rien de plus efficace.
La dame hôtelière sort d’un coffre-faible (il a cent vingt ans et ton petit garçon pourrait l’ouvrir avec le manche de sa sucette) un passeport français, établi par l’ambassade de Rome.
Rome : la ville papale !
Tu vas trouver que je lance le cochonnet un peu loin, mais j’aime bien trouver des points communs aux différents éléments d’une enquête.
Zoé est née à Nouméa le 27 avril 1944. Elle est musicienne de profession (ce que je pressentais déjà) et elle habite à Rome, 69 via duc d’Oteuil. Elle mesure 1,64 m (ce qui m’aurait convenu parfaitement) et elle a les yeux noirs (ce qui ne te surprendra pas). A la rubrique signes particuliers, le préposé a écrit néant (ce qui te prouve que les fonctionnaires français sont moins racistes que certains l’affirment).
Je contemple la photo placardée sur un feuillet bleu. Pas mal, la gosse ; mais moi, les petites filles teintées, je les préfère pas blondes.
Question de folklore. Le regard de la môme est intelligent, direct.
Je rends le document à Mme Chose.
— Quel genre de fille est-ce ?
— Quelqu’un de très bien, de la classe, de l’élégance. Et pourtant, hein ? Vous avez remarqué ? Elle est plutôt sombre !
Elle tapote le visage de Zoé.
— Quelle genre de vie menait-elle ?
— Rangée. Elle se levait relativement tôt pour quelqu’un que son métier obligeait à se coucher tard.
— Elle recevait du monde ?
— Des collègues de son orchestre, parfois. Je suis allée l’entendre un jour que je passais par les Grands Boulevards. Un vrai régal ! Quand on pense que des femmes jouent de la sorte, hein ?
— Oui, soupiré-je, quelle revanche sur les hommes. A propos d’hommes, elle en recevait également ?
— Jamais.
— Des appels téléphoniques ?
— Quelques-uns, mais qui ne duraient jamais longtemps. Ce n’est pas le genre de cliente qui bloque les lignes pendant des heures.
— Du courrier ?
— Peu.
— Quelle provenance ?
— Italie, surtout.
— Le docteur prétend qu’elle s’est gavée de barbiturique, on en a trouvé dans sa chambre ?
— Bien sûr, c’est d’ailleurs ce qui l’a mis sur la voie.
— Vous voulez bien me montrer l’appartement de Mlle Robinsoncru ?
— Venez. Il faudra m’excuser : le ménage n’est pas fait, car je prévoyais une intervention de la police et j’ai préféré tout laisser en état.
— Bravo.
Elle roucoule.
— Vous êtes jeune pour un commissaire.
— Je le fais exprès, tacautaqué-je.
Une converse, tu flanques une phrase pareille dedans, elle ressemble dare-dare à un champ d’épandage. Ton interlocuteur trouve plus rien à te dire.
La piaule de Zoé se situe au premier. C’est la porte à gauche de l’ascenseur. La dame plaquée eczéma à 18 carats glisse la clé là qu’on doit la foutre, ouvre, s’apprête à entrer. Mais la dextre puissante de ton mignon Sana la stoppe ; tu parles !
— Ne perdez pas davantage votre temps, chère madame. Il est trop précieux, je m’arrangerai tout seul.
Profitant de son éberluement, je me coule dans la pièce et referme.
Au verrou.
Je m’attendais à une odeur puissante, un peu animale, avec par-dessus ces fragrances, des effluves tapageurs. Mais ce n’est pas le cas.
La préoccupation du colored man, admets-le ou va te faire jucher sur un paratonnerre, c’est le parfum. Il est obnubilé par ce qu’on lui dit de ses exhalaisons. Plus il s’inonde, plus il se croit à l’abri de lui-même. Alors il en remet. Mais son fumet implacable s’impose. Et il fait bien. J’ai horreur des races incolores et inodores. C’est sans personnalité. On t’a déjà causé de l’odeur d’un Suédois, toi ? Never, mec. Le Scandinave c’est du jambon de Paris sous cellophane : il sent rien. L’odeur, c’est la vie. Un individu qu’a pas de bouquet, c’est un produit de régime. Ne puer qu’une fois mort constitue à mon sens un manque de personnalité. Fouetter de son vivant, ça, oui, c’est marquer sa présence en ce monde. L’individu sans sillage est une page de papier pelliculé sur laquelle l’encre ne prend pas. Et je peux t’en déballer encore trois pleins tombereaux sur la question. Une fois lancé, faut une salve de mitrailleuses jumelées pour me faire taire. L’artiste est nullement fatigué. Au plus j’en sors, au plus il m’en vient.
