X

Quittant l’air dur et glacé de janvier pour pénétrer dans le Centre Haddon, Lionel Rosson secoua sa chevelure d’un geste nerveux et, lorsqu’il se fut heurté au mur de chaleur, il se débarrassa à la hâte de sa fourrure de mouton.

Maintenant qu’il était dans la serre, comment s’y comportaient ses créatures ?

Maudissant au passage Sole qui s’était réfugié dès le premier accroc derrière cette mystérieuse expédition en Amérique et qui le laissait, lui, Rosson, comme le petit Hollandais, colmater avec son pouce la brèche dans la digue alors qu’il ne pouvait que constater la propagation des dégâts.

L’alibi de Sole était aussi mince qu’une pellicule de glace où Sam Bax continuait de patiner pour entretenir l’illusion de sa solidité.

Qui était donc ce Zwingler ?

Et quel était exactement cet appât en forme de séminaire sur le comportement verbal auquel Sole avait été convié à mordre ? Ce que Rosson pensait à part lui, c’est qu’une tragédie de l’espace était en train de se faire étouffer. Quelque chose comme une subite altération qualitative de la communication avec les astronautes au long cours qui, à la fin, restaient des mois en orbite dans le Skylab. Ils avaient été expulsés de la matrice de la Terre, délestés du boulet rassurant de la gravité, leur espace n’était plus soumis à la trajectoire voûtée du soleil, ils vivaient dans l’absence de ces repères aussi familiers que nécessaires plus longtemps qu’aucun homme ne l’avait fait. Leur pensée s’était-elle altérée pour s’adapter à de nouvelles conditions ? Étaient-ils coincés entre deux chaises, bâtards et de la Terre et des étoiles ? Et voilà qu’ils avaient besoin de secours, d’un secours conceptuel avant d’être secourus physiquement. Sinon quoi ?

Un souvenir le harcela. Il avait lu, quelques années auparavant, que dans la Grèce antique, les initiés des rites orphiques devaient, pour le réciter après leur mort, apprendre par cœur : « Je suis un enfant de la Terre et du ciel étoilé. Abreuve-moi des eaux de…» De quoi ? De l’eau de l’oubli ou de celle de la mémoire ? L’une des deux, mais il ne savait plus laquelle. La différence était pourtant lourde de sens, comme elle l’était peut-être pour les astronautes du Skylab.

L’article du Zwingler en question portait sur les symptômes de désorientation chez les astronautes au long cours et sur l’altération des batteries conceptuelles. Les astronautes auraient-ils perdu la tête dans leur exil à mi-chemin de la Terre et des étoiles, dans ces limbes de l’esprit ? Qui savait exactement quelles expériences, quelle charge, renfermait le Skylab ? La présence dans le ciel d’anges vengeurs redevenait une idée contemporaine, aigles qui de leur bec déchiquetteraient le foie des Prométhées dompteurs du feu nucléaire, relégués pour l’éternité sur une orbite lointaine.

Rosson se demanda aussi quel rapport, s’il y en avait un, existait entre cette conférence décidée à la hâte et la nouvelle Lune russe uniquement visible depuis Reykjavik, la Sibérie et les îles Salomon. Gonfler un ballon de cette taille et le suspendre dans le ciel comme une lanterne était une entreprise à la fois grandiose et inutile puisqu’il n’était donné à personne de le voir. C’était tellement peu dans les habitudes des Russes qui, dans toutes leurs actions, faisaient la part belle à la propagande.

Quelle que fût la vérité (que, probablement, Sole connaissait), il s’était conduit comme un salaud en s’éclipsant ce jour-là précisément du Centre. Au moment où son précieux Vidya devenait fou et où son univers enchâssé commençait à se disloquer.

Il passa devant le sapin toujours debout au pied du grand escalier. Noël était passé, les Rois dans quelques jours : le rituel était ainsi respecté. L’arbre était plus squelettique que jamais, pauvre radiographie sous laquelle des squames vertes jonchaient le sol.

