— Je vous demande pardon, monsieur, vous ne seriez pas Napoléon III ?
Badinguais (c’est écrit sur sa porte en cuivre et en gothique) me décoche un sourire ultra-bienveillant.
— L’un de ses descendants seulement, par une branche bâtarde, s’humilie-t-il.
Et il nous fait entrer dans un logement de vieillard solitaire plein d’odeurs rances, de chats pelés et de souvenirs ébréchés. La vie d’un vieux tout seul, c’est un drôle de purgatoire, tu ne trouves pas ? Ça ne ressemble plus à rien. C’est de la décomposition au ralenti. Un naufrage dont tu suis l’engloutissement. Au lieu de faire de l’eau, il fait du néant, le vieux type. L’éternité l’empare parmi ses pouilleries lamentables. Les gens sont tartes de s’acharner à conserver des objets. Chaque dix ans, au plus (et au moins), faudrait détruire ou bazarder ce qu’on a. Faire peau neuve tant mal que bien. Régénérer l’environnement de manière à s’appuyer sur du neuf, du sans passé, du sans mémoire lorsque arrive le temps de la radote… Mais non, ils fétichent en troupeau, et leurs délabreries les enfoncent. Les contaminent. Ils s’encroûtonnent pieusement, se patinent, pisseusent, bancalent, ravis, on dirait, de se muséer dans des torpeurs insanes. Le cocon lentement sécrété ne contient plus que de la moisissure. Bye bye la belle soie à faire rutiler les rondeurs de mesdames nos dames. Pourri, je te dis. Tout : poussière puante. Qu’à la fin, il ne reste plus d’eux qu’une dégueulasse odeur qui tarde à s’engloutir.
Donc, Badinguais…
Aimable débris avec la bouille d’un Napoléon III qui aurait vécu aussi vieux que sa bonne femme. Il est le dernier client de Duplessis, nonobstant m’sieur l’Avoine. Le dernier de la liste, toujours est-il. On a fait la tournanche des autres. Partout, nous n’avons rencontré que des absents (aux dires de Bérurier, dont les formules tout comme les asticots font mouche). Ils sont canés, mourants ou en hospice, les miraculés du cardinal. Pas téméraire, il ne s’est lancé que dans le vioquard bien mûr, bien blet, à bout de déclin.
Mais enfin, le dénommé Badinguais existe encore.
De son mieux.
Dans son gourbi, des portraits en couleur de la famille impériale nous regardent entrer avec des mines grises de fantômes dérangés. Y a là : le père Trois, l’Eugénie, et leur petite crêpe de Napoléon Quatre, çui qu’est allé se faire rectifier comme un con par des Canaques qui, au demeurant, ne lui demandaient rien.
— Asseyez-vous, messieurs…
Les chaises Henri II sont d’époque, de celle de leur propriétaire, ce qui est grave pour elles. Béru en taste deux ou trois d’un derrière prudent avant de confier son postérieur à la plus vaillante.
— Ainsi donc, vous venez au sujet de ce brave Duplessis ? demande le vénérable bonhomme d’une voix pareille à de la purée qu’on laisserait tomber de haut.
Je remarque qu’il a de l’anomalie dans le râtelier : ses molaires se trouvent placées sur le devant, à la place des incisives. Probable que son dentiste doit avoir son âge ou bien qu’il a voulu réparer soi-même son usine à croque un jour qu’il avait fait choir en criant « Vive Pétain ».
— En effet, dis-je. Nous sommes journalistes et nous faisons une grande enquête sur ces gens que Dieu a dotés du don de guérir.
— Quelle merveilleuse idée ! illumine Badinguais. Vous écrivez pour quel journal ?
— France-Figaro Libéré-Soir.
— Je connais.
C’est un net avantage qu’il a sur moi. J’enchaîne en essayant de détacher mon regard de Mme de Montijo qui, sur ce portrait, est moche comme un derrière gratté à deux mains :
— Nous recueillons avant toute chose des témoignages sur les malades soignés par le cardinal, comprenez-vous ? Et vous fûtes l’un d’eux, n’est-ce pas ?
Il mouillerait s’il le pouvait, le fossile. Mais ses glandes n’ont pas de sécrétion pour lui.
— Vous voulez dire qu’il m’a sauvé.
Et il nous raconte sa chmoltzie-purulente-en-plaques que rien n’avait pu guérir. Pourtant il avait tout essayé, le père Badinguais : la pierre écarlate de l’Inde, le bois sacré de Sumatra, l’imposition du fakir Gîskâr, Lourdes, l’eau éblouissante de Mme Anita, et même il avait consulté un médecin du quartier. Le salut devait lui venir par Duplessis. Un saint, cet homme.
