C’est, je crois, la concierge de Jean-Jacques Rousseau qui écrivait « Il vaut quelquefois mieux une association de malfaiteurs qu’une association d’idées. » Hein ? Je me goure pas, c’est bien elle ? Ben, ma vache, qu’elle vienne faire un tour dans cette histoire, elle reviendra de son erreur.
De tout ce qui vient de préambuler, t’as déjà conclu que la môme Fernande s’était fait rectifier, hein ? Ça prouve que, depuis ton traitement au phosphore tu me reçois cinq sur cinq, bravo. Continue et tu finiras par me recevoir dix sur dix.
Ce qui surprend, outre sa mort, à la grande cavale rouquine, c’est la position de son cadavre.
Elle est agenouillée devant son bidet, la pauvrette. On a passé une sangle sous ses genoux et serré cette sangle autour du pied de ce siège de l’amour-propre que causait l’autre, pour obliger la veuve à rester prosternée. Elle a les poignets liés dans le dos. Tu me files le dur ? Bien. Sa tronche est plongée dans l’eau jaunâtre du bidet. On l’y a noyée proprement (si je puis dire) après lui avoir fait subir le dur traitement de la baignoire si magistralement mis au point par ces messieurs de la gestapette.
— Tu vois que j’avais raison ! note à voix émue le Fibreux.
— C’est-à-dire ?
— Le visiteur n’a pas trouvé ce qu’il voulait.
— C’est-à-dire ?
— Il a torturé cette malheureuse fille avant de fouiller. Si elle n’a pas parlé, avec un traitement de choc pareil, c’est parce qu’elle ignorait elle-même l’endroit où est dissimulé l’objet en question. L’autre a fouillé par acquit de conscience, mais en vain…
Il tient à la rigueur de ses hypothèses, Pinaud. Quand il est en état de démonstration, son obstination est quasiment animale. Une vraie mouche à merde survoltée par une tartine de confiture (car, quoi que tu en penses, les mouches à merde ne sont mouches à merde que par nécessité : elles préfèrent le miel, pas comme toi, pauvre espèce de, dont la scatophagie est originelle).
Je soulève la tête de Fernande.
Du moins, veux-je.
Impossible, la rigidité cadavérique (sur laquelle tu comptes pour te trouver en érection un jour) a fait son œuvre, comme on exprime dans les beaux livres écrits par des confrères syndiqués, et la mère Duplessis est aussi souple que la statue de Jeanne d’Arc place des Pyramides.
Ça fait de la peine de lui voir la figure à l’endroit où elle mettait si volontiers son prose. Pour une radasse, tremper son visage dans son bidet, c’est le monde renversé, hein ? Une déchéance, positivement.
— Ça se complique, il me semble ? bavoche la Vieillarderie.
— Il te semble bien, César. Je crois que nous ne sommes pas au bout de nos malheurs.
— Que faisons-nous ?
— Une enquête. Ces deux époux séparés par la vie mais unis par la mort, c’est pathétique, non ?
— On la laisse là ? il demande, le Vioquard.
— Si elle te fait envie, emporte-la, je te la donne, dis-je sinistrement, j’en conviens, mais si on était pas sinistre une nuit comme celle-ci, c’est qu’on aurait la rate hypertrophiée.
— Un peu de décence ! rappelle à l’ordre mon compagnon.
— Ben quoi, protesté-je, M. Perón, l’Argentin que tu sais, vit bien avec le cadavre de sa première femme, la belle Evita. Elle est embaumée dans un beau cercueil à couvercle de verre et ils font ménage à trois, avec sa seconde épouse. Tu les imagines, le soir, devant la téloche ? Ecoutant le Léon Limon espago ? Touchant tableau, hein ? Et les sorties du véquende, dans les hostelleries andalouses ? Le côté : « Dites au bagagiste de me monter le cercueil arrimé sur la galerie de la voiture. »
Je sors dans le couloir et me mets à tambouriner à la porte voisine.
La voix de pétasse enrouée qui, naguère, m’invita à subir des intromissions anales ne se fait point attendre. Elle s’inquiète de savoir si ce con-là va la faire chier longtemps ou bien s’il convient de l’évacuer à coups de pompes dans le cul et dans les couilles.
Je lui réponds « Police », ce qui surenchérit sur toutes les insultes homologuées à ce jour et, après des geignements, des savateries et des maugréations, la voisine de Fernande Duplessis vient ouvrir.
C’est une brune enveloppée, avec des cheveux longs et gras, un visage bouffi par l’alcool, un regard hongrois, et une limouille de noye qui ne lui cache pas sa façon d’être.
Elle délourde en se fourbissant les miches façon Béru. Elle pue le chenil à l’abandon.
Cette dame est maussade, mais soumise (c’est du reste sa profession). Les chicaneries avec la Rousse ne l’intéressent pas.
— Ecoutez, dit-elle, c’est quand même pas une heure pour jouer Marthe Richard au Service de la France. Vous venez de carboniser mon premier sommeil, et comme je suis du genre insomniaque, à présent ça va être tintin pour retourner chez Morphée.
Ce langage t’indique qu’on peut être pute et posséder une certaine culture…
— Navré de vous déranger, ma belle. Je vous réveille pour vous montrer un spectacle que vous n’aurez peut-être plus jamais l’occasion de revoir…
Et de l’entraîner, tout éberluée, dans la turne d’à côté.
— C’est comment, votre nom, chérie ?
— Ninette Enchetibe, me répond-elle en entrant dans la chambrette d’amours (oui : pluriel) de la morte.
Le Pinuche qui furette dans le local lui désigne le coin propreté.
— Mettez-vous là, vous verrez mieux, conseille-t-il.
Ninette obéit.
Regarde.
Voit.
Porte la main dans la région de son cœur.
Se remonte vingt-cinq kilogrammes de glandes de consommation courante et se réfère à Cambronne pour traduire d’un seul mot : sa stupeur, son effroi, et sa désolation.
Ensuite de quoi elle respecte une minute de silence ainsi qu’il est d’usage pour honorer des défunts.
— Votre métier est dangereux, lui dis-je. Par moments je me demande si vous ne seriez pas davantage en sécurité en vous faisant astronaute…
— Un maboul ? chuchote Ninette.
