Pas pu me retenir.
La vape, je te dis.
Heureusement, elle n’exploite pas, Zoé. Elle est parfaite.
« Merci », dit-elle simplement.
Et elle passe à autre chose.
A la seule qui devrait me passionner en ce moment : ma mission.
— J’ai retrouvé Formi au cours de la nuit. Je lui ai tout dit : ma peur, ma dérobade dans le suicide, mon geste vis-à-vis d’un type qui se prétendait policier.
« Et lui m’a appris que vous étiez vraiment policier. Il vous avait assommé. Etant demeuré à l’affût à proximité de chez Lipp, il a vu qu’on vous emmenait en ambulance. Je devais me cacher. Il avait une retraite sûre — un pavillon dans la banlieue nord, que personne ne connaissait. »
— D’où arrivait-il ?
— Des Etats-Unis. Il était allé chercher là-bas un matériel bizarre qui emplissait deux grandes valises et qu’il a mis des heures à assembler. Il était gentil avec moi. Il m’a promis de ne pas parler de ce que j’avais fait à la bande, car, selon lui, on me liquiderait. Sa besogne accomplie, il m’aiderait à fuir à l’étranger…
— Il avait le béguin, quoi ! grommelé-je.
Zoé haussa les épaules. Il y a de la compassion dans son regard.
Une compréhension féminine… Du tendre, du sédatif.
— Peut-être, fait-elle, en tout cas il a été correct. D’ailleurs, pour être sincère, j’ai eu l’impression qu’il avait des mœurs spéciales.
Dit-elle cela pour m’endormir ma jalousie ?
— Cet appareil, c’était contre le pape ?
— Oui.
— Vous lui en avez parlé ?
— Oui. Formi m’a juré que je faisais fausse route. Que ce qui devait se passer avec le Saint-Père ce n’était pas du tout un attentat. Qu’il n’était pas question le moins du monde de l’attaquer. Il me l’a juré sur le portrait de sa mère qu’il garde toujours dans son portefeuille, et il est italien !
— D’où provenait le télégramme que vous deviez lui transmettre ?
— De Rome, vous l’avez bien remarqué puisqu’il est en votre possession.
— Et qui vous l’a expédié ?
— Mon frère. Le télégramme est signé « Donato ». Or, Donato est le surnom de Céleste. Il l’a choisi lui-même lorsque nous nous sommes fixés en Italie.
— Dites, Zoé, voilà que ça flotte de nouveau. Votre frère servait d’otage à la bande qui l’utilisait pour faire pression sur vous, et brusquement il vous lance des ordres depuis Rome. Non seulement à vous, mais au spécialiste chargé de cette mission.
Elle opine.
— Ça m’a paru bizarre. A vrai dire, c’est ce qui a fini par me convaincre de tout abandonner en jouant la suicidée.
« J’ai perdu pied, comprenez-vous ? Et quand après l’hôpital vous m’avez agité le télégramme sous le nez, j’ai compris que j’avais eu tort de ne pas donner suite. J’ai craint des conséquences pour Céleste.
« Et puis que vous dire de plus ? Bien sûr qu’avec le recul, et considérée à froid, ma conduite paraît bizarre, suspecte, imbécile aussi. Mais il n’est pas facile d’être la fille d’une traînée et la sœur d’un truand. Pas facile de se débattre au milieu de gens impitoyables qui tissent des machinations et font bon marché de la vie des autres… »
Elle détourne la tête, pour fuir mon regard insistant. Je vois pourtant tomber une larme sur la combinaison de cuir noir. La grosse perle[27] roule sur la peau glacée.
Je voudrais dire quelque chose, hasarder un geste. Je n’ose pas, je suis pétrifié.
Le seul moyen de m’en sortir, t’entends ? De récupérer, de me réaffirmer, c’est de redevenir purement flic. Dans notre job, y a pas de place pour la sensiblerie. Ou alors t’es vite blet, camarade.
— Dans le texte du télégramme, il y a écrit : « cravate ». Vous étiez censée savoir de quoi il retournait ?
— Bien sûr. Les deux types de la bande m’avaient expliqué que tous les membres de l’organisation portaient une espèce de petite crosse en or sur leur cravate. Un signe de ralliement. Eux-mêmes en possédaient.
Je réfléchis : après tout, ça se défend…
— Je me demande en ce cas pourquoi c’est vous qui avez été chargée de contacter un gars engagé par la bande. Ce Formi est un tueur notoire, international, spécialiste des opérations « techniques ». Il travaillait beaucoup à l’explosif. Aux U.S.A. on l’a même soupçonné d’avoir ouvert un coffre de banque au laser.
Zoé essuie ses beaux yeux tristes du bout des doigts.
— Je peux répondre à cette question, fait-elle, pour l’excellente raison que c’est Formi en personne qui m’a fourni l’explication. C’est par mesure de précautions que les gens de la « Société » ont agi ainsi. Formi était trop pourchassé, il devenait dangereux de le fréquenter.
— Alors on lui a dépêché l’agnelle innocente ?
Elle hausse les épaules.
— Je suppose… Je sais si peu de choses, vous le voyez, que mon arrestation ne pouvait poser trop de gros problèmes à la bande.
