L’avion commença sa manœuvre d’atterrissage au-dessus de montagnes que le clair de lune inondait de sa lumière nette et froide hachurée d’ombres. Les hauteurs s’amollirent bientôt en collines tandis que l’avion décélérait au-dessus d’un paysage de plus en plus plan. Il aurait été impossible de déceler la perte d’altitude sans la sensation interne de résistance, d’inertie du corps. Puis l’avion toucha le sol et roula entre des balises lumineuses sur le fond aplani d’une vallée, vers un groupe de bâtiments brillamment éclairés. Un supersonique au flanc orné de caractères cyrilliques étriquait les autres avions rangés à ses côtés.
En dépit de la présence de ces avions et des bâtiments illuminés, Sole ressentit l’endroit comme vide et inconsistant. Ces produits de l’industrie humaine semblaient n’exister que dans des limbes de béton arasé enfouies dans l’inconscient d’un dément précoce. Ils étaient pourtant les emblèmes de la richesse, le résultat d’un investissement, l’aboutissement d’expertises. Mais investissement de néant, expertise sans but et richesse de faillite. Ce haut-lieu de la rencontre entre l’Homme et l’Autre semblait avoir été parachuté tel quel, prêt à être monté, dans cette vallée déserte. Comme ces découpages qu’on trouve au dos des emballages de cornflakes.
Un homme de la police militaire, casque blanc et arme à la bretelle, les attendait à l’entrée du bâtiment d’arrivée. Il contrôla leurs noms sur une liste qu’il tenait fixée par une pince à une planche de carton. Il leur fit signe de monter à l’étage.
Là, ils trouvèrent quarante ou cinquante personnes assemblées dans une salle très longue dont un des murs était de verre et par lequel on voyait la piste d’atterrissage balisée de lumières et les collines sombres dans le contre-jour de la Lune.
La foule était en fait formée de grumeaux de trois ou quatre personnes chacun. Zwingler accorda quelques signes de tête mais sans faire le moindre mouvement vers les sous-groupes déjà constitués. Il resta devant la baie, près de Sole, à scruter la nuit d’où sortaient les derniers arrivants, introduits dans la salle après les contrôles d’usage. Sole entendit qu’on parlait russe aussi bien qu’anglais. Dix minutes plus tard, la sentinelle apparut à son tour et, d’un geste bref, d’une raideur contrainte, salua un homme d’une bonne quarantaine d’années dont les cheveux très frisés, coupés court, éclaircis de traînées argentées, lui donnaient une certaine allure, non de chef d’orchestre, mais de maestro.
« Tout le monde est là, docteur Sciavoni. »
Son attitude – une certaine prestance, un magnétisme personnel – aurait laissé penser qu’il tenait une baguette à la main. Mais face à un orchestre de dancing plutôt que dans une salle de concert. Sciavoni ne semblait pas avoir la stature requise par la situation qu’il était chargé de contrôler.
Il avait la manie, lorsqu’il parlait à quelqu’un, d’écarquiller imperceptiblement les yeux. Et son visage mat semblait éclairé d’une lumière intérieure par ce surplus de blanc. Mais c’était plus un truc, un tic, qu’un charme authentique.
Sciavoni s’éclaircit la voix et prononça des paroles de bienvenue.
« Messieurs. Et mesdames aussi, puisque je suis heureux d’en voir parmi nous. Je voudrais en premier lieu vous faire part de la joie que j’ai à vous accueillir dans l’État du Nevada. Et en général aux États-Unis puisque c’est pour certains d’entre vous une première visite. » Il élargit un sourire prometteur à l’adresse des Russes caparaçonnés de tweed.
Tomaso Sciavoni, chargé d’organiser l’équipe de réception, travaillait pour la NASA. L’attention de Sole décolla légèrement lorsque le maestro décrivit les installations tant de communication que de traitement des données qui seraient mises à leur disposition et ainsi de suite : installations de rien nulle part et automation d’un vide calqué sur celui de l’Homme. Cet endroit semblait avoir quelque chose à voir avec l’Atomic Energy Commission. Mais toute trace d’une fonction autre avait été soigneusement gommée. Sole laissa dans sa tête les soldats en casque blanc parcourir le désert, armés de gigantesques gommes, gommant çà un visage, là un bâtiment, ailleurs un avion, tout en trayant, de l’autre main, des figurants – des hommes – et des figurantes – des machines. Peut-être espéraient-ils, lorsque la navette des extra-terrestres arriverait, l’effacer pudiquement d’un coup de gomme ?
Le blabla protocolaire et présentatoire de Sciavoni se tarit. Il avait dressé la tête, car des nouvelles lui parvenaient par l’écouteur niché dans son oreille.
« Un départ a été décelé par le pistage, annonça-t-il. À l’instant même, la Sphère survole la mer de Sibérie orientale. Un véhicule de moindre taille s’en est séparé. D’après sa courbe, il se dirige vers l’Amérique du Nord, perdant rapidement de l’altitude. Il n’est plus qu’à huit cents milles nautiques. De dix mille, la vitesse est tombée à neuf mille et tombe toujours…»
Le commentaire de Sciavoni continua de suivre la navette qui passait au-dessus du Toit du Monde, des glaces de l’Arctique, de la mer de Beaufort, de la baie de Mackenzie ; du Yukon avant de survoler les Rocheuses qu’elle longea jusqu’au Montana occidental au-dessus duquel vitesse et altitude subirent une nouvelle et sensible baisse.