— Quelqu’un de pas frais, du point de vue moralité, toujours est-il. Dites, petit cœur, ce turbin a dû faire un certain bruit. Vous n’avez rien entendu ?
— Je pouvais pas : elle est rentrée avant moi. Je me suis payé une de ces parties de trottoir, ce soir. Ça ne dérouillait pas.
« Quand je suis rentrée, j’ai cogné à sa porte. Elle n’a pas répondu et pour cause. »
— Quelle heure était-il ?
— 1 h 30 environ.
— Vous turbinez devant l’hôtel ?
— Bien sûr.
— Alors, si vous êtes rentrée après elle, vous avez dû voir qui l’accompagnait ?
— Non, car elle a emballé son dingue pendant que j’éclusais un rhum-limonade au tabac d’en face. Elle tapinait avant que j’y entre, n’y était plus quand j’en suis ressortie.
— Vous êtes restée encore longtemps dehors ?
— Tu parles : une bonne plombe !
Ma respiration devient haletante.
— En ce cas, vous avez fatalement vu repartir l’assassin.
— Vous croyez ? fait-elle naïvement.
— Je vous le promets. Quand vous embarquez un clille, vous ne passez pas par l’hôtel, mais par le porche de l’immeuble voisin, la cour étant commune aux deux ?
— En effet.
— Il ne doit pas sortir grand monde à 1 h 30 de la nuit, en dehors de vos pratiques, à Fernande et à vous ?
— C’est vrai.
— Alors essayez de vous rappeler qui vous avez vu s’en aller à partir du moment où vous avez repris votre… poste ?
Elle paraît sincèrement désolée de ne pouvoir nous aider. Pas qu’elle chérisse tellement la Poule, mais le meurtre de sa collègue l’outre.
— Non, franchement, j’ai vu repartir personne, sauf quelqu’un qui devait venir de l’immeuble.
— Comment savez-vous que le quelqu’un en question sortait de l’immeuble et non pas des studios de l’hôtel ?
— C’était un curé.
Silence.
De choix.
Le Caverneux en profite pour tousser. Il hésite quant au sort qu’il doit réserver aux expectorations consécutives, mais, homme bien élevé, il prend le parti de les ravaler.
— Un curé, reprends-je en écho lointain.
J’ai la gamberge qui se pâme, gars… Un curé, dis : un curé ! Donc, on reste dans la logique des choses, non ?
— Notez, reprend Ninette, qu’on en a des curetons dans notre clientèle, mais ils se pointent pas en soutane. Même à l’époque qu’ils vadrouillaient pas encore en civil, ces messieurs se défroquaient pour venir nous voir. Là, s’agissait d’un prêtre en tenue de travail. Probable qu’y venait d’administrer quelque vieillard en partance… Les derniers sacrements, y a encore des abonnés.
— Il ressemblait à quoi, ce curé ?
Elle hausse les épaules :
— Ça ressemble à quoi, un pingouin ? A un autre pingouin, n’est-ce pas ?
— Jeune, vieux ?
— Lali lala, entre les deux…
— Petit ou grand ? Gros ou mince ? Chauve ou chevelu ? Remuez un peu vos méninges, ma gosse.
— Il vous intéresse tout de même ?
— Ne vous occupez pas de ça, et déballez-nous le personnage.
Vaincue par mon autorité, la prostipute se concentre.
— Un grand, un peu voûté, blond clair, il portait des lunettes cerclées d’or et tenait une petite valise à soufflet noire à la main.
— Vous le reconnaîtriez ?
— Peut-être… Il faisait sombre et je ne lui ai pas tellement prêté attention…
— Fernande vous entretenait de sa vie privée ?
— Assez vaguement. Je sais qu’elle était mariée et que son bonhomme est mort avant-hier à la station de métro Max-Corre. Mais ils ne vivaient pratiquement pas ensemble. Simplement elle allait faire des passes avec des vieux tromblons racolés par son bonhomme.
— Elle ne vous a jamais parlé des affaires de son mari ?
— Non.
— Ni fait part de certaines inquiétudes concernant la sécurité de ce dernier ?
— Non plus.
— Il lui est arrivé de mentionner des relations de Duplessis ?
— Rien, je vous dis. Dans le fond, Fernande, elle était gueularde mais discrète. Elle déplaçait de l’air sans toutefois se mouiller…
— Vous ne l’avez jamais vue en compagnie d’une jeune femme basanée à mèches blondes ?
— Non, mais c’est marrant ce que vous dites… Cette fille sombre…
Un léger bruit de crécelle retentit. C’est César Pinuche qui secoue une boîte de cachous au-dessus de sa main en sébile. Comme nous le regardons, il a un petit sourire d’excuse et murmure :
— C’est à cause de ma gastrite. Croyez-moi, si vous voulez, mais ces cachous me calment la muqueuse plus efficacement que mes granulés.
Je lui déclare que le sujet nous passionne, sur un ton qui pourrait me faire passer pour un menteur et je reviens à Ninette.
— Quoi, cette fille, mon chou ?
— C’est pas une musicienne du Budapest, sur les Grands Boulevards ?
— Exactement. Vous la connaissez ?
— C’est pas tellement courant à Paris. Figurez-vous qu’un après-midi où je faisais relâche pour cas de force majeure, je vais prendre un drink au Budapest en compagnie d’un ami à moi… J’aime beaucoup la musique. Il m’arrive au moins une fois l’an d’aller à l’opéra et j’ai tous les disques de Tino Rossi.
J’approuve d’un air recueilli qui lui fait chaud au cœur.
— Et alors, ma bonne Ninette ? C’est tout, ou il y a une chute à l’histoire ?
— Au moment de quitter le Budapest, j’ai aperçu Duplessis, seul à une table. Il semblait captivé par l’orchestre.
— Car vous connaissiez Duplessis ?
— Il passait quelquefois dans le quartier, dire un bonjour à sa femme, ou bien lui fixer rendez-vous pour une séance avec un kroumir…
Je visionne le cadran de ma tocante.
5 heures dépassées. Et je me sens de plus en plus fraise et dispos, à croire que tout à l’heure, à l’hosto, ils m’ont débranché le canal hypnotique.