Mais outrons. Passons outre. Outrepassons.
Santonio chien de chasse !
A voir. A suivre.
Viens.
Primo la commode.
De la lingerie féminine. De celle qui émeut le doigt de l’homme, fût-il flic futil. Des zizis mignons, des trusquemuches sorceleurs. Ça porte au rêve, aux sens, à la viande, à l’aqueux. C’est doux, soyeux, ça s’accroche aux ongles. Moi qui suis un ongulé de frais, je peux t’assurer de ma délectation.
Les dessous sont dessus, comme toujours dans un tiroir. Je les mets sens dessus dessous, et sous les dessous je trouve des sous (Devos t’arrangerait tout ça mieux que moi, mais il est plus cher).
Beaucoup de sous sous les dessous.
Ma surprise est de courte durée.
J’écarte les dessous, je reprends le dessus et je compte les sous.
Deux mille francs nouveaux.
Normal pour une clarinettiste, hein ? A propos tu connais l’histoire du chasseur qui avait morflé une volée de plombs dans le scoubidou-verseur ? Il a dû suivre des cours auprès d’un clarinettiste pour apprendre à placer ses doigts quand il allait lance-broquer. Bon, attends, on causait…
Continue ton œuvre exploratrice, mon San-A. Tu tiens le bon bout. Quelque chose finira bien par sortir de ce terrier à force de l’enfumer.
Et dire que pendant ce temps, à Rome, quartier Vatican, le bon Saint-Père est déjà en train de mettre son ciboire du dimanche dans son attaché-case et ses mules (Charles Jourdan) par-dessus son pyjama pontifical, sans se douter de ce qui se manigance à Paris en sa faveur.
Je vous parie une étape de Lapébie, contre une étape de l’abbé Pie qu’il ne se doutera jamais de rien, notre sixième Paul, grâce au glorieux commissaire dont le nom, le gnon et le moignon sont sur toutes les lèvres.
Un peu de correspondance, peut-être, manière d’éclairer la lanterne de m’sieur Santantonio (comme ils disent) ? Hélas, rien d’intéressant… The desert of Gobi.
Par contre, je remarque un tas de cendres provenant de papiers brûlés dans le lavabo. Les cendres se trouvent dans la corbeille, mais des particules de papelard roussi subsistent sur les parois de la cuvette émaillée. M’est avis, comme on disait dans les premiers romans noirs américains, m’est avis que la sœurette a bien et bel voulu s’expédier sous le gazon et qu’elle a brûlé des fafs avant d’avaler sa potion magique.
Le tube ayant contenu cette dernière se trouve encore dans le cendrier de la table de chevet. Du Burnorectal ! Tu parles : ça ne pardonne pas. Avec un demi-comprimé, tu dors dix-huit heures, avec deux, une semaine, et avec tout le tube, c’est l’archange Dugenou qui vient te réveiller en grattant le trou de son luth.
Le reste de mes investigations (comme on dit puis) ne donne rien. Des toilettes dans la penderie, des partitions dans un cartable à musique. Une chouette clarinette baveuse dans son étui. Je peux pas me retenir d’en jouer un p’tit coup. Du moins de souffler dedans, parce que moi, franchement, je ne joue bien que de la minicassette.
Mais t’es seul avec un instrument, en grand gamin, faut que tu l’essaies. Une force polissonne t’incite. Alors j’époumone dans l’embouchure. Mais rien ne vient. Pas le moindre couac. Ça me rappelle ce Laurel et Hardy où Laurel soufflait chez un brocanteur dans un hélicon-basse. Aucun son n’en sortait. Et puis, au bout d’un moment, un fracas de cuivre faisait tituber ce cher vieux Laurel. Surréalisme. Y a que ça : le surréalisme.