« Nous sommes en mesure de visualiser l’engin. C’est un cylindre aux extrémités obtuses, long de cent mètres sur trente de diamètre. Aucune précision sur son mode de propulsion. Il est actuellement à l’aplomb de la frontière de l’Idaho, à une altitude de quatre-vingts milles nautiques. Sa vitesse est tombée à trois mille…
— Ce que je peux vous dire, Chris, siffla Zwingler, c’est que nous tuerions père et mère pour être capables de la rentrée dans l’atmosphère qu’ils sont en train d’opérer. Le gaspillage d’énergie me fait mal…
— Ils traversent actuellement la frontière du Nevada. Altitude dix milles nautiques. Vitesse mille. Amorcent une descente rapide…
— Qu’est-ce qu’on attend, tous, là, à l’intérieur ? »
Sole tourna le dos à la foule qui, maintenant, s’agglutinait devant les fenêtres, et, après une brève hésitation, s’engagea dans l’escalier.
Un soldat lui barra le passage, le temps de lire sa plaque d’identité, puis poussa la porte de verre et le suivit à l’extérieur.
Sole scruta le ciel en direction du nord.
Une forme était déjà visible. Une course obscure oblitérait les étoiles.
« On n’entend pas un bruit. Je me demande comment ça tient en l’air. »
Le soldat frissonna.
« Je préfère ne pas y penser. L’antigravité ? Ce n’est qu’un mot, ça ne veut rien dire.
— Mais monsieur, puisqu’il y a un mot, c’est qu’il y a quelque chose derrière…
— Non, il y a toutes sortes de mots pour des choses qui n’existent pas. Sinon en imagination.
— Quoi, par exemple ?
— Je ne sais pas. Dieu, peut-être. La télépathie, l’âme.
— Moi, c’est le genre de problème qui me laisse froid, docteur… J’ai oublié votre nom. On m’a toujours appris que les mots voulaient dire quelque chose. »
Le gros cigare épais, totalement dépourvu d’ailerons et de portes, resta un instant suspendu, masse sombre, au-dessus de la piste d’atterrissage. Ni lumières ni rougeoiement de tuyères ? Pas le moindre bruit de moteur.
Avec lenteur et en silence, l’engin se posait sur le béton, à quelques centaines de mètres de l’endroit où les deux hommes parlaient. Juste avant que la masse entre en contact avec le sol, Sole leva la tête vers les visages qui, là-haut, s’écrasaient contre la baie. On aurait dit des enfants devant la vitrine d’un confiseur.
Puis vint la rumeur de gens se ruant dans l’escalier à la va-comme-je-te-pousse-du-coude.
« Dites donc, militaire, si vous faisiez un peu la circulation, » dit une voix familière.
Tout en époussetant et défroissant de la main son costume, Zwingler jeta un regard curieux à Sole.
« Mesdames, messieurs ! criait Sciavoni. Évitons de nous marcher les uns sur les autres. Puis-je suggérer que nous nous en tenions au protocole ? Seuls les cinq membres agréés de la délégation iront au-devant des visiteurs étrangers. Ces cinq membres sont le docteur Stepanov, le commandant Zaitsev, M. Zwingler, moi-même et le docteur Sole… »
La surprise de Sole fut brutale.
« Mais, Tom, je n’étais pas au courant. Franchement… Quand est-ce que ça a été décidé ? Je me suis senti incapable de faire attention à quoi que ce soit.
— Alors c’est votre inconscient qui vous a propulsé en bas de l’escalier. Vous savez, pendant un moment, je me suis demandé comment vous, avec vos attitudes pusillanimes, vous pouviez être de taille à mener ces recherches sur le langage, à Haddon. Maintenant, je ne me le demande plus. Vous avez une sacrée dose de pragmatisme intuitif. Les choses s’arrangent, se décident pour vous sans que vous y prêtiez attention.
— Des blagues, tout ça. »
D’une joviale bourrade dans le dos, Zwingler le poussa en avant.
« Vous allez nous refaire le coup du docteur Livingstone. Les Russes trouvent que nous ne sommes pas vraiment à la hauteur du rôle. Qu’est-ce qu’il disait donc, Paulus Sherman ? Que la balle était dans leur camp ? Elle est maintenant dans le vôtre, docteur Sole. »
Tandis que les cinq hommes approchaient du cylindre sombre, un passage circulaire s’ouvrit sur son flanc et une échelle de coupée glissa jusqu’au sol. Un cône de lumière jaune inondait le béton.
« Voulez-vous monter en premier, docteur Sole, proposa Stepanov, l’imposant savant russe dont Sole se souvenait avoir lu le nom sur le compte rendu de la mission Saut-de-Puce. Les deux Grands ont besoin pour s’entendre d’en haïr un troisième, plus petit. »
En l’occurrence, la solution à ce problème de préséances vint d’ailleurs.
Une silhouette monstrueusement grande apparut dans le cône de lumière et descendit à leur rencontre.
L’être dépassait bien de quatre têtes un homme d’un mètre quatre-vingts. Dégingandé, le nez plus qu’épaté, de grands yeux tristes écartés l’un de l’autre, des oreilles semblables à des sacs de papier chiffonné et une fente orange en guise de bouche, il était tel que l’avaient décrit les astronautes de Saut de Puce. Un simple masque transparent couvrait sa bouche et son nez. De minces fils rouges sortaient de ses oreilles et de sa bouche pour se rejoindre dans un sac retenu par des courroies sur son buste étriqué. Il portait une combinaison d’un gris soyeux et des bottes également grises, à la manière d’un ouvrier japonais, mais fourchues.
Pas de bouteilles d’air. Le masque jouait peut-être le rôle de filtre…
L’être descendit donc la rampe amovible d’un pas distrait de promeneur désabusé. Il faisait penser à la fois aux saints du Greco et aux statuettes émaciées de Giacometti.
À ce moment, comme à d’autres, sans doute, Sole fut incapable d’imaginer quoi dire.
L’étranger prit donc l’initiative de parler. Il parlait l’américain neutre de la Nouvelle-Angleterre, imitant parfaitement l’accent des enregistrements de Saut-de-Puce.
