CHAPITRE « I »

Maintenant, comme exceptés ton voisin de gauche et ton voisin de droite, il n’y a pas plus borné que toi, tu te demandes, vieux nœud, pourquoi je me travestis en curé ?

Ayant toutes les patiences, puisque j’ai entrepris de m’adresser à toi, je te vas expliquer le pourquoi du comment du chose.

En sa grande cervelle à deux places, San-Antonio se tient l’arraisonnement suivant, deux-points-pas-la peine-d’ouvrir-les-guillemets-c’est-pour-consommer-sur-place : pour tenter un coup de main pareil, Formi n’est pas venu seul. Fatalement, t’entends ? Je dis bien fa-ta-le-ment, un complice l’attend dans une rue agaçante, au volant d’une tire prête à déhoter. Tu imagines les choses autrement, toi ? Non ? Le contraire m’eût donc étonné.

Donc, le jeu pour moi consiste à retapisser d’urgence la bagnole en stationnement près de l’église. Certes, ce ne sont pas les guindes qui manquent, mais il ne doit pas y en avoir des fagots avec un chauffeur au volant (et aux aguets). Au flair étonnant du commissaire de jouer, donc, pour retapisser the car et the man in question. La soutane ?

Innocente ruse pour circuler autour de l’église sans mobiliser l’attention du driveur attentif. Avant tout, je pense qu’il convient d’utiliser la petite lourde latérale, car Pietro Formi ne devait pas prévoir d’emprunter la sortie principale, avec tapis rouge, son forfait accompli.

Me v’là out.

Il fait grand jour. Le ciel est maussade, bien parisien, mais avec des déchirures prometteuses. La porte annexe donne sur une ruelle au sol bosselé, puant le poisscaille, car l’arrière d’une grande poissonnerie du quartier y déverse des poubelles emplies de tronçons marins. Une tête de thon couronnant une pyramide de déchets malodorants, me regarde venir de ses grands yeux hagards. C’est Jules Renard qui a écrit qu’un poisson gâté déshonorait toute la mer. Comme il disait Jules, le cher juste (ou inversement). Rien de plus déprimant que la marée attardée. Bien qu’il soit originaire des océans, la véritable nourriture de l’homme reste la pomme de terre.

Un petit garçon sale joue à la marelle avec une petite fille cradingue. Des chats repus visitent les poubelles qui leur sont proposées en prenant des allures circonspectes. La vie quotidienne est là, paisible, pleine de bruits familiers, d’odeurs maussades et d’habitudes mûres.

La ruelle est à sens unique (en son genre). Une camionnette frigorifique appartenant au poissonnier l’obstrue complètement. Le supposé complice ne saurait poireauter là car, en cas de pépin, il s’y trouverait coincé comme dans une nasse.

Je remonte cette voie qui, pour être contiguë, n’en est pas moins exiguë, jusqu’à l’artère longeant l’arrière de l’église. A cause du service d’ordre, Formi et son pote n’ont pu stationner rue Marcelle-Ségal. Donc, ils se sont rabattus sur l’autre accès, bien que ce dernier soit le plus éloigné. Cela dit, que risquaient-ils, ces méchants ? Qui donc pouvait détecter le mystérieux rayon ? Et au fait, il consiste en quoi ?

Je débouche sur une rue commerçante, populeuse, encombrée de voitures des quatre-saisons. Le stationnement y est interdit. Me v’là bien. Les étais des primeurs, ceux des bouchers, alternent. Y a un remue-ménage de tous les diables dans ce secteur.

— Nom de Dieu, me dis-je poliment (je viens de quitter l’église et il m’en reste quelque chose), il est impossible qu’une automobile demeure immobile plus de douze secondes dans ce tohu-bohu sans voir débouler la maréchaussée, carnets au vent.

