CHAPITRE « A »

Que je te plante le décor…

Facile : un troquet de Paname, au soir à la chandelle.

La banlieue triste sous la pluie, comme dans une chanson de la mère Piaf. Le taulier, beurré comme toute la Normandie, est allé se zoner. Berthier, sur le coup de huit plombes, il flanche. C’est l’heure que sa tronche a triplé de volume. Sa cervelle ressemble à un édredon crevé dont les plumes sèment à tout va dans des courants d’air laroussiens. Il déclare forfait, le vioque, car il a atteint ses limites. Ça lui prend d’un seul coup, derrière le vieux rade en vrai zinc. Son teint se couvre. Il se met à crépusculer de la trogne.

Pousse deux ou trois hoquets.

Y a du brouillard dans son regard de bourrin fatigué. Il le promène vaille que vaille sur la salle mélancolique, aux tables cirées par les coudes de plusieurs générations d’ivrognes. Puis, d’un geste automatique, il rafle la comptée du jour dans le tiroir-caisse, n’abandonnant que la morniflette. D’un pas funambulesque il gagne l’escadrin menant à sa chambre après avoir clamé d’une voix pyrénéenne : « Je mets en touche » !

C’est le signal.

Au cri, un long lézard verdâtre radine d’on ne sait où, un magazine pour enfant à la main.

C’est Roro, le fils du précédent : un grand con maigre qui serait probablement en sanatorium si Alexander Fleming avait découvert « Canigou et Ronron » au lieu de ce que tu sais.

Il prend la relève, Roro. La nuit est son royaume. Tandis que le père fait geindre les marches, le fils s’installe au comptoir avec Pilote ou Mickey. La limonade, il n’est pas tellement doué pour. Mais comme il est doué pour rien, il sert des godets aux attardés en attendant que ça se passe.

Juste comme on se pointe, Béru et moi, ces messieurs Berthier interprètent la Relève de la Garde.

Le dabe exit.

Le fils s’arrime au bar avec, variante, un album de Babar.

Sa Majesté Béru Ier s’accoude face à l’intellectuel de comptoir et, après l’avoir admiré un instant, demande :

— Dis voir, gamin, tu vas sur tes quel âge ?

Roro lève son nez piqueté de taches rousses et sourit bienheureusement.

— Vingt et un ans, m’sieur Bérurier. Je vote la semaine prochaine pour la première fois.

La face avenante du Gros le mettant en confiance, il ajoute :

— Faut voter quoi, vous qu’êtes intelligent ?

Cet appel direct à sa conscience civique flatte et trouble le Mastar.

Il réfléchit (car, tu le connais : il a besoin de beaucoup réfléchir pour avoir des idées) et déclare doctement :

— Vote donc rouge, pour commencer, gamin. T’auras toujours le temps de blanchir par la suite.

« Et, à propos de rouge, aboule-nous un coup de beaujolpif en catastrophe : j’ai les bielles qui chauffent.

Car le beaujolais, c’est la mission du vieux Berthier dans ton monde borné. Sa raison d’être et sociale. On vient chez lui uniquement pour son Juliénas.

Nous gagnons la table la plus proche et on s’affale sur une banquette de moleskine dont le crin tanné par trois millions cinq cent mille culs est devenu plus dur que le béton.

Roro apporte la boutanche réclamée.

Tu devrais voir officier Pépère ! Chez nous, à Mars, qu’on s’hydrate par capillarité, personne pourrait comprendre le cérémonial. On penserait à une forme de coït. La manière que Béru renifle le goulot comme s’il serait taste-parfum chez Guerlain ! L’onction du versage. La nouvelle reniflante avant de porter le verre à sa bouche. Et puis alors, le fin des fins, le panard tout suprême… The drink ! Il boit, le regard fermé, la bouche en anus de jument. Il boit avec la langue, avec le gosier, le nez, le palais, le panais. Il boit en faisant un bruit de siphonnage. C’est la grande extase éclairée au néon. Clappement de langue. La respiration qui témoigne. Un velours ! Ses papilles gustatives viennent de lâcher la puberté. Il mouille de la menteuse. C’est la botte. La botte secrète ! Il vagine. Gémit longuement, pire que fille comblée.

T’as déjà rencontré de pareilles z’extases, toi, Dunœud ? Moi non plus, jamais ! Même à Mars où le fade se prend par bain de siège.

— C’est meilleur que l’élesdé, hein ? soupire-t-il. D’ailleurs l’élesdé[1] c’est le beaujolais du sobre, comme qui dirait. Vrai ou pas ? J’ sus dans les normes ?

— Tu es toujours dans l’énorme, Gros, apaisé-je sournoisement, et avec cette louche jubilation de l’homme cultivé[2] plantant le dard acéré d’une astuce grammaticale dans le dargif d’un analphabète professionnel.

L’horloge du bar, offerte par une grande marque d’apéritif dont je tairai le nom pour ne pas brouiller mon éditeur avec Martini (son préféré) indique approximativement vers 8 h 30. Mais alors tout à fait grosso modo. Tu ne pourrais pas homologuer un record mondial avec c’te pendule-là.

— Ton pote est à la bourre, me semble-t-il ? fais-je observer.

— Il te me semble mes choses, rétorque Béru, vu que le voici. Je compte bien entendu sur tes qualités cérémoniques pour le traiter selon les égards qui lui sont dus au rang. J’ sus été en classe avec lui, c’t’ un fait, n’empêche qu’il est cardinal.

Un monsieur grand et massif, portant un costard gris-curé-en-civil pousse la porte du bistrot. Il a le cheveu taillé court, l’œil minuscule, rond, incisif, fiché très haut dans le visage, ce qui déséquilibre celui-ci. La partie inférieure de sa figure ressemble à la coque d’un bateau vue de face.

Bérurier se dresse, rouge d’émotion.

D’une voix qui tremble, il déclare :

— C’t’ un grand jour pour moi, cardinal. La présence que vous faites en venant ici dans ce modeste troquet dont heureusement le beaujolais est avec çui de « Ma Bourgogne » le meilleur de Paris me touche profondément en m’allant droit au cœur.

L’arrivant a un sourire empreint de la plus grande simplicité.

— Voyons, Bérurier, dit-il, tu ne vas pas me vouvoyer !

Ces belles paroles mettent des larmes aux cils du Gros.

— Quelle simplicité, balbutie mon ami. Pour clore ce chapitre des convenances, est-ce que je dois t’appeler « Proéminence » et te baiser l’anus-déi, ou bien je peux me permettre de te dire « Tonin », comme au temps qu’on calçait la fille Marchandise, derrière les buissons, en rentrant de l’école ?

Le cardinal a un sourire stéréotypé, cueilli sur le rayon du haut de la cordialité indulgente.

— Je te répète que rien n’est changé, cher Alexandre-Benoît, assure-t-il avec une onction extrême (car, vu son métier, il serait malencontreux de parler d’extrême-onction).

Là-dessus, il attend qu’on nous présente.

Le Dodu s’empresse :

— Si tu permets, Tonin, voici mon supérieur hiéraltique, le commissaire San-Antonio.

Je m’incline.

