XX

Vers midi, en dépit des efforts de Chester, la femme de la hutte mourut et, avec elle, son cerveau saturé de maka-i.

Mais le bébé monstrueux, lui, vivait à sa manière. Son organisme décousu continuait de fonctionner. Son cerveau nu restait conscient. Sa tête aveugle se tordait comme celle d’une chenille vers les bruits. Il couinait.

Peu après l’aube, tous les hommes xemahoa retournèrent au village et, parmi eux, Kayapi guidait le vieux Bruxo malade et hagard en le tenant par la main comme un enfant. Personne ne se serait soucié de regarder ce qui se passait dans la hutte. La survie du bébé dépendrait de sa résistance… et des Caraiba. Du point de vue de la simple interprétation il n’était peut-être pas utile à Kayapi de se demander s’il était vivant ou non.

Les hommes se retirèrent dans leur hamac pour y soigner leur migraine par le sommeil. Seul Pierre essayait, par des allées et venues clapoteuses dans le passage qui reliait la hutte au village, de vaincre son ivresse par la fatigue. Son comportement rappelait à Sole celui de ce sous-marinier qui, victime d’un état de choc, ne cessait de parcourir le trajet cent fois répété en bas de chez lui, comme pour faire des commissions imaginaires.

Après la mort de la mère, ils allèrent voir le Français, espérant que ses efforts lui auraient rafraîchi les idées.

Mais Chester, désabusé par la vanité de ses efforts auprès de la mourante et Tom Zwingler, que commençait à rendre malade la durée de leur mission, ne placèrent pas cette rencontre sous le signe de la compréhension et de la gaieté.

« Avez-vous dit à ce Kayapi que le Bruxo devait s’en aller ? demanda Chester.

— Les oiseaux de sa pensée se sont enfuis, soupira Pierre. Ils se sont perdus dans la forêt depuis qu’il a vu le bébé. Mais Kayapi les fera revenir. Kayapi sait comment faire…»

Cette confiance aveugle en quelqu’un qui n’avait pas levé le petit doigt pour s’occuper de la femme ou de son enfant fut pour Chester la goutte d’eau qui fit déborder le vase.

« Gros malin, ton Kayapi, tu vas voir qu’il va bouffer de la merde avec le gratin du coin et qu’il saura parfaitement pourquoi il le fait. Tu penses qu’il fait comme nous, mais en un peu plus efficace, hein ? Il sait s’y prendre. Regarde comment il t’a manipulé avec des filles, de la drogue et je ne sais quoi ! »

Pierre resta un moment complètement décontenancé.

« Mais Kayapi est un homme d’expérience, bafouilla-t-il. Les Xemahoa ont une compréhension stupéfiante du monde…

— Raconte ça à quelqu’un d’autre. Kayapi se fout du monde comme de sa première culotte. Il a vu où était son intérêt. Il sait bien que le seul gâteau dans lequel il peut se couper une tranche, c’est ce tas de merde ! »

Avec une expression de dégoût inquiet, Pierre fixa le Noir dans les yeux.

« Il est mon précepteur.

— Tu l’as vu, le bébé ? Tu l’as vu, le résultat de leur « stupéfiante compréhension » ? Encore heureux qu’il ait un nez et une bouche ! »

Pierre ne put que faire un mouvement convulsif des mains.

« Kayapi a souffert et appris en exil. Et maintenant, le voilà qui revient chez lui. Il est le type même du héros.

— Mais enfin, c’est complètement accidentel ! explosa Tom Zwingler. Ce n’est pas comme s’il avait su que l’eau allait redescendre. C’est nous qui avons fait sauter le barrage. Il ne pouvait pas savoir que les choses prendraient cette tournure ! »

Pierre lui opposa un visage fermé.

« Non, il le savait. Il me l’avait promis.

— Croyez ce qui vous plaît et allez vous faire voir ! Moi, ce que je dis, c’est que ce monstre, c’est vraiment le fin mot de cette histoire de maka-i. C’est la seule et unique conclusion qu’elle aurait eue sans notre intervention. Kayapi n’est rien qu’un opportuniste qui a de la chance ! »

Sole se dit qu’ils auraient pu faire preuve de plus de tact avec Pierre. Il était stupide de le prendre ainsi à rebours. Il essaya d’adoucir un peu l’acidité de la conversation.

