XXIII

« Laissez-nous ici, on continue à pied.

— Ça ira ? »

Sole approuva en silence.

Ils sortirent de la Ford bleue aux formes élancées qui portait le sigle de l’USAF sur ses portières. Le sergent qui les avait conduits, un Noir impassible, fit demi-tour dans une allée d’accès et s’éloigna en sens inverse, fonçant dans un crissement de pneus sur le chemin de terre.

« C’est là-bas, Haddon. »

Dans la direction que désignait son doigt, le Centre était à quelques centaines de mètres, sur la hauteur, retranché derrière son épaisse ceinture de jungle résineuse.

« Et mes petits Indiens…», dit-il encore avec un haussement d’épaules.

Puis il désigna les maisons éparses du village, au milieu des champs nus qui s’étendaient derrière eux.

« Tu vois la Volkswagen bleue ? C’est là que j’habite. Maintenant, Pierre, tu continues tout seul. Eileen doit nous attendre. Moi… je passerai te prendre. »

Il y habitait, mais était-ce sa maison ?

Y habitait aussi une femme, Eileen, unie à lui par les liens du mariage, mais, l’autre soir, un répondeur automatique suffisamment au point aurait pu remplacer cette voix relayée par satellite qu’il avait entendue au téléphone. Y habitait également un petit garçon dont l’allure rappelait à s’y méprendre celle du second des deux hommes aigris et vides, immobiles sur le chemin de terre…

Doucement, Sole poussa Pierre vers les quelques marches qui menaient à l’allée. Mais ce geste était dépourvu d’affection, sentiment désormais impossible. Il ne restait que la douceur du mouvement.

Pierre regarda Sole avec étonnement, mais gravit les marches sans poser de question avant de s’éloigner sur le raidillon boueux.

Sole était seul.

La campagne anglaise semblait aussi vide et dépouillée qu’un paysage lunaire, comparée à la luxuriance détrempée de l’Amazonie. Au-dessus de lui, le ciel déployait froidement l’inexistence corrosive de ses atmosphères sèches et ténues. À travers les champs sans vie, il prit le chemin du Centre Haddon.

Jamais, marchant sous le blanc cassé du ciel, il n’avait ressenti, avec une acuité et une tension semblables, l’impression d’avoir pris place dans un absurde accident statistique, comme s’il était cerné par les fantômes des milliards de futurs qu’il aurait pu vivre, mais n’avait jamais vécus, d’autres Soles qui auraient pu naître sans jamais avoir vu le jour, et dont l’exclusion mettait entre parenthèses sa propre vie au point qu’elle en paraissait irréelle : une vie vécue entre parenthèses. Il percevait avec une acuité envahissante le moindre rameau, le moindre brin d’herbe dans l’éclat de leur contingence absolue, n’existant que par la parenthèse qui les isolait de l’absence de leurs infinis possibles. Sur son passage, les mottes de terre tordaient en sourires de gargouilles leur visage de nains contrefaits. Le bleu du ciel à travers les branches décharnées était le vitrail d’une cathédrale, l’éventail de plumes qu’un paon aurait déployé pour courtiser le néant.

Il balançait au bout de son bras un sac de voyage bourré de vêtements, sachant que de nombreux autres Soles étaient porteurs d’autres projets, marchaient vers d’autres choix dans les limbes de leur existence que le hasard avait fait avorter.

Au-delà de ce bleu que Sole voyait comme un vitrail ou les plumes d’un paon, dans l’obscurité où, à seize cents kilomètres d’altitude, se dissolvait ce bleu, le commandant Pip Dennison flottait dans son costume de bibendum. Le commandant était par ailleurs, avec cinq cents sorties, un vétéran du Sud-Est asiatique, un ancien du Skylab et l’auteur d’une thèse de doctorat très remarquée sur la mathématique des trajectoires orbitales. La vitre de son heaume reflétait le disque bleu de la Terre, rehaussé de tortillons de crème fouettée comme une glace dans un milk-bar.

Son cordon ombilical scintillant dans la lumière crue du soleil serpentait vers la navette spatiale de laquelle d’autres fils arachnéens s’échappaient vers d’autres formes caoutchouteuses et humaines. Une demi-douzaine des hommes d’équipage s’étaient posés sur l’énorme fruit fendu dont les éléments avaient traversé l’écorce fripée, l’entaillant de crevasses et de canyons aux ombres tranchantes. Comme des guêpes, ils s’étaient assemblés pour sucer le jus du fruit gâté.

Comme des mouches sur une pièce de gibier rare qu’on aurait mis à faisander dans le réfrigérateur de l’espace.

Pip consulta le détecteur de rayons X attaché à son poignet. L’état de décomposition de ce gibier était soumis à une loi inverse : la carcasse ne serait consommable que lorsque le travail de la décomposition radio-active aurait cessé. Alors quel festin s’organiserait dans le ciel autour de cette pièce de gibier, orange fendue, œuf éclaté.

Ils commenceraient par le nord du fruit. Plus tard, ils le contourneraient pour gagner le sud, c’est-à-dire la crevasse de neuf mètres de profondeur sur quinze de large qu’un coup de hache d’un million de degrés avait taillée dans le crâne de l’ennemi, commençant leur travail sans quitter des yeux leur compteur de rayons X.

