« Pihair, tu connais le serpent dans la bûche et le serpent dans la pierre ?
— Oui, je les connais.
— Eh bien, ce sont l’homme et la femme. Voilà qu’ils veulent faire l’amour. Ils veulent baiser ensemble pour donner naissance au Xemahoa. La bûche et la pierre veulent coucher ensemble. »
Songeant à une tête posée sur un corps, j’ai hasardé :
« La pierre va se mettre sur la bûche ? »
Une fois encore, l’impatience agitait la tête de Kayapi.
« Pihair, comment les Xemahoa font-ils l’amour ? Nous nous couchons côte à côte, de manière que le sperme, s’il se répand, tombe sur le sol et non sur le corps. Fais attention à ce que je te dis, Pihair. Si tu veux garder tes idées, tu n’apprendras jamais à connaître les Xemahoa. »
J’avais l’air malin, avec ma position du missionnaire. Autant pour moi.
Je lui ai dit que j’étais désolé, ce dont il a pris acte avec un grognement excédé.
Puis il a poursuivi :
« Le serpent de la pierre et le serpent de la bûche ont envie de coucher ensemble. Mais ils ne peuvent sortir ni de la pierre ni de la bûche, sinon la pierre et la bûche vont se refermer et ne les laisseront plus rentrer. La pierre et la bûche, elles, ont envie d’être vides. Elles ne se laisseront pas prendre une seconde fois. Alors les deux serpents ne peuvent baiser qu’à moitié. Ils répandent une grande quantité de sperme. Du sperme qui a pu pénétrer dans la bûche, est née la tribu des Xemahoas. Mais de celui qui a été répandu par terre, à ton avis ? »
J’ai répondu comme à une devinette.
« Le maka-i ? »
Un immense sourire lui a éclairé le visage et il m’a longuement tapoté l’épaule.
J’entrevoyais déjà la possibilité d’un autre mythe xemahoa – et dont les rouages seraient des éléments de la jungle aussi concrets qu’une pierre, un oiseau, une plante – qui serait le cadre de la rencontre signifiante du sperme qui, la nuit, est répandu sur la terre et du terreau des Xemahoa qui sert à engraisser le champignon maka-i. Voilà un bel exemple de la complexité, et de la logique, de cette culture indienne !
Mais les pièces du puzzle étaient encore loin d’être en place.
Je ne voulais pas m’attirer les mauvaises grâces de Kayapi alors que je venais de le rassurer quant à mon intelligence. J’ai donc remis à plus tard les questions qui m’auraient permis de compléter tant soit peu le tableau : je pensais à la femme de la hutte tabou qui, bien qu’enceinte, prenait la drogue génératrice d’enchâssements…
« Pihair, m’a dit Kayapi, les yeux dans le vague, je pense que tu peux peut-être prendre du maka-i sans que les oiseaux perdent le chemin de ta tête. Mais, bien sûr, ils auront du mal à le retrouver si tu ne les rappelles pas en xemahoa.
— J’apprends, Kayapi. Je dois apprendre vite. L’eau a encore monté, aujourd’hui ! »
Il lança vers l’eau un bref regard dédaigneux puis un jet de salive.
« Cela n’a pas d’importance. Regarde, j’ajoute de l’eau à l’eau. »
J’ai regardé et j’ai vu.
Mais je n’avais encore rien vu.
La nuit dernière, une des jeunes Xemahoa s’est glissée dans mon hamac.
« C’est Kayapi qui m’envoie, m’a-t-elle dit dans un souffle. Il m’envoie vers le Caraiba qui est un peu xemahoa. »
J’ai voulu lui répondre quelque chose en xemahoa, mais elle a délicatement introduit deux doigts dans ma bouche et tapoté ma langue. Juste à temps, je me suis souvenu de l’erreur qu’avaient commise la pierre et la bûche et, avec ma langue, j’ai refoulé ses doigts hors de ma bouche. Elle s’est alors mise à rire doucement. Dans l’obscurité de la hutte, je distinguais mal son visage et son corps, mais son rire sonnait comme celui d’une jeune fille.