Perplexe, je rebrousse chemin. Mon battant cigogne à m’en craquer les cerceaux. Je frénétise, comprends-tu ? Me sens en état second. Mon antenne est développée sur toute sa longueur. Elle fouette le vent. Pompe des avertissements dans l’air malodorant. Je suis une pile trop chargée. Y a mes accumulateurs qui veulent transvaser. Faut que je m’ébroue de la coiffe. Que j’agisse. Découvre. Ça sent la chaude piste, nonobstant le poisson et la légume en digue-digue. Tout près, tout là-à-côté, quelqu’un attend le retour de Pietro Formi. C’est automatique. Auto matique… Auto…

Il t’est déjà arrivé de pousser une beuglante intérieure, dis, vessie poreuse ? De hurler à la lune au-dedans de ton âme ?

Si oui, tu peux concevoir alors ce qui se produit en moi.

Simplement, à la suite du mot automatique.

J’ai eu un lapsus (la moi)[24] en le répétant.

J’ai pensé « motomatique ».

Moto.

Vu ?

Car enfin, à notre époque d’artères surencombrées, la seule manière de se déplacer à peu près rapidement, c’est de rouler à motocyclette.

Or, une moto, j’en ai aperçu une en longeant la ruelle. Elle stationnait sous un porche, près de la poissonnerie. Rutilante. Rouge et chromée. Un chouette bolide en équilibre sur sa béquille.

Je me pointe à enjambées précipitées. La péteuse est là, le museau face à la rue, près d’une pile de caisses vides où des mouches tardives s’affairent.

Elle n’est pas seule, cette motocyclette, camarade. Quelques mètres en arrière, dans un recoin sombre, une forme est là qui attend. Gainée de cuir noir. Avec un casque en forme de heaume sur la tête. Un vrai robot. Le casque prolongé par une longue visière plongeante, en plexiglas bleu sombre, descend jusqu’au menton. Vous autres, Terriens, en apercevant une telle silhouette, vous vous dites sottement : « On dirait un Martien. » Seulement, chez moi, à Mars, où l’équivalent de l’équipement sportif, c’est le mégot à embout fouinazé, à la vue de ce personnage, on s’exclame : « Tiens, un Terrien ! »

La vie intersidérale est ainsi : intersidérante ! Une certitude absolue ma bitte, pardon : m’habite. Je suis sur le bon chemin. Il me faut dare-dare (et je pèse mes mots), neutraliser le guetteur. Agis, San-A. Vite, net, et bien.

Pas de fausse manœuvre. T’as pas le droit de laisser se briser ce maillon.

Splendide image, non ? « Le maillon ». Une chaîne, eh oui… Où est-ce que je vais chercher ça, on se demande… Sauter un mec sur le qui-vive, tous les matuches du monde te le confirmeront : y a rien de plus délicat. Un faux mouvement, une hésitation et c’est la tuile.

Je pénètre sous le porche d’un pas normal. L’homme de cuir ne réagit pas.

Pas tout de suite.

Car, à peine que j’ai parcouru une deuxaine de mètres, le voici qui fonce vers la sortie.

Il m’a reconnu !

T’entends, crachat de phtisique ?

Re-con-nu !

Or, la chose est claire, on ne reconnaît que les gens qu’on a déjà vus.

Et qui, en principe, vous ont déjà vu idem.

Reusement que je tenais ma sulfateuse en main.

Le motard n’a pas le temps de me dépasser. L’œil noir de Carmen le fixe cruellement.

— Pognes en l’air ou je t’abats ! lui crié-je.

Et j’ajoute, car je suis très inspiré, ce morninge :

— Formi est déjà mort, lui. Si tu bronches tu seras du même voyage en ambulance.

Oh ! écoute, que je te fasse marrer. Mords un peu comme le hasard m’est favorable ; pile comme je lance ces rudes paroles, la sirène de police-secours retentit.

C’est déterminant. Rien de plus déterminant que la sirène jointe à la parole. Le motocycliste lève les bras.