Mais le commandant Dennison, qui inspectait la crevasse métallique, était tenaillé par le doute. Et si quelque monstre avait survécu au coup de hache, au manque d’air ? Quelque monstre, vivant, tapi dans ces profondeurs ?

L’ouverture bâillait sombrement. Après tout, on disait bien qu’un homme dans l’espace n’était qu’un plongeur de mer profonde qui veillait à équilibrer la pression de l’intérieur plutôt que de l’extérieur. Aurait-il à redouter les tentacules de quelque pieuvre qui l’entraînerait dans l’abîme blessé ? Pip, qui dégrafait le bout de son cordon ombilical pour le fixer magnétiquement à l’écorce métallique, frissonna. Ailleurs sur la surface éclatée, une demi-douzaine d’Américains et de Russes amarraient également leur cordon ombilical. Pip dirigea sa lumière vers le bas et prit rapidement une holographie du gouffre au fond duquel luisaient les méandres gras de tuyaux entrelacés comme des intestins. Il lâcha l’appareil qui flotta et, pour la seconde fois, s’assura qu’il avait bien en main l’arme improvisée qui leur avait été fournie à tous : un lance-capsules explosives à gaz comprimé.

« Ici Dennison. J’amorce la descente, dit-il dans son micro laryngal.

— Bonne chance, Pip, murmura une voix dans son oreille. Et bonne chasse. »

Pip fit basculer son corps, si bien que, pour descendre, il escalada le bord de la faille. Le changement d’orientation plaça les océans bleus parcourus de crème fouettée du milk-bar à seize cents kilomètres sous ses semelles.


Lorsque Sole poussa la porte d’entrée et pénétra dans la chaleur, ses intentions étaient à la mesure de ce jour hivernal, tranchantes et glacées.

Plus d’arbre de Noël, plus d’inscriptions, plus de pancartes.

Personne ne le remarqua lorsque, engageant sa clé dans la serrure de sécurité, il passa la porte qui menait à l’aile postérieure.

Il descendit par l’ascenseur, sortit dans le couloir et se précipita vers la première fenêtre.

Dans l’univers enchâssé, l’écran était vide. Les quatre enfants dormaient, étendus sur le sol, soigneusement alignés.

Une gangue de plâtre enfermait la jambe de Gulshen. Un bandage entourait la main de Rama. Un bandage également sur le front de Vasilki dissimulait en partie son visage contusionné.

Vidya était seul, intact, à ne pas dormir paisiblement. Surmontant l’effet des tranquillisants et des barbituriques, ses lèvres bougeaient, tordues par des tics musculaires.

Sole s’arrêta à peine à ces détails. Du premier coup d’œil, il vit que Vidya n’avait rien et cela seul comptait pour lui. Il traversa le sas sans un regard pour le masque décodeur, laissa tomber son sac de voyage à côté du garçon et se pencha sur lui. À tout hasard, il l’appela : « Vidya ! » Le garçon sursauta, ses lèvres se crispèrent mais il n’ouvrit pas les yeux.

Il est drogué, se dit Sole avec une sorte de dégoût. Il jeta un bref regard sur la batterie de micros et d’objectifs de la vidéo. Ils n’étaient vraisemblablement pas ouverts et, s’ils l’étaient, personne ne devait regarder car il n’y avait rien à enregistrer.

Il prit les vêtements dans son sac et commença à habiller Vidya. Au fond, il était amusant de penser que le garçon allait se réveiller et, pour la première fois, tout habillé, se sentant peut-être, au début, désagréablement corseté dans l’étroitesse de sa veste, puis prenant conscience des vastes perspectives qui s’ouvriraient devant lui…


Contournant la Volkswagen bleue pour accéder au côté de la maison, Pierre fit crisser le gravier sous ses pas.

Il regarda par une fenêtre et vit un garçon se tortiller dans un fauteuil devant la télévision, croisant et décroisant nerveusement les petites allumettes pâles de ses jambes. Le visage du garçon le remplit de stupeur. Ces traits de jeune renard, c’était le propre visage de son enfance tel qu’il était encore quelque part, sous la reliure de toile verte d’un album de photos.

Mais Chris n’avait jamais rien dit. Ne lui avait jamais rien laissé entendre. Combien de temps s’était-il écoulé depuis Paris ? Après tout, c’était possible.

Ce serait donc son enfant ? Cela pouvait expliquer l’attitude ambivalente de Chris. Depuis que Pierre avait pu, lucidement, considérer la présence de Chris dans la forêt amazonienne, il n’avait cessé d’avoir le sentiment que ce dernier y mettait en jeu un conflit personnel qui n’avait rien à voir ni avec les Indiens, ni avec les extra-terrestres, ni même avec ses expériences du Centre Haddon.

Une autre fenêtre le mit face à face avec Eileen.

Elle resta un moment sans reconnaître cet homme maigre et usé, puis elle courut à la porte de la cuisine.

« Pierre ! Mais Chris ne m’a rien dit, au téléphone…

— Rien ? »

Ils s’embrassèrent sans insister. Pierre la tint par les épaules pour regarder ses yeux qui avaient vieilli, dont le regard s’était détendu.

Il fit un geste hésitant vers l’autre pièce que la télévision emplissait d’une musique assourdissante.

« Je ne savais pas… Chris ne m’a jamais rien dit… Dis-moi si je me trompe ?