Je la contemple toujours. Contempler, c’est regarder avec complaisance. C’est ressentir une jouissance de la vision qu’on a. Alors, oui, je contemple la ravissante Zoé dont la peau ocre possède un velouté inconnu. Bon gré, mal gré, je coule à pic dans des confiances sottes. Je suis disposé à gober argent comptant (et même argent content) toutes ses salades.
Et puis, il réagit sec, le commissaire.
V’là qu’y s’met à « tonnétruer » comme cents sourds à bord du Titanic.
— Espèce de petite garce ! Tu me prends pour une pelure, dis !
La môme Zozo en laisse choir la tasse de café qu’elle venait de saisir.
— Tu me berlures, ma gosse. Et je vais t’en administrer la preuve. Après m’avoir poivré les châsses, tu as téléphoné chez Lipp pour affranchir Formi, hein ? Alors, comment as-tu pu le faire appeler au téléphone puisque tu ne connaissais pas son nom ?
La voici avec un visage crispé, froid et dédaigneux.
— J’ai prié la téléphoniste d’aller me chercher dans la salle un homme ayant une espèce de crosse en guise d’épingle de cravate, monsieur le commissaire. Elle vous confirmera la chose.
Et toc !
Contré, le beau poulet. Enveloppé dans du papier d’argent à franges, tel un marron glacé de chez la « Marquise de Sévigné ».
Y avait autrefois un jeu à la téloche, pendant les années septente-deux septante-trois, qui s’appelait « Réponse à Tout », tu te rappelles ?
Il aurait convenu à ma mignonne clarinettiste.
Je ne m’excuse pas.
J’ai trop honte.
Et puis ce serait risqué, au cas où elle me chambrerait en beauté. Je récapitule ce qu’elle vient de me dire. C’est vrai qu’elle était exécutante dans un orchestre merdeux pour postières retraitées. Vrai aussi qu’elle est descendue à La Résidence Carole le lendemain du jour où Duplessis y a débarqué. Au fait, pourquoi a-t-il quitté son appartement, Césarin ? Avait-il peur chez lui après qu’on l’eût paraît-il molesté ? Cependant, il continuait d’aller y « traiter » ses patients… Hein, alors ?
Pas de digression, reprends le fil, San-A.
Accumulons ce qu’il y a de positif en faveur de cette petite chérie.
Elle a téléphoné ici pour me supplier de veiller sur le pape.
Elle a feint de se suicider pour s’arracher à ce cauchemar.
Elle a disparu depuis le soir du poivre et la bande ignorait en effet où elle se trouvait puisque, en désespoir de cause, les deux « gardes suisses » se sont rendus dans sa chambre pour la fouiller.
Elle attendait Formi près de l’église pendant qu’il manœuvrait sa machine infernale. Formi qui lui avait promis de la faire filer à l’étranger, le coup accompli. Et qui l’a accompli sans l’aide des autres, ce qui prouve bien qu’en effet il était « coupé » d’eux.
Seigneur, en quoi consistait donc ce satané rayon braqué sur la personne auguste de César Pinaud, pseudo Paul VI ? J’espère qu’il ne va pas nous réussir un ramollissement de la citrouille, le Débris ! Je vais lui ordonner d’aller se faire faire un check-up en règle dans une bonne clinique. Faudrait peut-être le placer en quarantaine ? Le tester de bas en haut, non ?
— Zoé, articulé-je.
Elle me regarde, lit mon embarras et sourit.
— Je sais bien que votre métier consiste à douter des gens, monsieur le commissaire, mais croyez-moi, vous gagnerez du temps. Je sais également que j’aurais dû, au début de cette affaire, aller à la police, mais je craignais pour mon frère, et l’on n’exigeait de moi rien de très important.
— Vous ignorez ce que signifient les plaques d’or de Duplessis ?
— Je ne les ai jamais vues et il ne m’en a jamais parlé.
On entend rouscailler Antoine, depuis en bas. C’est l’heure de sa croque et il aime tellement le frichti à Félicie qu’il pique une crise lorsqu’il a torché son assiette. On le laisserait clapper, il se déguiserait en Béru modèle réduit, ce petit goret. Pour lui apaiser la rogne, Régina lui brame une napolitainerie au sirop d’orgeat.
Nous écoutons ces bruits familiers de la maisonnée. Tout doux, bien tièdes, enveloppants comme de bonnes couvertures campagnardes. C’est bath. Zoé me regarde et soupire :
— Vous avez de la chance.
J’acquiesce.
Puis, après un nouvel effort pour revenir dans les tortueux sillons du labeur :
— Vous connaissez un certain M. Karl ?
Ma compagne secoue spontanément la tête.
— Non.
— Cependant, il habiterait la Résidence Carole…
— Je n’en ai jamais entendu parler.
Un temps. Elle flaire mon vague scepticisme et ajoute :
— Vous ne me croyez pas, et pourtant c’est la vérité. Dire que je passe pour une aventurière à vos yeux et qu’il n’existe rien de plus paisible que moi, de plus épris d’honnêteté et autres vertus… Vous ne croyez pas qu’il devrait exister certains accents pour dire le vrai, des accents qui seraient inimitables ?
— Ce serait trop beau et cela simplifierait trop la vie, ma petite Zoé.
Un grattement à la porte. Je sais déjà qu’il s’agit de Félicie. J’ai reconnu sa manière de s’annoncer de personne redoutant toujours d’être importune.
— Entre, m’man.