Le cardinal me présente sa main, à laquelle brille une améthyste grosse comme ton orchite de l’année dernière.

Je baise. Car nous autres, Martiens, on est des baiseurs-nés. Plus on baise, plus on est content.

Satisfait, Béru ferme sa parenthèse.

— Quant en ce qui te concerne, Sana, voici le cardinal Duplessis, avec en compagnie duquel, jadis, j’ai fréquenté tant de riches lieux.

Il pouffe, ayant préparé soigneusement sa boutade et s’en amusant follement, sans parvenir à en épuiser les indiscutables vertus comiques.

— Amène un verre à Monseigneur, gamin, ordonne-t-il à Roro, le gros rouge, ça le connaît. Dedieu — oh, j’ te demande pardon, Tonin — mais ce qu’on a pu en écluser des litrons à Saint-Locdu, tu te rappelles ? Alors te v’là cardinal, à présent ! Dedieu — j’ te demande pardon — qui m’aurait dit ça. T’avais pas la convocation sacerdotale, de mon temps, que je susse ? T’étais toujours le premier à venir au chef-lieu, dans le boxif de la mère Sauveur. Tu grimpais Mado l’Alsacienne, souviens-en-toi : une grande blonde anémique qu’avait du romantisme jusque dans la culotte !

« Tu le sais p’t’être pas, mais elle a suivi tes traces, la mère Sauveur. Elle a moulé le pain de fesses pour se retirer dans un couvent de religieuses où qu’elle s’astique le salut éternel. Elle n’en sort que le samedi après-midi histoire de foncer dans un cinoche à crouilles de la Goutte-d’Or pour tailler deux ou trois petits calumets à ces messieurs du Maghreb, manière de travailler son jeu de lèvres ; de se garder un palais, quoi, brèfle ! Mais t’as pas répondu à ma question, ça t’a pris comme une envie de lancebroquer, la religion ? La foi t’a bondi sur le poil comme la vérole sur le bas clergé ?

Le prélat laisse passer le déferlement béruréen avec beaucoup de résignation.

— Les desseins de la Providence sont imprévisibles, Alexandre-Benoît. Disons que j’ai été touché par la grâce…

— Tandis que moi, c’est la grasse qui m’a touché, rigole l’Enflure. Elle s’appelle Berthe, faudra que je te la présente, un de ces jours. Mais cessons de débloquer, tu m’as dit au téléphone que t’avais des choses graves à me révéler ?

Le sourire avenant du cardinal Duplessis lui tombe du visage comme la bouse tombe de la vache qui chemine.

— Des choses très graves, très préoccupantes, assure Son Eminence.

C’est à moi qu’il s’adresse. Son regard haut perché brille d’un éclat métallique.

— Que pouvons-nous pour vous, mon père ? interrogé-je, afin de l’encourager aux confidences.

L’ennui avec les ecclésiastiques, c’est qu’ils confessent les autres, mais ne sont pas bonnards pour se déboutonner eux-mêmes.

— Je ne suis pas en cause personnellement, monsieur le commissaire. Par contre, j’ai de grosses craintes pour un personnage plus important que moi.

— Plus important que vous !

— Beaucoup plus !

— Feriez-vous allusion au pape, Eminence ?

— Très exactement.

Bérurier fronce ses beaux sourcils en poils de porc pur fruit.

— Qu’est-ce y arrive à ta Sainte-Paire, Tonin ? Elle s’est coincé la bulle ?

Le cardinal Duplessis s’assombrit tellement qu’il se met à ressembler à une photographie de lui sous-exposée.

— Vous n’ignorez pas, je pense, que Sa Sainteté doit venir à Paris la semaine prochaine ? nous demande-t-il d’un ton de prêche (Melba).

— Effectivement, me hâté-je, histoire de prouver ma connaissance de l’actualité en gestation, le souverain poncif souhaite s’incliner sur les restes de la bienheureuse Marie Couchtouala, qui vient d’être béatifiée par Rome et dont la canonisation ne saurait tarder.

— Parfaitement.

L’éminence fourbit son améthyste au revers de son veston. Visiblement, elle hésite à poursuivre, ce qui — tu me connais ? — ne fait qu’accroître ma curiosité.

— Messieurs, annonce-t-elle brusquement, parvenue au bout de son indécision, un attentat va être perpétré contre le Saint-Père !

Et zoum ! servez frais, avec un zeste de citron !

Vous parlez d’une douche. D’un bain…

D’un bain de Saint-Siège !

J’ai beau être martien, j’en prends plein le pourtour des badigoinsses. Un cardinal qui vient t’annoncer un tel turbin, à brûle-justaucorps, ça ébranle (Charlotte).

— D’où que tu tiens ça, Tonin ? s’enquiert le Pertinent, de vos services vaticons de contre-espionnage, ou t’aurais eu une apparition de Not’ Dame de la Sellette ? A moins que ça soye signé Mâme Soleil ?

— Je suis sûr de mon fait ! rétorque avec force le glorieux « pays » du Gravos.

— Voyons, Tonin, continue de sceptiser Bérurier, qui donc irait chercher du suif au père Six ? J’ veux bien qu’il aille déjà eu des petits incidents de parcours en Asie, seulement ça se passait chez des gus pas catholiques du collier. Ici, à Paris, on est en France, jusqu’à plus ample informé, or la France c’est la fille aînée de l’Eglise, non ?

Duplessis joint ses mains prélateuses.

— Quoi que tu en dises, Paul VI sera agressé pendant son séjour à Paris.

— La question spontanée d’Alexandre-Benoît était pertinente, Eminence, intervient ton camarade martien : il est essentiel que nous connaissions la source d’une telle information.

Mais le prince of the church secoue sa coque-de-navire-vue-de-face.

— Il ne m’est pas possible de vous le dire, monsieur le commissaire.

— Pourtant, mon père, vous devez comprendre que nous devons agir.

— J’y compte bien.

— Comment interviendrions-nous efficacement, si nous devions nous passer d’un élément aussi important ? C’est en partant de la source qu’on…

Ma source, je peux me la remettre dans la giberne, avec une botte de poireaux par-dessus. J’ai beau fixer intensément le cardinal pour essayer de déballer les couches inférieures de sa pensée, comme l’écrivait récemment naguère la reine Fabiola à son gynécologue, l’éminence reste aussi hermétique que la sortie de secours d’un sous-marin en plongée.

— Monsieur le commissaire, fait-elle (car bien que sans soutane, éminence demeure un mot féminin), je vous demande de me croire sur parole lorsque j’affirme ne pouvoir vous donner l’origine de ce renseignement.

— Secret de la confession, peut-être ? hasarde l’ex-condisciple (beaucoup plus con que disciple) du cardinal.

— N’insiste pas, Bérurier ! répond l’interpellé. Si je préviens les autorités par le truchement d’un ami, c’est précisément pour me dispenser de fournir des précisions.

Là-dessus, l’éminence se lève et déclare :

— Messieurs, j’ai agi selon ma conscience, à vous maintenant d’agir selon la vôtre.

Un grand éclat de rire arrive du rade.

Bérurier apostrophe Roro :

— Qu’est-ce i t’ prend, gamin, t’as des vapeurs ?