Je ne reconnais plus aucun autre art. Et encore s’agit de s’entendre. L’unique authentique, le fabuleusement certain, c’est Magritte. Lui, oui. Lui : tout ! Un jour je raconterai Magritte. Très bientôt. J’expliquerai ce que c’est, la vie, la philosophie, tout ! TOUT ! Et moi, depuis lui, un acte de foi. Bientôt, je jure. Avant de me remarsienniser pour toujours dans les éthers.
Donc je souffle à m’en faire éclater la jugulaire et rien ne retentit. De quoi je conclus que l’instrument est aussi bouché qu’un contractuel. Je le retourne pour regarder sous ses jupes. Ça m’a l’air normal. J’arrache l’embouchure.
Et j’avise.
Un ruban de papier roulé serré.
On l’a comme vissé dans l’embouchure.
Je le déplie. Il s’agit d’un télégramme.
Et il vient d’Italie… Le texte est libellé en français et en italien. Je vous le livre in extenso (par délégation spéciale du ministère des Affaires culturelles et antidérapantes) :
« Demain minuit Lipp stop Cravate stop Donner ceci stop Chiesa S A de la G stop Dispositivo otto stop Maschera stop Donato. »
Le télégramme a été expédié hier de Rome.
Et bien reçu par San-Antonio.
Bravo, San-Antonio[11].
Je m’assois pour réfléchir sans fourmis dans les panards.
Avant tout, essayer de décrypter le télégramme.
« Demain, minuit, Lipp… »
Ça, c’est le pain-blanc-le-premier. Du sans bavure. Intelligible.
« Cravate… »
Un mot tout simple.
Trop simple. Donc, mystérieux dans cette occurrence où je barbote. Cravate quoi, eh, podzob ? Est-ce le nom du gars avec lequel Zoé Robinsoncru a rendez-vous ? Doit-elle se munir d’une certaine cravate ? S’agit-il d’un signe de ralliement ? Si t’as la réponse, j’ sus preneur à cent francs.
Poursuivons. C’est comme dans les mots croisés qu’on décroise : au lieu de s’obstiner sur un os, on a intérêt à l’enjamber.
« Donner ceci… »
C’est-à-dire le télégramme, naturellement.
En somme, Zoé était chargée d’aller porter les mots suivants à un correspondant que le dénommé Donato ne pouvait joindre directement.
Maintenant, voyons la partie italienne du message, prego.
« Chiesa S A de la G. »
Chiesa signifie église. Le reste est la désignation de l’édifice dont il est question. S égale probablement Saint.
A de la G veut dire quelque chose comme Anne de la Garde.
« Dispositivo otto… » ça, c’est du velours : dispositif huit.
Enfin : « Maschera » est la traduction de masque.
Je décroutaille le phophoneur et demande à la gentille eczémateuse de me virguler un numéro de toute affaire cessante. En précisant comme quoi, bien que flic, je lui rembourserai la communication.
Elle me répond que : pensez-donc-c’est-pas-pour-une-communication » et me glapaoute mon numéro.
Un brin de parlementation et j’obtiens le Big Boss de la D.S.T.
Il me déclare de but en gris qu’il s’apprêtait à partir pour assister à un cocktail donné en l’honneur de Machin, de passage à Paris. Ce qui revient à me dire que je lui parais aussi opportun qu’un bubon sur la zézette d’un monsieur devant se marier demain.
— Monsieur le directeur, fais-je, des éléments nouveaux me permettent d’affirmer que la sécurité du pape sera bel et bien menacée la semaine prochaine. Il est indispensable que je vous entretienne de cette question de toute urgence.
Cette sortie, madoué ! V’là qu’il me répond que ses dispositions sont prises ; que je devrais m’occuper de ce qui me regarde, que je donne dans la baliverne d’illuminé, et tutti frutti.
A la fin, je ronchonne quelque chose qui peut passer pour des excuses, mais qui ne sont que des imprécations traduites du San-Antonio furax et je raccroche. Tu sais ce que je vais faire, dis, poilauc ? Un petit rapport tapé en quatre exemplaires. Un pour le ministre de l’Intérieur, l’autre pour le patron de la D.S.T., le troisième pour mon vénéré chef (dont je déplore l’absence) et un quatrième pour mes archives. De la sorte ma responsabilité sera à couvert et j’en connais un qui ira vendre des moules devant Saint-Lazare si un pépin papal se produit.