On bavasse. Je l’interroge sur le traitement. Sur la participation de la grande Fernande. Sur l’argent qu’il a dû débourser. Il répond aux questions spontanément.
De la conversation, il ressort que les activités de Duplessis restaient très artisanales. Elles n’étaient pas licites, sans doute, mais n’avaient en tout cas rien de bien méchant. Dans la mesure où elles apportaient une diversion à la grisaille de ces vieilles existences, dans la mesure où elles y déversaient l’espoir et une certaine forme de bonheur, elles étaient plutôt positives, tu trouves pas ? Il épongeait raisonnablement ses vieillards, Tonin. Ne leur becquetait pas le smic sur le dos. D’ailleurs il marnait dans le petit rentier plutôt aisé. Il savait le retapisser, comme le chasseur différencie un canard sauvage d’un corbeau domestique. Ils étaient ravis de s’offrir des séances délicates, les gentils recroquevillés. Et puis, quoi, le pognon doit circuler. T’as déjà vu un corbillard transporter un coffre-fort, toi ?
Tout en causant, je m’interroge moi-même. J’ai ce don du dédoublement de la pensée. Je parle à un croquant, mais tout en drivant la converse, je continue mon petit ménage mental. Et je me dis tu sais quoi ? Que plus l’activité marginale du « pays » au Gros se dévoile sans conséquence, plus je suis persuadé qu’on l’a bien buté délibérément et que ce qu’il nous a révélé au troquet du père Berthier à propos du pape en danger EST EXACT !
T’as bien lu ?
V’là soudain que, tel Euclide, je suis dans mon élément[8]. Mon scepticisme du départ fait place à une angoissante certitude. (Ce que je m’exprime bien. Un jour, je devrais essayer d’écrire.)
Pourquoi cette volte-face ? T’y piges quelque chose, toi, avec ta cervelle farineuse ? On dirait que mon odorat de flic se remet à fonctionner. Et ça m’a pris soudainement, en pénétrant dans le logement du papa Badingoche. Tiens, quand l’impérateuse Eugénie m’a filé cette vilaine œillade, vzoum, le courant s’est mis à passer. C’est pas commun, non ? Un prodige, dans son genre, tu crois pas ? P’t’être que je prends du don, à fouinasser dans cette histoire. Un de ces quatre je te vas soigner les écrouelles, moi aussi. La pogne sur ton ulcère et je t’évite la laparotomie ! Bravo, San-Antonio ! Une main de masseur et le culot d’un zouave. Je peux espérer des surlendemains qui vocalisent. Tu radines avec ta chaude lance, je te flatte Coquette et te voilà paré pour une lune de miel aussi pure que le Sirop des Vosges. J’ai des rayons « X » dans l’épiderme. J’ sus le mec plus ultra (violet).
Comme tous les croûtons qu’on écoute, le vieillard parle. Nous constituons son aubaine du mois.
Bérurier bâille comme s’il lisait du Corneille.
— Et à part ça, coupe-t-il brusquement, y a longtemps que vous n’ l’avez point vu, Duplessis ?
Ecoute, tu vas pas dire qu’il est pas inspiré, lui aussi dans son genre ? Pourquoi cette phrase banale lui vient-elle en bouche tout de go ? Je veux bien qu’elle soit normale et s’inscrive dans le contexte de notre conversation, comme dirait un causeur U.N.R. Mais Pépère l’a balancée comme on tire un penalty : en force, dans la lucarne. Le prolongé se tait, nous regarde, puis clapouille :
— Bé… hier…
Dis, l’abcès, qu’est-ce que j’étais en train de te bonnir à propos de mon instinct survolté ?
Il est pas doué, le San-A. pour l’extra-lucidisme ? C’est pas de l’onde courte à l’état pur, ça ?
De la télépathie (sans laisser d’adresse) ?
— Quoi, hier ! blokpounte le Gravissimo.
Tu juges de sa stupeur, hein, Quart de Brie ?
Et de la mienne !
Il l’a vu hier ! Or, hier, Duplessis est mort.
— Quand diantre l’avez-vous rencontré et où ? Hein ? Où ? HOU ?
Ce que tu lis ci-dessus, c’est ton pote Sana qui l’hurle. Et le distingué Alexandre-Benoît Bérurier, le surhum de la Jamaïque, celui qui remplace le bird (comme disent les oiseleurs britanniques) de reprendre en canon : « Quand et où ? Quand et où ? » si fort, si vite qu’on croirait un employé des chemins de fer chinois annonçant une station : « Kantéhou ! Kantéhou (tout le monde descend).
Chose pratiquement bizarre, le gentil vieillard se trouble. Il bredouille. Son râtelier patine. Il paraît prendre peur. Il nous regarde idémement que nous serions deux messieurs de la Gestapo dans une synagogue.