Elle se montre, furtive, confuse. Elle a un regard pour les poignets libérés de Zoé, me remercie du regard. J’ai bien vu ses yeux s’embuer tout à l’heure à la vue des chaînes.
— Simplement, j’aimerais savoir… Vous déjeunez ici, n’est-ce pas ? demande-t-elle. J’ai de la blanquette, précisément, car un pressentiment me disait qu’il y aurait du monde…
Je la prends dans mes bras et je serre fort, fort…
Quel étrange bonheur m’habite donc, ce matin ? En une heure, j’ai l’impression que ma vie a changé. Tout est velours, tout est tiédeur, tout est bleu céleste autour de moi.
— Elle est très jolie, me souffle ma brave femme de mère à l’oreille. Tu sais, Antoine, cette jeune fille n’a certainement rien fait de mal.
Puis, tout haut, d’un ton faussement enjoué :
— Alors, ma blanquette ?
— D’accord, ma poule. Et tu diras à Régina de monter une bonne bouteille de la cave. Du beaujolais, c’est le vin de l’intimité. Mais cette conne ne sait pas lire le français. Et ça, beaujolais, pour être un mot français, c’est un mot vachement français. Alors j’irai moi-même, juste avant le repas. Toujours le boire à la température de la cave… Déjà qu’on l’a fait grimper jusqu’à Paname, le pauvre biquet…
Ma mère se retire, radieuse.
Sana pousse un grand soupir d’aise. Je vais te dire, l’existence, faut se la compliquer le moins possible. L’enfourcher, pédaler à son rythme. Voir venir…
Mes yeux tombent sur le combiné téléphonique que j’ai omis de raccrocher.
Machinalement, je le porte à mon oreille.
Et je capte la voix monotone de Pinuche qui continue dans ses extases :
— … ce saint rôle qu’il m’a été donné de tenir, marquera ma vie à jamais. J’ai désormais, et pour toute éternité, les stigmates du juste, comprends-tu, mon cher petit ? Le signe ! Voilà le mot que je cherche depuis un instant : le signe.
— Bon, coupé-je. Eh bien, maintenant que tu es signé, il ne reste plus qu’à te mettre à l’encaissement.
Et je raccroche au tympan du pape de rechange.
Attends… Alors, oui, Zoé, elle et moi. M’man… La blanquette, la félicité à l’ombre de Félicie. Je voudrais te faire piger. Impossible : ça ne passerait pas. Comment t’expliquer ce que je ressens quand je contemple Zoé avec les yeux encore pleins du poivre moulu qu’elle m’y a balancé ? C’est bien une arme de vierge, ça : le poivre. Un truc à défendre sa vertu, non ?
Tu le crois, toi, qu’elle a son berlingue ? Que c’est possible à notre époque chez une frangine ravissante et qui ne vit pas dans un poumon d’acier ?
Le déjeuner est très gai. Contre toute ta tante il est même enjoué. Marrant, non ? On bavasse de choses et d’autres. Elle nous raconte Rome, la Via Fernébranca où elle a un studio. La musique. Les tournées… Au début elle jouait du violon, mais ça lui flanquait le torticolis.
Je l’écoute.
La regarde.
M’en ravis la rétine et les trompes d’Eustache.
M’man aussi est charmée. Elle, c’est Antonio bis qu’elle explique, en long, en large, en couches Susi et en Bécozyme Roche. De temps à autre je décroche pour gamberger l’affaire en fractions. Pourquoi ce rayon sur Pinaud ? Qui est M. Karl, et où se planque-t-il ? Ovide a-t-il voulu me biaiser, a-t-il confondu de téléphone ?
Le café bu, je fais claquer mes radis.
— En route, Zoé !
Elle a un acquiescement vague.
— Vous m’emmenez en prison ?
Tu me croiras ou t’iras te faire cautériser les hémorroïdes chez les Grecs, mais c’est Félicie qui répond en mes lieu et place :
— Mais non, mademoiselle, ne craignez rien !
Alors là, ça me la sectionne.
Au ras de la devanture.
Le hall confortable, presque élégant, de la Résidence Carole est vide comme une coquille d’huître dans la poubelle d’un 2 janvier lorsque nous y parvenons.
Y a même plus la Polak femme de ménage.
Nobody, j’ te dis. The desert.
Mais un bruit.
Lancinant.
Celui d’un sommier. Normal dans un hôtel, pas vrai ? Plus l’hôtel est borgne, plus le sommier grince. Ce ferraillement semble par conséquent déplacé en cet établissement sélect. Me laissant guider par les « jézabels » comme dit Béru, je pousse la porte du menu burlingue servant d’antichambre à celle de la taulière. La charge des ressorts à boudin (tu parles !) s’accompagne de plaintes énamoureuses et de vociférations « hardantes ». Que je te précise également pour la règle, comme disait ma grammaire : une personne que je découvre de dos est là, l’œil à la serrure. Elle appartient au genre femelle. Certaines crispations de son individu donnent à penser que le spectacle capté par le trou à clé ne la laisse point indifférente.
Les plaintes de pâmade, tu t’en doutes, issolvent[28] de la taulière eczémateuse. Et les vociférations, il suffira que je t’en donne un échantillon pour que tu cites leur auteur, car Machin avait bien raison : le style c’est l’homme. Le partenaire beugle textuellement ceci : Mords-moi pas si tellement fort, bougu’ de vieille came ! C’est pas un râtelier que t’as dans le clappoir, c’t’ un coupe-cigares !