Avant de vider les lieux je m’y rends : à savoir que je vais dans la salle de bains de mam’zelle Zoé. Je te passe les flacons nombreux (tu me passeras le séné quand tu te seras déconstipé le territoire), les pots de crème, les trucs à tifs, les choses à z’œil, et autres…
Du classique. Ultra-féminin, donc émouvant pour un gaillard qui aime mieux pénétrer dans une pin-up que dans une mosquée (pour les deux t’es obligé de te déchausser, mais une mosquée ne t’appelle pas chéri).
Un coup de sabord par-ci, une œillade par-là… Je ne néglige rien, pas même la lunette des ouatères. Un flic, c’est un flic, que veux-tu. Même martien d’origine, il a le côté « Vise-un-peu ». Je te parie la case de l’oncle Tom, contre la tome de l’oncle Lacaze (1860–1955)[12] que tu serais dans la volaille, t’en ferais autant.
Si je te narre les chichemanes de la belle suicidée, c’est pas par souci de scatologie, malgré que tu connaisses ma conscience professionnelle à ce propos. Mais parce que mes scrupules vont porter leurs fruits, comme disait un maraîcher.
Magine-toi, grande guenille, que je vois flotter un papier imprimé sur l’eau dormante de la cuvette.
Tu vas essayer de me contrer, rapport qu’il y a trop de bouts de papiers consécutifs dans cette affaire. Je te connais comme si je t’avais fini, sale branque ! Seulement tu l’as dans le Laos, vu que le papelard dont j’allusionne n’est qu’un simple prospectus pharmaceutique. Genre ceux que tu trouves, pliés menus, dans les boîtes de médicaments et que tu dévores plus ardemment que la une de France-Soir, histoire de te persuader que la saloperie qu’il accompagne va te guérir de tes pourrissements.
Celui-ci a trait (à longs traits) au Burnorectal, ce barbiturique (Ave Cesar, barbiturique te salutant) dont s’est utilisé Zoé Robinsoncru pour tenter de mettre fin à ses jours.
Je sais que c’est le prospectus du Burnorectal, car je l’ai repêché. Et l’ayant posé sur le rebord du lavabo, j’ai découvert qu’il enveloppait encore quatre gélules de Burnorectal.
Une minute de réflexion, assis sur l’abattant des chiottezingues, à mirer ma prestance dans la grande glace placardée derrière la porte ; et puis Santonio se dresse comme un seul homme et va prendre un grand congé de la matrone de l’établissement, dont l’eczéma rougeoie à mesure que la soirée s’avance.
Si tu crains les remugles d’éther, vieille fiente, attends-moi devant la porte de l’hôpital Albert-Brunerie. Justement, y a des bancs sous les marronniers qui l’entourent. Comment ? T’as le nez bouché ? O.K., alors amène ta rognure à ma suite illustre.
Est-ce un homme, une ogresse ou un gendarme en blouse blanche ? S’agit-il d’une jument ou d’un dragon échappé à la fourchette de saint Michel ?
Toujours est-il que ça gronde. Que ça fume. Que ça piaffe. On dirait soit le frère aîné de l’impétueuse Fernande, soit sa tante à moustaches. Ça s’interpose dans le couloir vert-cadavre-avancé, les coudes aux corps. La pâle clarté qui tombe de la veilleuse sculpte durement les traits de la personne.
— Pas de visite nocturne ! mugit-on dans les parages de sa face.
Elle a une calotte ronde, enfoncée jusqu’aux sourcils. Ses oreilles décollées ressemblent aux anses d’une marmite, et son nez au pied de devant d’icelle.
La blouse blanche boutonnée par-derrière dénonce des volumes catégoriques, opulents, solides.
— Police ! réponds-je.
— Et mon cul ? objecte-t-on pour m’avoir le dernier mot.
— Il est ce qu’il est et je ne peux rien pour lui, affirmé-je.
La gaillarde (car décidément ce truc appartient au sexe féminin) rit en quinte de toux.
— T’inquiète pas, p’tit gars, il a fait ses provisions, fait la dame qui vient me jouer Verdun au mitant du couloir.