— Bon, merci, ma belle, pour votre coopération. Essayez d’en écraser un chouïa avant l’arrivée de mes collègues : ça va être le gros ramdam. Sans compter les journalistes. Faites-vous belle pour les affronter, car il y aura votre physionomie dans les journaux de demain.
Je me trisse en remorquant Pinaud.
Et maintenant ?
Qu’est-ce que tu branlerais à ma place, dis, fêlure ? Un petit coup de plumard pour te déblayer tous ces miasmes de l’esprit ?
Seulement, pendant ce temps, les chaudes pistes refroidiraient. Et, comme disait un dominicain : il faut battre le frère pendant qu’il est chauve[17].
Gagner la grande turne pour mettre un dispositif sur pied destiné à retrouver Zoé et le mec de chez Lipp ?
Ce serait sage.
Mais la sagesse et moi, hein ? Quand on se rencontre, on fait semblant de ne pas se connaître.
Il agit d’instinct, ton Tonio, chintok. Et en force, comme un enfonceur de portes. Il vient de se décréter l’état d’urgence. Faut qu’il se récupère en plein. En grand. Qu’il étudie ses cartes. Alors…
— Dis-moi, César, on va se séparer. Avant de regagner ton gîte, passe par les Etablissements Bourremane et lance un avis de recherche contre une jeune mulâtresse blonde, musicienne au Budapest, nommée Zoé Robinsoncru. Elle ne doit pas être tellement duraille à retrouver, que diantre !
Pinuche écoque son regard suintant d’un auriculaire dont l’ongle ressemble à la corne d’un béret de chasseur alpin[18].
— Es-tu sûr de ne plus avoir besoin de moi ?
— Je suis presque certain d’en être sûr, César.
Il m’adresse alors un geste flou de la main. Quelque chose de vaguement bénisseur, de bénéfique en tout cas. Dans la grisaille de l’aube, à la lumière clignotante de l’hôtel, il dégage j’ sais pas quoi de hautement spirituel, le père Balochard. Je vous jure qu’il ressemble à Paul VI.
On se sépare.
Et San-A. se met à arquer vers sa chignole.
J’ai un pote comédien qui ne quitte pas les Champs-Elysées. Il y passe ses journées de liberté, et comme il ne travaille presque pas, elles sont nombreuses.
Quand je le rencontre, on bavarde du peu qu’il fait, et surtout de ce qu’il fera. Car les artistes, tu remarqueras, leur seul sujet de conversation, c’est eux. Chaque fois, au moment où je le quitte, il m’agite la paluche en me disant, le plus sérieusement du world : « Merci de ta visite. » Ce qui implique qu’il considère les Champs-Zé comme un territoire lui appartenant. C’est son logis.
Et te goure pas, vieux narval : y a plein de mecs dans son cas. Des gus qui se sont approprié le monde, spontanément, simplement parce qu’il était là et eux aussi. Conjoncture.
Si je pense à lui, je vais t’expliquer, c’est à cause de l’affaire Duplessis. On peut considérer que j’ai mis l’embargo dessus. A présent elle est à bibi. C’est MON affaire.
Une drôle d’affure, hein ? Au lieu de rechigner, reconnais. T’as déjà eu droit à des péripéties de ce tonneau, toi ? Mon œil, oui !
Tout en fonçant en direction de la rue Dominique-Beaufils, je me paie une petite récapitulation.
Si tu veux en profiter, assieds-toi à la place passager.
Sinon saute jusqu’au banc que je vais supplier l’imprimeur de placer après mon inventaire, eh, feignasse. Cela dit, un peu de révision ne te ferait pas de mal, betterave ! Tu te crois fortiche, doté d’une mémoire I.B.M., alors que ton cerveau ressemble à une tartine de caviar pressé.
Duplessis, Tonin Duplessis, natif de Saint-Locdu-le-Vieux, employé à la R.A.T.P. est un phénomène de piètre envergure. Un peu louftingue, un peu escroc, un peu guérisseur, davantage proxénète, mais timoré… Il éponge doucement les retraites de quelques vieillards souffreteux sans toutefois quitter son emploi au métro. Bon, v’là le moyeu de la roue infernale en place.
La vie… La sienne, coule comme la Seine (semblable à ma peine).
Et puis un jour, il se produit je ne sais pas quoi dans son univers jusque-là paisible. Et c’est le gros chantier ! La panique. Il a vent d’une chose terrible, affreuse : un attentat va être perpétré contre le pape.
Il veut faire quelque chose. Seulement ses sources d’informations ne lui permettent pas d’aller trouver carrément la police (cela lui vaudrait de gros ennuis, probablement) alors il biaise. L’ami Béru, son pays, ex-compagnon d’équipées galantes, n’est-il pas officier de police ? Voilà le joint. Et « Tonin », faux cardinal, faux guérisseur, mais vrai contrôleur, de venir nous avertir en catastrophe : « Achtung, messieurs les archers : on va assassiner Paul VI ».
Bien concisé, tu trouves pas ? Un rapport sucesein, comme dit mon Béru.
Je poursuis.
Mais encore une fois, si t’es fatigué, va te faire tirer la tige pendant que j’usine.
Peu après son intervention auprès de nous, le contrôleur-cardinal déambule au côté d’une ravissante musicienne noire dans la rue d’un de ses clients : M. Badinguais. Il laisse sa compagne un instant pour se précipiter chez le bonhomme et lui confier son améthyste.
Bon Dieu !
Un coup au cœur, mon gars. La cabriole vasculaire. Je plonge ma main affolée dans la petite poche ventrale de mon grimpant, celle qu’on mettait sa montre jadis et son Feudor à présent. La bagouze est toujours là. Je la contemple à la lueur de mon tableau de bord. Je suis certain que c’est cela que l’assassin de Fernande cherchait. Mon instinct de flic de chasse me l’affirme, me l’aboie, me le certitude… Ce caillou… Pourtant, ça ne vaut pas le Pérou, une améthyste. Pas de quoi devenir meurtrier pour se l’approprier !
Un beau caillou, certes, mais qui n’est pas un diamant blanc-bleu, quoi, zut[19].