Ce faisant, la combinaison de cuir noir se tend. Et tu ne sais pas ce que j’aperçois, à la hauteur de sa poitrine ? Mais alors juste à la bonne hauteur ? Deux ravissantes bosses, sir. Produites par une paire de loloches avec lesquels j’aimerais bien m’entretenir en tête-à-tête…

De ma main libre je relève le casque de l’amazone. Elle a eu raison de s’affubler d’un heaume en plexiglass bleu sombre, Zoé.

Grâce à cet accessoire, on ne se rend pas compte qu’elle a la peau bistre.

Tu m’as admiré, sur la moto si rutilante, si pétaradante, si… si… cyclette ?

Fière allure, hein ? Avec la sombre amazone sur l’arrière du siège, les poignets soudés à la barre de maintien par mes menottes de cérémonie.

Je fonce par les rues marchandes en pétant un nuage bleuté. Les jeunes lascars du quartier me regardent déferler avec envie. Une Honda 750, tu parles ! Ça crache. Ça jute épais. T’es un vrai bonhomme à califourchon sur ce tas de ferraille. Le roi des foules. L’empereur des rues. Le dieu des routes…

Tout en viburant à travers Paname, je m’interroge, la gueule mangée d’air piquant, comme l’écrirait si joliment Paulo Guth.

Où conduis-je misse Poivre-aux-châsses ?

A la Grande Cabane ?

C’est ce que t’agirais à ma place, hein, bougre de vieux moignon ?

La solution de facilité, toujours. T’optes pour la consternation résolument.

Moi, pas !

Je me dis qu’une souris comme elle, prise dans le contexte poulardin, risque de se braquer. Je vais m’emberlificoter moi-même dans les lianes officielles. Paperasses et atermoiements : j’abhorre !

Et puis…

Et puis, et puis, quoi ! Tu vas voir.

Direction Saint-Cloud-les-Bains, mon petit eunuque. Textuel. Je suis le gentil petit policier bien élevé. Quand j’arquepince un coupable, je le ramène chez ma maman.

Toinet est dans son zinzin à roulettes. Il joue à l’auto tamponneuse avec nos beaux vieux meubles de famille. Tu verrais le bahut, la table de la salle à manger, la bonnetière style bressan : tout écornés, un désastre. M’man a beau essayer de « rattraper » les chtars à la cire, des clous ! On sombre dans la brocante à cause de ce voyou. Côté déprédation, il en connaît un rayon, le monstre.

Je pousse Zoé en avant. Félicie s’empresse, toute rose de timidité.

— Mademoiselle, enchantée…

Elle tend la main, aimable, attendant les présentations.

— Zoé Robinsoncru, dis-je.

Ma brave femme de mère aperçoit les bracelets d’acier aux poignets de la petite Noire. Elle rembrunit, se demandant si c’est du lard ou du cochon.

— Une farce ? murmure-t-elle à mon intention.

— Absolument pas, m’man. Cette douce jeune fille est mêlée à un micmac qui a déjà fait autant de morts que la peste de Londres. J’ai besoin d’avoir un entretien franc, loyal et massif avec elle avant de l’embastiller ; alors j’ai pensé que nous serions mieux ici pour papoter. Tu veux bien nous préparer du café ?

Là-dessus je bisouille les fossettes d’Antoine number two et je drive ma captive jusqu’à ma chambre.

— Asseyez-vous, invité-je en lui désignant l’unique fauteuil.

Elle obéit sans piper (par « sans piper » j’entends sans parler, mais il ne faut pas désespérer). Depuis que je l’ai sautée (par « sautée », j’entends appréhendée), Zoé n’a pas proféré une syllabe.

Elle zyeute ma carrée d’un regard aussi rapide que circulaire.

— C’est gentil, chez moi, non ? lui fais-je. Pas du tout le genre de chambre qu’on imagine pour un commissaire de police. A mon avis ça fait plutôt étudiant d’un milieu petit-bourgeois.

Elle se met à jacter.

Et ce qu’elle dit, chose curieuse, me touche, parce que c’est une question ultra-féminine.

— Il est à vous, le bébé ?