J’espère que son palpitant ne marche pas avec des béquilles, sinon, la frousse qui paraît envahir ce pauvre monsieur risquerait de lui être fatale.
Elle me surprend, cette frousse.
— Qu’avez-vous, monsieur Badinguais ?
— Je… Dites-moi, vous êtes bien des journalistes, au moins ? Vous devez avoir une carte professionnelle, non ? Je veux la voir… Montrez-moi votre carte ! Montrez-la-moi… Sinon j’appelle. Et si je crie, ma voisine, Mme Verduraz, accourra. Elle est prévenue… Elle alertera le concierge, police-secours, les pompiers…
— La grosse panique. Il est tout pâle. Il sucre comme un tamis à moteur.
— Du calme, monsieur Badinguais. Vous ne risquez rien…
Je sors ma plaque de Royco.
— Commissaire San-Antonio.
Il se jette dessus comme un naufragé sur Géori Boué.
La pétrit.
L’examine avec ses lunettes.
Sans ses lunettes.
A la loupe.
Au binocle.
A la jumelle marine.
Au microscope.
Au périscope.
Aux rayons X.
Par transparence.
Et me la rend d’une main qui a cessé d’écrire douze mille « Z » à la minute.
— Ah bon, bien, oui, c’est ça, d’accord, je préfère, j’aime mieux. Policiers. Vous êtes policiers. Très bonne chose. J’aime la police. Il en faut. Y en a pas suffisamment. C’est la force d’une nation. Son sang. Sa gloire. Son orgueil. Je vous remercie d’être policiers, c’est trop aimable. Continuez ! Le regret de ma vie, c’est de l’avoir pas été. J’avais des dons. Le feu sacré. Pendant l’occupation je faisais un peu de police en dehors de mes heures de bureau. Merveilleuse époque. Je dénonçais les juifs, les résistants, ceux qui écoutaient la radio anglaise. Ensuite, j’ai dénoncé les collabos. Les profiteurs, ceux qui avaient dénoncé les juifs ! Une vocation, je vous dis. Tout petit en classe, je caftais. On m’avait surnommé Judas, ça veut tout dire, non ? Policiers ! Comme vous avez de la chance. Comme vous devez être fiers de vous. Vous êtes beaux. Nobles. Souverains. Puissants. Policiers, quoi !
Des larmes coulent sur son beau visage de reliquat humain déshumanisé. Un instant, on lui a filé la grande trouillance de sa vie. Il en a eu des sueurs froides, des suaires froids. Alors, maintenant que le voilà rassuré, il jubile, tu penses. Encore un sursis ! Bon à prendre, non ? L’existence, c’est essayer d’obtenir du rabe, encore du rabe, toujours du rabe. Tu l’as dans le recteur en bout de course, d’accord, seulement le jeu consiste à ce que ça soit le plus tard possible. Faire reporter la traite, encore, encore, encore ! N’importe les intérêts de retard. Brave Badinguais, qui ne se fatigue pas de sa précarité… Il aime bien sa petite respiration asthmatique, sa prostate, ses varices, sa merdoche en plaques, ses burnes creuses, ses absences de mémoire, les pouilleries reliqueuses de son appartement.
— Pourquoi avez-vous eu si peur de nous, tout à coup ? demandé-je cordialement.
— La crainte m’est venue que vous ne soyez pas des journalistes…
— Qui donc avez-vous redoutassé que nous fussions ? demande Qui-vous-savez.
— Les gens d’hier…
— C’est-à-dire, monsieur Badinguais ?
— Ceux qui ont fait peur à notre cher Duplessis.
Je lui vote un sourire majoritaire au premier tour.
— Vous devriez nous raconter cette histoire en détail…
— Il vaut mieux la demander au cardinal, moi je n’en connais que ce qu’il m’en a dit.
Bérurier se déléthargise. Vous le verriez s’étirer : Brutus quand il a eu fini de poser pour Belfort.
Il bâille comme avant le générique de la Métro (tiens, elle est de circonstance, celle-là) et murmure en désignant le vieillard :
— On l’affranchit ou on le laisse encore croire que les bébés naissent dans les choux ?
Il serait temps, en effet, d’allumer la mèche du bonhomme.
— Vous ne lisez pas les journaux, monsieur Badinguais ?
— Ceux de l’avant-veille seulement. Mme Verduraz, ma voisine, me les passe gentiment. Elle les lit d’abord. Le lendemain, elle les porte à sa maman, et le surlendemain me les communique avant de les monter à la vieille infirme du sixième.
Je suppose qu’à ce train-là, il existe des gens dans le quartier qui ignorent encore la déclaration de guerre du septembre 1939.