— Oui, et il s’appelle Peter. J’ai l’impression que Chris n’en a pas beaucoup parlé…

— Voilà… Chris est parti à l’hôpital pour faire je ne sais quoi. Peut-être pour nous laisser un moment ensemble ? »


Pip flottait dans un boyau le long duquel couraient les gaines contenant les câbles, maintenant rompus et tordus, dans l’épaisseur de l’écorce de la Sphère. Plus loin le boyau était étranglé par l’onde de choc de l’explosion et le plafond rejoignait le sol comme dans une galerie de mine oblitérée par un glissement de terrain.

Non loin de là, l’ouverture d’une écoutille avait été soufflée. Une échelle aux degrés espacés d’un mètre environ menait au niveau inférieur. La vue était bouchée par le corps flottant d’un des grands étrangers osseux, auréolé d’une efflorescence de givre rose.

Pip descendit prudemment, la tête en avant, les échelons, jusqu’au cadavre du non-humain dans son cocon de sang. Il hissa le corps à côté. Son vêtement gris, ou bien sa peau, resta attaché au métal glacé, laissant une épluchure gelée.

Pip se hissa à son tour dans un corridor plus haut et voûté, nettement plus spacieux que le boyau qu’il venait de quitter. Il promena sa lumière autour de lui. D’un côté, le corridor se perdait dans une courbe dénivelée. De l’autre, il menait à une salle de machines oisives, mortes au milieu desquelles le corps d’un second étranger flottait, tournant sur lui-même comme une hélice, très lentement. De ses oreilles éclatées, le jet gris sorti de son crâne était figé. Pip bascula de nouveau sur lui-même pour placer le plancher sous ses pieds, puis il se propulsa doucement vers les appareils. Ambassadeur de l’univers de la crème glacée, il inspecta ces premières miettes du festin de l’Esprit. Il prit des hologrammes et garda l’œil sur son détecteur de rayons X.

Dix minutes plus tard, quand il sut qu’il ne comprendrait pas à quoi servaient ces machines, il se laissa descendre le long de la pente accidentée d’une rampe vers un niveau encore inférieur…


Avec Vidya endormi dans ses bras, Sole reprit l’ascenseur et parcourut le couloir en sens inverse. Derrière la vitre de sécurité armée de filaments ténus, la ceinture d’arbres aux formes aiguës enserrait le bâtiment comme un cilice. Tout était calme.

Il déverrouilla la première porte.

Dans l’espace qui séparait les deux portes, Lionel Rosson l’attendait. Il ne manifesta aucune surprise à voir Sole et ce qu’il portait dans ses bras.

« Alors, Chris, qu’est-ce qui te prend ? Tu sabotes, ou tu deviens sentimental ? Je suppose que je devrais te souhaiter la bienvenue à Haddon. Mais commençons par remettre le garçon à sa place, tu veux ? Tu sais, c’est la semaine dernière, que j’aurais voulu te voir revenir, j’en avais plus que besoin. Mais maintenant… disons que ça a changé. »

Sole murmura rageusement :

« Je fais sortir Vidya d’ici. Il va vivre une vraie vie. J’en ai marre, de la science bidon et des singeries de la politique, des études pour le progrès de l’humanité ! De la bestialité qu’ils travestissent de noms de code, Saut-de-Puce, Coup de Pied de l’Âne et le reste ! Et Haddon, c’est la même chose…

— Justement, Chris, parle-moi des puces qui sautent et des ânes qui ruent, lui demanda Rosson d’un ton provocant sans quitter d’un œil le garçon endormi et sans bouger de devant l’autre porte.

— On n’en a pas parlé à la télé ? Les soucoupes volantes, la menace extra-terrestre, et toute cette foutaise. Je me suis même laissé dire que ça avait coupé l’herbe sous le pied de la révolution en Amérique du Sud !

— Alors, tu étais dans le coup, Chris ? Très bien. Mieux vaut savoir tard que jamais. Tu as vu leurs blessures ? Tu comprends que le garçon est sous neuroleptiques ? Et il en avait besoin, crois-moi !

— Mais moi, les besoins, j’en ai ma claque. Les exigences de la politique ! Les exigences de la science ! Les besoins de l’humanité ! Qu’ils aillent donc se faire foutre avec leurs besoins !

— Chris, tu ne comprends pas ce qui se passe. Reconduis Vidya en bas. On va essayer de dégager une stratégie.

— Qui a besoin d’une stratégie ? ricana Sole.

— Nous, Chris. Nous sommes en pleine crise…

— C’est toi qui as tout foutu en l’air ! Tu ne t’es pas occupé de Vidya ! »

Avec douceur, Sole posa le garçon sur le sol.

« Pour l’amour du Ciel, Chris, écoute-moi. Le programme linguistique, c’est fini. Jusqu’à un certain point, les gosses ont accepté la surcharge mnémonique inévitable à court terme. Mais maintenant, tout a cédé, exactement comme un barrage qui cède. »

Sole gronda au visage de la forme brumeuse qui lui faisait face.

« Ne viens surtout pas me parler de barrages qui cèdent.