Ils auraient dû l’enlever plus tôt. Sa vue était déprimante.

Devait-il, dans les aiguilles tombées, tracer un message pour le personnel auxiliaire ? « Enterrez-moi, je suis mort. » Inutile. Habitués à la discipline militaire, ils s’en tenaient au règlement. Article 217, paragraphe A : « Les arbres de Noël sont tenus de rester en place jusqu’à la fête des Rois. » Ou quelque chose dans ce genre.

Il franchit le sas de sécurité derrière lequel s’ouvrait l’aile postérieure, frappa à la porte de Sam et entra.

« Qu’y a-t-il, Lionel ? »

Depuis quelque temps, Sam Bax ne semblait pas enthousiasmé de ses visites.

« Sam, il faut que je sache quand Chris revient. La situation devient plus tendue chaque jour. On pourrait avoir de sérieux ennuis avant longtemps.

— Tu ne peux donc pas te tirer d’affaire tout seul ? Je vais demander à Richard de te relayer, si tu veux. Mais c’est toi que Chris a désigné.

— Tu ne m’as dit ni quand Chris revenait, ni ce qu’il faisait.

— Lionel, je n’en ai aucune idée. Pour de vrai. Zwingler m’a téléphoné hier des États-Unis. Il paraît que Chris a encore un rôle important à jouer.

— Où ça ? »

Sam Bax posa ses mains à plat sur le bureau. C’était le geste de quelqu’un qui montrait les cartes de son jeu, mais retournées.

« D’accord, là, tu m’as eu. Mais je te promets qu’en ce qui concerne le Centre, la visite de Chris aux États-Unis n’aura que des retombées positives.

— À la bonne heure, Sam, tu m’en vois ravi ! Mais raconte-moi plutôt à quoi servira cet afflux de finance s’il n’y a plus rien à financer ?

— On n’est pas à ce point dans le pétrin. Tu exagères. Jusqu’à maintenant, tout s’est parfaitement bien passé. Tu penses bien que sinon je n’aurais pas laissé partir Chris.

— Est-ce que tu t’es branché, récemment, sur l’Univers enchâssé ? »

Le directeur baissa le regard sur ses mains puis le laissa traîner jusqu’au téléphone.

« Écoute, Lionel, tu te souviens de ce séminaire à Bruges. Après ça, il y a eu l’Armée qui nous a fait des histoires, elle voulait recycler les infirmières dans le service actif. Plus un pénible imbroglio financier que, indirectement si ce n’est directement, l’escapade de Chris devrait contribuer à démêler. Je dois te dire, pour être franc, que j’aimerais embaucher du personnel un peu plus à la hauteur. Mais il est évident qu’en l’état actuel…»

Sa vague excuse s’effilocha dans le silence.

Rosson secoua rageusement sa crinière.

« Un peu plus à la hauteur ? J’aimerais bien savoir ce que tu caches derrière cette tournure diplomatique. Enfin, bref. Sam, je t’ai demandé si, récemment, tu t’étais branché sur l’Univers de Chris ? »

Sam, qui pensait déjà à autre chose, secoua la tête. Il pensait peut-être à Chris, ou à l’Amérique. Mais pourquoi ? Peut-être parce que ce Zwingler de malheur lui avait donné la raison exacte. Le pourquoi de la catastrophe qui avait frappé Skylab. Son couplet sur l’afflux de fonds n’était que de la poudre aux yeux. Un faux-fuyant.