Bérurier aime enfoncer les épées, en fougueux bretteur que l’immobilisme perturbe.
— Conclusion, déclare-t-il, si on serait pas venus, c’est demain seulement que vous eussiez appris l’assassinat de Tonin Duplessis !
Le résultat manque d’être concluant : le vieux tourne de l’œil et part en sirop.
— T’es complètement louf ! protesté-je. Deux émotions fortes coup sur coup, ça peut le tuer.
— Files-y de la flotte sur la terrine, recommande mon aminche, moi je vas essayer de dégauchir un petit vulnérable à c’te pauv’ loque.
Et d’inventorier le buffet branlant de la cuisine. Béru farfouille prestement, casse deux assiettes, renverse un moutardier et finit par produire une bouteille mélancolique dont il renifle le contenu.
Encouragé par les senteurs, il goulote.
— Fameux, déclare-t-il. Ça m’a l’air davantage d’un apéritif que d’un digestif, mais l’essentiel c’est que ça soye alcoolisé, hein ?
Il s’en enfile deux splendides rasades taillées dans la masse, puis, altruiste en diable, cale l’orifice du flacon entre les « molaires de devant » de l’évanoui. L’effet ne se fait pas attendre. Le dabuche suffoque, tousse et soulève ses paupières ciselées.
— Ça va mieux, beau jeune homme ? s’inquiète mon camarade en achevant le contenu de la bouteille.
— C’est effroyable, bégaie Badinguais.
— Qu’est-ce qui est effroyable ?
— Ce que vous m’avez fait boire.
Il mate la bouteille et a un spasme répulsif.
— Mais… mais…
— Elle est pas là, mémé, endigue le Gros. Qu’est-ce y a encore pour votre service ?
— C’est du produit pour les parquets, effare notre hôte en montrant le flacon vide.
Un court moment, l’Eclusier est déconcerté. Puis il hausse les épaules et murmure :
— Ben, mon vieux, y s’mouchent pas du coude, vos parquets !
Un peu colmaté et mis au fait de l’événement par mes soins diligents, le père la Dorure parle. Et voici ce dont il nous raconte :
Hier matin, à l’heure où il se préparait son œuf-coque de l’aube, on a sonné à sa porte.
Ce n’était pas Grouchy.
Ce n’était pas non plus Blücher mais bien, tu l’as deviné, pauvre nouille, le cardinal-contrôleur.
— Il semblait terrorisé, déclare le vieil amoureux de la police. N’arrivait pas à reprendre son souffle. « Des gens me suivent qui me veulent du mal, m’a-t-il dit. Je passais devant chez vous. J’ai eu l’idée de monter. Vous allez me rendre un service. Gardez-moi ceci, je passerai le chercher un peu plus tard. » Moi, évidemment, je lui ai proposé d’appeler la police. Il a refusé. « Non, non, peut-être que je me fais des idées après tout. » Il est reparti… Il semblait ragaillardi.
— Que vous a-t-il donné à garder, monsieur Badinguais ?
Le pauvre solitaire dont les quatre-vingts printemps se sont mués en quatre-vingts hivers, trottine-menu jusqu’à sa commode (dont il a le culte, comme je n’aurai garde d’oublier). Il ouvre le tiroir du haut (ou du bas, moi, qu’est-ce ça peut bien me foutre, tu te rends compte ?) de ladite pratique, si pratique qu’elle en est commode, tiens, donc comme me répétait au siècle dernier un vieux Martien. Bon, tu me suis malgré que j’embrouille du paragraphe ? Et il puise un machin dans le chose à couvercle qu’est à gauche (ou à droite si tu préfères, je te laisse le choix).
Me le rapporte.
Béru arrondit ses lèvres qui ressemblent à deux gants de boxe posés l’un sur l’autre.
Il siffle.
Il peut !
Y a de quoi !
Ce que le very old sieur Badinguais nous présente, tu te doutes le quoi qu’il s’agit ?
Bravo : t’as gagné. Oui, mon emplâtre : c’est bien l’anneau épiscopal de feu Duplessis.