— Non, c’est Babar qui vient de s’asseoir dans la tarte aux cerises de Céleste, justifie l’hilaré.

Le cardinal Duplessis nous présente sa bagouze. On lui fait un gros mimi.

— Sacré Tonin, va, soupire avec attendrissement le Volumineux, on tuerait un âne à coups de figues mûres avant de te faire dire ce que tu veux pas. Bon, caille-toi pas la laitance : on va te le surveiller, TON pape. Ce sidi, où ce que t’exerces ? J’aimerais bien t’aller surprendre au labeur, un de ces dimanches, afin de mater à quoi tu ressembles, loqué en homard.

— Je n’ai pas de diocèse, déçoit l’Eminence, je suis cardinal de curie.

Le Gros se débat un bout de moment avec des idées imprécises.

— M’étonne pas de toi. Ton naturel paysan qui ressort. J’ai idée que l’écurie du pape est moins bien garnie que celle à Boussac. Il n’aurait qu’une mule, à ce que je m’ai laissé dire ?

Maintenant, si tu veux bien, on va procéder à un rapide changement de décor.

La règle des trois unités ? Tiens, fume ! D’ailleurs, chez nous, à Mars, l’étalon des 3 unités, c’est le mestouléverdum. Je t’emmène chez Béru, le samedi suivant. T’as qu’à suivre sans t’occuper du reste. C’est moi qu’affabule. Car il est évident que si on comptait sur toi… Hein ?

— Ecoutez, madame Félicie, je ne veux pas que vous vous gênassiez chez moi, assure le Mastar. Ça vous ferait-il plaisir que je vous chantasse Les Matelassiers ?

Avant que m’man ait le temps de répondre à cette aimable proposition, dame Berthaga vole simultanément : au secours de nos tympans et dans les plumes de son monstre.

— Ah, non ! Recommence pas de beugler comme trente vaches qu’au bout d’un moment tout l’immeuble est en enfer d’essence. Les locataires signent des répétitions comme quoi tu leur masturbes la quiétude dont ils sont en droit d’attendre. Tenez, la dernière fois, la petite voisine du dessous, la Polak, a accouché prématurément.

Ma brave femme de mère qui est, tu ne l’ignores pas, la gentillesse déguisée en vieille dame, propose un moyen terme : Béru n’a qu’à chanter mezza-voce, ainsi il nous régalera les trompes sans troubler les grincheux du voisinage.

Mais le dragon insurge. Fait valoir qu’on ne peut compter sur « l’à-mi-voix » avec son Mammouth, dont le naturel bruyant revient au galop à peine que chassé.

Elle vitupère durement, Berthy, en découpant sa tarte à la rhubarbe. Elle conclut toujours ses repas à grand spectacle par une tourbe-rhubarbe (à papa) car, explique-t-elle chaque fois, la rhubarbe (15 pour moi) fait « aller du corps ». Elle est farouchement partisane (bien qu’elle emploie partisante) des laxatifs naturels, Mme Bérurier. Les stimulants chimiques l’inquiètent. Elle les répute engendreurs de lésions malignes, enflammeurs d’anus. Ce qu’elle préconise, Mâme Purgon, c’est une souplesse intestinable de belle origine, sans détours. La chiasse par les plantes souveraines. Alors elle préfère la bourdaine aux orchidées. Elle prétend qu’une vie « chiotteuse » bien réglée, c’est LA recette de l’équilibre physique et, partant, du bonheur terrestre. La personne capable de déféquer sans problèmes est conditionnée pour affronter la vie, la dominer. Elle pousse plus loin, la Bérurière : elle dit que la gastronomie commence par où qu’on croit qu’elle finit, car, sans une parfaite évacuation, il est impossible d’engranger dans le plaisir. Selon elle, la devise des grands cuisiniers devrait être : « Chiez, nous ferons le reste ! » Alors, bonne âme, elle prépare à ses convives des lendemains dégagés, déblaie leur horizon vespasien en assurant une parfaite combustion aux mets qu’elle leur prodigue. Une sainte. Dont l’effigie mériterait d’être imprimée sur papier hygiénique satiné. Sainte Berthe-de-la-Purgation, Notre-Dame-des-Gogues…

Devant le veto formel de sa houri, Béru renonce au bel canto pour se rabattre sur des considérations professionnelles.

— A propos, t’as causé au Vioque de mon pote le cardinoche ?

— Tu sais bien que le grand frisé est au congrès international de la Police à Washington ! Mais j’en ai touché deux mots au dirlo de la D.S.T.

— Caisse île en a dix ?

— Pas grand-chose. Il a cru à un quelconque radotage de vieux prélat.

— Vieux prélat lui-même, t’y as pas précisé que mon aminche est dans toute la fleur de la force de l’âge ?

— Si, mais il ne m’a pratiquement pas écouté.

Le Mahousse vrille sa puissante poitrine d’un index qui ne surprendrait personne à l’étal d’un charcutier.

— Quand Sa Majesté le pape se sera fait rectifier, y s’mordra les salsifis jusqu’aux clavicules. Mince ! si on n’ajoute pas du foie à la parole d’un cardinal, qui est-ce qu’on écoutera ? Y a des retraites anticipées qui se perdent, gars. Voir prendre un cardinal pour un radoteur, ça te décourage d’être catholique. Et un cardinal natif de Saint-Locdu-le-Vieux, par-dessus le surcroît !

Je regarde flamboyer sa colère de saint-locducien catholique-romain ulcéré. Il est beau et con comme un feu d’artifice, le Gros.

Je te parie les œuvres complètes de Jack London contre celles d’Albert Londres qu’il va me parler de démission avant longtemps.

Tu paries ?

Non ?

Ben t’as tort, car t’aurais gagné, minable ! Béru n’a pas l’occasion de poursuivre, vu que miss Marie-Marie, sa musaraigne de nièce, rapplique avec la boîte de Voltigeurs que Tonton l’a envoyée quérir.

— Du temps que j’étais au tabac, j’ai rapporté France-Soir annonce-t-elle, car je suis les bandes dessinées, espécialement Juliette de mon cœur que je regrette de ne pas avoir été née au début de son commencement.

Elle se juche sur les genoux de ma chère Félicie et déploie le canard sur les assiettes à dessert sans plus attendre. Le temps de compter jusqu’à deux elle a pris connaissance de son feuilleton, dont le texte aujourd’hui est cependant particulièrement copieux, puisque sur le premier dessin, René s’écrie : « Mademoiselle Monique, je suis stupéfait. » Et qu’au second et dernier dessin, Monique répond « Non ? » avec, tu l’as remarqué, malgré ta sottise congénitale et ambiante, un point d’interrogation.

Soudain, dans la chambre des Bérurier, contiguë, Antoine, le mouflet qu’on a recueilli, m’man et moi, se met à gazouiller tout ce qu’il sait. C’est une nature, ce chiare, comme tu ne peux pas te figurer, hé, fifre !

— Toujours content, Toinet. Tu l’entendras jamais râler. S’amusant d’un rien.

— Vous permettez que j’aille l’lever, m’man Félicie ? demande la souris des champs.