« Donne-moi une demi-heure, Sam, et je vais te sortir les morceaux de bande en question. Tu comprendras pourquoi je voudrais que Chris revienne, en dépit de tout ce qui peut le retenir là-bas. Comme tu t’en doutes, je n’ai aucun besoin de l’aide de Richard. Enfin, bon Dieu, Sam, c’est Chris que les enfants connaissent le mieux et c’est de lui qu’ils ont le plus besoin. Tout comme A, Bé et les autres me connaissent et me réclament. C’est une question de rapports, de contact. Je t’assure, Sam, qu’en ce moment, je n’essaie ni de faire le malin ni de défendre mon bifteck. Je t’expose des faits psychologiques. Même à Richard tu n’arriverais pas à faire dire le contraire. Ces mômes ont établi avec Chris des rapports de la même façon que les miens en ont avec moi. Dorothy ou Richard ne pourront jamais fonctionner comme remplaçants si je ne m’en sors pas tout seul. Et tu sais parfaitement pourquoi !

— Lionel, je voudrais que tu te calmes. Écoute-moi. Quoi qu’il arrive ici, je ne rappellerai pas Chris des États-Unis. Pas même si le Centre brûlait. Et je pense ce que je dis. Tu vas devoir te débrouiller tout seul. Bien entendu, j’attends ces bandes que tu dois me donner.

— Sam, tu as l’air d’avoir complètement oublié le projet. Il y a six mois encore, tu te serais précipité sur l’écran pour visionner les bandes. Mais maintenant, à part les acrobaties financières et administratives et les activités de Chris aux États-Unis… Pourquoi, Sam ? Qu’est-ce qu’il se passe donc là-bas ? Le gros accident mental de l’espace ? C’est ce que j’y vois, moi. Qu’est-ce que ça a donc de si intéressant pour que tu négliges la catastrophe qui se produit pratiquement sous ton nez ?

— Une catastrophe chez les enfants de Chris ? Tu irais jusqu’à dire ça ? »

Pour la première fois, le souci assombrit, mais passagèrement, le visage de Sam.

« C’est ce que je me tue à te dire ! »


L’écran s’alluma sur un poudroiement d’électricité statique avant de montrer Vidya ouvrant la plus grande des poupées parleuses, y prenant la poupée suivante et refermant soigneusement la plus grande avant de procéder à l’ouverture de la plus petite.

« Ça, c’est l’incident numéro un, le jour même de la visite de notre Zwingler.

— Je suis bien certain qu’il n’y a aucun rapport, grommela Sam.

— Bien sûr qu’il n’y a aucun rapport, répliqua Rosson d’une voix légèrement exaspérée, c’est uniquement pour te dire quand c’est arrivé.

— D’accord, Lionel, mais j’ai eu l’impression que tu cherchais le prétexte pour rouler Zwingler dans le pipi…»

Rosson fit un geste en direction de l’écran.

« C’était l’histoire de la princesse et du petit pois, Sam, j’ai vérifié. La vraie princesse, celle qui dans tout le pays a la peau la plus fine – celle dont les terminaisons nerveuses sont les moins émoussées, comme tu dirais – est la seule fille qui soit capable de sentir la présence du petit pois sous plusieurs épaisseurs de matelas de plumes.

— Bien sûr, bien sûr », dit Sam, impatienté.

Et ils visionnèrent la première crise, celle sur laquelle Sole avait attiré l’attention de Rosson avant de partir.

« Je me suis demandé s’il pouvait y avoir un rapport quelconque avec le contenu de l’histoire. Je pense à ces matelas empilés les uns sur les autres et au petit pois qui est vraiment le noyau du problème, tout en bas de la pile. À mon avis, c’est une sorte de caricature du langage enchâssé, tu ne trouves pas ? »

Rosson vida l’écran et fit surgir des mémoires une nouvelle série d’images.

Il neigea une fois de plus sur l’écran, qui s’éclaircit.

Trois enfants entouraient l’Oracle, au centre du labyrinthe. Seul Vidya résistait aux murmures persuasifs et à la programmation hypnotique de la salle.

Il criait, hurlait, trépignant de rage autour des murs du labyrinthe, les frappant avec un morceau de tuyau de plastique, hurlait en direction des enfants qui se trouvaient à l’intérieur.

Rosson brancha les haut-parleurs et un concert de cris incohérents s’éleva.