— Bien sûr, Chris, tout ce que tu veux. Mais écoute-moi. Les enfants ont régressé vers le babillage. Pas le babillage du bébé. Non. C’était au niveau des façons de penser, des concepts…

— Ôte-toi de là. Tes façons de penser, tu peux te les…

— Ce que je veux dire, c’est que ton enchâssement…»

Sole frappa Rosson à l’estomac.

«… S’est réalisé », parvint à dire Rosson dans un souffle. Sole empoigna la longue tignasse et frappa la tête, violemment, contre le mur, jusqu’à ce que Rosson, soudain flasque, s’effondrât au sol.

Il reprit Vidya dans ses bras et déverrouilla la porte suivante.


Pip flottait dans ce qui, plus tard, devait s’appeler la première Chambre des Cerveaux.

Le faisceau de sa lampe tomba sur les boîtes cristallines de maintenance biologique dont les rangées superposées formaient la voûte d’un dôme. Des consoles d’appareils montaient des vrilles de câbles comme une épaisse végétation épiphytique de forêt tropicale. Les câbles se terminaient dans la gelée plastique dont les boîtes étaient remplies et là se divisaient en un million de filaments qui étaient en contact avec la moindre parcelle carrée de ce que contenaient ces cuves : des cerveaux nus, immergés dans la gelée comme des amandes dans un rahat-loukoum.

Il y avait des cerveaux de toutes tailles et de toutes formes. Semblables à des champignons, à des coraux, à des cactus caoutchouteux. Les cerveaux se prolongeaient par des segments de moelle épinière, parfois raides comme des cordes de piano, parfois crépus, parfois ondulés. Des organes sensoriels saillaient, reliés aux cerveaux par des fibres musculaires et des pédoncules osseux. On reconnaissait en certains des globes oculaires tandis que d’autres étaient d’aspect plus incertain. N’étaient-ils là que pour recevoir la lumière, ou pour percevoir d’autres formes de radiations ?

Pip, pris entre la terreur fascinée et le dégoût, ne pouvait en détacher ses yeux. L’installation lui rappelait l’école et son laboratoire de biologie où des créatures aquatiques délavées flottaient dans les bocaux comme des cornichons solitaires.

Aucune des boîtes de maintenance n’avait souffert des coups portés à la Sphère.

Il se demanda si ces intelligences avaient pu survivre, protégées par leur gelée, congelées avec une rapidité telle qu’elles hibernaient sans avoir eu le temps de mourir ?

Il n’y avait pas là d’organe vital à léser, pas de poumons à éclater. Le système de maintenance s’était, tout simplement, interrompu et, déjà, les cerveaux s’étaient retrouvés soumis à une température qui suspendait toutes leurs fonctions.

Des experts en cryogénique de la Terre pourraient-ils rendre à ces créatures une quelconque conscience ? Existerait-il une possibilité de rétablir les systèmes de maintenance ? En ramenant sur Terre les cerveaux pour les réchauffer ?

Peut-être le choc du froid mortel avait-il été trop violent pour que ces cerveaux qui n’étaient vivants qu’en théorie l’encaissent sans dommage, même s’il subsistait une trace de conscience.

Mais la moindre possibilité n’était pas à écarter. Le devoir de l’humanité envers ces prisonniers était de les ramener. Les sciences du psychisme ne pouvaient que tirer profit du contenu de cette chambre, tout comme les sciences physiques avec les machineries de la Sphère.

Ces pensées l’exaltaient, lui le pionnier, le docteur cum laude, le vétéran des croisades libératrices du Sud-Est asiatique, flottant au milieu des cerveaux en provenance de milliers d’années lumière. Il murmura une prière.

Mon Dieu, faites qu’on puisse ressusciter ces cerveaux.

Faites qu’une nouvelle vie leur soit donnée par les techniciens de la fondation Ettinger. Qu’il en résulte de nouvelles alliances d’esprits, ce que ces monstres leur avaient refusé, comme ils l’avaient refusé à l’Humanité à laquelle ils ne voulaient que ravir quelques cerveaux avant de repartir. Je vous en prie, Seigneur, par pitié pour l’Humanité.

Que Dieu bénisse la fondation Ettinger, murmura Pip dans son casque. Que Dieu les bénisse et leur donne la force de ramener à la vie et de soigner ce corps congelé.

Cette prière lui était familière car sa nièce, âgée de quatre ans, morte l’été dernier d’un cancer généralisé, avait été congelée dans une ampoule d’azote liquide.

Pip, le cœur serré par sa propre compassion, pleura doucement dans son casque. Le faisceau de la lampe dansait sur les cerveaux congelés dans leur vivarium.


Portant Vidya dans ses bras, Sole fit en sens inverse le chemin à travers les champs gelés. Bien sûr, cela rallongeait le trajet jusqu’à la maison, mais les rencontres y étaient assez improbables. Peu à peu, l’air froid pénétrait le sommeil de Vidya. Le garçon n’avait jamais connu cette sensation. Ses lèvres se tendirent comme pour goûter et se rétractèrent. Ses joues se violaçaient. Sa peau se hérissait.

Sole traversa la route où il avait laissé Pierre et ses yeux tombèrent sur la Volkswagen bleue. Garée près de la maison, elle incitait au mouvement, à la fuite.

Il serra le garçon dans ses bras. Il l’aimait et haïssait tout le reste. Des sons confus s’échappèrent de la bouche de l’enfant.