Oui, tu l’as compris, c’est bel et bien de Béru qu’il s’agit. Un Béru revenu à des délices superbes et généreuses. Un Béru frénétique, l’Attila des Hunes et des autres.
— Ça vaut un Chaplin de la grande époque, pas vrai ? laissé-je tomber (pas de très haut d’ailleurs).
La personne de dos sursaute, se redresse, volte et devient une personne de face.
T’as déjà vu des échalas à gueule de chouette, toi ? Moi aussi, mais c’était dans un autre bouquin. Daumier quand il caricaturait la vieille fille ! Le cher Dubout pour faire pendant à ses ogresses sparadreuses… C’est rance de haut en bas, blet, attardé, au point de corruption. Des hardes noires et mauves, d’une autre époque (je me rappelle plus laquelle, n’ayant pas sous la main mon ouvrage sur l’Histoire du Costume des origines à 1830). Un grand cou. Un long bec. Y a du toucan dans cette femme-là. De la pie-grièche. Le teint est d’un jaune tirant sur le vert. L’haleine, je la renifle d’ici. Elle est le seul échec des cachous Lajaunie. Mais le pire de tout, c’est le regard. Un lavedu qui boufferait des huîtres pour la première fois et ne saurait utiliser sa fourchette, mettrait sans doute ces pauvres bêtes dans l’état où sont les prunelles de la dame. C’est touillé, saccagé, trouble, suintant, torve, avarié, effrayant !
— Que faites-vous ici ! glapit-elle.
Et je te peux affirmer que la voix n’est pas mal non plus sur le plan calamiteux. Je te brandirai pas la classique girouette, ni le non moins classique acharnement de la râpe sur le fer. En fait c’est autre chose de plus pénible. D’animal. Le cri d’une bête pour cavernes. Un reliquat de l’époque tertiaire.
— Ne vous fâchez pas, mademoiselle Amélie, la calmé-je en l’inondant d’un sourire qui doit sentir la pervenche. Je suis le commissaire San-Antonio et m’occupe de la triste affaire que vous savez.
Elle se calme.
— Comment savez-vous mon nom ?
— Il m’est venu à l’oreille qu’une charmante demoiselle Amélie, cousine de la directrice, secondait cette dernière. En vous apercevant, j’ai su que vous étiez vous. Bonjour.
Elle me fiche à travers la figure un « bonjour » sec comme un coup de ce-que-tu-voudras.
Un râle plus fort que les précédents mais peut-être plus faible que les suivants, rompt le charme.
— Quelle horreur, gémit Amélie. Vous les entendez ? Un ignoble scandale. Ma cousine a perdu la raison. Vous croyez que je dois prévenir la famille ? La faire interner ?
« La fornication, chez nous. Dans le lit où Gaston est mort ! Mais c’est… »
Elle ne peut poursuivre, son timbre étant oblitéré par celui d’Alexandre-Benoît, lequel clame son offrande en termes d’une précision aussi crue qu’un steak tartare.
— Tiens, bourrique ! hurle le Casanova des chaumières ; tiens, grande vache !
Et le reste suit.
Je veux bien le retranscrire, mais en sautant les termes les plus violents, car il n’est pas impossible que des esprits chagrins se manifestent. L’esprit chagrin, c’est comme la vérole, malgré toutes les thérapeutiques, ça reste endémique.
Alors, pour te compléter le topo, Bérurier déclare comme ça à sa partenaire :
« Prends… dans… Il va te… le… et te l’élargir comme une porte de grange. »
Ce qui prouve bien que même dans ses transports, Béru demeure avant tout un rural.
Fascinés par le crescendo de la chose, on attend qu’elle s’achève. T’as jamais vu un spectateur de Cap Kennedy rentrer chez lui lorsque le compte à rebours est commencé, si ? Ni un amateur d’athlétisme se faire la malle entre le départ et l’arrivée du 100 mètres. Bon.
Alors on patiente.
Et ça dure plus très longtemps. Au reste Béru annonce qu’il va se saisir de l’extrémité de ses membres inférieurs.
Il le fait.
Le faisant, il avoue qu’il s’en va, qu’il s’en va, qu’il s’en va.
Mais son départ est de courte durée (comme toujours hélas) car il est de retour presque aussitôt.
Il pète sec pour réaffirmer sa présence et lance un « Cré bon gu ! » qui ferait démarrer un attelage de mules rouges.
Dix secondes plus tard, il ouvre la porte, tout en achevant d’enfiler son pantalon.
— Ah, t’es là, mec, bonhomise-t-il. J’allais justement te téléphoner. Y a du nouveau au labo, rapport à tes plaques de jonc.
J’oublie le comique de la situation pour hennir :
— Vraiment ! ! ! !
— Elles disent rapport à un pape qu’aurait eu dans j’sais plus quel siècle. Mais je te cause de chiées d’années. Y serait été en brise bille av’c l’Eglise au sujet de j’sais pas quoi. Biscotte il était vrai pape, mais quèque chose comme soupape, tu me files le tortillard, gars ?
— Comme si nous étions encordés, Gros. Et après ?