« Quelle jolie planète vous avez là ! Combien de langues y parle-t-on ? »
Pour la seconde fois, Zwingler poussait Sole en avant. Mais cette fois, la poussée, appliquée au niveau des lombaires, était autrement directionnelle.
« C’est-à-dire que… des milliers, je suppose, bafouilla Sole, si on les compte toutes, bien sûr. Sinon, il n’y a pas plus d’une douzaine de langues principales. Nous vous avons fait parvenir des bandes en anglais, qui est la principale langue internationale. Vous l’avez apprise remarquablement vite. Comment avez-vous fait ?
— En enregistrant vos émissions de télévision à mesure que nous approchions. Mais il nous manquait encore une clef. Vos astronautes nous l’ont fournie. Nous avons gagné du temps.
— Bon. Voulez-vous que nous allions à bord de votre module, ou préférez-vous que nous entrions dans le bâtiment ? »
(Une pensée, à la fois dérisoire et essentielle, se cognait contre les parois du crâne de Sole : cette chose de deux mètres soixante-dix qui se tient là devant moi vient des étoiles, une de ces mouchetures scintillantes bleues, blanches ou jaunes a eu pour ces étrangers la taille d’un soleil…)
« Je préfère le bâtiment. »
Que ce visiteur ait pu, en trois jours, apprendre un anglais impeccable d’après des émissions de télévision et un programme d’enseignement compilé à la hâte laissait rêveur sur l’état de leurs techniques. Et surtout – réflexion ô combien minante – sur les capacités de leur intelligence.
« Vous pouvez donc laisser un langage impressionner directement votre cerveau ? hasarda Sole.
— Bien vu. Pour peu qu’il soit conforme aux…
— … Aux règles de la Grammaire Universelle ! C’est bien ça, non ?
— Encore mieux. Vous vous épargnez la peine de nous rembourser en information. Nous n’allons guère perdre de temps, ici…
— Vous n’aimez pas perdre de temps.
— C’est vrai.
— Alors allons procéder à nos échanges d’informations. Nous avons tout préparé.
— C’est bien d’échanges, qu’il s’agit, vous avez eu le mot juste.
— Mon bon, murmura Stepanov d’un ton bourru, vous avez ma confiance. »
Les gens massés à l’extérieur du hall d’arrivée fournirent une claque spontanée à Sole faisant traverser leurs rangs au gigantesque étranger, un peu comme si c’était un exploit sportif hors du commun que de mesurer deux mètres soixante-dix. Sole se demanda si l’étranger identifierait ce claquement des mains l’une contre l’autre comme la marque d’une courtoisie qu’il dénotait initialement : voyez, nous ne tenons pas d’armes, nos mains sont occupées.
« Attention à votre tête. »
L’étranger se courba pour franchir la porte.
« C’est à l’étage ? » demanda-t-il.
Et les gens retinrent leur respiration pour écouter l’étranger parler.
« Oui, à l’étage », lui confirma Sole.
Les gens s’engagèrent à leur suite dans l’escalier comme un bouquet ou plutôt un troupeau de demoiselles d’honneur se prenant les pieds dans la traîne de la jeune mariée que figurait l’étranger. Mais si Sole était le futur époux plein des anxiétés virginales qu’il nourrissait à l’égard de sa nuit de noces, à combien de mariages interplanétaires cet étranger s’était-il prêté au long des années-lumière, et à combien de divorces, aussi rapidement prononcés que ceux dont le Nevada, précisément, s’était fait la spécialité ? La question était embarrassante.
« Il a commencé à apprendre l’anglais quand Saut-de-Puce lui a donné les bandes, dit Sole à Sciavoni en manière d’avertissement tandis qu’ils pénétraient dans le hall de réception momentanément déserté. Par impression directe des neurones.
— Bon Dieu ! Cela dit, du point de vue de la communication, c’est un avantage pour nous.
— Il a surtout l’air préoccupé de ne pas perdre de temps. Ce qu’il veut, c’est échanger des informations…
— Parfait, Chris, suivez-le sur ce terrain. »
Sciavoni dégageait une forte odeur de déodorant ou d’after-shave à l’essence de pin et, dans l’esprit de Sole, cela se liait indissolublement à la présence de l’être, suscitant l’image d’une floraison chimique de bacs hydroponiques à l’intérieur de la Sphère qui, là-haut, tournait dans le ciel.
Sciavoni se retourna pour dire quelque chose au visiteur en gris mais celui-ci le devança avant même qu’il ait pu ouvrir la bouche.
« Je voudrais, pour gagner du temps, expliquer une chose.
— Mais bien sûr », approuva Sciavoni avec un sourire fendu d’une oreille à l’autre, les yeux levés vers le visage qui le surplombait d’un mètre et où s’ouvrait la vaste bouche orange, cherchant à y reconnaître une quelconque expression identifiable.
Denture émoussée, meulée, pas d’incisives, pensa Sole. Pas de viande mordue ou arrachée dans leur proche passé. Conséquence d’un long dépassement de leurs origines animales ? Résultat d’une alimentation différente que semble également indiquer leur longue langue-trompe de papillon ? Ces dents, simples condyles cartilagineux modifiés, étaient à bien des égards primitives. Ou alors, elles avaient régressé, au cours d’une longue évolution étagée sur plusieurs ères.
Et ce nez aplati – on disait que, dans des centaines de milliers ou un million d’années, le nez de l’homme lui-même ne saillerait plus de son visage, à mesure que le besoin d’identifier des messages olfactifs ne cesserait de régresser…
Les sacs souples de ces oreilles, qui devaient être sensibles à des signaux ténus que ne percevait pas l’oreille humaine, s’accommodaient plus rapidement que l’œil d’un chat aux soudaines modifications, répondaient, c’était évident, à un large spectre acoustique et à une perception très finement élaborée du son.