« C’est sûrement vrai, Tom, mais est-ce que ça nous empêche d’avoir raison au sujet de ces Indiens ? Ou plutôt, pour parler comme Ph’theri, au sujet de leur valeur d’échange ? Moi, j’ai l’impression qu’ils sont confrontés au même genre de problème que nos visiteurs qui ont quand même derrière eux trente mille ans de technique. Les Sp’thra ont buté contre quelque chose d’anormal, quelque chose qui venait du dehors de leur nature. Pour relever le défi, ils ont construit une machine à penser universelle. Les Xemahoa, eux, se sont retrouvés face à cette inondation contraire à la nature des choses et ils l’ont combattue avec leurs propres moyens, non pas techniques, cette fois, mais conceptuels et biologiques…»

Pierre couvrait Sole d’un regard égaré, se demandant peut-être si une autre vague d’hallucinations ne déferlait pas sur lui. Évidemment, Pierre ne savait rien au sujet des Changeurs de Signes Sp’thra. Le faire participer à ce genre de conversation était comme d’inviter un ancien prêtre romain de Jupiter à discuter du salut éternel avec deux jésuites !

« Chris, mettons les choses au point. Vous n’êtes pas en train d’essayer de nous faire croire que ce monstre constitue à quelque titre que ce soit une réponse ?

— Il est vivant. Ce que je suggère, c’est qu’on le maintienne dans cet état. S’il n’a pas d’yeux, il a peut-être une raison.

— Et comment ! Son ADN a été complètement esquinté par ce champignon !

— Ça lui permettra peut-être de voir une autre réalité extérieure à celle-ci. Qui peut prédire le langage dont il sera capable ? Et quelle réalité celui-ci pourra-t-il décrire ? On ne pourrait rien trouver pour nourrir ce bébé ? S’il respire, il peut bien manger.

— Apparemment, les Rois Mages sont rares, dans le coin, observa ironiquement Zwingler. Ou alors, ils ont mieux à faire.

— Je connais l’explication, intervint vivement Pierre. Kayapi leur a dit qu’il vous avait embauchés parce que vous étiez des Bruxos caraiba. Donc ils restent à l’écart.

— Pourquoi ne nous l’avez-vous pas dit ? Voyons si on peut trouver du lait pour ce mioche. Allez, le Français, montrez-moi où. »

Chester le saisit par le bras et lui fit prendre le chemin du village.


Sole entra dans la hutte pour examiner de nouveau l’enfant du maka-i.

Quelle envolée d’imagination l’avait poussé à parler de réponse ? Il cherchait une brindille où se raccrocher. Il faudrait des années de patientes recherches pour démêler l’embrouillamini écologique, chimique et linguistique de la culture xemahoa. Et on finirait peut-être par découvrir que ce peuple avait tout simplement isolé une substance potentialisante analogue à celle que le Centre Haddon avait déjà synthétisée, mais douée d’effets secondaires hallucinatoires et tératogènes particulièrement indésirables, porteuse de monstres et de visions plus que d’un surcroît d’efficacité de la pensée.

Le bébé poussa un couinement de petit chat lorsque l’ombre de Sole passa sur son cerveau nu. À titre d’expérience, il fit aller et venir son ombre. Et si le bébé pouvait ressentir les différences d’ombre et de lumière ?

Et puis quoi ? Il finirait par mourir et ce serait mieux ainsi, comme pour sa mère, cadavre charcuté qui reposait à côté de lui, et à qui neuf mois de réclusion droguée n’avaient rapporté que ce tourment sanglant.

Chester revint du village en tirant sans ménagement une femme par le poignet. Les mamelons de ses seins gonflés de lait étaient comme deux poivrières ventrues. Pierre alla au-devant d’elle et lui dit en xemahoa quelques paroles rassurantes.

Elle laissa échapper un gémissement de terreur en voyant la mère, morte, et le bébé monstrueux, mais Chester, qui la maintenait fermement, lui enfonça un long index noir et impérieux dans l’aréole du mamelon avant de l’introduire dans la bouche du bébé.