Pendant un moment, j’ai pensé que ce pouvait aussi bien être un garçon. Sous ma main, sa poitrine qui s’arrondissait doucement autour des mamelons était presque trop tendre. Mais, lorsque j’ai glissé ma main plus bas, j’ai su que c’était une jeune fille. Elle était déjà plus qu’humide. Avait-elle été lubrifiée, ou ointe ? Était-elle déjà excitée ? Elle a gémi lorsque je l’ai touchée.
Son rire ne s’est arrêté que lorsque ma langue a trouvé la sienne.
Elle a pris ma verge dans sa main et m’a doucement caressé le gland jusqu’à ce que je sois prêt à jouir. Mais, à vrai dire, je pense que, plus que mon plaisir, c’est mon absence de prépuce qui l’intéressait. Les Xemahoas ne pratiquent pas la circoncision. Pour une fille enchâssée (je sens que le mot va me servir) dans cette culture endogamique, l’extrémité sans parure de ma verge était une curiosité sans pareille.
Comment faire l’amour dans un hamac xemahoa ?
Je me suis rapidement rendu compte que la meilleure position était de se coucher côte à côte.
Si le raz de marée rampant n’avait pas déjà envahi le sol de ma hutte, je suis sûr que du sperme aurait coulé entre les larges mailles du hamac sur la terre après que je me serai retiré d’elle.
Les mythes xemahoa devenaient pour moi des réalités vivantes.
Était-ce pour cette raison que Kayapi me l’avait envoyée ?
Après que nous avons fait l’amour, la fille a enfoncé ses doigts dans ma bouche pour m’empêcher de parler. Ma langue jouait avec ses phalanges et la fille jouait à prendre en défaut la vigilance de ma langue.
Elle s’est laissée glisser de mon hamac avant l’aube et je n’ai donc pas pu voir son visage.
J’ai dormi un moment.
Lorsque le jour m’a réveillé, j’ai remarqué du sang séché dans les poils de mon pubis et sur la hampe de ma verge. J’ai d’abord pensé que j’avais fait l’amour avec une vierge. Puis, en y réfléchissant, pensant surtout à la facilité avec laquelle je l’avais pénétrée dans cette position latérale, j’ai compris que l’humidité de son sexe n’était le fait ni d’une quelconque onction ni de l’excitation, mais simplement du sang de ses règles.
Elle était, comme on dit, indisposée.
Lorsque j’ai revu Kayapi, plus tard, il me l’a confirmé presque fortuitement : « Qui, elle perdait son sang. »
Ils avaient l’air malin, les tabous menstruels ! Dans cette société, du moins. Ou bien, c’était une insulte calculée.
Mais j’en doutais.
Posséder une fille qui avait ses règles était peut-être un des moyens de détourner la loi endogamique de la tribu. L’entrée de mon sperme était annulée par la sortie de son sang, ce qui me permettait à moi, l’étranger, de m’accoupler avec une Xemahoa.
Je regardais discrètement les filles qui pataugeaient çà et là dans le village, me demandant laquelle ce pouvait bien être. Et si elle reviendrait. Mais je n’y croyais pas. Notre copulation de l’autre nuit devait avoir un contexte culturel. Kayapi m’avait envoyé la fille pour me faire éprouver concrètement le contenu du mythe, pour mettre mon système nerveux à l’unisson de celui des Xemahoa.
J’étais en train de m’en ouvrir à Kayapi, du plus clairement que je pouvais, et lui m’approuvait vigoureusement en silence, lorsque nous avons entendu le bruit de l’hélicoptère. Le martèlement du moteur se rapprochait au-dessus des arbres et j’ai pensé : voilà ces foutus curés qui reviennent éprouver une autre tactique, ils vont essayer de nous servir une salade plus technique que la dernière fois.
Mais Kayapi voyait les choses autrement. « Va te cacher dans la forêt, Pihair, m’a-t-il dit d’une voix pressante.
— Pourquoi ? Ce sont encore les Robes-Blanches qui nous ont parlé du déluge. Ils sont venus sur un oiseau caraiba. »
Puis, me sentant bête d’avoir parlé ainsi, j’ai répété ma phrase en portugais, remplaçant « oiseau » par « hélicoptère »
« Non ! »
Il m’a poussé sans ménagement dans le dédale de végétation qui surplombait de très haut la clairière que le village avait dégagée pour s’y loger.
J’avais envie de rester et de dire à ces curés d’aller se faire foutre par le doigt de la providence qu’ils voyaient dans ce barrage, de leur dire d’arrêter ce déluge avant que l’irréparable ne soit commis. J’ai résisté à Kayapi.