Tandis que l’étranger parlait, sa langue passait et repassait sur la tranche arasée de ses dents.
« Nous nous donnons le nom générique de Sp’thra. Dans ce mot, je passe volontairement sous silence les phonèmes infrasoniques que, de toute façon, vous n’entendez pas. Cela signifie les Changeurs de Signes. Et ce que nous sommes, un peuple de linguistes, de contrefaiseurs de sons et de communicateurs. Nous possédons aussi des noms personnels. Le mien est Ph’theri. Comment ai-je pu apprendre aussi rapidement votre langue ? Non seulement nous sommes des experts en communication, mais nous utilisons des machines à langage. Les utilisez-vous aussi ici ? demanda-t-il en se tournant vers Sole.
— Non, bien que nous en ayons étudié la conception.
— Donc, nous pourrons négocier ce que nous savons sur les machines à langage. Désirez-vous savoir d’où nous venons ? De deux planètes d’un soleil orange légèrement plus grand que le vôtre, situé plus à l’intérieur de la Galaxie, mais sur le même bras en spirale et en dessous de la masse centrale de soleils…
— Mais ce n’est pas de cette direction que vous venez, protesta une voix russe dont les graillons s’étiraient paresseusement comme dans un bouillon gras.
— C’est vrai, car nous revenons de plus loin encore. Notre système solaire, je continue, est éloigné du vôtre de un un zéro trois années-lumière, pour reprendre vos unités…»
Onze cent trois années-lumière.
Sitôt apaisé le bouillonnement d’incrédulité, les ondes de choc traversèrent la pièce.
« Dites-nous comment vous pouvez aller si loin. Comment est-ce possible ? » demanda la même voix, toute huile et graisse.
La réponse s’abattit sur eux comme un point final sur une feuille dactylographiée, en un smash imparable.
« Non. »
Sole essaya de lire dans le visage de l’étranger. Qu’y aurait vu un autre Sp’thra ? Que signifiait ce balayage muet de la langue ? Ce rétrécissement des orbites qui exorbitait les yeux ? Les légères altérations colorées de la peau uniformément grise par ailleurs ? Les yeux de Ph’theri possédaient deux membranes nictitantes jumelles qui, chaque fois qu’il les clignait, se rejoignaient au milieu de la saillie de son œil, comme une double porte coulissante ou plutôt fenêtre translucide dont la réouverture était décalée par rapport à celle des paupières, laissant voir ainsi les deux globes nimbés d’un éclat vitreux. Au début, les yeux de Ph’theri ne clignaient que, disons, une fois par minute, mais le rythme devait s’accélérer par la suite.
Sole se demanda aussi si l’étranger trouvait facile, de son côté, d’interpréter les manifestations simiesques de l’homo sapiens.
L’écho en retour des ondes de choc déclenchées par le refus provoquait des interférences sous formes de dérisoires mascarets discutatoires – vitesses supérieures aux photons, traversées en hibernation, accrocs dans le tissu de l’espace, relativité – dont les clapotements, toujours plus bruyants et désordonnés, cessèrent comme par magie lorsque Ph’theri leva les mains.
Une tache orange, de la taille d’une grosse pièce de monnaie, s’étalait sur chacune de ses paumes. Le long du pouce qui prenait naissance au milieu de son poignet et qui, habituellement, reposait sur le médius de ses trois doigts, s’était écarté perpendiculairement pour découvrir la tache orange.
Une physiologiste russe joua avec sa propre main et manipula ses doigts pour trouver quelles possibilités offrait cette configuration isocèle.
Le pouce central semblait exceptionnellement mobile. Avec une régularité de métronome, il effectuait ces aller et retour de la tache orange à la perpendiculaire du poignet. Signe d’impatience ? Avertissement ? Tandis que Ph’theri se battait les taches palmaires de ses pouces, Sole entendit Zwingler borborygmer et il le vit, en un geste de défense, agiter les deux naines rouges à ses poignets.
L’effet du geste absurde et inopiné de Ph’theri ne se fit pas attendre : l’assemblée cessa son bavardage et le regarda, bouche bée.
« Je veux simplement préciser une chose, dit l’étranger avec hauteur. À ce stade, il y a les questions auxquelles je peux répondre et celles auxquelles je ne le peux pas. Notre formule de discussion est un échange d’informations. Certes, nous vous en donnerons de gratuites, en échange de ce que vous nous avez appris sur votre langue. Mais puisque c’est nous qui nous sommes donné la peine de venir jusqu’à cette planète, c’est nous qui, naturellement, fixerons la valeur d’échange. Acceptez-vous ? Au cas contraire, nous sommes décidés à repartir…»
Il en résulta, à la surface de l’assemblée, une autre éruption de protestations étonnées, comme autant de bulles. Sciavoni les creva d’un seul coup.
« Doucement, cria-t-il. Imaginez qu’il le fasse.
— Je suis tout à fait d’accord, tonna Stepanov en direction de son équipe. Nous devons accepter, de toute évidence…
— Ne serait-ce que par souci de tactique, grogna-t-il à l’oreille de Sciavoni.
— Nous vous écoutons, Ph’theri, laissa tomber Sciavoni d’une voix pathétique tout en faisant signe à son orchestre de mettre une sourdine. Dites-nous ce que vous voulez.
— Nous autres Sp’thra sommes pressés, dit l’étranger. Ceci en raison de notre mode de locomotion. Cette technique, entendez-moi bien, n’est pas négociable. Mais je vous ferai une faveur en vous apprenant qu’elle implique, dans son principe, de se laisser porter par les vagues de l’espace. Lorsque les bras spiralés de la galaxie jouent l’un contre l’autre, un équilibre d’énergies est, c’est le mot, en jeu. Leur propre champ énergétique est soumis à des tensions, des glissements, des sautes. Je vais faire une comparaison. Une planète possède une surface rigide sur un noyau visqueux. La surface ne s’y déplace pas d’un bloc, cela provoque des tremblements de terre. De la même façon, les bras de la galaxie frottent l’un contre l’autre, jusqu’au sang, jusqu’à ce qu’ils saignent de l’énergie. Jusqu’à ce que des étoiles explosent. Ou jusqu’à ce qu’elles soient obligées de se résorber elles-mêmes, de n’être plus qu’un point immatériel…
— Les collapsars, murmura une voix américaine, subjuguée.