— Ces plaques établissent comme quoi, à sa mort, son trésor reviendrait au Vatican, en échange de revanche de quoi l’Eglise devrait le restituer à l’un de ses héritiers, son neveu aîné, je crois bien, qui aurait entrepris un voyage en Chine ou au Labrador, je me rappelle plus l’exactement de la chose, mais c’est dans ces eaux-là. Si l’héritier serait pas rentré au bercail, le Vatican engourdissait l’auber. S’il revenait, lui ou un héritier patenté, le pape en cours de règne devait y refiler le magot ; enfin Mathias te donnera les détails complimenteurs. Les plaques ont été duplicatées au ciseau à graver. Le Vatican a un double. Drôle d’historiette, non ? On navet encore jamais touché un truc pareil au cours d’au cours de nos enquêtes. Jusqu’alors, les comtes de Pet-Rot, c’tait pas le genre de la maison…
Voilà, il a achevé de se bitougner le falsuche sous les yeux horrifiés et horrifiants de la cousine Amélie (celle qui n’a jamais promis les trois poils dont on t’a parlé).
Le Monumental m’adresse un clin de z’œil.
— Tu sais que la mère Adrienne, j’y prends goût ? C’est ma deuxième visite aujourd’hui. Les vioques qui ont refoulé du baigneur pendant des années de veuvage, fatalement, dans le subconscient, elles ont échafaudé des friponneries pendables. Leurs glandes ont rabattu sur l’imaginaire, si bien que quand tu leur fais sauter le bouchon, t’en as pour ton artiche. Crénom, faut se garer des éclaboussures ! T’ t’à l’heure, elle voraçait avec tellement de fougue, qu’elle a failli me décasquer le guerrier, la bandite.
Il prend brusquement conscience de la chauve-souris figée contre le mur, les mains posées à plat contre la cloison, comme pour s’y faire crucifier.
— Tiens, la p’tite, ricane l’Enflure. Salut, mignonne. Faudra ben qu’un jour je te déblaie les toiles d’araignée à toi aussi, ma gosse. On va pas te laisser avec un slip en friche, quoi, merde !
Epouvantée, la grande bique se sauve.
Mais elle ne va pas loin car la sonnerie du téléphone carillonne.
Amélie, mélo, s’arrête. Repousse-t-on l’appel du bigne lorsqu’il pousse un cri désespéré ?
Que non pas.
Alors la cousine-standardiste va à l’appareil et, courageusement, décroche…
— Allô, oui. Qui demandez-vous ?
Elle a soudain une expression empreinte de respect.
— M. de Monte-Carlo ? Parfaitement, ne quittez pas…
Elle banane une fiche dans un anus chromé. Deux zonzons et ça décroche.
— Une communication pour vous, monsieur le comte ! annonce la rancie.
Elle raccroche sur la pointe des pieds, comme un enfant de chœur pénétré de ses fonctions laisse tomber une giclette de muscadet dans le calice.
— M’sieur le comte, déclame l’Hénorme, ben, ma Zette, vous avez du beau monde parmi la clientèle.
— Dieu soit loué, nous ne recevons pas que des pourceaux ! riposte la chouette emmanchée.
— C’est quasiment le comte de Monte-Cristo, barrit le Pachyderme.
— Pardon : de Monte-Carlo, rectipince l’emmanchée d’un long cou.
Pourquoi suis-je présent à cette scène, hein, fesse de poêle à frire ? Tu peux m’expliquer la somme de hasards qu’il a fallu pour que le téléphone tinte au moment où je me trouve ici ? Pour que le long cou au long bec roucoule des Môôôssieur de Monte-Carlo à t’en faire friser les poils d’oreilles ? Et pour que, brusquement, tout à coup, soudain, le très étonnant et presque génial San-A., l’homme qui ne remplace rien, étant soi-même irremplaçable, se dise : Eurêka ! Monte-Carlo, dit par un gus à accent qui claque de trouille peut fort bien donner, phonétiquement : « Edmond Karl ».
Ah ! ce bonheur profond de la réussite.
Ah ! cette ineffable ivresse que transmet la victoire bue à la coupe ciselée du succès, comme l’écrivait y a pas tellement naguère le maréchal Joffre à la bataille de Saint-André-le-Gaz.
Oui : ah !
Et je dirais même plus : « Ah ! ah ! »
Et j’ajouterais pour terminer « A moi, comte, deux mots » (ou deux Vermots).
— Quelle chambre, le comte de Monte-Carlo ?
— Il a la suite du rez-de-chaussée : la porte après le salon de lecture…
Le long bec aux longs pieds allant jeune seize houx n’a pas fini de préciser que ton Martien préféré file comme un paf dans la direction indiquée.
— Hé ! Où allez-vous ! mouline la dure-rance[29].
Tu crois que je vais y répondre ? Bérurier est là pour ça.
Sur la porte moulurée bourgeois, une plaque de cuivre anglo-saxonne porte ce simple mot, intimidant : « Private ».
T’as des avertissements, commak, en forme d’interdit, qui stoppent l’homme le plus aventureux : « Danger », « Chien Méchant », « Haute Tension », « Poison », « Gendarmerie », « Privé », constituent un échantillonnage valable. Mais quand au lieu de « Privé » tu lis « Private », l’anglicisation du terme en renforce le sens. De même que « Défendu », écrit en allemand, vous a une autre efficacité, même si l’on ne comprend pas l’allemand.