Je le tritouille sans parvenir à piger.
Le rempoche pour continuer mon résumé.
S’étant débarrassé du caillou, Duplessis file au labeur.
Quelques heures plus tard, un méchant va le catapulter sous une rame de métro et le déguiser en hamburger.
Sa veuve fait un scandale parce que l’améthyste a disparu. Elle semble attacher au bijou un intérêt vénal et regrette davantage sa disparition que celle de l’époux.
Qui est Fernande ?
Une grande bringue putassière qui ne se complique pas l’existence. Elle tapine comme son jules cardinalait : pour faire joujou, dirait-on, parce que c’est une solution de facilité, que ça rapporte de la fraîche et que c’est moins fatigant que la femme de votre notaire le prétend à son thé du mardi.
Elle a l’air d’une assez bonne fille, Fernande. Grande gueule, jument qui s’ébroue, mais plutôt sympa.
Dans la nuit, un « curé » la contacte devant son hôtel. Elle l’embarque. Fâcheuse initiative. L’homme la torture et la tue pour lui faire dire où elle a planqué… Quoi ? L’améthyste ? Puis se tire après avoir mis le « studio » à sac.
Voilà pour le ménage Duplessis.
A présent j’aborde le chapitre « crosse ».
Je viens de le baptiser ainsi, que ça te plaise ou non, à cause de l’insigne fixée à la cravate de mon agresseur, tu t’en doutes un peu, malgré l’état de tes méninges.
La musicienne ocre, facilement retrouvée : Zoé… Elle connaissait le cardinal Duplessis. Se trouvait en sa compagnie quand il est allé confier sa bagouze au vieux Badinguais. Elle créchait à la Résidence Carole, élégante pension de famille-hôtel. Et puis voilà qu’elle chique au suicide, fait mine d’avaler une drogue salopante, en réalité la virgule dans les goguezingues. Se laisse embarquer à l’hosto. Pourquoi ce simulacre (avec elle c’est plutôt un simulâtre) ? Eh ben je vais te l’apprendre, pissat de poussah. Elle a comporté de la sorte, la belle Zoé, pour éviter de se rendre au rendez-vous de chez Lipp. Tu me crois pas ? T’as tort : je sais que je touche la vérité du bout de la pointe. Maintenant, te révéler la raison de cette esquive pivotante, vieux flash, c’est une autre paire de quenouilles. L’avenir nous l’apprendra peut-être…
Brèfle, je continue, histoire de poursuivre. Je fonce à l’hosto. Découvre la fille en même temps que sa supercherie. L’entraîne…
Une fois dehors, elle me joue « J’aime tes grands yeux » au moulin à poivre.
Puis disparaît.
Ton Cent-ans-d’tonneaux, qu’est-ce il fait ? Il va au rendez-vous, lesté du fameux télégramme. Se trouve en présence du correspondant. L’aborde (Alexandre, comte DE). Et se prend à l’arrière de la capsule le plus bath coup de goumi jamais administré à un perdreau.
Voilà.
C’est provisoirement tout. Relis les pages qui précèdent pour bien te les inscrire dans le cigare pendant que je vais te fignoler celles qui suivent.
La quiète rue Dominique-Beaufils torpeure dans les voiles… (tiens, je te vas ajouter arachnéens, pour le même prix), dans les voiles arachnéens donc, de l’aube.
La façade de la Résidence Carole est éteinte et ses volets clos ressemblent à des paupières baissées. Une phrase pareille, tu l’achèterais chez Hervé Bazin, tu la paierais le quintuple, parole !
Toutefois, une lumière brille dans l’hall. J’approche la porte vitrée. Elle s’ouvre, n’étant point verrouillée, comme l’écrivait Marcel Claudel dans Chapeau Melon et Soulier de Satin.
Une grosse femme, dont je te parie n’importe quoi qu’elle est polonaise, fourbit le carreau à grand dos, car cette femme, non seulement elle est polonaise, mais elle est également « de ménage » tout comme le pain du même blaze.
Elle a un beau visage pareil à un appareil photographique à soufflet replié.
Elle respire fort en astiquant le sol.
Mon arrivée ne la trouble pas. Un regard de vache vêlante et elle serpillière en couronne. Je lui octroie un salut matinal, enjambe son seau, épargne mes semelles à la zone mouillée et file droit comme une bugne jusqu’à la piaule de miss Zoé.
A l’instant (et non pas à l’instar, comme Alice Sapritch dirait) d’y pénétrer, mon ouie est rebuffée par un ronflement.
Alors je pense que, de deux choses l’une : ou bien je me goure de turne ou alors la dirlotte de l’établissement a fait zoner quelqu’un dans la pièce.
Je m’assure du numéro. Pas d’erreur : c’est bien nici.
Délibérément, car j’adore les adverbes, je loquète. Et la bobinette choit.
D’étranges, de fortes, de suspectes odeurs occupent la pièce. Senteurs d’étable, senteurs de chiottes et de caserne. De caverne aussi.
Le ronflement est vigoureux, paroxysmique.
Il te met en confiance comme deux moteurs d’avion tournant sur le même rythme.
Light ! please !
Thank you, sir.
Tu devines ce que je découvre dans le pucier à dessus de cretonne de miss Robinsoncru ?
Merde, il a deviné ! Tu sais que tu deviens un vrai père spicasse, tézigue, dans ton genre ?
Yes, monsieur : Béru !
Il roupille, tout habillé sur le lit. N’a même pas pris le temps de poser ses pompes ni son galure.
L’hippopotame affalé dans la torpeur de son marécage… Le cloaque endormi. La fange compacte.
Alexandre-Benoît Bérurier en écrase.
En broie.
Par quel étrange cheminement l’homme qui remplace l’engrais azoté est-il venu échouer sur cette couche ?
Va falloir qu’il me le dise dans les soixante secondes qui suivent.
Je le secoue.
Tu verrais cette promptitude.
Là que tu juges l’homme. Des réflexes pire que James Bond.
D’ailleurs, le bond, il vient de le faire.