Les fillasses, faut toujours qu’elles jouent à la poupée, tu noteras. Et ça leur passe jamais. Même qu’elles ont le prix Cognacq, elles continuent leur jeu. Même vioques avec les petits-enfants… Une vraie marotte. Elles pouponnent pas : elles poupettent.

— Mais oui, va, ma chérie, consent ma brave femme de mère.

— Laisse-le pas tomber, surtout ! recommande dame Berthe en répartissant ses rhubarberies.

Je ramasse le journal que la pie-vagabonde a fait choir en s’envolant. D’un œil blasé je parcours la première page, manière de m’informer des derniers grabuges terrestres. J’ai beau être martien, je ne peux me désintéresser complètement de vos turpitudes.

C’est la « Une » passe-partout.

La « Une » pour journée creuse.

Tu lis : « Nixon, Incendie, Pollution. »

De la misère tout-venante, quoi. Du malheur au petit trot. Votre Terre qui s’abîme comme un fruit oublié sur l’étagère d’une cave.

L’homme en désagrégation, accomplissant ses petits forfaits quotidiens. Si ce n’est toi… Pardon. Si ça nettoie, cède donc ton frère !

Un fou tue un contrôleur de la R.A.T.P. à la station Max-Corre.

Une photo floue illustre. Est-ce le meurtrier ou sa victime ? Je ligote la légende (des siècles). Il s’agit du contrôleur. Au moment que la rame entrait t’en gare, un individu l’a propulsé d’un grand coup d’épaule sur le ballast « avant de se perdre dans la foule ». Classique. Déjà vu… Rituel. Pourtant, quèque chose me tarabuste. Je mate le portrait de l’écrabouillé. Pourquoi, tu m’écoutes, lavasse ? Pourquoi me dis-je aussi textuellement qu’in extenso ceci : « Cette photo date au moins de dix ans » ?

Curieux, comme réflexion, non ?

Un mec que j’ai jamais vu ! Je mate sa frime. Je décide qu’il s’agit d’un vieux clicheton. Pas banal, non ? Je veux bien qu’avec moi t’as l’habitude. Mais quand même…

Si je trouve que la photo est vieille, c’est donc que, contrairement à ce que je pense, ce contrôleur ne m’est pas inconnu ? Le nom du gus va p’t’être m’éclairer ? Je passe à l’intérieur du baveux pour lire la narration détaillée.

Et je tressaille.

Mais chez un Martien aussi bouillant, le tressaillement équivaut à un sursaut, t’es bien d’accord ?

Sursauter, lorsqu’on tient un journal de ce format déployé, produit un bruit familier aux édicules publics modestes qui proposent à leurs usagers un papier qui l’est également[3].

— T’as touché le tiercé, mec ? demande le Mafflu.

— Dans le plus grand désordre, rétorqué-je. Visionne un peu ça, Béru.

Et de lui montrer la bouille du contrôleur.

Le Volumineux considère l’image, sourcils au garde-à-vous.

— Tu reconnais ce monsieur ?

Il fait l’amou (pas le guet).

— Eh ben, pour tout dire, voilà, déclare le San-sambageur, je reconnais sans reconnaître, tout en reconnaissant sans me rappeler qui est-ce. Sûr et certain, j’ai rencontré ce pèlerin, seulement te dire z’où et à quelle époque, c’est macaque-bonnot.

— Lis son blaze, ça te reviendra peut-être ?

Docile, mon espèce de gros confrère suit mon conseil :

— Antonin Duplessis…

C’est, avec une poussière de retard, la commotion, la bramante.

Il gutture :

— Mon ami le cardinal ! ! !

— Plus jamais en chaire, et pas tout à fait en os, oraisonfunébré-je.

Bon, ça suffit pour l’appartement des Bérurier, je t’emmène à la morgue. Oublie pas d’enlever ton bitos en entrant, surtout !

C’est rare, un cardinal contrôleur de métro, tu ne trouves pas ?

J’en fais la remarque au Bovin en cheminant à son côté[4]. Le préposé de l’institut médico-légal prépose aimablement. C’est un grand garçon sympa portant au poignet gauche une montre en nickel pisseux (vous le reconnaîtrez facilement : il a toujours un cadavre dans les bras).

— Par ici, m’sieur-dame ! nous invite-t-il en poussant une porte peinte d’un beau gris d’éléphant malade.

Tiens, à propos, je voudrais bien savoir si les éléphants ont la pelade ? Tu le sais, toi ?

M’sieur-dame ! Béru et mézigue-pâte… Marrant, hein ?

La force de l’habitude. Le gars de la morgue a vu rappliquer tant de gens venus en ces sinistres lieux « reconnaître le corps ». Des apeurés qui s’étayent mutuellement le chagrin.

Un long bac coulisse sans faire plus de bruit que celui où ta gonzesse remise ses légumes dans le bas de ton frigo (à tempérament).

Et Son Eminence nous est servie.

Bien fraîche, bien parisienne. A poil, bien entendu, comme le sont tous les clients de la pension.

Il est dans un triste état, le « cardinal ». Tu penses une rame de métro, faut se la respirer !

— Pas d’erreur, c’est bien Tonin, balbutie le Détonant.

Nous nous devions de vérifier la chose afin de balayer les incertitudes les plus infimes comme les plus ultimes.

Le prélat se prélasse dans sa bassine. Il a le bras droit dans le prolongement du corps, le gauche entre les jambes, la tête ouverte par-derrière, le pied droit sous l’aisselle droite, le gros côlon dans un sac de plastique en compagnie de ses roustons, de son foie et d’une partie de son pancréas. Si ta mégère est enceinte, lui laisse pas lire ça, sinon elle risque d’accoucher d’un machin qui ressemblerait à de la compote !

— Ça n’a pas dû être joyce de le déloquer ? fais-je au morgueman.

— M’en parlez pas : une vraie opération chirurgicale, m’sieur le commissaire. Alors lui, il était vraiment à prendre avec des pincettes !

Le joyeux drille s’esclaffe.

— Tu es certain que ton ami Duplessis n’avait pas de frère jumeau ? questionné-je au Gros, manière de disperser mes dernières poussières de doute.

Absolutely, mec, répond vivement le Mastodonte. Il avait juste une frangine : Julie, que tous les gars de Saint-Locdu ont grimpée comme un cerisier, y compris misteur Bérurier ton serveur. J’ai pas voulu rappeler la chose à Tonin, l’autre soir, par égard à son grade de cardinal…

— Tu ne crois pas qu’il sentait un peu le travelo, ton cardinal ?

Le Thérapeute hoche sa belle tête de penseur-qui-ne-pense-plus.

— J’avoue que je baigne dans le sirop de mystère, Sana. Pourquoi il nous aurait chiqué cette comédie au troquet ?

— Je ne suis pas loin de penser que le dirlo de la D.S.T. a raison : l’araignée au plaftard, mon chérubin. Il charançonnait de la tonsure, le Richelieu du pauvre.

— Il avait l’air d’avoir de la culture, pourtant ? objecte cet homme de bien qui en est si totalement privé.

— Tu sais, la culture c’est comme la confiture ; moins on en a, plus on l’étale. Si tu veux mon avis, Duplessis était bien un détraqué faisant de la folie mystique.