Ma riposte l’a dégelée.
— Alors, on est flic, à cette heure ?
— Y en a pas pour les braves, m’dame. Je veux voir d’urgence extrême la dénommée Zoé Robinsoncru qui doit se trouver en salle de réanimation pour avoir confondu une boîte de Burnorectal avec une boîte de cachous à la réglisse.
— Vous êtes dingue, gaillard, on ne pénètre en réanimation qu’en qualité de client ou de docteur. Rien de prévu pour les poulets.
— Je vais cependant rendre visite à cette personne, ma belle princesse, car il s’agit d’une affaire de terrible importance.
— Vous seriez le pape que je ne vous laisserais pas rentrer, assure la caricature de dame.
Drôle de référence, vu le cas, non ? Le pape ! Toujours lui. Et qui se doute de rien, le bon Saint-Père. Qu’est en train de potasser le Gault et Millau de Paris ou de faire des haltères avec des goupillons personnels pour travailler sa bénédiction urbi.
— Je suis prêt à me déguiser en docteur Soubiran[13] pour aller jusqu’à elle. Si vous saviez comme je suis fringant, fringué en homme-en-blanc !
— Pas trop d’humour, gaillard, gronche l’inhospitalière hospitalière. Dès que la petite ira mieux, on vous fera signe.
Elle fait demi-tour pour signifier formellement la fin de notre entretien.
Jusqu’à cet instant, je ne l’avais vue que de face. De dos, c’est détonant, parole !
Je vous ai dit qu’elle portait une blouse boutonnée par-derrière ?
Or, elle ne tient fermée que par le bouton du haut. De plus, un malheur n’arrivant jamais seul, la dragonne est entièrement nue par en dessous.
Tant et si bien qu’elle a le fouine exposé à toutes les convoitises des chimpanzés croisant dans le secteur.
Un dargeot à deux portes de ce tonneau, tu n’en reverras jamais, fils. Alors mate. Mate fort ! Imprime ça dans ta mémoire. Au besoin note le détail. La manière que le bas des meules pend comme deux sacs de farine qui seraient couverts de poils noirs, longs et frisés. N’oublie jamais cette régulière, pardon : cette raie culière sinueuse, abyssale. Le grand cano du Coloradon, mon mec. Le défilé de Roncevaux. Roland t’y sonnerait du cor comme un olifan-de-troupe. Ah ! vieil oryctérope, contemple et rassasie cette soif d’horreur originelle qui est en chacun de nous, et principalement en chacun de toi ! Oh, le monstre postère. Oh ! ce derrière tentaculaire, tentaculier, volcanique, suburbain, sardonique, loup-garesque, prêt à mordre. Vertige, abîme, phénomène. Curare. On te salue, nébuleuse ! On voudrait retourner à ses mœurs primitives pour te révérer comme un soleil poilu. Tu es l’Himalaya du cul. Tu culmines. Ton con-cul-pisses ! Totem ! un peu, beaucoup, passionnément. Bravo ! Quelle étrange émotion nous gagne ? D’où nous vient cette langueur monotone ? Oh, oui ! Ah, oui ! Je te crie, oui, oui, oui, cul d’exception d’où soufflent l’esprit et la tempête. Source de tout aquilon ; siège du moindre zéphyr ! Emblême absolu de la position assise. Croupion-fanion ! Drapeau-pot ! Entonnoir, déversoir. Eteignoir de cierges formidables. Couvre-siège. Capote en glaise ! Séisme de Panama ! Fesses-tivales ! Prose-roi. Gobe-triques. Trône ! Bonjour ! Bonsoir ! Merci ! Tu m’aurais manqué…
— Madame !
Elle volte-face. Le mirage tombe en poudre.
— Quoi, encore ?
— Vous avez le cul du siècle !
Elle lance ses deux mains vers sa malle arrière, se rajuste en rigolant.
— Je suppose que je vous ai interrompu en pleine veille, n’est-ce pas ? C’était votre tour de salle de corps de garde ?
Elle se cintre de plus belle.
— C’est une blague de ce fumier de Charly, dit-elle. Je lui avais pourtant demandé de me reboutonner après.