D’une secousse il est à bas du lit, du côté opposé à l’endroit où je me tiens. Feu en pogne. Un poil de retard dans sa lucidité, et ce cachalot me purgeait aux dragées « Flica ». Ses yeux beaux comme deux rubis enchâssés dans du lard, ont heureusement un éclair de compréhension. Le canon de son arquebuse s’abaisse doucement.
— Ah bon, en somme c’est toi ? bafouille Chéri Bibide.
Je me pose en rase-miches dans un fauteuil club un peu épluché des accoudoirs.
— Comment es-tu venu ici, Gros ? Allez, vite, vite ?
Croyez-moi, je ne fais pas exprès, mais c’est vraiment le bouquin des doublons, hein ? Déjà, tout à l’heure, Pinaud qui se pointe à l’hosto… Et puis à présent c’est moi qui bute dans Béru… On pourrait croire, a priori, que mes méninges prennent un bain de soleil. Seulement attends la suite. T’occupe pas du camp du ratthon, mec. Je sais mes détracteurs. Même leurs noms. M’en récite la liste quand je suis aux chiches et que j’ai omis de prendre mon Pursennid Sandoz. Mais je te fais observer que j’ai jamais rien demandé à personne, jamais. Je suis ma route comme je peux, sans m’occuper des autres, sachant tellement que j’en ai rien à attendre, non plus qu’à foutre. Y en a que j’indispose, d’autres, plus nombreux Dieu merci, que je dispose. Tout est donc parfait. Mes détracteurs peuvent se détraquer à leur aise : j’ai plus besoin d’eux. Les ennemis, ça rend service un moment, et puis très vite ils n’ont plus de raison d’être. Les deux grandes forces d’ici-bas, c’est l’absence et l’indifférence. Je les sais. Les ai apprises par cœur, malgré moi. M’en suis fait une combinaison isolante. Les radiations merdeuses ? Tiens, fume !
Excuse pour le dérapage incontrôlé, fiston ! Faut se dire les choses quand elles te viennent.
Bérurier vient de s’asseoir sur le plumard. Il bâille à s’en décrocher la mâchoire, mais c’est seulement son dentier qui choit. Il le ramasse, lui pratique une vidange, et l’enfourne après l’avoir astiqué avec le pan de son veston.
Tandis qu’il procède, je décide quelque chose, mon brave boucanier. Je décide que, jusqu’à présent, et malgré les coups de théâtre fracassants qui se succèdent, le point le plus mystérieux de cette affaire, c’est ce coup de fil reçu par Régina, à la maison. Le plus grand mystère d’entre ces mystères, c’est ce correspondant anonyme qui me recommande de faire attention au pape.
T’es de mon avis ?
Pas forcément ?
Alors c’est que tu es plus truffe que tu n’en as l’air.
— Alexandre-Benoît, je te consacre mes deux oreilles, soupiré-je. Comble-les de ta musique.
Etant facétieux de tempérament, l’Energique m’octroie tout alors une incongruité pareille à l’explosion d’un dépôt de munitions. Ce tribut versé à l’humour, il commence.
Et je te prie de l’écouter attentivement, toi aussi, car si tu perds le fil, compte plus sur moi pour te le renouer, j’en ai ma claque de mâcher pour toi… « Vous qui mâchez toujours et jamais n’avalez », dirait Toto.
Le chéri. L’aimerai toujours, lui. C’est ma faiblesse. Con génial. Un torrent de verbes. O combien de marins…
— Si tu te rappellerais, commence ce bipède nommé Bérurier, en te quittant, j’avais des idées de choucroute dans le bocal ?
— Je t’entends encore, encouragé-je.
— Et moi, tu me connais ? Une idée dans le crâne, faut que je l’obtempère.
— Car tu es un homme d’action, Gros.
— Exaguete. Conséquemment, je sus été rue de Valenciennes pour me mettre les envies à jour. Comme c’est tristounet de bouffer seul, j’ai commandé deux choucroutes.
— Que tu t’es cognées coup sur coup ?
— Dans la foulée. Mais la deuxième, moralement, c’était la tienne.
— Merci.
— De rien, gars, à charge de revanche, la prochaine fois ça sera ta tournanche. Tout en graillant, comme j’étais seul, j’avais le regard baladeur. V’là que mes yeux de velours se posent sur un affichette qu’annonçait le nouvel orchestre féminin du Budapest, sur les boulevards. Au début je m’y intéresse pas, mais toujours mon attention revenait dessus, tant qu’à la fin je finis par remarquer une noirpiaude sur la photo du groupe. Avec des cheveux blonds. Pour lors, le signalement du vieux crabe me revient au cigare. Une Noire blonde, avec un instrument de musique à la main. Tu te rappelles ?
Je lui souris. Brave chien de chasse, flic au milieu des plus plantureuses choucroutes…
— Ta gamberge s’est déclenchée, poursuis-je. Une fois ta choucroute expédiée, tu as téléphoné au Budapest pour avoir l’adresse de la musicienne.
— Yes, sœur. J’sus donc arrivé ici. On m’a dit que la môme était à l’hosto pour cause de suicide. Là-dessus, la vieille de la caisse est appelée pour un turbin avec un fournisseur en coulisses. Le gars bibi, il fait ni une ni deux : il consulte le carnet de police posé bien au nez de l’évidence sur le burlingue. Je trouve le numéro de la turne et je me coule comme une ombre dans la carrée de la gosse. Je l’explore de la fonte aux combles. Mais pour tout te dire, j’en avais un peu dans les galoches, ayant éclusé trois bouteilles de Sylvaner, sans parler de quelques marcs d’Alsace payés par le taulier.
— Alors tu décides de récupérer, tu t’allonges sur le pucier et tu te fous à ronfler comme trente gorets ! achevé-je, méprisant.
Au lieu de renfrogner, comme toujours dans ces cas-là, le Pachachyderme sourit.
— Exaguete, mon bien cher frère.
— Tu as un tempérament de détective, certes, Alexandre-Benoît, mais celui-ci perd tout effet à cause de ta veulerie congénitale.
— Plus génitoire que conne, ma veulerie, rebiffe, toujours souriant, l’Infroissable. Mate un peu sous le plume et t’en auras la preuve.
Que voilà donc d’étranges paroles !