« Je n’ai pas réussi à démêler ce qu’ils disaient. L’ordinateur prétend que c’est une suite aléatoire de syllabes. Mais je commence à soupçonner qu’il s’agit d’une régression vers le babillage, sauf que ce serait à un niveau supérieur.

— Ou d’une colère d’enfant.

— Oui, effectivement, ça se présente comme une colère, c’est évident. Mais il n’y a pas que ça. Dans quelles conditions s’opère habituellement cette régression ? Dans le cas d’un enfant beaucoup plus jeune et atteint d’une lésion cérébrale. Il recommence alors depuis le début son apprentissage du langage. Vidya est bien trop vieux pour ça.

— À moins que l’ASP n’ait bouleversé quelque chose.

— C’est précisément ce que je crois, Sam. L’aptitude programmée du cerveau à acquérir le langage a dû être atteinte d’une façon ou d’une autre.

— Ou accélérée ?

— L’un ou l’autre. J’aimerais bien savoir. Si tu veux mon opinion, ce à quoi on assiste ici est une sorte de conflit entre le propre programme d’acquisition de langage du cerveau et le programme que nous lui imposons, le programme générateur d’enchâssement. Mais le cerveau ne peut pas se débarrasser d’une simple bourrade du programme enchâssant. L’ASP élargit l’ouverture du cerveau aux données nouvelles. Le cerveau doit donc essayer de broder l’enchâssement sur sa trame « naturelle » d’acquisition du langage. Mais il se trouve que les deux dessins ne veulent et ne peuvent s’accorder. Et le cerveau, à cause de son trop grand libéralisme, se trouve coincé entre les deux. Sa seule issue se trouve dans la retraite vers le babillage. Dépossédé de toute règle, il retourne à la méthode des essais et des erreurs. Mais je donnerais cher pour savoir ce qui sortira de ce babillage-là ! »

Sam Bax voyait Vidya tourner autour du labyrinthe, frappant ses parois, hurlant, débitant des séries incohérentes de sons.

« Il a l’air d’avoir une assez bonne coordination motrice, le môme, remarqua-t-il. Il n’y a rien de bien grave, là. Il a de l’aisance.

Regarde, Sam. »

Après avoir tourné plusieurs fois autour du labyrinthe, Vidya se mit à crier comme un épileptique et s’écroula près de l’entrée du dédale de plastique. Son corps mince était secoué, tordu, ses doigts crispés, il griffait le sol comme pour le lacérer. Il finit par s’immobiliser.

« Vertige, ça ne m’étonne pas, à courir en rond comme ça.

— Vertige, mon cul ! Il a eu une crise de nerfs. Il s’est mis lui-même en condition. Il s’est administré tout seul son électrochoc pour vider son esprit des contradictions accumulées. »

Rosson choisit un autre morceau de bande sur la console.

Sur l’écran, Vidya reprenait ses esprits. Le garçon se leva calmement et entra de sa démarche trottinante dans le labyrinthe.

« Voyons la suite…

— Lionel, je suis désolé d’avoir à t’interrompre, mais j’attends un autre coup de fil des États-Unis.

— C’est Chris qui va t’appeler ?

— Non, Lionel, j’en suis encore une fois désolé. Pour rien au monde, je ne voudrais le déranger de ses préoccupations actuelles.

— Je vois d’ici ce qu’il dira de ça quand il reviendra ici pour voir Vidya se perdre en babillage et se tordre de crise en crise.

— Et c’est précisément la raison pour laquelle je ne veux pas que Chris en soit informé maintenant. On va organiser une permanence d’infirmiers qui pourront pénétrer dans l’univers et donner au gosse un tranquillisant si ces incidents se renouvellent. On s’en tiendra à ça jusqu’au retour de Chris. On veillera à ce que la glace ne cède pas sous ses pieds. Ça te va ? »

Il s’en fallait de beaucoup.

Mais Sam Bax sortait déjà du bureau de Sole, laissant Rosson face à l’écran vide.

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