Puis les yeux de Vidya s’ouvrirent et de ses grands yeux étonnés il regarda la voûte immense du ciel et les squelettes des arbres.

Eileen et Pierre sortirent à sa rencontre, mais, lorsqu’il vit le garçon, Pierre saisit le bras de la jeune femme pour l’arrêter.

« Chris, à quoi tu joues ? »

Elle regardait fixement Vidya, troublée par le regard non moins fixe que lui renvoyait le garçon.

« Tu as ramené un petit Indien du Brésil ?

— Non, à part moi. Chris n’a rien ramené. C’est un des enfants sur qui ils font des expériences au Centre. D’habitude, ils sont sous les verrous. Chris doit avoir perdu la tête, pour l’amener ici…»

Dans la maison, la sonnerie du téléphone se mit à grésiller.

À ce moment seulement, Pierre lâcha le bras d’Eileen.

« Tu veux que j’aille répondre ? Je crois savoir de quoi il s’agit. Tu ne t’en rends peut-être pas encore compte, Eileen, mais ton Chris vient de briser sa chère carrière et de disperser les morceaux à coups de pied. »

Stupéfaite, elle regarda le Français.

« Qu’est-ce…

— Chris vient de violer en beauté les consignes de sécurité. Dieu sait pourquoi. Il n’a pas l’air de s’en rendre compte…»

Chris étreignit le garçon et baissa les yeux sur lui.

« Heureusement, il est en bonne santé, dit-il autant pour lui que pour Pierre et Eileen. Physiquement, il n’a rien. Il est en pleine forme. Regardez-le qui essaie de comprendre tout ce qui se passe. Il n’en perd pas une miette, le petit bandit…»

Pierre fit un geste interrogateur en direction de la maison où le téléphone sonnait toujours. Mais Eileen avait la tête ailleurs. Ses yeux allaient de son mari à l’enfant mal ficelé dans ses vêtements. Pierre haussa les épaules et rentra pour répondre.

« Tu veux dire que cet enfant est à toi, Chris ?

— Bien sûr ! De qui pourrait-il être ?

— Mais… Quand ? Je veux dire… comment ? C’est pour qu’il soit témoin de cette pauvre scène de ménage, que tu as fait venir Pierre ici ? Pour cette petite vengeance minable ? Après être resté parti si longtemps, tout ce que tu trouves à faire, c’est cette comédie ? Pauvre petit moins que rien, tu es vraiment détestable ! »

Vidya avait toujours les yeux fixés sur le visage tordu de colère d’Eileen. Les poings du garçon se contractèrent dans les petits gants. Son corps se tordit comme pour échapper au carcan des vêtements. Puis, comme un serpent, il se tortilla dans les bras de Sole, le visage fouetté par l’air glacial.

Sole avait les yeux également fixés sur sa femme. Sa colère l’avait désarçonné. Cela lui semblait tellement paranoïaque et inutile ! Après tout, deux semaines ce n’était pas une si longue absence.

« Si c’est ça que tu veux savoir, je n’ai pas baisé une quelconque infirmière exotique ! Vidya est mon fils… le-le fils de mon esprit !

— Et tu ne penses pas que Peter est le fils de ton cerveau tortueux ? Tu sais, Chris, c’est vraiment très délicat de ta part de faire venir Pierre ici pour servir ta démonstration.

— La présence de Pierre est purement accidentelle. Tu peux me croire. Je me demande pourquoi je m’amuserais à d’aussi sombres machinations ?

— Est-ce que moi, je peux voir mieux que toi ce que tu penses ? Est-ce que je sais, moi, si ton inconscient n’a pas besoin d’une mise en scène comme celle-ci ?

— Une mise en scène ? Mais de quoi parles-tu ?

— D’abord, Pierre qui arrive. Et ensuite, toi qui fais une entrée théâtrale avec ton « vrai » enfant dans les bras. Le fils de ton esprit, comme tu dis. Tout ça, figure-toi que c’est trop fort pour moi. Dis-moi un peu ce que c’est, un fils de l’esprit ? »

Les yeux de l’enfant allaient et venaient rapidement de Sole à sa femme. Il absorbait voracement l’électricité qui courait entre eux. Sole devait le maintenir toujours plus fort à mesure qu’il se débattait. Eileen, tu racontes n’importe quoi sous le coup de l’émotion. Il n’avait pas pensé à tout ça en faisant venir Pierre. Ç’avait été pure générosité. Pour tenter de lui apporter quelque chose, mais pas pour la frustrer de quoi que ce soit ni l’humilier.

« De toute façon, je ne pense pas pouvoir rester ici. Tu as les clefs de la voiture ? Il faut que je l’emmène ailleurs.

— Ça me dépasse. Tout simplement, tu… tu m’étonnes. »

Un sentiment de légèreté s’empara peu à peu de Sole.

Eileen reculait à l’arrière-plan. La maison, la voiture et le paysage s’altéraient subtilement. Ils étaient toujours là. Mais différents.

Ces choses familières, il les voyait toujours. Mais il les voyait comme pour la première fois. Ces choses familières étaient à la fois infiniment étranges et nouvelles. Comme si, de façon troublante, leur existence s’était dédoublée. Leurs couleurs étaient à la fois passées et brillantes. Les formes correspondaient parfaitement à leur image habituelle mais subissaient en même temps une étrange distorsion, un raccourcissement, comme par un dérangement des lois de la perspective.