— Indulgence, indulgence, madame ! Que peut faire un mâle APRES ce suprême abandon de soi-même ? Eh quoi, vous l’avez comblé et vous voudriez qu’il vous boutonnât, vous rajustât ? Mais soyez logique, par pitié, par simple charité chrétienne. Celui qui vient d’honorer ce que j’ai entrevu, ne peut plus refermer son propre pantalon, quand bien même il suffirait de tirer sur la chevillette d’une fermeture Eclair.
Alors là, elle se boyaute franchement.
Ça fait un bruit de grande étable en gésine dans les caverneux couloirs de l’hosto.
— Vous êtes une grande amoureuse, n’est-ce pas ? lancé-je à voix de velours.
— Je suis belge ! répond-elle.
— Pas de pléonasme entre nous, madame. Je suis moi-même un grand ami de la chère voisine d’Outre-Quiévrain. Je sais par cœur les paroles de la Brabançonne, je pourrais réciter à un concours de Pierre Bellemarre au moins douze variétés de bière belge, j’ai garé ma voiture au dernier étage du garage sis près de la fabuleuse Grand-Place (à coup sûr la plus belle du monde) et le dernier étage de ce garage, madame, c’est comme qui dirait les Alpes bruxelloises. Ma mère m’a élevé dans le culte d’Albert Ier. J’ai le portrait de la reine Fabiola dans ma chambre. Et, comme vous l’entendez, je parle le wallon couramment. Ma belgophilie est donc certaine, elle est totale, indivisible. Vive la Belgique !
Je ponctue d’un grand baiser pareil à un lâcher de colombe.
La colombe arrive à bon port.
— Un numéro comme vous, je vous jure, fait-elle.
Elle hésite.
Puis, dans un reniflement, soupire :
— Bon, amenez-vous, je vais vous la montrer. Mais ça ne vous avancera pas à grand-chose étant donné qu’elle est inconsciente !
Tu viens d’assister, bel indistinct, à une grande victoire san-antoniaise. L’humour (très relatif pourtant) a eu raison de la grogne.
Non : inutile de me complimenter, tu resterais en deçà de ce que je pense de moi.
Suis, et ferme-la.
De même, la marche !
— Faudrait que vous veniez passer une soirée chez moi, avec quelques copains, déclare ma piloteuse tandis que nous développons nos enjambées dans les étages ; vous me feriez mourir de rire, j’ suis sûre !
— Vous fermeriez ainsi la boucle des grandes morts de l’humanité, assuré-je. Jusqu’alors, la plus belle est celle du président Félix Faure, mort en faisant l’amour. Ensuite celle de Molière, mort en scène. Puis celle de Farouk, roi des ex-rois, mort en galimafrant comme un pourceau qu’il était. Mourir de rire est une fin enviable.
Sur cette solide philosophie, nous atteignons la salle des réanimations. La Belge-au-dargif-dantesque me désigne la lucarne vitrée découpée dans la porte.
— Avant de trimbaler dans la salle vos dégueulasseries de microbes, mon vieux, jetez un coup d’œil à votre cliente. Vous la reconnaîtrez sans peine, je pense.
J’approche les deux yeux qui hypnotisent tant les personnes du sexe-que-j’ai-pas de la vitre. Zoé (qui l’eût cru ?) occupe le second plumard à droite, tout de suite après celui d’un vieux mironton bardé de tuyaux et qui respire avec une paille.
Elle a eu raison, mémégère, de me faire mater préalablement. V’là une good idée, et qui confirme pile ce que je pensais en déboulant à l’hôpital Albert Brunerie.
Je m’écarte du judas et chope la licorne par l’une de ses pattes de devant.
— Ma belle Belge adorée, lui chuchoté-je. La scène qui va suivre risque de vous déconcerter, aussi vous prié-je de regarder à nouveau ma carte de flic, ainsi que mes autres papiers d’identité, pour bien vous persuader que je suis un commissaire authentique. J’agis en connaissance de cause et suis prêt à vous signer une décharge.
— En somme, elle me fait, cela signifie « sois belge et tais-toi ? »
— Vous venez de trouver le raccourci idéal.
— Bien, gaillard. En ce cas, vous ne savez pas ? Moi, je vais aller finir Charly.