Ses éclats violets éclaboussent l’humble logis. Dans son cadre noir (il fut un temps, j’eusse ajouté « de Saumur », mais je m’édulcore), l’impératrice Eugénie ouvre de grands yeux fascinés. Les gonzesses, tu vois le topo ? Un caillou dans le secteur et elles illuminent. Reine ou pétasse (d’ailleurs l’un n’empêche pas l’autre), grand-mère ou petite-fille : ça miroite et elles accourent. Moi, je crois que c’est une faiblesse de la rétine qui les pousses, et toi ? Aussi, le besoin de s’affubler. Elles luttent entre deux tendances : se foutre à poil ou au contraire se chamarrer l’oigne. Dior et Cartier, sinon c’est mon cul nu sur le sable chaud. Le décarpillage, ça relève de l’instinct profond. La bébête pas sortie de ses cavernes. L’autre versant du personnage tend à enjalouser les copines. Et bouge pas, Dunœud, t’as pas encore vu le plus bath ! Tu veux que je te fasse une confidence martienne ? Où ça va caracoler des meules chez ces demoidames c’est dans pas longtemps, avec l’insémination artificielle et la banque du sperme. Rougis pas : y en a plein les journaux de famille. La semence en conserve, façon tante Laure. Tu peux t’emmagasiner le séminal pour en prévision (en provision) des mauvais jours. Des fois qu’on te cueille les pruneaux, ou bien que tu rabougrises du kangourou. Pas de panique. Nonagénaire, tu lèves un tendron et tu lui fais un chiare sans problème. « Bouge pas, chérie, j’ai sur le rayon du haut une petite cuvée 72 que tu m’en diras des nouvelles. Vise ma photo de l’époque, moustique. J’étais demi de mêlée, ou jeune premier de mélo, en ce temps-là. »
Le commerce s’étendra très vite. Y aura la bourse au foutre comme aux timbres rares. Ces dames claqueront des sommes bien inouïes pour se payer du super, la toute grande marque. « Ecoutez, ma chouère, je me suis fait emmatriculer un Alain Delon de la période Visconti dont je vous donnerai des nouvelles dans neuf mois ! » « Eh bien moi, figurez-vous, je me suis payé une folie : un Chaban-Delmas de l’époque Veuf. Quant à Dorothy, elle a ramené des Etats-Unis un Cassius Clay d’avant come-back qu’elle a gagné dans un jeu télévisé.
« Tu te marres comme une tranche de melon, mais t’as tort. Ce que je te prédis se produira. Moi, je serai retourné à Mars quand on en sera là, seulement técolle, t’assisteras. Et tes petites éprouvettes de réprouvé, à toi, tu pourras toujours les refiler aux guenons du zoo, à celles qu’ont une vilaine citrouille à la place du figne ! Tu dois bien piger qu’avec mes années-lumière d’avance, je vois ton avenir comme s’il était affiché sur le tableau des départs d’Orly ! J’ai pas de mérite.
Je t’en reviens à papa Badinguais et à l’anneau de sa turne, c’est-à-dire celui de Duplessis. Un beau caillou, cette améthyste. Si tu aimes le violet, regarde. Chouette, non ? Ça, c’est du quartz. De Hongrie !
Moi, je suis de plus en plus perplexe quant à l’état mental de Duplessis. Cet homme, je le saisis mal. Illuminé et timoré, à la fois. Combinard, mais poltron. A moitié mac, mais fonctionnaire… Un cas, t’admettras ? Sa bonne femme fait le tapin. Lui, il crucifie les petits rentiers souffreteux, déguisé en cardinal. Et puis quelque chose s’opère dans son existence.
De grave.
Il se met à la recherche de l’officier de police Bérurier, son pays, en compagnie duquel il a tiré jadis les 119 coups. « Gaffe, on va tuer le pape » annonce (apostolique)-t-il fiévreusement, en se refusant à en dire davantage. Trois jours plus tard, quelqu’un lui file le train dans la rue, tandis qu’il se rend à son job. Effrayé, il entre chez une de ses anciennes pratiques pour lui confier le seul objet de valeur qu’il ait sur lui : son caillou violet. Un peu plus tard, une épaule criminelle l’envoie sous les roues du métropolitain…
Ça laisse songeur, une telle odyssée, comme dirait Homère.
— Dites, monsieur Badinguais…
Je mobilise, sans très bien savoir au préalable la question que je vais poser, mais je me fais confiance. Souvent, dans la vie, suffit de se mettre en face de la situation et de lui porter le premier gnon. Après ça va tout seul.
— Monsieur le commissaire ?
Je me racle. Enfin, ça vient. L’idée imprécise comme un regard de myope s’accomplit. Le myope vient de chausser ses lunettes.
— Je suppose que vous avez dû vous mettre à la fenêtre pour le regarder partir, le sachant suivi ? Votre tempérament policier vous y a fatalement poussé, n’est-ce pas. ?
— Exactement, jubile l’ancien client de Duplessis…
— Vous avez pu apercevoir ces fameux tourmenteurs qui terrifiaient si fort le cher cardinal ?
La tête troisième (et dernier) empire de mon interlocuteur penaude comme si on venait de la faire cuire au bain marri.
— Non, monsieur le commissaire. Chose curieuse, ce que j’ai aperçu ne correspondait pas du tout à ce que je prévoyais.