La maison, tout en étant toujours une maison, était également une énorme boîte de briques de plastique rouge. La voiture était toujours une Volkswagen, mais aussi une grosse masse vaguement sphérique de plastique et de verre aux fonctions incertaines.

En face de lui était Eileen, silhouette bi-dimensionnelle posant devant un écran qui ne touchait pas le sol.

Au-delà, un plateau nu s’étendait à perte de vue, incapable de se terminer par une ligne tant soit peu matérielle. Pris par la panique, il chercha les limites, les frontières qui auraient dû être là. Il ne trouva, très loin, qu’une zone circulaire de lumières floues. Très loin ? Très proche ? Il ne savait plus. Et, lorsqu’il essaya de réfléchir au problème, le monde l’agressa de ses intermittences, l’épouvanta du halètement qui le dilatait et le contractait successivement. Dans cette zone de lointains, les lignes de la perspective se brisaient mais les points de fuites s’acharnaient à demeurer en deçà de leur disparition. De cette confusion d’ombres et de lumières, il tenta de structurer un mur. Mais le mur, à moitié achevé, roula vers lui comme une lame, reflua, l’enferma et se rétracta comme si Sole avait été englouti par un estomac de verre mou et les parois de l’estomac se contractaient alternativement tandis que les acides attaquaient sa peau nue, râpant sa peau d’une langue invisible.

Sur ce plateau illimité et menaçant, s’élevaient à intervalles irréguliers des formes raides de géants en équilibre sur une seule jambe, battant nonchalamment l’air de leurs cent bras et de leurs mille doigts.

Mais leurs bras ne s’élevaient pas assez pour atteindre la paroi supérieure de l’estomac, abîme brumeux teinté de bleu qui se rua sur lui et le réduisit à la taille d’un point avant de s’insuffler en lui, se substituant à sa pensée jusqu’à l’éclatement de sa tête.

Il fit une chose impossible.

Il se dégagea, affolé, de sa propre prise. Un instant, il se vit contenant et contenu, il vit le Moi qui le contenait et le Moi qu’il contenait. À peine formée, cette vision double se scinda et, devant ses yeux horrifiés, ses deux états de lui-même coexistèrent, mais alternativement.

Rapidement, les deux versions de son Moi accélèrent leurs substitutions de l’une à l’autre au point qu’elles se succédèrent devant ses yeux comme les images d’un film, donnant une pénible impression de continuité, mais d’une continuité qui se déroulait simultanément en deux endroits différents.

De nouveau, la vision s’imposa. Il se maintenait lui-même, luttait contre lui-même, ne sachant pas lequel des deux états était authentique.

Comme la première fois, la double vue se scinda. Il était Sole, l’Homme qui, hésitant entre la terreur et la nausée, regardait dans les yeux du Garçon. Mais ces yeux se creusèrent comme des mares. Comme des miroirs. Des soucoupes de verre. Et, en même temps qu’il pouvait y voir son image réfléchie, il se voyait à travers elles.

Dans leurs profondeurs, un maelström se mit à tourbillonner frénétiquement, aspirant toute chose vers un point de fuite qui ne fuyait pas mais qui, au contraire, s’engraissait de lumière, de tout ce qui était de monde visible, c’est-à-dire du regard dont il était le reflet ou la symétrie. Il était donc impensable de lui échapper.

Il portait le ciel comme un chapeau. Il ressentait comme un effilochement de sa propre substance l’étirement des nuages à peine perceptibles dans le bleu. Ses doigts prenaient naissance à la fourche des arbres. Sa langue goûtait une par une les rangées de dents de brique qui fermaient la cavité buccale de la maison qui l’aurait avalé, qui l’avalerait. Simultanément, il se savait déjà avalé, la palpitation de l’estomac translucide du monde extérieur en faisait foi.

D’une secousse, le monde changea d’état.

Échappant aux lignes et aux volumes, il devint un fouillis pointilliste de taches lumineuses. Taches sombres et taches claires. Aucune fixité de forme. Aucune stabilité d’étendue. De nouvelles formes utilisaient ces points de façon entièrement arbitraire et expérimentale, émergeaient à l’existence au milieu des décombres amoncelés des perceptions extérieures à lui, luttaient pour s’imposer dans l’Être et s’effondraient. Retournaient au chaos. D’autres formes naissaient alors.

Une nouvelle création luttait contre le flot d’informations qui se déversait sur elle. Une nouvelle signification. Mais toutes les limites de la norme et de la fonction s’étaient dissoutes. Ce chaos se retrouvait donc saturé de signification à un point tel qu’il avait perdu toute possibilité de signifier une chose, quelque chose, un certain aspect des choses. Tout apparaissait revêtu de la même valeur.

Une invraisemblable pression physique montait en lui pour contraindre ce monde à se cristalliser en une forme signifiante. Il le fallait à tout prix.

Où était donc cette troisième dimension qui introduisait l’espace dans la réalité ? Ce monde-ci semblait bi-dimensionnel, comprimant ses yeux et ses oreilles comme une membrane trop ajustée autour d’un noyau aussi dense que celui d’un collapsar. Comme une sphère plate de taches sensorielles exerçant sa pression directement sur son cerveau sans même passer par le canal de ses yeux ni de ses oreilles. Étroite et vorace, cette matrice laminait ses pensées.