Je me baisse, la tête lourde de points d’interrogation en fonte. Et j’avise une masse sombre (comme on dit immanquablement) sous le lit. Sana avance des mains avides qu’il ramène, pleines d’un bonhomme roulé dans la carpette et ligoté serré (style Béru) avec une cordelière de rideau[20].
Une fenêtre comportant deux rideaux, bien souvent, Béru a pu disposer ainsi de deux cordelières (des Andes). Il s’est servi de la seconde pour bâillonner the man in question.
— Qu’est-ce que c’est que ce machin ? demandé-je.
— Demande-z’y toi-même, bâille le Flagrant du lit.
— Tu l’as acheté au drugstore ?
— Non, il m’a été livré à domicile…
M’est avis qu’il a dû arroser sa choucroute d’une belle quantité de marc, le Dodu, car il a de la peine à articuler correctement…
— Moi, tu me connais, se décide-t-il tout de même. J’ai le sommeil profond, mais quand je sus sur le qui-vive, me faut pas longtemps pour refaire surface.
— J’ai vu tout à l’heure.
— Donc, tandis que je me payais la brasse coulée dans l’eau calme de mon premier sommeil, v’là la porte qui s’ouvre sans bruit. Un gus entre, d’un pas feutré. Au lieu de cigogner le commutateur, le petit père utilise une loupiote de fouille. Louche ça, non ?
« Il s’approche de moi en demandant comme ça :
« Tu es déjà là ? »
« J’y ai démontré qu’ oui. Mon une-deux au bouc, mon coup de remonte-claouis dans le kangourou et y avait plus que d’en faire un paquet. »
— Et ensuite tu t’es repieuté ? effaré-je.
— Ben, je te dis : en entrant il a murmuré « Tu es déjà là ? ». Donc, il avait rembour av’c quéqu’un. M’a paru intéressant de voir avec qui est-ce. Je m’ai rendormi. Et puis t’es venu et j’ai cru qu’il s’agissait du quéqu’un.
Quelle santé morale, non ? Neutraliser un mec, guetter l’arrivée d’un second, et dormir comme un baby en attendant, faut posséder le tempérament d’un Béru pour réussir une telle démonstration de self-control.
Je me gratte le crâne.
— A quelle heure s’est pointé celui-ci ?
Le mari-bison réfléchit…
— Pour être précis, j’en sais rien, fait-il. Ma tocante est à l’horloger depuis mon dernier passage à tabac. J’ai dû me pointer sur les choses d’une heure… Mon temps de ronflette, je peux pas apprécier.
Il rebâille.
— Mais au fait, lui te le dira.
Grand temps est venu, en effet, de s’intéresser à l’enroulé.
Sa Grasse Majesté quitte sans enthousiasme la couche réparatrice.
Exécute quelques parcimonieux mouvements de gym’ chargés de déblayer le tartre de ses articulations.
— Bon, on va usiner, décide-t-il, ce serait-y pas le jour dont je vois poindre par les fentes des volets ?
— En personne, Alexandre-Benoît.
— C’est quand est-ce que le pape déboule ?
— Demain, monseigneur.
— Faudrait voir à se remuer le panier, si comme je suppose de plus en plus, une méchante béchamel l’attend, non ?
— Ta pensée se superpose à la mienne, la renforçant de toute sa vigueur.
Il ramasse l’entortillé et le jette sur le lit.
— Y craignait pas de prendre froid, hé ? ricane l’Enflure en désignant sa victime chaudement enveloppée de la carpette. Avec un Rasurel pareil, il peut s’offrir une croisière au Gros-and-lent.
Et de détortiller le gars.
Celui-ci a été lié si serré, si serré, que son corps n’est plus qu’une fourmilière. Impossible lui est de remuer la moindre phalange.
L’ayant extrait de sa cangue (ou de sa gangue, dans un certain autre sens), le prudent attache chacune des pognes du gus au châssis du sommier métallique « pour s’il récupérerait », explique-t-il.
Avant de rendre à l’homme l’usage de la parole, je contrôle ses fouilles. Elles sont révélatrices de ses bonnes intentions, juge-zan plutôt : un pistolet, une matraque, un couteau. Ce citoillien est paré pour déclarer la guerre à l’ordre établi, non ? Pour ce qu’y est des objets « civils », il possède un tube de Sintrom, une liasse de billets de cent francs, un mouchoir douteux, un portefeuille contenant des pièces d’identité au nom de Ovide Tonssak, sujet (à caution) italien d’origine hongroise. Détail intéressant : il porte une petite crosse au revers de sa veste.
— Délie-lui la menteuse qu’on s’explique, ordonné-je.
Il a des yeux de drogué, Ovide. M’est avis qu’il part en planeur fréquemment. Je palpe les doublures de ses frusques, mais sans y dégauchir le moindre « joint ».
La cordelière servant de muselière lui a sûrement allongé la tronche de plusieurs centimètres et creusé la bouche profond car sa bouille est en forme de tube de pâte dentifrice vide.
C’est un type d’une trentaine damnée, petit, rabougri, avec un teint de pêche gâtée et un regard d’épagneul auquel on a oublié de donner sa pâtée.
— T’es cardiaque ? j’attaque en secouant comme un hochet le tube de Sintrom.
Les comprimés produisent un bruit de crécelle.
Il hésite à me répondre. Fait la moue, plus pour se décontracter le clappoir que pour m’adresser une mimique.
— J’ai eu un petit ennui, l’an dernier, oui, finit-il par répondre.
— C’est ballepeau à comparer de çui que tu vas avoir c’t’ année, prophétise le Gros.
L’autre se permet un sourire qui lui vaut une baffe retentissante.
La mornifle, c’est le stabilisateur du policier. Son plus sûr moyen de rendre un interlocuteur attentif. A preuve : Ovide se remplit illico d’intérêt brûlant.
— Que venais-tu faire dans cette chambre ? lui demandé-je.
Et tu sais ce qu’il me répond ? Ça t’intéresserait de l’apprendre ? Vrai ? Il me dit : « Et ta sœur, poulet ? »
C’est pauvre comme réplique, tu trouves pas ? En tout cas, ça reste impertinent et le Mastardingue le lui signifie du geste et de la voix. Seulement, cette crevure ambulante a de la ressource (thermale). En un rien de temps il s’est équipé le moral en costume de héros… T’as des zigoloches, comme ça, les gnons leur apportent une espèce de griserie. Des masos, en somme.