— Nous autres Sp’thra voguons à proximité des lignes de faille, là où la tension est extrême, près des fêlures du plat de l’espace courbe. L’espace est une coupe qui se fêle et se ressoude perpétuellement comme l’écorce d’une planète. Nous savons mesurer l’ampleur des marées dont le flux sous-tend la lumière et supporte l’espace, qui traverse le noyau profond de l’univers, noyau sur lequel flotte la matière et vole la lumière. Nous nous laissons porter par ces marées…
— Et vous voyagez plus vite que la lumière, explosa un astronome de Californie au chef couvert d’une stricte peluche blonde.
— Non ! Nous voguons sous la lumière, tirant profit des points où la marée s’apprête à s’inverser pour nous propulser sur notre route. Mais seules quelques marées sont rapides et puissantes. Les autres sont faibles et lentes. Et, périodiquement, les marées s’inversent. Le courant le plus rapide qui mène au monde jumeau des Sp’thra est praticable dès maintenant. Bientôt, il diminuera de force et s’inversera. Ou bien nous faisons vite, de façon à ne pas le manquer, ou bien nous faisons un long détour sur des courants de moindre importance pour rejoindre un déferlement plus puissant. Nous avons pénétré lentement dans votre système solaire pour la raison que la houle des marées est trop courte en présence d’importantes masses de matière irrégulièrement dispersées. Nous devons recourir au voyage planétaire orthodoxe. L’effet de marée ne devient praticable que dans l’espace proprement dit, passé l’orbite de la plus excentrique de vos planètes, la géante gazeuse…»
Un an plus tôt, cette remarque aurait provoqué la consternation, car c’est à ce moment qu’avait été découverte Janus, la planète transplutonienne baptisée ainsi puisque, à l’image du dieu romain des portes, elle avait une face tournée vers le système solaire et l’autre vers les étoiles.
Mais là, la seule réaction fut celle de l’astronome californien qui dit en souriant à un collègue :
« Comme des surfers ! On dirait qu’il y a du vrai dans les illustrés de mes mômes. Ces types, au fond, ce sont les Surfers d’Argent, sauf qu’ils ont un peu terni et qu’au lieu d’une planche de surf ils se déplacent sur un ballon de plage…
— Cette histoire de marées pourrait expliquer ce casse-tête de collapsars, de quasars, d’ondes de gravité et même l’organisation des amas stellaires, lui répondit d’une voix passionnée son collègue dont les tempes grisonnaient.
— Qu’appelez-vous navigation planétaire orthodoxe ? » demanda le Russe qui avait déjà posé la question sur la navigation stellaire.
Ph’theri leva une main et son pouce frappa de nouveau, rythmiquement, la tache orange de sa paume. Un feu orange, pensa Sole. Signal routier universel ?
« Cette question est technique et doit donc être négociée.
— Continuez, Ph’theri, jeta rapidement Sciavoni. Vous nous intéressez. »
Ph’theri baissa la main.
« Pour vous montrer ce que j’entends par « négocier », je vais prendre un exemple. Qui peut tirer le meilleur profit de l’étude des marées ? Bien évidemment un être nageur dont l’évolution a été soumise au rythme des marées de sa planète. Ce n’est qu’après avoir erré lentement d’étoile en étoile que nous, les Changeurs de Signes, avons rencontré un monde de Veilleurs de Marées. Ces êtres nous vendent leurs services. C’est un négoce extrêmement coûteux mais qui nous est essentiel.
— Ce sont des poissons, des oiseaux, ou quoi, ces Veilleurs de Marées ? demanda un homme de la Navy au teint basané et en qui Sciavoni reconnut un expert qui, à Miami, faisait partie d’une commission d’études destinée à établir si l’on pouvait dresser les dauphins et les baleines à des tâches sous-marines, liaisons entre stations et déminage. L’homme passait également pour être l’un des plus ardents pionniers du très discuté langage des Cétacés. »
Ph’theri fit un signe impatient de la main.
« Ils veillent sur des marées atmosphériques, mais leur planète est une géante gazeuse et ils nagent dans un monde de méthane…
— Enfin, Sciavoni, admettez que ma question était justifiée, claironna le marin. Nos baleines pourraient avoir une certaine valeur d’échange. Des baleines aux commandes de vaisseaux stellaires, réfléchissez…
— Nous avons vu vos baleines à la télévision, répliqua Ph’theri d’un ton qui coupait court à la discussion. Et vous n’avez pas la moindre idée de ce que sont les marées sur une géante gazeuse. Rien, sur cette planète, n’est comparable. Seules les marées d’une géante gazeuse approchent en ampleur et en complexité les marées stellaires. Mais, même ainsi, les Veilleurs de Marées ont besoin de l’intermédiaire de nos machines entre leur esprit et la réalité.
— Pourquoi ne construisez-vous pas vous-mêmes des machines capables de lire ces marées ? grogna le marin, déçu.