Mais l’Empereur des glands ne se tient pas pour battu.

— On l’a tout de même buté, non ? Or on ne bute pas n’importe qui sans raison…

— Si : lorsqu’on est fou.

— Dis voir, ça ferait un épi démis de dingues, alors ? Le meurtrier, sa victime… Tout le monde jojo, et allez donc !

— Coïncidence.

— Tu vas au plus court, toi ! hargnise le Musculeux.

Il se mouche bruyamment, constate qu’il avait omis de sortir préalablement son mouchoir et glisse une main pas racontable dans sa poche, manière de se débargougner les phalangettes à l’hypocrite.

— Ecoute, m’emporté-je, il se peut bien sûr que je me goure, mais c’est une hypothèse qui se tient. Hier, un fou s’est rué sur un contrôleur à la station de métro Max-Corre. Chaque fois ce genre de drame se produit.

— Afteur ?

— Ledit contrôleur de son côté entretenait une folie mystique, c’est une chose concevable, quoi, merde !

Le Fabuleux ne répond pas. Il décide de faire « conviction à part ». Tu verrais sa frime sinistre, tu l’arroserais d’essence et t’y flanquerais le feu !

Plus pour me persuader du bien-fondé de mon exposé que pour tenter de le convaincre, je continue :

— Maintenant, le personnage de Duplessis se clarifie pour moi.

— Y a d’abord fallu qu’y soye en morcifs ! T’aimes jouer au meccano, gars.

Ignorant le Père Siffleur persifleur, je poursuis :

— J’imagine la vie de ton ami Antonin. Un solitaire. Comme beaucoup de solitaires, refoulés sexuels, il a un dada. Pour lui, c’est la religion. Gavé de lectures théologiques mal assimilées, il se croit cardinal. L’arrivée prochaine du pape qui défraye l’actualité achève de lui tournebouler le mental. Dans son délire, il invente un attentat. Se croit chargé d’une mission divine : empêcher l’assassinat du Saint-Père. Alors il se rappelle son condisciple Béru, un as de la police… Il le prévient. Mais, comme sa fabulation est de la fabulation, il ne peut donner l’origine de son information.

— Permettez, Vot’ Honneur, m’interrompt l’Antagonique. Si ce serait été un inventeur d’histoires, Tonin eusse inventé une histoire complète. Y nous aurait bricolé une pièce montée sans faire baver le caramel pour nous espliquer l’attentat et la manière qu’il était au courant. Deuxième point, l’avait rien d’un solitaire, mon copain. Faut pas l’avoir vu calcer Mado l’Alsacienne pour croire une ânerie pareille. Et puis, plus fort que tout, je vas t’assaisonner la preuve par 69, mec. Jamais personne n’est devenu pincecorné à Saint-Locdu. Je te dis pas que deux ou trois poivrots bourrés de calva aient pas fait un brin de délirium pour se changer les idées, mais c’était du délirium très mince, Sana. Extrêmement mince, parole !

Et là-dessus, une voix de rogomme, mugissante, caverneuse, à peine féminine, retentit dans le couloir. Comme on s’apprête à informer, nous voyons déboucher une créature qui, si elle n’est pas exactement « de rêve » est, à coup sûr, « de cauchemar ».

Imagine une fille de 1,85 m, ayant dépassé la quarantaine sans mettre son clignotant, rousse au point que Van Gogh, en l’apercevant, se serait sectionné son autre portugaise ; chevaline, braillante, dépoitraillée. Elle a des nichemards énormes qu’on aperçoit comme je te vois à travers les larges mailles d’un corsage à grille, car elle ne porte pas de soutien-loloche, n’en ayant pas trouvé à sa taille, je gage. Elle est maquillée comme une qui s’apprêterait à chanter la Norma à l’opéra de Napoli. Elle a une jupe extra-courte sur des jambons fabuleux. Fendue, de surcroît. Un sac à main à bride lui bat les miches. Oh ! ce derche, mon général ! Le ballon d’Alsace ? Une taupinière. Ses yeux cernés de vert, de bleu, de noir, aux cils englués de khôl, ressemblent à ceux d’une poupée pop. Elle hagarde, la souris. Vocifère.

— Je porterai plainte, assure-t-elle. Et pourtant je dégu… les flics ! Je mettrai mes potes sur le coup ! J’en ai beaucoup : des durs, des balafrés. Des qu’ont un casier long comme mon bras. Ça chiera ! On vous déguisera en vaseline, mes carnes !

Un autre préposé de la morgue se tient à l’écart de la tempête, hors de portée des vagues, derrière la digue du cul de madame.

— C’est à quel sujet ? bafouille notre préposé à nous.

— Ta gueule, crevard ! répond la Tornade rousse. Je suis Mme Antonin Duplessis, la femme de môssieur.

Elle désigne les misérables restes du Saint-locducien.

— Pour un solitaire, me souffle le Gros, il se débrouille pas mal, Tonin, non ?

La houri se tait en découvrant le reliquat de son mari dans la bassine. Elle considère, émet un sifflement et déclare d’une voix plus posée :

— Ben ma vache, ç’a été sa fête, hein ?

Bérurier l’affronte, l’œil mielleux, la bouche en sécrétion.

— Ainsi vous êtes l’épouse de mon cher et malheureux ami Tonin, maâme ? Permettez que je me présentasse : Alexandre-Benoît Bérurier, natif comme lui de Saint-Locdu-le-Vieux.

La grande jument hennit.

— Ah, c’est vous, son pote le poulet ?

Puis, désignant le cadavre :

— Vous avez vu comme ils me l’ont réparé ? Lui qu’aimait tant les déguisements ; travesti en hamburger, ça lui manquait…

Ayant trouvé une épitaphe pour le défunt, elle repart dans sa colère initiale :

— Ces mecs de la morgue, c’est voleurs et toutim. Mais je leur ferai rendre gorge ! Y aura du pet. Tiens, vous qu’êtes perdreau, le Gros, vous allez dare-dare leur réclamer mon bien… J’ me laisserais pas empailler comme une guenon. La Fernande, c’est pas le genre cave. Pour me fabriquer, faut des dons que ces mouches à viande froide n’ont pas.

— De quoi s’agite-t-il, petite maâme, rondejambe le Formide.

— Il s’agit qu’ils m’ont engourdi la bagouze à Tonin, v’là ce qu’il s’agit ! égosille la mégère. Une bagouze qui valait près d’une honnête estimation plus de cent pions !

— Voulez-vous parler de son améthyste ? interviens-je.

La cavale me toise.

— Comment vous savez-t’y qu’il en avait une ?

— J’ai eu l’honneur de la baiser pas plus tard qu’il y a trois jours, chère madame. Car, outre ses fonctions de contrôleur du métro, feu monsieur votre mari exerçait également le métier de cardinal, si je ne m’abuse ?

Pour le coup, la voilà domptée.

— Ben, vous m’avez l’air au parfum de toutes ses marottes, dit-elle.

— Donc, sa bague épiscopale a disparu. Je suppose qu’il ne la portait pas pour vérifier les billets des usagers des transports parisiens ?