Sans tenir compte de la recommandation gravée en gothique, s’il vous plaît, je tourne le pommeau. L’huis s’entrouvre.
Un petit salon merdeusement Louis XVI se propose. Papier peint à rayures, gravures faussement frivoles dans des cadres de style chienlit.
Personne.
Si : une voix au bigophone.
Une voix, c’est déjà quelqu’un, t’en conviens ?
Elle m’arrive de la chambre contiguë au salon. Elle est sèche, tranchante comme… Attends, je vais te dégauchir une image choc… Comme un hachoir, tiens. Bath, non ? Tranchante comme un hachoir, t’aimes pas ? C’est net : clac ! Et ça exprime bien ce qu’on ne veut pas dire.
— Ecoutez, mon ami, fait la voix. Maintenant que la terre est prête à être ensemencée, il me faut la graine, vous me suivez bien ? Je n’ai pas investi une fortune dans cette affaire pour échouer alors que nous avons toutes les cartes en main. Toutes… sauf trois. Si vos guignols étaient des incapables, je n’y puis rien. La solution est à portée de main, je le sais. On ne va pas se laisser berner par ce petit contrôleur de métro plus ou moins fou que vous vous êtes un peu trop pressé de… neutraliser. Si dans les vingt-quatre heures vous n’êtes pas parvenu à un résultat, je ne réponds plus de rien ; salut !
Et le comte raccroche.
Puisque comte il y a.
Jusqu’alors, je me suis tenu dans le boudoir, non pour bouder, mais pour écouter.
Le moment est bien choisi pour apparaître et parler, hein ? Je me pointe à pas feutrés. Un chat sur un divan recouvert de velours de soie, pour te donner une idée…
Le comte me tourne le dos. Il porte une robe de chambre marron, tout comme une pomme de terre cuite au four. Il a de beaux cheveux blanc bleuté (un vrai diamant) et qui ondulent sur sa nuque. Tu vas pas me croire, mais il ressemble à Roger Peyrefitte. De dos.
Il a encore la main sur le combiné et pianote nerveusement en homme qui est sous le coup d’une grosse contrariété et qui combine des mesures de répression.
Respectons sa méditation. Il est préférable qu’il me découvre seul, sans que je le secoue d’un tonitruant « Bon appétit, monsieur. » La surprise n’en sera que plus saisissante. Et je vais t’expliquer pourquoi. Le catimineur qui se pointe et fait « Hou ! » dans le dos, d’accord, il te produit de l’effet, mais un effet qui s’atténue immédiatement par le simple fait qu’en criant, il s’annonce. Y a une franchise quasi rassurante de la part du braqueur qui te passe son arsenal au travers du guichet et s’écrie : « Les mains en l’air tout le monde ! » Tandis que le vilain sinistre embusqué, tapi (d’Orient) tel le guépard à l’affût et que t’aperçois en te demandant combien de temps il est là et quelles sont ses intentions, alors lui, espère, il est médaille d’or aux olympiades de la glaglate.
Chevalier du taste-frousse.
Primat des glauques !
L’Antonio bien-aimé, il ne fait pas un geste. Régularise sa respiration au point qu’elle se confond avec celle du comte.
Marrant d’observer quelqu’un qui se croit seul. Il y a une relaxation dans son individu qui cesse dès qu’il a un témoin.
Je veux pas te mentir, mais ce cérémonial dure bien plusieurs minutes. Ce qui est plus long que trois minutes de bavasseries au bigophone avec ta rombière lorsqu’elle te raconte le chouette corsage à manches gigot qu’on lui mitonne chez sa bourrelière.
M. de Monte-Carlo (dis, t’as vu monter Carlo ?) décide de prendre un carnet à couvrante de croco, posé sur une table ronde. Il décrit un demi-tour à droite (un noble, fallait s’y attendre) et ne termine pas son geste, m’ayant aperçu.
Un peu couperosé, le suzerain. Dodu de l’avant. Il aime la jaffe de first quality. Son durillon, tu peux le faire analyser : c’est du foie-gras-caviar-caille-aux-raisins-homard assimilé. Y en a pour du flouze. Chacun investit à son idée, que veux-tu. Chez nous, à Mars, qu’on place tout dans le mégot millésimé, de pareilles méthodes surprennent, c’est pourquoi on vient si peu nombreux sur votre planète jonchée d’étrons.
Une chose frappante, chez le bonhomme : ses yeux, tout comme miss Amélie. Seulement, pour lui, c’est leur beauté qui impressionne. Un bleu… Tu te rappelles les boules de lessive de jadis que nos mamans collaient dans leurs lessiveuses ? Ça précursait les détergents actuels. C’était bleu-drapeau-un-peu-ciel, ardent, d’une vivacité végétale. Enveloppé dans un morceau de gaze, non ? Eh bien, le comte de Monte-Carlo a deux boules de lessive en guise de z’yeux. T’as envie de le prier de se passer les lampions à l’eau de Javel, manière de lui capter le regard.
De décaper le plus gros ; le plus intense, l’épais.
Les deux poches qu’il trimbale au sommet de ses pommettes se mettent à palpiter comme des flancs de grenouille.
Un instant que je ne saurais te chiffrer en secondes, et même pas en années-lumière, passe sur nous comme la neige sur un village alpin, nous ensevelissant sous des torpeurs insanes.