— Je vais vous expliquer. Notre évolution ne s’est pas faite dans ce sens. Mais celle des Veilleurs de Marées, oui. Leur faculté de lire les marées fait partie, comme héritage, de leur réalité. Elle est inscrite dans leur système nerveux. Nous autres Sp’thra sommes incapables de lire d’instinct les marées, quelles que soient les machines dont nous disposerions pour ce faire. Mais il faut bien que le navigateur soit un être vivant, doué d’une certaine souplesse de réaction. Nous achetons donc cette faculté qu’ils ont…»
Et c’est à ce moment que s’évanouit le flegme de l’étranger. Il sembla en proie à un changement étrange. Comme un médium entrant en transe, il énonça, avec une sorte de lyrisme :
« La Leur-Réalité, la Notre-Réalité, la Votre-Réalité, tous ces concepts mentaux, fondés sur l’environnement au sein duquel s’est déroulée l’évolution, présentent tous de légères différences mais sont tous partie intégrante de la Cette-Réalité, ou totalité exhaustive de l’univers présent…»
L’emphase avait propulsé sa voix dans les aigus. « Mais il existe assurément en dehors d’elle une Autre-Réalité et c’est elle que nous voulons saisir ! »
Ses paupières clignaient rapidement et sa langue, plus reptilienne qu’autre chose en cet instant, passait et repassait sur ses lèvres.
« Il y a tant de façons d’envisager la Cette-Réalité, et de tant de points de vue. Ce sont ces points de vue qui sont l’objet de notre négoce. En un autre temps, vous auriez sans doute appelé cela la traite des réalités…»
À quoi ressemblait-il le plus, à un représentant déballant son boniment, ou à un visionnaire obnubilé par son idée fixe ? Mais, comme l’étranger continuait, Sole pencha pour le visionnaire :
« Notre intention est de rassembler tous ces points de vue pour nous faire une image exhaustive de la Cette-Réalité. De cette connaissance, nous déduirons les modes d’être qui lui sont extérieurs, nous pourrons appréhender l’Autre-Réalité, communiquer avec elle, nous assurer une prise sur elle !
— Mais, interrompit Sole qui se laissait prendre au jeu, ce que vous faites n’est rien d’autre qu’explorer la syntaxe de la réalité, et je prends syntaxe dans son sens premier, qui est d’ordonner ensemble, c’est-à-dire la façon dont un ensemble d’êtres différents ordonnent chacun leur image de la réalité ? Autrement dit, vous dressez la carte des différents langages élaborés par cette diversité de cerveaux pour, en quelque sorte, aller au-delà de cette réalité ? C’est ce que vous espérez ?
— C’est bien vu, admit Ph’theri. Vous avez bien deviné nos intentions. Notre destinée est de négocier à angle droit, perpendiculairement, la traversée de la Cette-Réalité. Ainsi nous porte, telle une marée, notre philosophie. Et, par cette traversée perpendiculaire de l’univers, augmenter notre inventaire de toutes les langues ainsi superposées. Et, en ce qui concerne la Cette-Réalité, la liste est près d’être close…»
Sole n’interrompait plus l’étranger, à présent, comme avaient pu le faire les autres par leurs ébahissements techniques. Non, il se contentait de faire vibrer cette corde, une basse continue qui sous-tendait le discours de l’étranger, et qui, en quelque sorte, donnait le fondement harmonique de la quête opiniâtre que son peuple menait d’étoile en étoile.
Bientôt, Sciavoni se détendit. Il acceptait que Sole se mette en avant, car c’était le seul fil tangible dans ce labyrinthe.
Ph’theri le regarda avec tristesse.
« Tout ce temps déjà écoulé est pour nous une torture…
— Une torture ? En quoi ?
— Ce que je peux répondre ne signifiera sans doute rien pour vous. Peut-être n’est-ce que notre quête à nous, et non la vôtre, de voguer dans l’épaisseur de la Cette-Réalité. Elle est peut-être constitutive de notre espèce. »
À la mémoire de Sole affleura le visage coriace de garce de Dorothy Summers sodomisant interminablement les mouches sur un point de logique au cours d’une séance de synthèse à Haddon.
Avec une sorte d’effroi, il secoua la tête.
« Mais vous faites partie de la réalité, et vouloir en sortir est… illogique, protesta-t-il. C’est la réalité qui détermine votre vision du monde. Un observateur parfaitement extérieur est inconcevable. Personne ne peut sortir de soi-même ou concevoir l’existence de quoi que ce soit en dehors des structures conceptuelles dont il est familier. Nous sommes tous, comment dire… enchâssés dans ce que vous appelez « Cette-Réalité ».
— Certes, cela peut sembler illogique au sein de la Cette-Réalité. Mais la Para-Réalité implique d’autres références logiques…»
Se raccrochant comme à une ancre aux préoccupations wittgensteiniennes de Dorothy, Sole eut la tentation de citer la phrase par quoi le philosophe autrichien évaluait le champ et donc les étroites limites de la connaissance humaine.
« Mieux vaut passer sous silence ce que nous ne sommes pas capables de dire, murmura-t-il.
— Si c’est là votre philosophie, dit l’étranger avec hauteur, ce n’est pas la nôtre.
— En fait, répliqua Sole avec plus de mordant, ce n’est en rien notre philosophie. Nous autres humains cherchons constamment à donner une voix à l’inexprimé. Le désir vrai de connaître les limites implique le désir de les franchir, si je ne me trompe. »
L’étranger haussa les épaules. (Était-ce un geste inné, ou bien déjà l’imitation d’une mimique humaine ?)
« On ne peut pas espérer connaître, à partir d’un seul monde, les frontières de la réalité, à plus forte raison si une seule espèce intelligente s’attache au problème. Ce n’est pas une attitude scientifique, c’est… du solipsisme. Je crois que c’est le mot qui convient.
— Parfaitement, le solipsisme, c’est vouloir définir le monde selon des critères purement individuels. »
À mesure que l’étranger parlait, Sole s’émerveilla de la richesse de son lexique tout en se demandant par quel procédé il l’avait acquis. Un simple implant neural pour une telle somme d’information ?
« À l’échelle d’une seule planète, c’est du solipsisme. Le devoir des Sp’thra est de réduire le solipsisme à la nième décimale.