— Oui et non. Je l’ai recueilli. Je suis célibataire, mais pas homosexuel pour autant, je m’empresse de vous rassurer. Ses parents étaient un couple de gredins qui a mal fini. J’ai préféré l’amener ici plutôt que de le conduire à l’Assistance. Il y a chez moi à la fois un côté chien policier et saint-bernard.

Elle sourit.

C’est bon cygne, comme disait Saint-Saëns.

— Par quoi commençons-nous ? demandé-je tout de go, ou à trac, si tu aimes mieux, tu penses que j’en ai rien à branler.

Son sourire disparaît.

Brusque rien, camarade Sana. Prends ton temps : apprivoise. Il est probable que cette jouvencelle comporte pas comme n’importe qui. C’est un cas.

— Je ne veux pas rabâcher, Zoé, mais vous comprenez bien que j’aurais dû vous emmener à la police et vous placer séance tenante sous mandat de dépôt. La chose se fera probablement, mais lorsqu’on se sera mis à jour. Le violon est un endroit déprimant pour une musicienne. Malgré toutes les apparences qui sont contre vous, je persiste à vous prêter un tempérament artistique. Je suis bonne pâte, non ? Pâte à crêpe, voire même…

On toque à la lourde.

Régina entre, lestée d’un plateau chargée de pots, de tasses, de toasts et de confitures.

Elle manque le laisser choir en avisant cette fille enchaînée. Ce serait dommage, car le caoua renifle bon. M’man a toujours eu le secret pour dénicher du café de première qualité. Des fois, je me demande si elle ne met pas mes absences à profit pour aller le cueillir elle-même au Brésil.

— Nous allons commencer par petit déjeuner, mignonne, non ?

— Avec ça, ce me sera difficile, répond-elle en soulevant ses bras entravés.

Elle lance soudain à Régina :

— Attention au plateau !

Il n’était que temps. L’autre, éberluée, fascinée par la noirpiote en combinaison de cuir, inclinait son fardeau à 25 degrés. Elle le dispose sur la table ovale, garnie d’un napperon brodé par Félicie. Ses bras baux[25].

— Ça va, Régina, merci, la congédié-je.

Elle recule jusqu’à la lourde, mais ne parvient pas à s’arracher de la pièce.

Quelque chose me surprend dans l’attitude de notre soubrette. Ma gentille ritale au cœur en peine paraît indécise et troublée.

Je vais à elle, la refoule dans le couloir et chuchote :

— Qu’est-ce qui ne va pas, Régina ?

Elle secoue sa tête de musaraigne piégée.

— Mé semble bien qué cé elle, murmure la fée de l’Inintelligence Service.

— Elle quoi, mon petit ?

— Elle qu’elle a téléphonare per dire qué vous devez faire attenzione au papa.

Je bondis :

— Mais vous m’avez assuré qu’il s’agissait d’un homme.

— Jé croyu. Ma quand la signora, à présente, l’a dit « attenzione au plateau ! », jé réconnasse la voix. Elle a ouna accenté, non ?

L’hôpital qui se fout de la charité ! Ce que Régina déclare être un accent, est en réalité un timbre bas et chaud. Effectivement, au téléphone on peut se méprendre…

Je remercie notre aimable servante.

Je lourde. Cric, crac.

Mets la chiave dans ma poche.

Puis délivre Zoé.

— Ça vous ennuie de servir le café ? Moi, quand je tripote de la faïence, j’ai l’air d’un éléphant en déplacement à Saint-Gobain.

Drôle d’interrogatoire, n’est-ce pas, figure de figue ? Tu raconterais ce circus à mes collègues, ils se tambourineraient la cafetière.

Si je puis m’exprimer ranci.

Le terrible commissaire, celui qui n’a pas plus peur des mouches que des diplodocus mâles, et qui cafétérit avec une inculpée en puissance. Dans sa propre chambre à coucher !