Cette pression en lui provoqua le besoin urgent de crever cette membrane, de la franchir et de forcer le monde des objets à recouvrer sa troisième dimension, afin d’absorber ce déluge pléthorique de perceptions.

Et pourtant son intuition lui disait que ce monde qu’il voyait déjà tri-dimensionnel et que ce sentiment de dimension manquante n’avait été qu’une angoissante illusion. Il savait qu’il essayait d’imposer au monde une chose qui ne pouvait exister dans aucun univers rationnel, une dimension perpendiculaire à cette réalité : un lieu où entreposer cette information brute qui déferlait sur son cerveau et refusait de se tarir.

Il assistait à un film, mais où les images dépassées refusaient de céder la place aux nouvelles. Elles aussi étaient présentes sur l’écran. Il devait trouver un lieu où les déposer, où les oublier.

« Une dimension perpendiculaire ? » L’activité de cette image le rétablit dans l’espace et en lui-même. Il était l’Homme au Garçon. Et c’est horrifié qu’il comprit que ces pensées, ces émotions, étaient essentiellement celles de Vidya qui l’avaient pris dans leur piège.

La raison, la rationalité, était un camp de concentration où les batteries de concepts nécessaires pour survivre dans un univers chaotique s’alignaient en rangées démesurées – bien que non infinies – de baraquements scindées en blocs par des clôtures électriques que les projecteurs de l’attention surveillent sans relâche, maintenant l’un, puis l’autre, dans le faisceau de leur lumière.

Et les pensées, comme des prisonniers incarcérés pour leur bien, pour leur sécurité, se hâtent, marchant au pas et peinant dans un espace plat à deux dimensions, soumises à l’interdiction de franchir les clôtures, abattues par les rayons laser de la folie et de la déraison si elles essaient.

Le camp de concentration de Vidya avait craqué aux jointures. La seule pression des corps avait fait tomber les clôtures. Quant à la clôture extérieure, frontière au-delà de laquelle s’étendait l’inarticulable, elle avait également cédé. Et c’était bien là le malheur, car le camp de concentration était la structure imaginée par l’espèce pour sa survie.

La pensée de Vidya continuait de sourdre, ruisselant dans l’esprit de Sole, se répandant dans le chaos extérieur, « duquel parler ne se peut », l’attirant à leur suite.

Sole perçut vaguement qu’un fantôme de silhouette plate paradait devant lui en gesticulant. Une voix d’homme à l’accent français s’écria : « Nom de Dieu, Chris, éloigne-toi de lui, laisse-le ! Le môme est fou. Il peut te contaminer si tu es trop près de lui. Au téléphone, ils ont parlé d’empathie projective et de folie. Ils viennent le chercher en ambulance. Pose-le par terre et éloigne-toi…»

Le plat fantôme de taches bouffonnes attira une autre silhouette fantôme à l’intérieur de la bouche aux dents de brique qui avait voulu le happer, l’engloutir dans la platitude de ses murs. Mais il était très haut, très loin, hors de toute limite.

« Chris, ces visions ne peuvent te révéler aucune vérité. Mon Dieu, mais tu as engendré un monstre pire que celui des Xemahoa ! »

Autour de lui, le déferlement du monde se faisait plus insistant, déferlement de millions de fragments d’informations. Sa conscience présente, bien que plus étendue, était encore torturée par la recherche du lieu où entasser cette terrifiante richesse. Le monde était, dans sa totalité, sur le point d’être enchâssé dans son esprit par un acte d’appropriation sensorielle directe, immédiate et non comme une chose qui resterait à distance respectueuse, distance entretenue par les symboles, les mots et les pensées abstraites. Le plus petit était sur le point d’enchâsser le plus gros. Il rechercha des dimensions adjacentes qui seraient disposées à accueillir ce trop-plein ; quelque chose comme un conduit d’évacuation de barrage. Mais la tension ne pouvait se décharger que dans le cadre dimensionnel même du cerveau qui la percevait. La décharge n’allait plus tarder. Il prit peur. Et, en même temps que l’Enchâssement se lovait en lui, la panique le prit.

« Éloigne-toi. Chris. Le gosse a besoin d’un calmant. Il vont devoir l’opérer, lui mutiler le cerveau pour le sauver. Pose-le dans la voiture et ferme la porte.

— Mais Vidya est la chair de mon esprit. Comment pourrais-je abandonner mon esprit ? »

Sole-Vidya était acculé à ne pas s’abandonner.

Tout ce que la situation comportait de perceptions sensorielles reflua dans l’autre sens.

De l’extérieur vers l’intérieur. Aspiré par le maelström, prenant possession de l’espace mental sans pouvoir évincer ce qui était déjà en place.

Le ressort, trop tendu, allait casser et voler en éclats.

« Éloigne-toi, je t’en prie, supplia Eileen. Laisse-le. »

Laisser Vidya ? Me laisser ?

Les membres de Vidya furent tétanisés par une danse de mécanique déréglée tandis que Sole le serrait plus fort dans ses bras, l’aimant, souffrant de son mal…


« Le gosse s’est brisé la nuque, » dit Rosson d’un ton rageur à Sam Bax pendant qu’un infirmier glissait le cadavre du garçon dans l’arrière de l’ambulance. Il se frotta doucement le crâne sous son épaisse toison.