— Mais il se trouve, Ph’theri, qu’en dernière analyse, nous sommes tous enchâssés dans un seul univers. À ce niveau-là, personne ne peut échapper au solipsisme. Ou alors, c’est que par « une réalité », vous entendez « une galaxie » ? Les autres galaxies seraient selon vous d’autres modes de réalité ? Voulez-vous dire que votre peuple envisage les voyages intergalactiques ? »
L’expression d’une écrasante et invincible tristesse embua les yeux saillants et écartés de l’étranger. Les yeux du veau qui sait ce qui l’attend derrière la porte de l’abattoir.
« Non. Toutes les Galaxies de la Cette-Réalité obéissent aux mêmes lois générales. Ce que nous cherchons, c’est une autre réalité. Et il est temps que nous la trouvions, car il se fait tard. »
Encore ce problème de temps.
« La question, dit Ph’theri d’un ton lugubre, est de savoir ce que rencontreront des êtres bi-dimensionnels s’essayant à vivre en trois dimensions : les sarcasmes et les mille tourments de l’amour…»
Cette dernière phrase tenait du délire, celui du rêve ou de la schizophrénie. Qui se moquerait de qui ? Qui aimait qui ? Qui tourmentait qui ?
Sole jugea bon de faire retraite vers un terrain plus ferme.
« Mais, Ph’theri, tout cela ressort des lois de la physique et de la chimie qui gouvernent cette réalité. Ce sont elles qui délimitent ce que nous pourrons jamais savoir, ou communiquer ce que le cerveau d’un homme ou d’un extra-terrestre pourra penser.
— C’est vrai.
— Nous-mêmes menons des recherches sur des substances chimiques capables d’améliorer les performances du cerveau. Nous voulons nous faire une idée exacte des frontières de la grammaire universelle. »
Plusieurs Russes et Américains regardèrent Sole avec insistance. Il prit conscience, avec une belle indifférence, d’avoir lâché un secret.
« Ce genre d’étude est sans intérêt, dit Ph’theri d’une voix où pointait l’impatience. Faire appel à la chimie ? La méthode des essais et des erreurs ? Vous ne comprenez donc pas qu’on peut concevoir une multitude de façons dont les protéines se combinent entre elles pour coder l’information ? Elles sont plus nombreuses que le total des atomes de votre planète. La seule façon de comprendre les lois qui régissent la réalité est d’empiler l’un sur l’autre le plus grand nombre possible de langages issus de mondes différents. C’est par là seulement que se trouve l’unique accès à la Cette-Réalité, et par là seulement qu’on en sort. »
Sole approuva en silence.
« Ph’theri, je dois vous poser une autre question. Est-ce que ce que vous dites en ce moment est d’une part contrôlé et, d’autre part, le résultat d’une quelconque aide extérieure ? C’est votre aisance à parler qui m’intrigue. »
Ph’theri désigna d’un doigt les fils rouges qui reliaient ses lèvres et les sacs de papier de ses oreilles à la boîte fixée sur sa poitrine.
« En fait, oui. Ceci envoie les signaux aux machines à parler de notre vaisseau principal par l’intermédiaire de la chaloupe. Cela sert en plus de témoin à notre négociation. Grâce aux servo-parleurs, je gagne du temps : détermination rapide du lexique et des paramètres heuristiques des mots nouveaux…
— Mais vous avez bien dit qu’outre cette assistance mécanique, vous parliez anglais par programme direct du cerveau ?
— Oui, mais pas si facilement. D’ailleurs, cette technique…
— Est négociable, oui, je sais. Vous pensez que j’ai perdu du temps, en vous questionnant sur la grammaire et la réalité ?
— Non. Nous nous comprenons aussi bien que possible. Nous vous en remercions. La valeur de notre contact est inestimable.
— Bien. Mais je suppose qu’on en vienne à ce que vous et moi pouvons négocier. Vous avez parlé d’acheter des réalités…»
Quelques protestations s’élevèrent dans la salle, priant Sole de garder le sens de la mesure et lui rappelant qu’il n’était nullement mandaté pour négocier.
Dans une attitude de bonimenteur de foire, Ph’theri leva les bras au ciel.
« Il est peu probable que nous trouvions sur ce monde quelque chose d’assez intéressant pour nous faire manquer la marée. Vous-mêmes n’êtes que trop prévisibles. Alors, cet homme est-il ou non votre représentant ?
— Écoutons plutôt comment le docteur Sole va mener notre affaire, gronda Stepanov, puisque apparemment on ne peut pas faire autrement. N’oublions pas que nous ne sommes pas aux Nations Unies, mais, quelque regret que j’en aie, dans une salle de ventes. Et les enchères ont commencé. »
Zwingler fit à l’adresse de Sole un signe de tête encourageant que démentait une grimace sarcastique et Sciavoni, tel un parrain confus, empoigna furtivement le coude de l’Anglais.
« Il a le feu aux fesses et il se permet de faire des manières ! Allez-y, Chris, faites de votre mieux. »
Mais Sole commençait à soupçonner l’étranger de n’être pas parfaitement logique et honnête. Les affaires sont les affaires, la règle du jeu est la concurrence, non un échange gratuit de dons.
« Vous aimeriez donc avoir des informations sur les langages humains ? dit-il en se soustrayant doucement à la pince de Sciavoni.
— Oui. Assez pour que nous puissions choisir…»
Sole essaya une autre manœuvre : le défi.