— Il la conservait dans sa poche. C’est un de ces branle-macchabe qui l’aura fauchée en déshabillant Tonin. On m’a remis ses objets, y avait tout sauf la bague.

On ne peut pas dire que la douleur de la veuve fasse peine à voir. Elle a du ressort, Fernande Duplessis. De l’énergie. L’esprit combatif. Beaucoup de philosophie également. C’t’ une lutteuse, quoi.

De foire ! Je suis sûr que ça va être passionnant de bavarder avec elle à tête reposée. Alors tu sais ce que je lui propose ?

De l’emmener chez elle.

Et elle accepte.

Suis-nous, tu vas voir. Je sens qu’on va se marrer.

L’éminence créchait dans un immeuble de la rue Gaston-Bonheur (13e arrt), non loin de l’avenue Paul-Kenny.

Un immeuble très parisien, à savoir pas très frais, gris de peau, avec des volets utrilliens dont la peinture s’écaille, une épicerie-charbon à droite du porche et une teinturerie à gauche qui sent le linge chaud et la térébenthine (tiens, v’là un mot, faut toujours que je le cherche sur le dico, à cause de son bon dieu d’h que j’ sais jamais où foutre).

Le cardinal-contrôleur occupe (ou plutôt occupait car désormais il lui faut moins de place) un petit appartement effroyable au premier étage. Capharnaüm (et Pompéi). Deux pièces obscures. Une chienlit noire, avec des caisses empilées dans l’entrée, un réchaud à gaz démaillé, des cartes postales punaisées aux murs pour en voiler la sordidité. Des ampoules nues. Du linge sale, en tas, dans les angles. Un lit de fer. Des bouteilles vides ; des fringues accrochées à des clous. Quoi encore ? Ah si, très insolite : un autel. Un vrai, avec le tabernacle, des chandeliers, une loupiote rouge, un énorme livre frangé de signets de soie et un gigantesque crucifix grandeur nature que tu le verrais, tu jurerais que Notre Seigneur est en chair et en noces (de Cana)[5] ; même qu’à l’attentivement regarder, t’as l’impression qu’il respire dans la pénombre, Jésus.

— Et tu affirmais qu’aucun Saint-locducien ne saurait avoir des chenilles dans la dure-mère, Gros ? soufflé-je à mon ami abasourdi.

— Essayez de trouver une chaise pour vous boucher le trouduc, les gars ! invite obligeamment Fernande en jetant son sac à main sur le plumard déglingué. C’t’ un peu le bordel, ici, vu que j’étais en virouze depuis quelques jours et qu’ j’ sus rentrée ce matin rapport à l’accident de parcours de ce connard. Y avait pas plus souillon que Tonin. Je vous offre un coup de rhum pour vous remettre de la croisière chez les allongés ?

Déjà elle déniche trois verres à moutarde plus douteux que la conscience d’un marchand de voitures d’occasion.

— Vous en prendrez, m’sieur l’Avoine ? elle lance à la canonnade (car elle cause pas : elle tonne).

— Une petite larme, répond Jésus.

Et le crucifié descend de sa croix en exécutant des mouvements gymniques pour se désankyloser.

C’est un petit bonhomme rouquin, à barbiche, avec des cerceaux saillants, des yeux caves, des jambes maigrelettes, la peau blafarde, et des épaules aussi athlétiques que celles d’un cintre à habit d’hôtel de passe. Il porte un pagne misérable, en tissu nid-d’abeilles (l’abeille doit pas brandir un bien gros dard) et une couronne d’épines en caoutchouc. Il ôte cette dernière comme il ferait d’un bitos et s’essuie le front.

— Une heure trente, annonce-t-il triomphalement, il faut le faire, non ?

— Vous allez voir les résultats, promet Fernande.

— Ça me réussit que c’en est une bénédiction, admet le sieur l’Avoine.

Il nous sourit.

— Avant de rencontrer Duplessis, j’avais tout essayé.

— On peut savoir ce dont il s’agit ? demande ton ami San-Antonio dont la curiosité est un vilain défaut toujours récompensé car il vaut mieux tenir que courir, vu que tant va le cachalot qu’à la fin il se case.

— Je souffre de rhumatismes déformants. J’en étais à des doses massives de Chploafftbigntz qui faisaient saigner mon ulcère à l’estomac, heureusement qu’un jour je me suis mis à bavarder dans le métro avec ce cher Duplessis à la station François-Richard. Spontanément, il m’a révélé ses dons, sa thérapeutique… C’est un homme tout d’une pièce.

— Plus maintenant, dit Fernande en présentant une rasade de Clément au bonhomme. Plus maintenant qu’il a eu droit au traitement Olida.

— Qu’entendez-vous par là ? bêle Zébu.

— Tonin est canné, mon pauvre. Une rame de métro lui a passé dessus. Et vous savez, m’sieur l’Avoine, une rame de métro, c’est plus difficile à digérer que des noyaux de cerise.

Le rhumatisant boit son rhum à tisane et se voile la face (alors qu’il ferait mieux de se voiler la fesse, car de la manière imbécile dont il s’est assis en tailleur, je lui vois le fouinzingue comme je te vois).

— Le cardinal, mort !

— Que vous n’avez aucune idée d’à quel point, affirme Fernande.

J’ sais pas si cette dame a un amant, toujours est-il qu’elle est tellement maîtresse d’elle-même que ça devrait lui suffire.

— Mais qu’est-ce que je vais devenir ? s’exclame charitablement l’Avoine. Et mon traitement ?

— Rien vous empêchera de le continuer.

— Vous gardez le cabinet ?

Je laisse mon regard panoramiquer sur le décor. Pour appeler « ça » un cabinet, faut vraiment avoir la foi avec le manière de s’en servir.

— Y a pas de raison que je fasse pâtir l’humanité souffrante du décès à Tonin.

— Vous n’êtes pas « investie », objecte prudemment le « patient ».

La cavale explose.

— Et mon cul, il est investi, dis, crevure ? Non, mais qu’est-ce il imagine, ce vieux désossé, que c’est les paroles magiques à c’t’ emplâtre de Duplessis qui lui traitaient son mal ? Si tu veux la vérité, son latin qu’il chantouillait en t’encensant, Tonin, il l’avait appris dans les feuilles roses du Larousse. Par contre les massages que je te pratiquais, eux, c’était à l’huile de coude surchoix, t’entends, raclette ? Et quand tu t’envolais au fade pendant que mon jules allait en courses, j’étais pas investie, peut-être, dis, apôtre ? Allez, fringue-toi et disparais de mon soleil, t’es encore plus sinistre à regarder que ce que j’ai vu à la morgue.

Le petit décrucifié ne se le fait pas répéter. Il saute dans ses chaussettes d’abord, puis dans son pantalon, le tout à pieds joints. Il passe un polo. Enfile sa veste. Gagne la porte en catastrophe.

Fernande le rappelle.

— Et nos honoraires, m’sieur l’Avoine ?

— Oh, pardon…

Il dépose un bifton de cinq sacotins sur le couvre-lit. Puis il attend.

— C’est ma photo que vous voulez, ou bien vous espérez qu’on va faire une choucroute ? gronde la donzelle.