« Et vous, le Français, dites-lui de ne pas prendre le bébé dans ses bras, elle l’esquinterait. »

La femme finit pas comprendre ce qu’on attendait d’elle. Elle se pencha au-dessus du bébé et guida le bout gonflé de son sein entre les lèvres qui se refermèrent sur lui pour téter avidement.

« Dieu seul sait comment ça va se passer dans son corps de l’entrée à la sortie. Si ça se trouve, il est tout emmêlé et plein de nœuds à l’intérieur. Comme dans l’histoire, non ? Le serpent malin qui s’était noué lui-même ? » Et Chester resta à surveiller la femme, au cas où elle aurait endommagé une excroissance.

« L’apprenti du sorcier traîne dans le village en roulant des yeux affolés. On dirait qu’il a compris qu’il n’est plus le successeur de cette pourriture…

— Même si vous, vous vous prenez pour un nègre blanc, lui, ce n’est pas une pourriture », gronda Pierre.

Chester ne répondit que par un rire méprisant.


Une demi-heure plus tard, la femme avait déguerpi vers le village. Mais Pierre lui avait dit de revenir et elle avait promis qu’elle le ferait.

Puisque personne d’autre ne semblait vouloir faire quoi que ce soit du cadavre de la mère. Chester le porta hors de la hutte et le laissa plus loin dans la forêt, coincé au creux d’un arbre. Lorsque l’eau aurait complètement reflué, il serait alors possible de l’enterrer. De l’enterrer ou de le brûler, selon ce que la coutume dicterait aux Xemahoa. Il revint dans la hutte et se coucha, après un haussement d’épaules dégoûté, à côté du monstre sur la litière. Seul cet endroit était au sec.

Au cours de l’après-midi, Pierre réapparut avec du poisson séché et une espèce de rave farineuse sommairement bouillie qu’il tendit à Sole.

Sole partagea la nourriture avec ses deux compagnons et c’est là qu’il se rendit compte de la faim qui le tenaillait. Poisson séché et racine bouillie lui parurent délicieux.

Lorsqu’ils eurent fini de manger, Pierre demanda :

« Chris, explique-moi ce qui se passe. Il avait retrouvé toute sa lucidité. Dois-je comprendre que le gouvernement américain a saboté son propre barrage pour les beaux yeux de quelques Indiens ? C’est assez énorme. »

Sole prit son courage à deux mains et lui expliqua.


L’explication qui s’ensuivit laissa Sole dans un état d’épuisement cotonneux. Il se sentait émoustillé, dans un état d’abandon presque érotique, coupable, donc très vulnérable, comme si, dans un recoin obscur de lui-même, il avait cédé aux instances du Français. Comme si Pierre venait de retrouver, dans la conscience de Sole, son ancien statut de surmoi. Mais cela, justement, n’avait plus de réalité. Il s’était débarrassé de ce poids. Il était libre. Il était simplement question de trouver le meilleur moyen d’extorquer à Pierre sa complicité pour ce qui allait suivre et puisqu’il était la seule personne à avoir de l’ascendant sur Kayapi. Sole avait donc dû y aller de sa confession pour obtenir l’impulsion émotive suffisante. Car les faits sèchement présentés ne suffisaient pas à Pierre.

Tom Zwingler, lui, ne voyait pas l’utilité de tout cela. Il considéra la conduite de Sole avec un mépris et une hostilité affichés, bien qu’étant lui-même assez peu convaincu de ce qu’exigeait le déroulement de l’opération. Il commençait à se sentir nu sans la protection des trois pierres rouges. Il était resté trop longtemps exposé.

Pour Sole, cette explication délicate et fragile qu’il avait eue avec son ancien ami, l’ex-amant de sa femme, avait été extrêmement troublante. Celui-ci restait l’homme qui avait donné naissance à son fils.

Pierre s’éloigna pour réfléchir, ou peut-être pour dormir.

Sole chercha un endroit où étendre son corps exténué. La tension avait mis ses nerfs à nu. Chester s’éveilla lorsque, pour la seconde fois, il pénétra dans la hutte. Sole prit sa place sur le lit d’herbe sèche. Il s’endormit à côté du bébé.