« Ph’theri, je pense que vous n’êtes pas honnête quand vous dites que c’est à vous de fixer la valeur d’échange sous prétexte que vous avez fait le premier pas en venant ici, et que, si nous ne nous rendons pas à vos raisons, vous faites demi-tour. En fait, c’est nous qui nous sommes rendus au-devant de vous pour traiter puisque nous vous avons déjà envoyé un échantillon de nos langages. Cela a nécessité de notre part un effort, le même effort qu’il en coûte, peut-être, à une civilisation aussi évoluée que la vôtre, pour sauter d’étoile en étoile. Nous avons aussi notre mot à dire sur la valeur de l’échange. Ce que vous nous avez dit n’est pas inintéressant, mais c’est un peu mince et, pour une bonne part, légèrement mystique. À l’inverse, ce que nous vous avons donné n’est autre qu’un langage en parfait état de marche. Ce qui, par la même occasion, vous donne une idée déjà très complète de ce qu’est un être humain et de sa façon de voir la réalité. À mon avis, vous êtes déjà débiteur et, en nous menaçant de partir, vous essayez de nous intimider pour faire baisser les prix. »
Pour la première fois depuis son arrivée, Ph’theri semblait désemparé. Il resta là à perdre du temps, car les secondes s’égrenaient. Sole remarqua que l’annonce de l’aube éclaircissait l’horizon du Nevada.
Puis Ph’theri s’étreignit les mains.
« C’est vrai, nous vous devons déjà quelque chose. Mais il existe des situations où la non-information elle-même n’est pas sans valeur. À combien évalueriez-vous le fait que nous n’avons pas survolé vos villes ? »
Malgré les salves de regards furibonds qui convergèrent sur lui, Sole passa outre et poursuivit avec acharnement :
« On ne peut rien négocier sans un moyen commun de communication. Vous êtes d’accord, Ph’theri ? C’est ce que nous vous avons offert en vous donnant accès à la langue anglaise. D’accord ? Mais en vous l’offrant, nous vous avons également donné une idée approchée de tous les langages de la Terre car ils se trouvent tous, au niveau le plus bas, avoir un air de famille. Vous voulez acheter une description exacte du langage humain pour accéder à notre appareil conceptuel de base ? Vous venez d’en obtenir une bonne partie gratuitement, grâce à nous ! »
Ph’theri agita précipitamment une paume orangée.
« Vous avez envie que nous survolions vos villes ? Que nous nous mettions à enregistrer toutes les données sur votre architecture et votre urbanisme qui nous intéressent ?
— Nous préférerions, dit non moins précipitamment Sciavoni, organiser nous-mêmes la visite. Le trafic aérien est tellement dense au-dessus de nos villes… C’est un système d’une telle complexité…
— Vous acceptez donc nos conditions ? »
La question de Ph’theri fut suivie d’un silence embarrassé. Personne ne tenait à s’engager sur ce terrain. Pendant ce temps, les sacs de papier auditifs de l’étranger se gonflèrent à l’écoute des sons ténus que transmettaient les fils rouges.
Ce fut Ph’theri qui rompit le silence.
« Voici ce que les Sp’thra vous donnent en échange de ce que nous voulons acheter, dit-il à Sole. Nous vous donnerons les coordonnées du plus proche monde neuf habitable par vous. Les coordonnées de la plus proche espèce intelligente que nous connaissions et qui sera prête à entrer en communication interstellaire avec vous, plus un mode de communication efficace basé sur la modulation de faisceaux de tachyons. Pour finir, nous vous offrons une amélioration décisive de vos techniques actuelles de vol spatial à l’intérieur de votre système solaire…
— En échange de quoi vous nous demandez d’autres bandes et des grammaires microfilmées ?
— Non. C’est là-dessus que vous n’avez cessé de vous tromper. Les bandes et les manuels ne peuvent pas fournir un modèle linguistique en ordre de marche. Il nous faut six unités programmées en six langages aussi éloignés l’un de l’autre que possible.
— Quelles unités ?
— Nous avons besoin de cerveaux en état de marche et qui aient compétence pour parler six langages. Le chiffre six est, statistiquement, un échantillonnage raisonnable.
— Vous voulez parler de volontaires humains qui vous raccompagneraient sur votre planète ?
— Quitter la Terre pour les étoiles ? s’exclama un Américain en qui Sole reconnut – il l’avait vu souriant à pleines dents à la une de Newsweek – un vétéran du programme Apollo. Moi, j’accepte tout de suite, même si c’est pour ne jamais revenir. C’est ça, l’humanité. Et il parcourut l’assemblée d’un air de défi, comme s’il bravait la mort pour faire valoir ses droits.
— Non, répliqua abruptement Ph’theri. Ce n’est pas raisonnable. Nous ne pouvons pas encombrer notre vaisseau d’une ménagerie ambulante. Vous n’êtes pas les premiers avec qui nous négocions. Si nous avions pris à bord des spécimens de chacun…
— Votre sphère est énorme !
— C’est vrai, et je dirai même qu’elle est pleine. Elle contient l’unité spatiale marémotrice, qui n’est pas petite, plus l’unité de navigation planétaire, plus l’environnement méthané nécessaire aux Veilleurs de Marées qui sont des êtres de dimensions imposantes.
— Mais ils ne respirent que du méthane, alors que nous, humains, sommes sûrement à même de tolérer votre atmosphère, supplia l’astronaute. Vous ne portez qu’un simple filtre à air.
— La compatibilité est probable au niveau de l’atmosphère. Mais à celui de la culture, j’en doute fort.
— Alors, à quoi pensez-vous si ce n’est pas à des êtres humains vivants ?
— À ce que j’ai demandé : des cerveaux doués de compétence linguistique et en ordre de marche. Séparés du corps et en symbiose intégrée avec une machine.
— Vous voulez séparer un cerveau humain de son corps et le maintenir en vie au sein d’une machine pour mener vos expériences ?
— Nos exigences se limitent à six cerveaux possédant chacun un langage différent. Plus des instructions complémentaires enregistrées sur bande.
— Dieu du ciel ! murmura Sciavoni.
— Bien entendu, nous donnerons notre avis sur la valeur d’usage des spécimens proposés, » dit Ph’theri.