— Sept à dire ? fais-je sans qu’il s’en rende compte.
— Une jeune fille attendait M. Duplessis sur le trottoir. Il l’a rejointe et ils se sont éloignés.
— Personne ne les a suivis ?
— Rigoureusement personne, monsieur le commissaire. Je peux en jurer car à cette heure ma rue était déserte. Il n’y avait qu’un balayeur et les éboueurs.
— A quoi ressemblait la jeune fille en question ?
— C’était une fille très brune, presque mulâtresse.
Bérurier entre en lice. Treize autoritaire :
— Pratiquement négresse, somme toute ?
— Pas tant, monsieur, pas tant ! assure le vioque, et d’ailleurs elle avait des cheveux blonds.
J’adresse une pensée émue à Georges Fourest.
De fait, Béru exclame :
— Une négresse blonde ?
— Comme je vous le dis.
Il rigole, l’Enflammé.
— M’étonne pas de Tonin. Quand on allait au claque de la mère Sauveur, chaque fois il s’inquiétait si elle aurait pas engrangé une noirpiote. Et pourtant il se faisait une Alsacienne blonde comme les blés. Il aimait les estrémistes, mon pote.
— Rien d’autre à préciser à propos de cette personne, monsieur Badinguais ?
— Elle portait un imperméable clair et tenait un étui à instrument sous le bras. A la forme dudit, je suppose qu’il devait s’agir d’une flûte ou d’une clarinette.
— Bravo ! exulté-je. Et merci. Ah, monsieur Badinguais, quel limier exceptionnel vous eussiez fait !
Il éclate en sanglots.
C’est dur de constater qu’on a marché à côté de sa vocation pendant quatre-vingts ans sans parvenir à mettre le pied dedans.
Bon, écoute, dès lors que nous voilà munis d’un tuyau de cette importance, on moule le Fouché du pauvre, le Vidocq de la solitude, le Watson des faubourgs pour foncer au bistrot le plus proche.
L’importance du troquet dans la vie d’un (ver de) Terrien, c’est un truc qui a toujours épaté le Martien que je suis. Le café-tabac est aussi nécessaire à son rythme d’existence qu’une station-service l’est à sa voiture. Non seulement il s’y abreuve, ce qui est au fond la question marginale, mais aussi il y : téléphone, défèque, consulte le Bottin, joue aux dés ou aux cartes, fixe ses rendez-vous galants (voire aussi d’affaires), trompe le temps (ce salaud qui fait la vie si lente et si courte), mange, et surtout, oui, vachement surtout : il y réfléchit.
C’est pour souscrire à la première et à la dernière rubrique de cette liste (pas tellement exhaustive) que nous pénétrons en ce discret débit de boissons de la rue Eugène-Moineau.
Un loufiat, fondé en même temps que l’établissement, trempe des verres sales dans une eau qui l’est bien davantage en écoutant les doléances d’un camionneur congédié. Je lui sollicite un jeton de bigophone. Il me dit que c’est pas la peine et me branche la ligne. Béru commande deux j’ sais-pas-quoi doubles.
J’appelle le B.I.T.E. (Bureau d’Investigation du Territoire Européen, service fondé par un ancien directeur du P.A.F.). Je suis au mieux avec l’un des big boss (on a d’ailleurs surnommé ce roussin Boboss). Je me nomme. Il se prénomme. On se demande si on va. On constate qu’on va. Et ton San-Antonio magique présente sa requête :
— Dites, vieux, rendez-moi un grand service, bien que nous soyons samedi-fin-d’après-midi et que vos gars doivent pêcher à la ligne. Il me faudrait le curriculum d’une charmante fille très sombre mais aux cheveux teints en blond, jouant de la flûte ou de la clarinette et qui pas plus tard qu’hier déambulait dans Paris. Je ne peux rien vous fournir de plus, en fait de renseignements.
— Ça n’est déjà pas si mal, répond mon correspondant ; un type réconfortant, comme tu peux voir…
Je rejoins le Mastar et j’écluse rapidos le godet qu’il m’a prescrit.
— Assez pour aujourd’hui, Gros. On regagne son gîte respectif. J’ai besoin de réfléchir à tout ça…
— Si on irait plutôt se faire une choucroute du côté de la gare de l’Est ? suggère l’Estomac. J’ai envie de Sylvaner bien frappé. Et aussi de strasbourgs fumantes. Je connais une taule rue de Valenciennes où tu chialerais tellement qu’ils la font esquise, la choucroute…
— Sans façon, décliné-je. Le déjeuner de Berthe était trop copieux pour que je puisse apprécier un dîner se composant d’autre chose que de deux Alka Seltzer.
Bon, on se quitte.
Tu restes avec moi ou t’accompagnes Béru ?