Et toujours pas d’hélicoptère.

Lorsque les étoiles parurent, la femme revint du village pour donner la tétée au bébé.

Pierre, lui, ne se montra pas, si ce n’est pour leur apporter encore du poisson séché et des racines. Cette nourriture lui sembla déjà moins bonne. Il refusa de parler des Sp’thra et de l’affaire des cerveaux. De toute façon, cela reculait toujours plus dans un passé indifférent et lointain car le jour suivant se leva dans la pluie pour se coucher dans la bruine, précédant une autre aurore mouillée.

Zwingler s’assombrissait. Il regardait machinalement l’heure à sa montre. À mesure que l’Américain se laissait aller à la morosité, Sole, lui, récupérait. Le problème des Sp’thra n’était plus qu’une parenthèse ectoplasmique entre l’univers clos de Vidya et la réalité non moins close et solide des Xemahoa. Mais, dans son esprit, ces deux mondes séparés avaient établi des relations saines et propres.

Sole commença à se rendre au village pour voir ce qui s’y passait, assistant, avec une fascination toujours plus grande, à la renaissance de la vie chez ce peuple de la forêt. Des femmes tissaient des rets à poissons, passant et repassant, dessus et dessous les longs brins de fibre végétale selon un dessin dont Pierre disait qu’il était dérivé de celui des constellations : les étoiles étaient dans l’eau du ciel les proies lumineuses prises au piège de lignes imaginaires et, de même, les poissons, dans l’eau, étaient censés se prendre les nageoires dans ces rets, abusés par la ressemblance des lignes entrelacées. Des femmes fumaient les poissons que les hommes vidaient avec un soin extrême, l’éviscération étant un privilège masculin mais, en raison d’un certain je-m’en-fichisme des hommes, un monticule de tripaille pourrie restait en permanence non loin des huttes, entouré d’une nuée de mouches, ce qui par ailleurs avait peut-être pour effet de maintenir ces insectes à l’écart des huttes elles-mêmes.

Les petits garçons jouaient aux billes avec des cailloux ronds et des calebasses percées d’un trou. Le gagnant prenait la calebasse pleine de billes et, tournant sur lui-même, la secouait comme des maracas. Alors les petites filles essayaient de se faufiler et de voler les billes qui pouvaient s’échapper de la calebasse pendant la danse du garçon. Inévitablement, le garçon perdait une partie de ses gains. Il se lançait donc à la poursuite des voleuses protégées par les manœuvres de diversion de leurs compagnes. Cela menait inéluctablement à un concours de rire ; à la fois prétexte à des chatouillis investigateurs et jeu d’endurance, qui se déroulait dans un entrain extraordinaire.


Jusqu’à une heure avancée de la troisième journée qui suivit la naissance, Kayapi et le Bruxo restèrent enfermés dans la hutte close par une natte tendue devant l’entrée. Puis le jeune Indien réapparut, les traits tirés mais plein de confiance en lui, tel un coureur de fond que la dernière ligne droite sépare de la victoire. Il appela les Xemahoa à se masser autour de lui. Un peu à l’écart de la foule, le disciple du sorcier regardait et, à son visage obstinément fermé, on voyait que c’était à lui, maintenant, de jouer le rôle du lépreux.

Lorsqu’il jugea le nombre suffisant, Kayapi retourna dans la hutte d’où il sortit en tenant le vieillard. Sur les lèvres et le nez du Bruxo, le sang était toujours collé en croûte noire couverte de mouches qu’il n’avait plus la force de chasser. Sa peinture avait coulé, s’était mélangée et avait pris la teinte de ces boulettes qu’on pétrit de pâtes à modeler de diverses couleurs. Son rutilant plumeau pubien était collé et maculé de boue.

C’est d’ailleurs la boue qu’avait laissée la décrue que regarda le vieux chaman avant de sourire.

Le formidable unisson du rire des hommes répondit au sourire.