Alors il a fait une chose insensée. Il m’a piqué de la pointe d’un couteau et a hurlé d’une voix suraiguë.
« Si tu restes ici, si tu ne vas pas te cacher dans la jungle, Pihair, je te tue ! »
J’ai donc été me réfugier dans la forêt. Qui ne l’aurait fait à ma place ? Je pourrais toujours, d’un œil, surveiller Kayapi et, le moment venu, me glisser dans l’hélicoptère pour dire deux mots aux prêtres avant que mon fidèle Vendredi ne puisse m’enfoncer son couteau dans le ventre. Si toutefois il avait vraiment l’intention de mettre sa menace à exécution, car j’avais omis de regarder s’il avait dans les yeux, comme dans les romans, une lueur criminelle.
Depuis le couvert des arbres, je l’ai surveillé.
Il a couru à ma hutte pour en ressortir, quelques instants plus tard, avec tout mon équipement empaqueté dans mon hamac qu’il a emmené, toujours courant, dans la jungle.
J’ai compris alors que Kayapi croyait assez en moi pour me garder de force avec les Xemahoa, mais le plaisir tendu que me procurait ce saut qualitatif dans nos relations était assombri par les moyens humiliants, pour ne pas dire effrayants qu’il employait pour me le montrer.
L’hélicoptère descendait déjà au-dessus du village et les enfants se le montraient du doigt tandis que leurs parents les appelaient à l’intérieur des huttes ou dans la forêt.
Ce n’étaient pas les prêtres.
C’étaient, à peu de choses près, des policiers. Ou plutôt des soldats. Le type milicien. Le genre ne m’était pas inconnu. Un officier de type européen, élégant, d’une prestance mauvaise, vêtu d’un treillis gris olivâtre et chaussé de hauts brodequins noirs, a sauté dans l’eau. Puis deux autres, également en brodequins et en treillis plus fatigués que celui de leur chef, un colosse noir armé d’une mitraillette et un métis souffreteux qui tenait un fusil mitrailleur auquel était fixée une baïonnette. Le pilote avait sorti de la cabine le canon d’une arme automatique. Et, à l’intérieur de l’appareil, j’ai pu voir deux ou trois hommes à l’affût derrière leurs armes.
J’avais déjà vu cela au Mozambique.
À ceci près que là-bas, les gens du village attendaient avec leurs AK 47, leurs grenades et leurs bazookas. L’hélicoptère en question n’avait jamais redécollé.
Le nabot et le Noir ont couru d’une hutte à l’autre, pointant leurs armes à l’intérieur, mais sans un regard pour les Xemahoa. Pendant ce temps, l’officier, debout au centre du village, surveillait avec détachement les opérations.
Le Noir a crié qu’il n’y avait rien.
Quelle incroyable prémonition politique avait donc pu faire déguerpir Kayapi dans la forêt avec mes affaires ? Je me suis aussi demandé s’il se serait autant soucié de moi avant l’union amoureuse de la nuit dernière.
Comme si de rien n’était, Kayapi est sorti de la forêt. Il venait d’une direction autre que celle où il avait emporté mes affaires.
L’officier s’est adressé en criant à plusieurs hommes du village pour leur demander s’ils parlaient portugais. Mais tous, Kayapi compris, l’ont regardé avec des yeux totalement inexpressifs.
Le nabot à la baïonnette finissait son inspection circulaire du village. Il avait donc devant lui, à une centaine de mètres, au bout d’un sentier qui n’était plus qu’un caniveau, la hutte tabou.
Il a hésité devant la masse à la fois moite et glacée de la forêt qui le séparait de la hutte mais où se résumaient toutes les menaces de la jungle, et la distance qui le séparait de l’hélicoptère. Pour finir, il a fait semblant de n’avoir rien vu.
Il a crié que là non plus il n’y avait rien.
Que pouvaient-ils bien chercher ?
Je ne pouvais pas croire qu’ils recherchaient la même chose que ces soldats portugais qui ont débarqué en Alouette dans le village makondé. Dans cette jungle apolitique, ce n’était pas possible. Dans les rues de Rio ou sur la bande côtière, certainement. Mais au fin fond de l’Amazonie, cela paraissait ridicule.