« Les autres enfants sont loin d’être aussi esquintés. Tu peux dire, maintenant, que ce garçon était le meneur, mais tu ne peux pas dire que je ne t’avais pas prévenu, Sam.

— En quoi cela concerne-t-il l’emploi de l’ASP en général ? demanda le directeur avec humeur. Ce serait le premier symptôme d’un effondrement général ? Si c’est ça, on est dans de beaux draps. Quand je pense à tous ces gens qu’on a traités et laissés rentrer chez eux.

— Non, Sam, pas nécessairement. Dans la partie principale du Centre, l’ASP est employé dans des cadres linguistiques parfaitement normaux. Là, il ne peut faire que du bien. Dorothy et moi, nous travaillons sur des modèles logiques. Là, il n’y a pas de saturation à redouter. Il est possible que l’Univers de Jannis nous donne du fil à retordre sous peu, mais je n’en sais rien… Moi, ce qui m’étonne, c’est la forme particulière qu’a prise cette débâcle, cette empathie projective. C’en est vraiment la conséquence la plus troublante. Si Chris avait bien voulu m’écouter, nous aurions pu l’étudier au lieu de constater une fracture des cervicales. Enfin, il nous reste les trois autres. Mais, pour l’amour du Ciel, soyons prudents.

— Une sorte de télépathie, c’est bien ça, Lionel ? »

Rosson parut indécis.

« Je pense que ce qui est arrivé au cerveau de Vidya, c’est une surcharge de données auxquelles son esprit ne pouvait pas se fermer. Il était obligé de continuer à les traiter, sans pouvoir les filtrer. Les circuits du cerveau ont dû sauter et fondre, mais rester ouverts… tu comprends, avec toutes ces répétitions. Et le voltage du courant s’en est trouvé augmenté bien au-delà de ce que la mécanique cérébrale peut encaisser. En fait, le courant avait une force telle qu’il était capable de transmettre une sorte d’écho de lui-même que d’autres cerveaux pouvaient détecter. C’est de cette façon que doit fonctionner l’empathie projective en particulier et les autres phénomènes parapsychologiques en général. Il s’établit une sorte de champ que peut recevoir un autre cerveau, ce qui porte atteinte à l’équilibre des batteries neuroniques correspondantes de l’autre cerveau et les met en état d’excitation fantôme. Tu peux appeler ça de la télépathie, mais voilà ce qui a dû se passer. Ce n’est pas une véritable transmission d’idées d’esprit à esprit, mais une influence suggestive, une sorte d’hypnose électrochimique. C’est assez effrayant et je n’en vois guère l’utilité. Dans la mesure, évidemment, où le garçon était effectivement fou et ne faisait que diffuser sa folie. J’ai ressenti la même chose quand je me suis approché de lui avant qu’on ne lui donne des calmants. Quand Chris se sera remis du choc, il sera peut-être plus qualifié pour en parler. Il s’y est laissé entraîner plus profondément que moi. »

Sam Bax regardait d’un œil mauvais le corps de Sole qui, bourré de neuroleptiques, reposait sur un autre brancard.

« J’ai bien peur qu’avec cette petite escapade notre ami le docteur Sole n’ait signé sa lettre de démission. »

À son tour, Rosson regarda Sole. Sa tête lui faisait encore mal.

« Il a été drôlement éprouvé ? Ce n’est pas la peine d’en faire un drame. Il va falloir qu’on en mette tous un coup pour trouver une solution au problème, » dit généreusement Rosson qui, en son for intérieur, n’en traitait pas moins Sole de salaud et d’abruti.

Peu touché par l’argument, Sam haussa les épaules. Des yeux, il chercha Eileen.

« Oui… dites-moi, madame Sole. Vous comprenez bien que votre mari doit rester en observation au Centre. Je veillerai à ce que vous ne manquiez jamais de nouvelles. Il serait bon que, dans les premiers temps, vous ne cherchiez pas à le voir.

— Parfait », répondit-elle sèchement.

Sur ces entrefaites ou peu après, l’ambulance démarra.

« À moins, évidemment, que Sole n’ait la cervelle aussi dérangée que celle du garçon », grogna rondement Sam Bax à l’intention de Rosson qu’il poussait impatiemment vers sa propre voiture.

D’un coup de tête, Rosson renvoya en arrière sa tignasse qui réveilla la douleur de son cuir chevelu endommagé. Il grimaça.


Croisant vers le nord à mille six cent quatre-vingts kilomètres au-dessus des îles Salomon, les cervelles n’étaient pas dérangées, mais congelées à une température supérieure d’un degré au zéro absolu…

Au nord de Las Vegas, non loin du champ de tir de la Commission à l’énergie atomique, les cervelles n’étaient guère plus dérangées, mais simplement réduites en une poussière légèrement radioactive qui dérivait lentement vers le sud avant de se déposer sur le désert.

Vers le sud, justement, les casinos étaient suffisamment éloignés pour que toute inquiétude soit superflue. On faisait ses jeux. Et là, les cervelles calculaient les probabilités.

Beaucoup plus loin encore vers le sud, un Indien xemahoa répondant au nom de Kayapi ne se cassait pas trop la tête, lui non plus.

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