Mais ils prenaient leur rire au sérieux, remplissant de son tonnerre la clairière pour en chasser les derniers miasmes d’inondation. De tous les hommes, seul l’apprenti-sorcier refusa de rire, gardant un visage contraint jusqu’au moment où, l’oreille basse, il s’éclipsa, pourchassé par le rire que Kayapi lançait dans sa direction.

Kayapi et le Bruxo se rendirent à la hutte où reposait le bébé.

Devant la hutte tabou, Kayapi fit de grands signes impatientés pour signifier à Chester et à Zwingler de s’écarter. Puis, prenant le vieil homme par le bras, il le fit entrer. Sole s’approcha de Pierre.

« Que vont-ils faire avec le bébé ? Tu en as une idée ? »

Pierre haussa les épaules, égalant ainsi Kayapi dans le mépris.

Ils restèrent longtemps à l’intérieur. Les étoiles avaient paru et maintenant la lune illuminait la clairière. Chester et Zwingler étaient en arrière des Indiens, l’oreille aux aguets. Chester tripotait nerveusement le fusil à fléchettes, Zwingler regardait sa montre et, si l’on exceptait l’absence de foyers lacustres au-dessus de l’eau qui, l’avant-veille encore, montait à mi-cuisses, et l’absence d’une mère dans la hutte, cet instant était la réplique de celui de la naissance. Puis, de la hutte parvint une série de forts gémissements auxquels répondirent ceux des femmes massées à l’extérieur et qui, faute de participer aux événements des trois jours précédents, n’avaient été que des spectatrices passives. C’étaient les gémissements de la douleur de l’enfantement que les hommes xemahoa recouvrirent aussitôt d’un tonnerre de rires.

« La petite saleté serait morte si je ne lui avais pas donné à manger, gronda Chester. Comme vous le disiez, monsieur Zwingler, tout ça, c’est complètement arbitraire.

— Ils sont parfaitement conscients de ce qu’ils font », lui rétorqua Pierre avec hauteur et non sans une ombre de solennité que Sole trouva superflue.

Après une longue séquence de gémissements et de rires au clair de lune, le Bruxo apparut à l’entrée de la hutte et s’adressa à la tribu.

Pierre condescendit à faire l’interprète.

« Des changements sont en cours. Il faut que je vous raconte la nouvelle histoire, celle du serpent qui est sorti de la pierre et qui se retrouve maintenant lové à l’extérieur de la pierre. Le Bruxo dit que l’enfant n’a pas d’yeux parce qu’il n’en a pas besoin. Les yeux sont le tunnel que le cerveau emprunte pour voir. Mais le cerveau de cet enfant est déjà sorti de sa tête. Il nous regarde, il sait que nous sommes là sans avoir besoin de recourir à des yeux, il voit par lui-même…

— Ce que j’admire, c’est l’imagination de ce type.

— Vous n’y connaissez rien. Vous assistez en ce moment à la naissance d’une pensée mythique. Ce peuple endogame est peut-être sur la voie d’un changement considérable.

— Et moi je dis que c’est un bel exemple d’opportunisme. Il lui a fallu trois jours pour se forger un alibi…

— Si seulement nous étions capables de donner à nos propres convulsions culturelles des explications aussi riches de sens…, soupira Sole.

— Parfaitement ! » s’exclama Pierre avec ardeur, tournant vers Sole un regard pour une fois empreint de quelque sympathie.

Puis Kayapi sortit, présentant dans ses bras l’enfant éclaté au clair de lune. De la petite bouche s’échappaient des couinements de chaton nouveau-né.

« Bon Dieu, fais attention », souffla Chester qui ne cessait de manipuler, avec une fébrilité impuissante, son fusil à fléchettes.

Kayapi, portant l’enfant à bout de bras, le présenta aux étoiles et à la lune, parcourant ainsi, d’une démarche minutieuse et prudente, les rangs des Xemahoa, tandis que le Bruxo continuait de vaticiner, debout devant l’entrée de la hutte.