L’énigmatique sourire que je me suis affublé[30] s’écarte doucettement tel un hymen de jeune mariée.
— Qui êtes-vous ? demande enfin M. de Monte-Carlo.
Au lieu de répondre je m’avance sur lui.
Cela fait partie d’un conformisme policier auquel je me dois de rester fidèle malgré ce que j’en pense.
Ton San-Antonio se laisse tomber sur une chaise, face à l’interlocuteur.
Et tu sais la manière qu’il procède, le San-A. ?
Non ?
Tu vas voir. Pas fou le bourdon !
Il coule sa dextre dans sa poche, enfile la grosse baguse évêchale à son médius et retire sa main pour la poser bien à plat sur le guéridon.
Monte-Carlo flashe à tout va : une vraie pie fouineuse. Ce coup de périscope, madoué !
Il déglutit, kif-kif un qui viendrait de bouffer deux kilos de semoule sans boire.
— Voici déjà une des trois cartes manquantes, n’est-ce pas, monsieur le comte ?
Il répète, d’une voix qui irait droit au pathétisme si je la laissais faire :
— Mais qui êtes-vous ?
De plus en plus mystérieux, je griffe le biguche. L’organe surchauffé d’Amélie me râle un « J’écoute » qui ferait triquer un judoka en démonstration. Jamais cette pauvre petite grand-mère de Marilyn n’a réussi mieux.
— Passez-moi la chambre de Mlle Zoé Robinsoncru, demandé-je.
— Oui, Mmmmmsieueueueur le comte. Tout de…
Et de protester avec des enamourances de chatte se faisant calcer par le Shah, en cours d’une belle soirée de mai.
« Non, monsieur Béruuuuuuuurier, c’est de la fofo de la fooolie… »
Néanmoins elle me branche sur la piaule de Zoé, laquelle m’y attend selon ma recommandation expresse en faisant ses bagages.
Sa voix musicale :
— Allô ?
C’est pourtant bref un « allô », non ? Anonyme. Cependant la ravissante parvient à transformer cette simple interjection en symphonie.
— C’est moi, petite. Venez me rejoindre à l’appartement du comte.
— A l’appartement de qui ?
— Le comte de Monte-Carlo, vous connaissez ?
— Absolument pas.
Ouf. Elle a des accents sincères… Se pourrait-il… ?
— Demandez à la réception, on vous l’indiquera.
L’homme à la brioche mondaine et aux yeux en boule de nanina réagit :
— Vous avez partie liée avec cette fille ?
Bonno : le poisson commence à suçoter l’hameçon.
— Plus ou moins. La preuve…
Je remue ma main baguée dans un rayon de soleil oblique où frémissent des poussières.
— C’est elle qui l’avait ?
— Ça et les plaques d’or, oui.
Cette fois, je l’ai en pogne. Il sait que je n’ai pu inventer ce détail. Donc qu’on doit jouer serré, lui et moi. Et surtout, oui, surtout « cartes sur tables ».
— Comment les a-t-elles eues ?
— Ben voyons : Duplessis. Vous avez mésestimé le charme de Zoé. Elle en a à revendre.
In petto je me dis que je lui achèterais bien tout son stock.
— La garce, grince-t-il entre ses (fausses ?) dents.
Et l’impulsion le poignant, il questionne :
— Qui lui a dit ce que représentaient ces choses ? Hein ? Comment a-t-elle su ?
Cher homme. Brave homme. Merveilleux faux comte (car tu penses bien qu’il usurpe un titre nobiliaire, ce vilain ! Jamais un vrai sang bleu ne s’abaisserait à devenir chef de gang). Oui, merveilleux faux comte qui m’apporte implicitement la preuve que Zoé n’a pas menti. Elle n’a été qu’une proie entre les serres de ces oiseaux de.
— Quelqu’un l’aura affranchie, mon cher monsieur. Vous la connaissez, Zoé ?
— Je l’ai vue à la résidence, oui.
— Mais sans lui parler, naturellement, vous tiriez les ficelles en fumant le cigare ?
On s’en dit pas davantage pour l’instant car précisément, ma petite drôlesse frappe à la porte ouverte.
Elle a troqué sa combinaison de motarde contre un tailleur simili Chanel dans les tons jaune vif, avec des parements blancs, qui lui sied à en mordre son traversin.
Elle nous regarde.
Je, aussi.
Dernière barrière abattue. Elle ne connaît pas Monte-Carlo. Aucun doute là-dessus. Même une super-grande comédienne ne pourrait tricher. Car il y a de la curiosité dans sa prunelle lorsqu’elle la pose sur le comte. T’entends ? Pas de la surprise feinte, pas une indifférence appliquée, non : de la curiosité, bien humaine, bien chaude et qui gicle comme t’as giclé un soir de la rampe de lancement de ton father. Plus que tout ce qui vient de précéder, c’était cela qu’il me fallait.
Merci, mon Dieu ! Tu sais que Tu n’es pas mal dans Ton genre… indéfinissable.
— Bonjour, monsieur, murmure-t-elle.
— Petite vermine ! crache Monte-Cristo (ce qui te prouve bien qu’il n’est pas plus comte que toi et moi).
Zoé fait un pas dans ma direction.
— Mais qu’est-ce qui lui prend ? demande-t-elle.
— Ma chérie, je vous présente le grand patron de la bande, celui qui vous a manœuvrée comme une marionnette.