Tu préfères ma compagnie martienne ?
Tu as parfaitement raison, puisque c’est moi le narrateur.
T’aurais choisi Béru, pendant un laps de temps indéterminé tu chutais dans le néant.
Note que ça t’aurait fait les nougats, camarade.
Enfin, bref : escorte le superman.
Il te conduira toujours sur le chemin d’Henri IV (qui jusqu’à 40 ans a cru que « c’était un os »).
On rentre à Saint-Cloud dans les eaux de Seine, les zoos de scène, les os de Seine, Léo de scène ou les Hauts-de-Seine me rappelle plus.
Et c’est notre villa de meulière que t’as entendu causer. Le jardin avec son allée de gravier bordée de rosiers. Les méchants immeubles menaçants qui le surplombent mais qu’on emmerde.
M’man est rentrée en taxi avec messire Antoine. Elle lui fait becter des épinards, si bien que la bouche du chiare ressemble à un anus de vache mal entretenue. Depuis dehors, par la fenêtre, je contemple la scène touchante. Me v’là reporté à des chiées d’années, lorsque ma Félicie gavait un autre bougre prénommé lui aussi Antoine…
Un bruit menu me fait tourner la tête. Ça fait comme une souris prise au piège qui couine. Je contourne l’angle de la maison et j’avise Régina en train de chialer dans le menu hangar où on entrepose les ustensiles de jardin. Je t’ai pas encore raconté Régina ?
C’est une petite bonne italienne qu’on s’est décidé à engager pour seconder ma vieille. Tu parles que m’man voulait rien chiquer. C’est moi qui ai insisté. Mobilisée pour le bougre d’Antonio II, elle n’y arrivait plus, la pauvre chérie. Ne se pieutait jamais avant deux plombes du mat’, sans parler des nuits troublées par les appels du loupiot vorace, toujours partant pour un petit bib’ de rabe. Quéque chose comme la gratinée du noctambule. Elle finissait par prendre une tête de catastrophe, Félicie. J’ai décidé de mettre le holà. Lui ai posé la question de confiance (imposée plutôt) : « On prend une soubrette ou on largue le mouflet. » Un ultimatum pareil, elle pouvait pas faire front, ma vieille. Alors voilà : depuis trois semaines, y a Régina at home.
Question boulot c’est pas le vertige, la marée blanche, la chevalière Ajax, Régina. Elle manœuvre dans les ralentis cinématographiques. A la regarder tu suis admirablement la décomposition des mouvements requis pour balayer un perron, nettoyer des vitres ou essuyer la vaisselle. Tu vois le jeu des muscles. T’admires les crispations des phalanges. L’arrondi des gestes. Tout bien. En quasi gros plans. Tiens, l’autre matin elle a cassé un bol. Eh bien pour la first fois de ma life, j’ai compris de quelle manière ça t’échappait des salsifis, un objet. La fraction de seconde où il devient inattrapable. Mon regard est même allé l’attendre sur le carrelage où il a superbement explosé.
Néanmoins, vaille que vaille, elle abat son petit turbin. Félicie s’accoutume, lentement. Elle transpire de moins en moins de la voir œuvrer comme un zig qui traverserait un marécage à pied. Sa grande indulgence l’a aidée à supporter ce calvaire de ménagère méticuleuse.
— Pourquoi pleurez-vous, Régina ?
La môme chiale de plus belle. Le coup classique des enfants et des crétins. Ça leur stimule l’émotion que de leur en demander la cause. Faut attendre que ça se tarisse un brin.
L’appentis sent la vieille pomme et le géranium séché. Des gérania[9], on en a toujours plein les jardinières devant les fenêtres du bas. Je sais bien que ça fait un peu villa Sam’Suffit, mais ma vieille adore tellement que je répute cette floraison sublime.
Régina hoquette un peu moins fort, s’assèche et me montre son visage de grande gamine mal nourrie qui serait joli sans son expression stupide. Elle est très brune, avec des cheveux fous descendant bas sur ses joues, comme de la barbe frisottée.
— Hein, petite, qu’est-ce qui ne va pas ?
Elle me raconte ses déboires : Paulo, l’apprenti plombier avec qui elle sortait, vient de la larguer. Fini le bal du samedi soir, et le poulet-pommes-frites de la Fête des Loges. Motif de la rupture ? Elle est vierge et entend le rester. Curieux, à notre époque, une fille qui met son veto, non ? Alors que toutes pratiquent la politique du collant décollé. Tu penses que le gars Paulo n’a pas apprécié cette façon de voir ! Le côté hermétique, ça lui échappe. Son job, justement, c’est de désobstruer les canalisations. Il a qu’un véquende par semaine pour se mettre Coquette au chaud, ne peut se permettre de le gaspiller en simagrées roucoulinantes.