« Le cerveau qui pense est sorti au jour. Il demande si les rêves ont déserté le peuple xemahoa. Non, car Kayapi, mon fils extérieur qui connaît le monde extérieur va replacer les rêves dans la pierre xemahoa. Comment ? Regardez-les. L’eau est partie du xe-wo-i, c’est-à-dire de l’arbre qui accueille le parasitisme du champignon. La mère du maka-i est partie reposer dans les bras du xe-wo-i…»

Le Bruxo fit quelques pas trébuchants vers la foule qui, après s’être divisée, le suivit, lui et Kayapi qui, tenant l’enfant dans ses bras levés, s’enfonçait dans la forêt.

Ils arrivèrent devant l’arbre où Chester avait calé le corps de la mère. Le cadavre était toujours à la fourche des deux branches.

« C’est celui-ci, l’arbre ?

— Comment le saurais-je, répliqua sèchement Pierre. Je vous ai dit que je n’ai jamais pu le savoir…

— Peut-être, mais quelle coïncidence, ironisa Chester. Si ça se trouve, il vient tout simplement de décréter que ce serait l’arbre à champignon. Quelqu’un a dû aller en douce dans leur hutte les avertir que j’avais placé le corps ici. Il tire vraiment parti de tout, le salaud…»

Zwingler ricana :

« Mais non, c’est le Bruxo qui en a eu la vision.

— Taisez-vous. Il dit maintenant qu’elle est enterrée dans le ciel, je suppose qu’il veut dire par là qu’elle est dans l’air plutôt que dans le sol, afin, dit-il, que le maka-i ait assez de place pour pénétrer de nouveau la terre et que les Xemahoa rêvent de nouveaux rêves…

— Je vous dis qu’il est en train de préparer le terrain pour se débarrasser du bébé. Je le vois venir !

— De toute façon, Chester, on ne peut pas intervenir. Observez, au moins !

— Au moins jusqu’à ce que vous entendiez l’hélicoptère, dit Pierre avec un sourire sinistre.

— Jusque-là, mais pas plus. »

Kayapi s’agenouilla près des racines de l’arbre, posa le bébé sur le sol encore humide et, comme un chien qui veut enterrer un os, se mit à griffer la terre de ses mains.

Il creusa un trou.

Il prit dans sa main de cette argile jaune ainsi découverte, la porta à sa bouche, mâcha et avala.

« Le Bruxo dit qu’il va réintégrer le peuple xemahoa, le sein de la tribu, et, avec lui, ramener en son sein ce qui se trouvait au-dehors, leurs rêves enfuis…»

Kayapi reprit le bébé. Les femmes gémirent à l’unisson. Les hommes donnèrent libre cours à des hurlements gutturaux de rire.

Soudain, il approcha le bébé de sa bouche et planta ses dents dans les hernies cervicales. Les minutes passaient et lui, comme un chien affolé par la faim, mordait toujours dans les excroissances du bébé, au milieu des gémissements des femmes, des rires des hommes, faisant disparaître dans sa bouche la matière cervicale vivante jusqu’à ce que rien ne dépasse plus du crâne désormais lisse.

Sole vomit lorsque Kayapi fouilla de sa langue les fissures du crâne qu’il mouillait de sa bave en un étrange et anthropophagique baiser.

Finalement, il jeta le corps vidé d’un peu de sa substance dans le trou qu’il avait creusé et, sans toucher aux autres hernies viscérales, il repoussa la terre sur lui, le recouvrit puis, avec aux lèvres un sourire suffisant, il tassa le sol…

Le visage décomposé, Pierre regardait fixement Sole et la flaque de poissons aux racines vomie à ses pieds.

Il hurla : « Vous vendez des cerveaux. Lui, il les mange ! L’univers lui-même est en proie au cannibalisme ; l’existence elle-même est une forme d’exploitation. N’est-ce pas justement ce que prouvent vos monstres de l’espace. Allez, Chris, parle-moi encore des merveilles de la Galaxie, après quoi, nous nous rendrons pour dévorer la connaissance ! » Et Pierre leva rageusement un doigt vers les frondaisons qui cachaient la pâleur froide des étoiles…


Tandis que Kayapi n’en finissait pas de se pavaner dans le village, le vieux Bruxo était prostré dans la hutte tabou, sur la litière où était né le bébé.

Chester veillait sombrement le vieillard qui était aussi le dernier Cerveau qui s’Enchâsse, essayant de lui rendre les choses plus tolérables.

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