Le v’là qui regarde le Teigneux d’un œil tout rigolard, bien que poché, et qui lui jette :
— Cogne, grosse merde. C’est tout ce que tu es capable de faire !
Dis, tu parles d’un téméraire. C’est Du Guesclin, Ovide. Traiter Bérurier de grosse merde, faut oser. Ou alors le faire par téléphone, depuis Pointe-à-Pitre, après s’être assuré qu’il y a la grève d’Air-France.
V’là le Musclé qui pose sa veste et roule ses manches. Une zone orageuse, porteuse de cyclones, grisonne sur sa terrine.
— Remets-toi, Alexandre-Benoît, conseillé-je. Ce macaque aime trop les coups, tu le dorlotes en lui en administrant, moi j’ai une recette dont je devine qu’elle portera ses fruits.
Je chope le verre à dents sur la tablette du lavabo, l’emplis de flotte au tiers, et débouche le tube de Sintrom (Orient-Express). Je chope quatre comprimés et les laisse choir dans le verre où j’hâte leur délayage d’un doigt concasseur.
— Pince-lui le pif qu’il avale son godet sans rechigner.
J’ai mis dans l’Emilo, comme disait Rousseau. Un certain frémissement de mister Zigoto me révèle qu’il réagit en profondeur. Il tente de se débattre.
Veut rebuffer le breuvage. Seulement, refuser quelque chose à un Béru en furie, c’est comme essayer de faire élire M. Marchais à la Cadémie française.
Une manchette au temporal l’estourbe. Un empoignage du nez le déguise en crabe faisant une partie de campagne. Je n’ai plus qu’à lui vider la drogue dans la gargouillette. Force lui est de l’absorber. Il veut aussitôt ensuite s’en libérer à grands renforts de spasmes, mais l’Irascible veille. Nouvelle manchette mutine sur le profil d’Ovide qui cesse ses grimaceries.
— Il est nouveau, ce coup de coude, fiston ? m’étonné-je.
— Ouais, confirme le Réjoui, je l’ai appris accidentellement dans le métro, l’autre jour, à l’heure de pointe. J’allais louper mon estation, et j’ai voulu m’effrayer un passager dans la populace. Tu me croiras si tu voudras, mais quand j’ai déboulé de la voiture, y avait seize personnes dans le sirop, même que si j’eusse pas z’eu ma carte de matuche, ils m’enchristaient, ces teigneux.
Je moule l’intéressant sujet pour me pencher sur Tonssak, lequel reprend du tonus.
— Je pense que tu as réalisé mon petit moyen de pression, garçon ? Il est d’une simplicité monacale. Après chaque question restée sans réponse, je t’administre quatre cachets de Sintrom. A ce tarif-là, tu vas tellement décoaguler que ton raisin, plus fluide que l’eau de roche, se répandra dans ta carcasse de voyou. Ça te tente ?
Il ne répond pas. Plus flegmatique qu’un lord anglais trouvant sa lady assise sur les genoux de son garde-chasse, je prépare une nouvelle dose.
— Cette fois, tu joues avec le feu, soupiré-je. Déjà quatre comprimés, c’est pas très raisonnable ; ton taux de prothrombine va chuter au-dessous de 10. Mais si tu gobes cette nouvelle ration, il te faudra rester sans bouger pendant plusieurs jours pour couper à l’hémorragie interne…
— Faites pas ça, murmure-t-il dans un souffle.
— Il en reste encore un bon pacsif dans le tube, j’annonce. Tu risqueras pas de boudiner de l’oreillette. Allez, Gros, on lui file sa seconde ration.
— Non !
Il a hurlé. Le voilà disponible. Ne pas atermoyer. Prendre le dessus, à la sauvage. Comme Bérurier lui renouvelle son coup de coude métropolitain, j’enquille une giclette de flotte dans la gargoule du truand. Seulement de l’eau, car cette fois je n’ai pas touillé les cachets et ceux-ci reposent, entiers, au fond du godet. Mais ce qui importe, c’est l’illusion, pas vrai.
— Tu accouches ou je te transvase tout le blot ?
— Oui, oui… Que voulez-vous savoir ?
— Un tas de choses, camarade. Tiens, je te pose les questions en vrac. Que venais-tu faire dans cette piaule ?
— Chercher une pierre.
— Celle-ci ?
Je sors l’améthyste pour l’agiter devant ses yeux hagards.
Oui. Comment se fait-il que ?…
— Pourquoi t’intéresse-t-elle, cette pierre, c’est tout de même pas Le Régent ?
— On m’a chargé de la récupérer, mais j’ignore pourquoi.
Je le sermonne du doigt.
— Ovide, dis-je, je n’ai pas regardé le creux de ta main, mais je gage que ta ligne de vie n’a pas la longueur du Nil. Puisque t’aimes le Sintrom à ce point, je vais te le servir en tartine.
— Non, non, je ne mens pas. Je vous assure que j’ignore pourquoi « ils » veulent ce caillou.
— Qui ça, « ils » ?
— Ben, les gars de la Société.
— Quelle société ?
Des battements de cils précipités. Visiblement, mon ignorance le surprend. Il m’estimait davantage affranchi.
— Eh bien… Heu… Mais, la Société Secrète, quoi. J’ sais pas comment elle s’appelle au juste.
— Tu en fais partie ?
— Je travaille pour. On nous appelle la garde suisse.
— Quel est ton travail ?
— Comment dire, je… je protège certaines personnes : j’exécute certains boulots.
Je lui désigne sa panoplie de tueur.
— Tu l’exécutes avec ce matériel ?
Ovide Tonssak détourne pudiquement les yeux de ma question.
— Vous êtes nombreux ?
— J’ignore. C’est très fermé. Très cloisonné.
— Qui te donne des ordres ?
Il tarde. J’adresse une œillade significative à Béru. Mon pote neutralise l’Italo-Hongrois de Paris et je vote à ce dernier un supplément de Sintrom. Quand il a bien hoqueté, je reprends l’interrogatoire :
— Tu as oublié de me répondre, Ovide. Qui te donne des ordres ?