J’efforce de consoler la môme Régina. Je lui dis comme quoi elle a bien fait de repousser le démon tentateur (je suis vache avec mes confrères hommes, non ?). Je lui promets pour très bientôt le vaillant garçon, romantique de partout, qui lui kidnappera le berlingue après l’avoir passée par la mairie. Un gros morceau de bravoure, il déballe ton Sana. Du Georges Ohnet pur fruit, au sirop de canne à sucre. Bon, très bien, elle cesse de chialer, me file un regard noyé, au fond duquel brille une admiration fervente (tout à fait justifiée, selon moi).
Et puis elle me dit, avec son adorable accent de transalpine (non, je n’ajouterai rien) :
— Quelqu’oune l’a téléphonate cesté matine.
— Qui ça, mon chou ?
— Oune messieur.
— Un monsieur ?
— Si.
— Et que voulait-il, ce monsieur ?
— Parlate à vous.
— Seulement je n’étais pas là.
— No, vous pas êtes.
— Comment s’appelait-il, ce signor ?
— L’as pas dite suono nome.
— Il vous a laissé un message ?
— Qualle messaggio ?
— Pour moi ? Per me ? Commissione ?
— Si. L’a dite qué vous fate attenzione votre papa.
— Que je fasse attention à mon papa ?
— Si.
J’incrédule, mon drôle. Elle doit se gourer, cette petite enfoirée.
Tu mords quelque chose à ce cinoche, toi ?
« Il faut que je fasse attention à mon papa. » On dirait un message codé. Style bibici sous l’Occupe : « La fermière est dans l’ascenseur, trois fois » ou « Le deuxième accroc coûte un Triolet ».
— C’est tout ce qu’il a dit ?
— L’ajoutate de non obliare vous dire.
Elle a recouvré sa sérénité crétinale. La force des liquéfiés du bulbe, c’est l’optimisme.
Je lui flatte la joue d’une main distraite et me décide à rentrer.
Ce dégourdoche d’Antoine commence à vadrouiller dans un youpala. Il file de ces chtars au mobilier qui frisent la déprédation. Une vraie petite brute. Tu verrais ses cuissots, au bougre : un champion cycliste, parole !
— Un de tes collègues du B.I.T.E. vient de téléphoner, mon grand, annonce Félicie. Il m’a chargé de te dire que ta musicienne travaillait dans l’orchestre féminin du Budapest, sur les grands boulevards.
Bueno. Il n’a pas traîné, le copain… On dirait que ça évolue un peu, hein ?
— Tu veux du foie de veau, à dîner, Antoine ?
— Non, m’man, sans façon. Après la bouffe monumentale de la mère Berthe, ce soir, pour moi, ce sera une pomme et une tisane…
— J’avoue qu’elle cuisine un peu gras, admet ma vieille.
Je rigole :
— Chez les Béru, le département « beurre » grève davantage leur budget que celui de l’Education Nationale pour la France. Elle boit le beurre fondu à la louche, la Gravosse.
J’attrape Antonio Il dans son bolide-tout-terrain et le lance au plafond. Il rigole aux éclats. T’as déjà entendu un rire de bébé, toi, l’horrible ?
— Fais très attention, mon grand, ça risque de lui provoquer un ébranlement nerveux…
— Penses-tu, vise-moi ce gros lard, s’il est placide.
Le mouflet me file des torgnoles sur les joues. Il adore virguler des beignes. Ça le fait marrer.
— Tu sais qu’il dit « papa » couramment, annonce triomphalement ma brave femme de mère. Toinet, dis « papa » ! Dis « papa » à papa, Toinet !
Et le Toinet de gazouiller :
— Ppppape, ppppape…
Que ma bonne Féloche en chiale d’attendrissement. Mais bibi réagit prompto.
Je suis court-circuité soudain. Un grand coup de 2000 volts dans les épinières moelleux, mon gland.
Je repose le chiareux dans sa Mercedes décapotable à propulsion directe.
— Quelque chose qui ne va pas, mon grand ? s’alarme Félicie.
— Non, au contraire… Je viens de comprendre quelque chose…
Et c’est vrai, ma noix vomique : j’ai pigé grâce à Antoine-bis le message transmis par Régina.
Le correspondant anonyme n’a pas recommandé que je « fasse attention à mon papa », mais « que je fasse attention au pape ».
Tu entraves, dis, macaque ?
Au PAPE !
Bon, alors je renfile ma veste. Et j’abandonne la maisonnée au bas de ce deuxième chapitre, comme les filles mères de jadis abandonnaient le fruit du péché sous le porche d’une église.
Si t’aimes la musique, suis-moi !