— Le pauvre, vous l’aviez laissé en rideau ?
— A cause de vous… Dites : j’ignore que vous êtes venu jusqu’à la réanimation, d’accord ?
— Marché commun conclu, ma chère !
On la tope.
— Si vous voulez qu’on mette au point notre soirée fantasque, appelez-moi ici. J’y suis toutes les nuits, sauf le lundi. Mme Gertrude, vous vous souviendrez ? Diminutif : Trudi.
« Non, rectifié-je in-pettieusement : Troudu ! »
— Comptez sur moi !
Elle s’éclipse.
De lune !
Moi, pour lors, mon bon doctrinaire, je comporte de manière que tu vas juger insolite, ce dont je me torchonne l’issue inférieure.
Je délourde la porte et l’écarte suffisamment pour me laisser le passage…
Des râles agoniques. Des sifflements. Des dodomontades. Des chuintements de vie me parviennent… Sale impression.
Contrefaisant ma voix, je dis, tout bas, mais suffisamment haut pour qu’une oreille lucide puisse capter :
— Je garderai la porte fermée pendant que tu tireras.
— C’est pas la peine : j’ai un silencieux.
Là-dessus, le très remarquable San-Antonio dévague son ami Tu-tue et s’approche du lit de la môme Zoé, revolver au poing.
Je ne prends pas de précautions pour rendre mon approche discrète. J’y vais carrément. Parvenu au chevet de la gosse, j’allonge mon bras armé.
Un cri terrible retentit.
Poussé par la belle musicienne.
Ce contre-ut ! T’en as pas le tympan fissuré, toi ? Moi, je me demande… Elle s’est dressée sur son plumard, à genoux, d’une seule détente, sans se soucier des aiguilles branchées dans ses veines pour les goutte-à-goutte perfuseurs.
A la lumière bleue de la loupiote, je vois rouler le blanc de ses yeux dans son visage sombre.
— Ça va, Zoé, lui dis-je en renfouillant Nestor, gueule pas si fort, tu vas déconnecter tes petits camarades…
Calvacade dans le couloir. C’est m’man Grosderche qui, contrairement à ses promesses, était restée dans les proximités et qui pas-de-charge à tout berzingue.
— Non, mais dites, faut pas pousser ! Vous exagérez…
Elle a éclairé en grand.
Elle voit tout.
Se tait…
— J’ai des dons de miraculeur, hein, Trudi ? lui lancé-je. Soyez gentille, débranchez donc miss Lazare. Vaut mieux qu’elle s’alimente avec une fourchette. Et puis redonnez-lui ses frusques : je l’emmène dans le monde.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Simple histoire de simulation. Cette petite coquine n’a avalé que quelques gélules de son truc, heureusement. Elle a balancé le reste dans ses chiottes où j’en ai retrouvé une partie.
— Alors elle a subi tous ces tubages, ces piqûres, ces…
— Oui, ma Troudu jolie. Mais ne troublons pas la quiétude bourgeoise des pauvres gens qui nous entourent et filons.
Zoé est toute soumise à l’autorité policière. Son traitement de choc à l’hosto l’a quelque peu démantelée, physiquement, et elle a la tête d’une entraîneuse au petit matin, lorsqu’elle s’est occupée d’une équipe de hockeyeurs polonaise.
La grande Belge a trouvé un autre motif de vitupération.
— On ne sort pas d’un hôpital comme de toilettes publiques ! Il y a des formalités à remplir. Elle doit attendre demain son bon de sortie. D’ailleurs les patrons ne me croiront pas. Ça va faire tout un patacaisse !
Je l’apaise.
Avec un « p », pas avec un « b », heureusement !
— Aucune panique, Trudi : je vous couvre entièrement pour que vous ne preniez pas froid. Retournez perfuser le gars Charly qui doit virer escargot à force de se morfondre.
Puis, à la môme Zoé qui s’est déjà refringuée :
— En route, baby, notre noye ne fait que commencer !
Bonne fin de chapitre, non ?
Parvenu à ce point de l’aventure, je marque le Stop. Tu peux allumer une cigarette et récapituler tout ce qui vient d’avoir lieu, histoire de te bien préparer à la suite titanesque qui va t’être servie dans un peu moins de pas longtemps.