— Mais… ma monnaie ?

— Quelle monnaie ?

— J’ai pas eu mon petit traitement, aujourd’hui !

Les hommes les plus timorés, ils exigent toujours leur dû, tu conviendras ? N’importe les circonstances. Un sou, c’est un sou. Y a pas à en démordre. Rien peut empêcher : ni l’amour, ni la mort (à condition que ça soye celle des autres).

La Fernande hésite. Elle me toise.

— Vous n’êtes pas pressé-pressé ? demande-t-elle.

— Non, réponds-je, je suis seulement pressé.

— Ah bon. Alors passez par ici, m’sieur l’Avoine.

Elle pousse l’homoncule vers la pièce voisine, dont on constate, une fois la porte ouverte, qu’elle est une espèce de sacristie (de sapristi). Y a des vêtements qui servent d’auto (pardon : sacerdotaux) à des portemanteaux. Et puis encore des caisses ainsi qu’un canapé qu’on vexerait s’il n’était concave[6].

La porte se referme.

— Non, non, gardez votre pantalon, m’sieur l’Avoine, entendons-nous encore, vous voyez bien que j’suis débordée aujourd’hui, AVEC TOUT ÇA !

Ensuite on ne perçoit plus que des bruits vagues, des soupirs et des recommandations faites à voix basse.

Nous mettons ce temps mort à profit pour faire le point, le Fanatique et moi.

Le déboulé de la grande, de la rougeoyante Fernande dans l’affaire semble l’avoir commotionné de haut en bas, le chéri.

— En somme, murmure-t-il, selon toi, ça consiste en quoi ?

J’évasive de la lippe.

— Rectification, Gros, après tout, ton copain n’était peut-être pas si dingue que ça. M’est avis qu’il s’était mis un gentil business au point avec sa luronne. Quelque chose qui se situe entre la religion secrète et le guérisseur avec par-dessus le topo un brin de prostitution pour ajouter quelque poésie à la chose. Il devait recruter ses pratiques dans le métro. Il avisait un petit bougre souffreteux, aussitôt il l’abordait. Ses fonctions de contrôleur lui facilitaient les contacts. L’usager est flatté dès qu’un mec galonné lui adresse la parole. « Ce sont des rhumatismes déformants que vous avez, mon pauvre monsieur ? Ecoutez, vous n’allez peut-être pas me croire, mais… » Tu mords le genre ?

Bérurier a un sourire vainqueur.

— On n’est pas constipé des cellules dans mon village, tu conviendras ?

Je conviens.

Et on attend que le petit bonhomme l’Avoine ait élongué sa crampette.

Ce qui ne tarde pas beaucoup, dame Fernande étant souhaiteuse d’en finir vite et le bâclant à l’envolée.

Il bêle en chopant son panoche, le disciple à feu le cardinal.

Les gens, tu les avises dans les extases, t’en reviens pas de ce qu’ils ont l’air glandu. Ce tableau vivant, mon pauvre canard ! La manière sotte qu’ils spasment, qu’ils tentaculent. Le défoutrement, somme toute, c’est laborieux. Ça mobilise l’individu. Dieu merci, chez nous, à Mars, qu’on jouit comme le pissenlit, au duvet vagabond, on ne connaît pas ce genre de tourments. On n’a pas besoin d’aller à la conquête de l’amour : on l’attend. On est continuellement en état d’extase, comprends-tu, noix creuse ?

Ici, mes pauvres biquets, vous vous donnez un mal de chien (c’est le mot). L’assouvissement implique une lutte dont les résultats ne sont jamais assurés. Forniquer, pour vous, c’est aussi ardu, mesquin et précaire que vivre. Je sais qu’à mon débarquement c’est ce qui m’a le plus frappé.

Voilà.

Vivement épongé, M. l’Avoine s’en va, avec des glandes refaites à neuf. Il sourit timide, son petit dargeot pincé, le pantalon plein de boursouflures, comme l’était la frime du regretté Lucien Baroux.

— Vouelle, je suis à vous, déclare la grande Fernande en tapotant les mini-plis de sa minijupe.

Elle fait serveuse de bar allemande, là que le mini paraît encore le fin des fins de la polissonnerie. Elle s’assoit dans un machin qui a dû être un fauteuil à sa création, mais qui n’est plus qu’un truc en démolition.

On lui voit le mécanisme jusqu’à l’essieu car elle n’a pas pris le temps de renfiler ses collants. Voilà qui fournit un objet (volumineux) de méditation au Convulsé, lequel s’abîme corps et bel et bien dans une contemplation farouche de la chose (en anglais : the thing).

— M’est avis, empetercheyné-je, que vous aviez mis au point une gentille combine, avec Tonin, non ? A cinq sacs la crucifixion, ça doit laisser du bénéf, une fois l’encens payé ?

Elle fronce les sourcils pour me darder contre un regard pas facile.

— Rassurez-vous, m’hâté-je, nous n’appartenons pas aux polyvalents, et je me dois de préciser que nous nous trouvons chez vous à titre purement amical. Vous saviez que Tonin avait contacté l’inspecteur Bérurier ?

— Il m’en avait parlé, oui.

— Que vous avait-il dit ?

— C’était rapport au terrain de leur bled, non ? Je crois qu’ils ont des lopins mitoyens. Tonin voulait acheter un bout de Bérurier car il mijotait de faire bâtir à Saint-Locdu en prévision des vieux jours. Tu parles que ça ne me bottait guère parce que moi, un patelin pareil, au bout de huit jours, jserais devenue neuneu.

— Il a ses charmes, bredouille l’Héroïque sans perdre de la prunelle ceux de notre interlocutrice.

— Ah mouais ? rugit la lionne. Ben mon pote, s’il en a, je vous en fais cadeau !

Moi, mon gamin, confidentiellement je peux t’avouer qu’à l’instar de Fernande, Saint-Locdu, j’en ai rien à branler. Aussi reviens-je à mes moutons, lesquels sont d’une autre région.

— Il ne vous a pas parlé du pape ?

La grande cavale déglutit.

— Comment, le pape ? Quel pape ?

— En existe-t-il plusieurs, douce amie ?

— Vous faites allusion à celui de Rome ?

— Au pape, quoi !

— Pourquoi m’aurait-il parlé du pape ?

Soudain, Mme veuve Duplessis part d’un rire peu compatible avec son récent veuvage.

— Oh, à cause de son rôle de cardinal ? Vous n’y avez pas cru, j’espère ? C’était une idée à lui. Il se fringuait en rouge pendant ses séances, ça impressionnait le malade. Parce que vous savez, il n’avait pas tort, Tonin : tout est psychique. La plupart des gens ont leur mal dans le citron et non ailleurs. Neuf fois sur dix, si tu frappes leur imagination, si tu leur affirmes qu’ils sont en train de guérir, eh ben ils guérissent ! Les toubibs dont la plupart ont tendance à être aussi psychologues que trois poils de fesse collés sur un papier, ne se rendent pas compte de ce qu’ils ratent comme miracles. Ils posséderaient un rien de chou, Lourdes aurait fermé boutique depuis longtemps. Tonin, lui, après des années à végéter, voilà qu’il se découvre un jour un don de guérisseur. Connement. Un copain du métro qui démarrait une angine. Mon homme lui dit : « Bouge pas, je vais te la soigner. » Il lui file les mains autour du cou en plaisantant. Il les retire. L’autre pomme se déclare guérie. Me rappelle plus comment la pensée lui est venue, à. Tonin, de mêler la religion à ça. Une vieille toquée, je crois, qui l’appelait « mon père » et assurait qu’il avait la main divine. De fil en aiguille, on en est arrivé là…

Elle désigne l’autel surmonté de la grande croix disponible aux bras de laquelle pendent des manettes de cuir barbotées dans le métro.