Je branche mon touille-cassettes, histoire de parachever l’ambiance. Mon pote Robert Bonhomme m’a arrangé une bande au poil pour sonoriser mes états d’âme. A repiqué des tas de machins mélimélesques : Aznavoche, Barbara, l’Adagio, le grand Ferré, le Brassens Papillon, un zeste de Mozart, un chouille de folklore hongrois, une giclée de flûtes des Andes… Ça te maquille un fond sympa sur lequel t’as plus qu’à placarder ta musiquette intérieure.

On boit.

On est bien.

Tu sais qu’elle me plaît, cette gerce ? La façon dont elle me déguise les toasts en tartine m’émeut. Dire qu’il va falloir embastiller ce lot, quelle misère !

— A propos, Zoé, c’est vous qui avez téléphoné l’autre jour pour recommander que je fasse attention au pape ?

Elle a un sourcillement, puis elle acquiesce.

— En effet.

— Vous savez que je vous trouve passionnante dans votre genre ? Faux suicide, poivre aux yeux, avertissement pour inciter à protéger le pape, puis complicité d’agresseur sur lui. A propos, que lui a-t-on fait à ce très Saint-Père, ce matin ? Il consiste en quoi, ce rayon ?

— Je l’ignore, répond la jeune fille en soufflant sur sa tasse brûlante.

— Oh non, non ! imploré-je, assez de mensonges, ne perdons plus de temps, ma poule. On est bien, ici, tous les deux, non ?

Zoé opine.

— Je ne sais pas ce qu’on a fait au pape, reprend-elle avec force. Par contre, je vais vous raconter le reste…

Voilà qui est valable, hé ?

— Un instant, coupé-je.

Je décroche le bignouphone et compose le numéro de Pinuche.

Sa chère voix d’asthmatique bêlant me répond.

— Ah, c’est toi, je viens juste de rentrer. Quelle émotion. Tu sais que ça fait quelque chose, San-Antonio ? On est pris par la solennité, la pompe, la ferveur… Un instant je m’y suis cru. Réellement cru. Et j’ai senti s’élever mon âme vers des sommets jamais atteints encore, jamais soupçonnés. Une apothéose spirituelle, mon petit. Un survol souverain de ce monde. J’étais positivement dans ce no man’s land qui sépare le ciel de la terre.

Banco ! Me voici rassuré.

— En somme, tu te sens bien ? interrompis-je.

— Mieux que bien : purgé de mes impuretés. Révélé à une vie intérieure qui…

Je dépose le combiné sur ma table de nuit. Maintenant qu’il est sur orbite, il doit se vider. C’est son trop-plein qui s’échappe. Un ballon dirigeable, pour redescendre, doit lâcher du gaz.

L’essentiel est que la Vieillasse soit en bonne forme après cette expérience peu banale.

Je reviens à ma gentille Zoé.

Y a une douceur chez cette semeuse de poivre qui me trouble jusqu’à ce truc délicat, ultra-intime et, Dieu merci, bien emballé, que Bérurier nomme la « moelle pépinière ». Ecoute, moi tu me connais, hein ? Des secousses pour les gerces, j’en ai ressenti plus que mon taf. De l’émoi physique, du mental, du troublant, du secret, quèques fois intense, d’autres fois suave. Accompagné de triperie infernale, ou sirupeux comme l’orgeat. Avec romance ou solo de trompette. Wagnérien ou Tino-Rossien. Barbare ou Tahitien… Les cocotiers frémissants dans la douceur d’un soir de calendrier. Ou la tempête tordeuse de cyprès, façon Van Gogh, voire Vlaminck…

Mais en cette minute, ce que j’éprouve, ricane pas : c’est du tout neuf. De l’inconnu. Beau et nostalgique. Un philtre ! Le charme à l’état brut. Et moi à l’état brute. Mais brute impériale. Cordon rouge ! Je me penche sur Zoé.

— Qui que vous soyez, je te trouve exquise !

Et tu sais pas ?

Je l’embrasse.

Oh, pas la pelle vorace. Pas le goinfrage de menteuse avec fourbissage de molaires. Non, du baiser quasi pudique, qui se situe entre l’élan sensoriel et la chasteté.