L’officier s’est retourné vers l’hélicoptère pour crier quelque chose et un interprète indien d’aspect misérable est apparu, puis, au moyen d’un mégaphone, s’est adressé au village. Il leur a d’abord parlé en un dialecte tupi, puis en quelques autres. Mais les Xemahoa sont séparés de leurs voisins par une sorte de ligne de faille linguistique. Aucun des dialectes qu’il a essayés ne lui a permis de se faire comprendre d’eux. Et Kayapi refusait toute collaboration.
Soudain, l’officier s’est retourné, a appelé le Noir et le nabot d’un claquement de doigts. Les deux hommes ont traversé l’eau à grandes enjambées vers l’hélicoptère où ils se sont hissés. Les pales se sont mises à tourner, projetant sur l’eau leur vent vertical, ébouriffant les feuillages des huttes. Puis ils ont décollé avant de disparaître derrière les arbres.
Ils n’avaient pas dû rester plus de dix minutes dans le village.
Plus tard, j’ai demandé à Kayapi ce qui serait arrivé si le nabot s’était approché de la hutte tabou.
« Nous les tuions, vraisemblablement.
— Kayapi, tu sais de quoi leurs fusils sont capables ?
— Oui, je connais les fusils.
— Tu connais les carabines, les pistolets et les fusils de chasse. Des fusils qui peuvent tirer deux ou trois coups. Mais tu ne connais pas ceux-là. Ils peuvent tirer kai-kai fois en ça de temps. Comme l’officier, j’ai claqué des doigts. »
Kayapi a haussé les épaules.
« Nous les tuions, vraisemblablement.
— Pourquoi as-tu caché mes affaires dans la jungle ? lui ai-je demandé.
— Je n’avais pas raison, Pihair ?
— Si, en fait, tu avais raison.
— Tu vois bien.
— Mais ma raison de le faire n’aurait pas nécessairement été la même que la tienne. »
Il m’a regardé fixement et, tout en riant, a secoué la tête.
« C’est demain, Pihair, que tu devras rencontrer le maka-i. Nous le rencontrerons tous ensemble. »
Ils sont absorbés par les préparatifs de la danse. Ils danseront dans cinquante centimètres d’eau. On commence déjà à perdre pied dans la jungle avoisinante dont les creux disparaissent sous deux mètres d’eau ou plus.
Et ce malheureux village serait plutôt dans un creux. Dieu sait jusqu’où s’élèvera l’eau dans quelques semaines. Et ce putain de barrage, jusqu’où s’élèvera-t-il ? Trente, quarante mètres ?
Les fourmis, affolées, grouillent sur les branches. Des papillons bleu électrique, de ceux dont on prend les ailes pour fabriquer des objets, petits tableaux et plateaux à l’éclat aveuglant, volètent au-dessus de l’eau. Des aras rouges et orange errent à travers les frondaisons, comme mis en fuite par leurs propres cris. Ce matin, j’ai vu des alligators qui maraudaient près du village. Quant aux poissons, ils sillonnent la forêt. Ils nageront bientôt entre les branches.
Assez parlé de nature. La description pour la description ne signifie rien, ou presque. Les Xemahoa le savent. La nature d’ici n’est pas « belle ». Ce n’est pas une image, un paysage. C’est un garde-manger et un lexique. Et je pense que de l’avis des Xemahoa, le lexique est plus important que le garde-manger. Les aras servent d’abord et surtout d’adjectif numéral à plumes.
Kayapi, qui vient de me quitter, m’a confié ce qu’ils attendent de la femme enceinte.
Les Robes-Blanches en auraient croassé de bonheur.
À moins que, horrifiés, ils n’aient pris la fuite !
Ils attendent que leur « dieu »-maka-i s’incarne, se fasse chair en elle. D’un bout à l’autre, c’est le coup du Christ réédité en xemahoa.
Voilà ce que voulait dire Kayapi lorsqu’il parlait de ce bébé du maka-i qui viendrait « en son temps ». Voilà pourquoi la femme n’a cessé de se droguer au maka-i durant toute sa grossesse.
Dieu sait dans quel état elle doit être. Son nez doit être à moitié pourri, si j’en crois le spectacle qu’offrent les narines du Bruxo.
Et Dieu sait quelles pourront être les conséquences génétiques de ce régime.