— Vous avez beaucoup de clients ?

— Pas des masses. Il était méfiant, Tonin, il avait peur que son petit commerce soit découvert, sa devise, à lui, était chi va piano va sano, aussi ne traitait-il qu’un ou deux malades à la fois.

— Et vous, dans le tableau ?

— Quoi, moi ?

— Votre rôle ?

Elle prend un air apitoyé.

— Faut vous faire un dessin ?

— Vous paracheviez les guérisons, en somme ?

— Moi, je me suis toujours plus ou moins expliquée. Avant Tonin, déjà je marchais en amazone avec une copine voiturée. On faisait la porte Maillot, en lisière du Bois. Si je vous disais, maman, autrefois, travaillait dans la galanterie. Pendant la guerre, elle était en boîte, à Casa : on constitue pratiquement une dynastie de pétasses.

Ça paraît l’amuser et aiguiser sa fierté.

— Pardonnez-moi la réflexion que je vais vous faire, Fernande, mais il me semble que la mort de votre mari ne vous affecte pas beaucoup.

Elle hoche la tête :

— Je ne suis pas une truqueuse, en dehors du boulot, tout au moins. Non, le Tonin, c’était un faux malin, l’esprit baderne, malgré ses petits coups fourrés. Il se prenait au sérieux, croyait doucement à sa mission, si vous voyez ce que je veux dire ? Mais surtout c’était un timoré. Rien que le fait de garder sa place au métro, à cause de la retraite ! Dites, y avait pas de quoi se poignarder le prose avec une andouille ? La retraite ! En plus, cradingue… Vous pouvez le constater. (Elle désigne le décor du « cabinet ».) J’avais depuis longtemps repris ma vitesse de croisière, et je ne venais plus ici que pour les séances, professionnellement, quoi !

— Vous ne divorciez pas ?

— Quelle idée ! Ç’avait déjà été assez glandu de se marida. Vous croyez encore à ces conneries, vous ?

— Avait-il des ennemis ?

— Lui ? Un beurre !

— Des clients déçus, par exemple, sur lesquels le « traitement » aurait été inopérant ?

— Il savait les choisir, car n’oubliez pas qu’il les choisissait. De ce fait, on n’a jamais eu d’échec. Vous venez de voir m’sieur l’Avoine ? Eh ben, c’est le style du reste. On risquait rien avec des pommes à l’huile de ce gabarit, admettez ? Des cloches qui ont besoin de surnaturel, c’est du loukoum ! C’était nous ou le mage Trucmuche des petites annonces pour ces ramollis.

— Pourtant, ma belle, votre bonhomme a bel et bien été assassiné.

— Pensez-vous ! Les témoins se sont monté le caberlot… Il s’agit d’une bousculade. Qui donc serait allé flanquer le Tonin sur la voie ? Si, un fou, à la rigueur…

— Où vivez-vous ?

Ma question en forme de volte-face la déconcerte.

— Qu’est-ce que ça peut vous fiche ?

— Supposez que j’aie des choses à vous dire ?

La veuve du cardinal a un geste en chasse-mouches, genre l’ambassadeur de France époussetant la frime du bey de Tunis.

— Je crèche à l’hôtel Belcrampe, rue de l’Amiral René-Cossu.

— J’aimerais en savoir davantage à propos de l’améthyste disparue.

Pour le coup, elle se met à grimper à l’échelle de sa rogne, comme une grenouille exécutant une prestation de beau-temps-probable.

— Ah, oui ; bravo ! Reparlons-en ! Un coup des types de la morgue. Au moment du décarpillage, vous parlez qu’ils se la sont annexée facile, la bague de mon bonhomme. Un caillou pareil !

— D’où la tenait-il ?

Fernande hennit comme une jument qui va se faire escalader par un étalon à une brique la saillie.

— Il la tenait de ses économies, mon vieux, tout culment. Il l’avait achetée chez un antiquaire. Tonin, en vrai péquenot, aimait les valeurs solides : l’or, la terre, le bestiau. Son caillou joignait l’utile au placement.

— Et vous dites qu’il la conservait dans sa poche ?

— Pendant son service, oui. Je lui avais cousu une petite pocket à fermeture Eclair à l’intérieur de la poche normale, ce dans chacune de ses vestes. Un vrai prudent. C’est pourquoi il ne faut pas me vendre de salades comme quoi la bague a été perdue. On l’a volée. Vous entendez, les flics ? Volée !

Un silence suit.

Crépitant de colère chez Fernande. Huileux de méditation chez nous, les deux messieurs.

C’est Béru, dont l’intense mutisme finit par dégager quelque chose de fascinant, qui prend sur soi de le rompre.

— Sana, me dit-il, pardonne-moi de m’excuser, mais j’sus parti sans artiche. Tu pourrais pas me prêter cinq sacs ?

Vaguement surpris (peut-on l’être beaucoup lorsqu’on connaît et subit des lubies béruréennes depuis des années ?) je lui tends la coupure souhaitée. Il la rafle prestement et enchaîne en la promenant comme un flacon de sels sous le pif tumultueux de la donzelle :

— Dites-moi, ma petite grand-mère, du moment que j’ sus-ci dans un titre purement amical et compatriotique, vous voulez bien que nous passassions dans la turne à côté, vouze et moi. Y a quéque chose dans votre histoire de traitement que j’aimerais approfondir.

Bon, alors que je te dise : ils vont dans « la sacristie ». Le Gravos pousse sa bramante des grands jours. Moi, during this time (comme disent les Anglais qui parlent mal le français) j’en profite pour fouiller le logement. Et je dégauchis un carnet à couverture noire (t’as rien à branler de ce détail mais j’te le donne quand même pour te prouver que j’mens pas) recelant la comptabilité occulte du défunt cardinal Duplessis. Les noms et adresses de ses chers « malades » y figurent. Intelligent comme je suis, t’as déjà pigé que ce document va m’être utile et tu trouves naturel que je l’enfouille. Parfait.

Béru ressort, l’œil brouillé et le futal en instance de K2R. On quitte Fernande. Dans l’escadrin, le Glanduleux me dit maussadement : « Une pute, c’t’ une pute, jamais la technique remplacera le sentiment. » Ce qui est profond de sa part, hein ? Alors, pour le coup, je te vas finir ce premier chapitre là-dessus, parce qu’en fait, hein, un chapitre, lorsque t’es un grand romancier, si tu le bâcles pas sur un coup de feu ou une porte qui s’ouvre en grinçant, t’as intérêt à le conclure sur un bon mot.

En somme.

Non ?

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