Elle est surprise. Elle me refoule doucement. Pas qu’elle déteste, mais elle veut comprendre. Et v’là que c’est bibi, le flicard d’élite, Sana-l’Intrépide, Santonio-le-Terrible, qui balbutie, qui rosit, s’excuse…

Une pomme !

Une poire !

Un melon !

Je ne suis pas fiérot de ma performance. On dirait que je rétrograde au rayon garçonnet, hein, franchement ? Le collégien puceau. Le petit poussait.

Dedieu de Dieu ce qu’elle est belle, Zoé ! Comme le sombre lui va bien. Et ces mèches blondes dans sa longue chevelure que je qualifierais d’ébène si j’étais aussi pompelard que toi, hé, saucisson !

Elle m’ensorcelle. J’aimerais la voir jouer de sa clarinette. Tu trouves que je deviens aussi con que toi, vrai ? Oui, peut-être. Seulement moi, ça ne doit être que passager.

Demain cela ira mieux.

Ce soir déjà, peut-être ?

Oui, qui sait : jamais.

— Racontez, Zoé, racontez, ma chérie, moi je vais essayer de vous écouter.

Elle croise ses jambes « gainées de cuir »[26]. Emprisonne son genou supérieur dans ses mains croisées.

Commence :

— Tout cela s’est passé si rapidement… Un tourbillon.

— Entraînez-m’y, Zoé, j’ai déjà la tête qui me tourne.

Bien rétorqué, hein ? Prends du feu, petit. Quand tu auras assimilé ma technique, tu ne te laisseras plus jamais dépourvoir.

— Je suis musicienne.

— Je sais : la clarinette, le Beau Danuble bleu, le Chose de la Forêt Viennoise…

— J’appartiens à un orchestre féminin, vous ne l’ignorez pas.

— Oui sévit au Budapest.

Elle hoche la tête.

— A vrai dire, il n’est pas très fameux, mais je voulais coûte que coûte trouver un engagement pour m’arracher à Rome.

— Les spaghetti sont mauvais pour la ligne ?

— A vrai dire, je redoutais bien davantage mon frère.

— Votre frère ?

— Un truand de bas étage. Je suis née à Nouméa… Ma mère était mariée à un haut fonctionnaire en poste là-bas. Son mari s’est logé une balle dans la tête le jour de ma naissance en constatant que j’étais colorée.

— Tu parles d’un baptême ! m’apitoyé-je.

La chère jolie mignonne adorable Zoé poursuit, de sa voix chaude et grave, basse et vibrante, rauque comme celle de Mme Marlène Dietrich :

— Ce drame n’a pas beaucoup affecté ma mère puisque mon frère est né l’année d’après. Et lui est blanc.

Je pose un baiser fou sur sa joue ocre.

— C’est vous qui avez eu la meilleure part, Zoé.

— Je passe sur mon enfance ballottée, riche en « beaux-pères » de toutes races et de toutes conditions. Nous avons fini par échouer à Rome il y a un certain nombre d’années déjà.

— On peut « échouer » plus mal, objecte l’incorrigible mêleur-de-grain-de-sel que je suis.

— Oh, vous savez, murmure-t-elle, les pays ne sont beaux que lorsqu’on y est heureux. Mais passons, je suis devenue musicienne, et mon frère gangster. Il ne sort d’une prison que pour pénétrer dans une autre.

— C’est lui qui vous a entraînée dans cette étonnante équipée ?

— Indirectement…

M’est avis que je ferais mieux de la laisser dévider tranquillement son moulinet au lieu de l’interrompre ! Incorrigible, ton San-Antonio. La bavasse toujours sur sa rampe de lancement.

— J’étais à Paris depuis quelques jours quand j’ai reçu la visite au Budapest de deux types dont le moins qu’on puisse en dire, c’est qu’ils avaient des allures inquiétantes.

— Alors ?