— Et que la marionnette a baisé ! hurle le couperosé, perdant tout contrôle, du fait qu’il n’est pas noble.
Ce qui suit, bien que ça soit proprement indescriptible, je vas, grâce à mon immense talent de narrateur, te le descripter tout de même. Je devrais pas, vu que déjà ce polar est beaucoup plus long que les autres et que je vas acculer le Fleuve Noir à la faillite, mais comme disait un producteur de cinéma : en matière de faillites, y a que la première qui fait de l’effet, les autres, on n’y prend plus garde…
Suis bien le déroulement, ignare. Et recule si tu ne veux pas prendre des taches sur ton complet de bellâtre.
Zoé, en apprenant qu’elle a en face d’elle Le Cerveau, a un coup de sang, consécutif, je présume, à la qualité de son sang mêlé.
T’as déjà vu des tigresses, au cirque, pendant leur numéro, lorsqu’elles sautent d’un plaud sur l’autre par-dessus le dompteur ? Cette souplesse coulée, cette félinerie majestueuse.
Eh ben c’est ça, mon trognon.
Une détente. La v’là sur Monte-Carlo qu’elle démonte et décarlise. Elle saisit aux oreilles. Faut préciser (j’avais omis, excuse) qu’il a des étiquettes presque gaulliennes, le big chief. Tu sais : des tiroirs à mensonges grands comme ceux de Babar. Des radars pour tour de contrôle, mon neveu. De vrais pavillons de banlieue. Splendides ! Very exceptionnels. Donc, Zoé les cramponne, une à chaque main, et la voilà qui agite la tête du faux comte en lui criant des vengeries à propos de son frère et à propos de son honneur à elle, comme quoi elle a enduré un vrai martyre, ces derniers temps.
Elle le tire en avant. Il a beau regimber, elle est si pétrie de rage qu’elle le promène comme on promène un bouvillon en le tenant par les cornes. Et elle pleure en criant. Sa figure est inondée de larmes, on dirait, attends, il me vient une image que les critiqueurs vont en rester sur le dos… On dirait qu’il a plu sur une rose ocre. Et allez, roulez ! C’est pas du travail artistique, ça ? Fignolé Colette ? Des sémaphores pareils dans un roman policier, ça secoue, non ? On s’y attend pas. On n’a pas l’habitude, pour le prix.
Eh ben, c’est fait. Empoche, mec. Découpe. Mets sous verre, je t’offre. Je suis un abondant. J’abonde de partout, y compris dans ton sens, ce qui t’indique ma modestie foncière.
Oui : elle sanglote convulsivement, Zoé. Elle pousse des cris plaintifs. Elle a fini de vitupérer. Elle donne une secousse plus vive, lâche tout, et Monte-Carlo descend à l’orchestre. C’est sa fête. Il choit sur un tabouret garni de tapisserie. Se fait mal au dos. Beugle de douleur…
Pour le coup, je saisis la petite tigresse à pleins bras avides (marrant, hein ?) et lui chuchote à l’oreille :
— Maintenant, retournez m’attendre dans votre chambre.
Elle halète. Ses cheveux blonds sont collés sur son front en sueur. On dirait qu’elle n’a pas entendu ce que je lui ai dit.
Me fixe, indécise.
— Filez dans votre chambre, je vous y rejoins !
Cette fois, elle a pigé. Elle s’en va après une dernière invective au comte.
Monte-Carlo se redresse péniblement. Il grimace et se masse. Il souffre. Ses portugaises sont en feu. L’une d’elles est même décollée du haut et saigne.
— Qu’est-ce qui lui a pris, à cette saleté ? m’apostrophe-t-il.
Je lui réponds d’une tarte qui le fait pencher comme la tête d’un cyprès dans le déchaînement du mistral.
— Soyez poli, vieux. Sinon c’est moi qui vous entreprends.
— Mais pourquoi…
— Elle n’aime pas ce que vous avez fait à son frangin.
Il hoche la tête et détourne les yeux, d’où je conclus que le dénommé Céleste-Donato n’a pas dû l’avoir chouette.
Tu connais mes inspirations ?
Pas bien ?
Alors, mords la démontrance :
— Monte-Carlo, fais-je, Zoé a mis la main sur le petit matériel que vous guignez uniquement pour disposer d’une monnaie d’échange. Elle voulait la liberté de son frangin en contrepartie. Mais maintenant qu’il est mort…
Hein, t’entends ce que je lui bonnis ? Au pif, je te dis. Une assurance noire. Ce culot, Fifine ! Ce fil d’aplomb !
— Mais maintenant qu’il est mort, reprends-je, voyant que l’autre endoffé ne proteste pas, moi je vais vous les échanger contre de la monnaie normale. Vu ?
Il fait « vu » avec la tête.
C’est pas dur, je t’apprendrai.
Bien, bon, on discutaille un moment. Après quoi je le laisse pour aller récupérer Zoé et ses valoches. Je cigle sa note aux deux mégères que Béru lutine et qui, déjà, se font la gueule au point qu’un « décousinage » me semble inévitable.
Et je recommande au trio de ne pas souffler mot au comte de Monte-Carlo de ma qualité (mais en est-ce une ?) de flic sous peine de représailles épouvantables. Après quoi, tu ne sais pas ?
— Zoé !
— …
— Je vous aime !