— Mon chef de section.
— Nom et adresse, please ?
— M. Edmond Karl. J’ai pas son adresse… Juste un numéro de fil.
— Vous vous rencontrez où ?
— Dans des bistrots. Et ce n’est jamais le même.
— Un numéro de tube, cela correspond à une adresse. Aboule !
— 633-61-92.
Je note.
— Tu sais chez qui tu venais fouiller ?
— Une fille nommée Zoé Robinsoncru.
— Elle fait partie de la Société ?
— D’après ce que j’ai cru comprendre, oui. Mais elle les aurait doublés à sa manière en essayant de se suicider.
— Tu travailles seul ?
— On est quelques-uns.
— Qui, les autres ?
— Notez que notre collaboration est occasionnelle.
— Qui, les autres, je te demande ?
— Max Gounheim, et à ce qu’il paraîtrait, car je ne l’ai jamais vu : Pietro Formi.
Du beau monde. Deux gentils tueurs à gages de renommée universelle traqués par Interpol.
— C’est tout ?
— A ma connaissance.
— C’est vous qui avez buté le dénommé Duplessis, l’autre jour, à la station Max-Corre, n’est-ce pas ?
Il a des velléités pour nier. Simplement j’agite le tube jaune et tout rentre dans l’ordre.
— Je crois que c’est Formi…
— Avec qui as-tu rendez-vous ici ?
— J’ai pas rendez-vous ! hypocritise cette laide enfoirade.
Il n’a pas achevé que le loquet de la turne se met à tourner doucement. Comment m’en aperçois-je ? Je vais te dire : l’instinct. Une prémonition. Un machin secret. Pourtant il ne fait pas de bruit, ce loqueteau. Quelqu’un se pointe, qui veut nous surprendre, puisqu’il nous entend causer. Donc, qui de mauvais projets nous concernant. D’un signe de tronche j’indique la porte au Mastar. Il comprend au bout de dix secondes, le v’là qui pose ses ribouis et, en chaussettes à trous, s’approche de la lourde, flingue en pogne. Imperturbable, moi, je continue de causer.
— Tu avais fatalement rendez-vous, puisqu’en pénétrant dans la pièce, tu as dit, apercevant la silhouette de mon ami : « Tu es déjà là » ?
Tout en jactant, je recule de manière à me loger entre l’armoire à glace et le mur. Pas la peine de demeurer au milieu de la chambre.
Tu vas voir comme j’ai grandement raison.
Tout s’opère en un temps faramineusement court. La porte s’ouvre à la volée. Un curé armé de deux seringues garnies de silencieux se met à arroser devant lui comme un automate. On dirait un crépitement d’abeilles dépollenisant une roseraie. Les silencieux du flingueur sont vachetement efficaces. Je te jure que dans la pièce voisine, tu prends ça pour une poignée de grains de café chutant sur le plancher.
Mais un autre boum a lieu.
Non : deux. Et ils font bien d’avoir lieu.
Bing ! bing ! déclare la pétoire péremptoire du Gravos.
L’arrivant exécute une cabriole un peu stupide. Il lâche ses fers à repasser ses contemporains pour se cramponner à quelque chose qu’il ne trouve pas et s’abat en avant.
Je m’approche. Son regard est encore net, mais ça ne va pas durer vu qu’il a morflé une quetsche en pleine tête et qu’il y a rien de plus pernicieux pour les idées.
Max Gounheim ! J’ai jamais vu ce vilain zoizeau, mais son signalement est trop connu pour que je ne le retapisse pas presto malgré sa soutane.
V’là qu’il me meurt devant comme un malpropre.
— Eh bé, soupire l’Epanoui. Heureusement que t’as pas les lampions dans ta fouille, mec, autrement sinon on ressemblerait à deux flûtes.
Un vilain glouglou requiert notre attention. C’est l’ami Ovide qui s’ovide prompto, la décharge de son pote lui ayant déchiqueté l’avant-bras.
— Vite, supplie-t-il, faites quelque chose. Je me saigne…
Je sais qu’il est mort d’avance, comme disait ma tante Adèle…
On ne peut rien pour lui.
Note qu’il n’a que ce qu’il mérite, vu que quelques secondes auparavant, il essayait encore de nous fabriquer en affirmant n’attendre personne ! Pourtant, la vue d’un homme qui se vide de son sang est un affreux spectacle, n’importe l’homme. Malgré tout, je vais devoir être cruel.
C’est mon sale métier qui l’exige.
— Parle-moi du pape, Tonssak. Je ne te porterai pas secours avant. Tu sais qu’il se prépare un vilain turbin contre lui ?
— Oui, oui, je sais… Mais je vous en supplie, sauvez-moi. Je veux pas crever comme ça. Je vous dirai tout après…
Ça dégouline sur le plancher comme l’eau coule d’un robinet ouvert.
Et dans la Résidence Carole, espère un peu, foi de Martien, c’est l’émeute. Un branble-haut de con bas. Un remue-ménage du diable. A croire que l’hôtel douillet est devenu un paquebot en naufrage.
Béru s’évertue à rétablir l’ordre :
— Police ! Circulez ! Restez pas là, M’sieursdames, on a encore du travail à faire.
Textuel ! « Encore du travail à fair ! » Faut oser, hein ? faire ! » Faut oser, hein ?
Glou, glou ou glou, fait le sang d’Ovide, comme sur l’air de Véronique. Mais lui, c’est le Messager de la mort qu’il attend.
— Je ne lèverai pas le petit doigt tant que tu n’auras pas vidé ton sac, Tonssak. Allez, le pape, vite, qu’est-ce qui se prépare ?
— Je ne sais pas quoi. Tout ce que je sais, c’est que ça doit se passer dans la crypte de l’église Sainte Articulaire de la Génuflexion… Vite !
Pour dire de lui apporter quelque rassurance, je lui fais un garrot et j’appelle Police-Secours. Mais il meurt avant l’arrivée des ambulanciers.
Ecoute, charrie pas, mais faut reconnaître que c’est une drôle d’histoire, non ?
En tout cas, toute modestie mise où je pense, moi j’aime bien.