— Ils ont prétendu venir de la part de mon frère et m’ont entraînée jusqu’à leur voiture, stationnée dans un parking souterrain, proche de la brasserie. Là nous avons eu une explication très âpre.

— Qu’appelez-vous une explication très âpre ?

— Ils exigeaient que je devienne l’amie d’un drôle de bonhomme pour lui tirer les vers du nez.

— Duplessis ?

Elle a un léger sursaut, un léger sourire, un léger battement de cils.

— Vous savez ?

— Ensuite ?

— Pour me décider ils m’ont montré deux papiers : une coupure de presse prélevée dans un journal romain qui annonçait que mon frère était recherché pour meurtre à la suite d’un sanglant hold-up et une lettre de ce dernier me suppliant d’obéir aux gens qui me remettraient cette lettre, car il y allait de son salut. Les deux bandits m’ont expliqué que Céleste se trouvait planqué dans leur bande, et qu’ils le livreraient si je refusais de les aider. Ils ont même précisé qu’ils se débrouilleraient pour qu’il soit abattu au cours d’une chasse à l’homme, car les morts ne parlent pas.

— Intéressant, mon petit ange. Donc vous avez accepté de devenir la maîtresse d’Antonin Duplessis ?

Elle bondit.

— La maîtresse ! Comment, la maîtresse ! L’amie, seulement l’amie…

Le plus fort, c’est qu’elle a l’air sincèrement outrée. Serait-ce, contre toute apparence, une oie blanche ?

— Et après, darling ?

— Ils m’ont fait quitter mon hôtel pour que j’aille m’installer dans celui de Duplessis : la Résidence Carole. C’était, m’ont-ils prévenue, un type méfiant, bizarre, qu’il convenait de manœuvrer délicatement.

— Que deviez-vous obtenir de lui ?

— Je devais essayer de l’amener aux confidences pour le faire parler de deux plaques d’or dont on pensait qu’il savait où elles se trouvaient. D’après ce que devait me confier Duplessis par la suite, il aurait été brutalisé quelques jours avant notre rencontre.

— A propos des plaques d’or ?

— Il ne me l’a pas dit, mais j’avais conclu que c’était à cause de cela. C’était un homme très secret, avec par instants des élans. Au cours de ces élans, il parlait. Pas de ce que je devais coûte que coûte lui faire dire, mais de sa vie… De sa femme… De ses amis. Tenez : de vous, le dernier soir.

— De moi ?

— Oui. Et de son « pays », un gros officier de police travaillant sous vos ordres.

— Du pape ?

— Egalement, par la bande. Il m’a déclaré que la visite du Saint-Père en France risquait de mal tourner. Il prétendait vous avoir mis au courant, mais déplorait que vous n’ayez pas attaché grande importance à ses dires…

— Et vous, vous avez recherché mon téléphone pour me confirmer que le pape courait un grand danger ?

— Oui, lorsque j’ai appris par la presse l’assassinat de Duplessis ; je me suis affolée. J’ai compris qu’il ne se trompait pas. Un pressentiment…

Ensuite vous avez décidé de vous placer hors circuit et vous avez feint de vous suicider ?

— Exactement.

— Pourquoi, en ce cas, m’avoir poivré les yeux lorsque je suis venu vous arracher de l’hôpital ? Avant d’y rentrer vous me téléphonez de protéger le Saint-Père, et puis quand nous sommes ensemble vous m’aveuglez pour pouvoir disparaître ? Ça paraît bizarroïde, un tel comportement.

Cette fois, elle rit. Un rire lumineux, éclatant, spontané.

— Je ne vous ai pas cru. Qu’un policier vienne ainsi dans la salle de réanimation, en pleine nuit… Et puis vous ne correspondiez pas au portrait que Duplessis m’avait fait de vous.

J’ai la langue levée (toujours en présence d’une jolie fille) pour lui demander ce qu’était ce portrait brossé par le « cardinal ». Mais je m’abstiens in extremis. A quoi bon ?

— Vous avez prévenu par téléphone le type de chez Lipp ?

— En effet.

— Pourquoi ?

— Pour me couvrir vis-à-vis de la bande. Franchement, dans l’auto, au moment de vous lancer ce poivre, je pensais que vous alliez me tuer. Alors j’ai voulu donner une preuve de ma bonne foi pour essayer de compenser mon simulacre de suicide…

Les gonzesses, je te jure, faut s’y faire.

Tu leur consacres une vie, et t’arrives pas pour autant à piger leurs agissements. Elles sont à vérité variable et refusent de l’admettre. T’as beau les prendre en flagrant délit d’incohérence, ça ne les empêche pas de rester fidèles à leurs caprices impénétrables (quand j’emploie le mot impénétrable, c’est seulement à propos de leurs caprices, heureusement !).

En v’là une qui se met à choccoter à la mort de Duplessis. Elle a peur d’y passer. Se fait emballer à l’hosto, croyant s’y trouver en sécurité. Je vais l’arracher du plumard. Elle me prend pour un malfrat de la bande. M’aveugle. Puis s’empresse ensuite d’alerter le type de la société secrète qu’elle voulait éviter de rencontrer…

Enfin quoi, bon, j’aurais beau te ressasser le topo jusqu’à la fin du septennat de M. Pompidou, c’est pas ce qui changerait un poil occulte à l’abracadabrance de la chose.

— Et qu’avez-vous fait, ensuite ?

— Formi m’a fixé rendez-vous. J’y suis allée.

— Et ensuite ?

— Il m’a emmenée chez lui où je suis restée cachée jusqu’à ce matin.

La tristesse désenchantée du mâle qui se sent blousé, tu connais ? Tu vois une belle inconnue qu’un bonhomme bécote sur un banc, t’éprouves pas une meurtrissure jalouse ? A chaque instant, t’es cocu par omission. Cocu de ne pas participer, de ne pas posséder, de ne pas avoir les droits que d’autres ont su s’adjuger. Ah, chtouillerie universelle ! Vivement Mars, que je retrouve mes mégots.

— Une vraie lune de miel, somme toute ? ricané-je, car le ricanement c’est l’ultime recours de l’homme douché. Son baume à trois francs, en vente libre jusque chez les droguistes, qu’il s’oint l’orgueil sans trop y croire…

— Mais bonté divine, éclate ma merveilleuse noirpiote, vous n’avez donc que cela en tête ! Vous voyez des cochonneries de partout. Ecoutez, commissaire San-Antonio, ce n’est pas facile à dire, mais je vais vous le dire pourtant : je suis encore dans l’état où je me trouvais à ma naissance.

J’en bée des ronds de chapeau taupé.

— Vierge ! ? ! ? ! m’écrié-je, n’osant comprendre, ne pouvant pas croire, étant dans l’impossibilité d’admettre.

Elle me bigle droit à l’iris, sans oublier le reste de la rétine.

— Parfaitement. Et cependant, je crois être normale. Mais le comportement de ma mère m’a si profondément choquée, si… traumatisée, que jamais, malgré toutes les occasions que vous pensez, jamais je n’ai cédé à un homme. Je suis une des dernières filles au monde, pas trop laide et parfaitement constituée, qui ait décidé d’apporter à l’homme qu’elle épousera un jour, ce qu’un mari, selon la morale chrétienne, est en droit d’espérer de son épouse. Le jour où je me marierai, s’il arrive, je serai en mesure de produire tous les certificats médicaux que l’on voudra, ou même qu’on ne voudra pas. C’est mon but. Il en faut un dans la vie.

Faut que je te fasse une petite confidence, Dugland : j’ai les larmes z’aux z’yeux. Un tel langage, je mets au défi n’importe quel homme d’y résister.

— Zoé, balbutié-je, si ce que vous dites est vrai, je prie le ciel qu’il vous évite de tomber sur un connard ou un salaud. Plutôt que de vous voir courir un tel risque, je préférerais vous épouser.

Et v’lan, c’est parti !

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