VII

Script décodé des conversations avec « Saut de Puce ».

H plus 3 jours 14 heures 30 minutes


CENTRE DE CONTRÔLE DE HOUSTON. – Vous approchez correctement. L’objet observe un taux constant de décélération par rapport à la Terre. Dans le cas contraire, il serait temps d’avoir peur. Il y aurait un de ces cratères quelque part dans le Wisconsin ! Le diamètre de l’objet est toujours estimé à un mille nautique. Attendez-vous à la perception visuelle dans quelques instants.

PETR S TSERBATSKY. En théorie, d’accord avec le cratère dans le Wisconsin, mais ça dépend de sa masse.

MIKE MCQ DALTON (Pilote). Tu penses que c’est un ballon et qu’un joueur nous a fait une passe ?

TSERBATSKY. Peut-être une structure gonflée, une bulle interstellaire strato-propulsée. Ce n’est qu’une hypothèse.

PAULUS S SHERMAN (Chef de la mission). C’est possible, Mike.

TSERBATSKY. Ou alors, un astéroïde évidé. Les deux idées sont défendables.

HOUSTON. Distance quarante, je répète quatre zéro milles nautiques, pour une vitesse relative à la Terre de deux cents en décélération constante… un quatre-vingt-dix-neuf… un quatre-vingt-dix-huit…

DALTON. Alors, c’est deux pas en avant, trois pas arrière ? On pourrait peut-être faire du stop jusqu’à la maison. Sors ton pouce, Petr !

TSERBATSKY. Je ne comprendrai jamais ce besoin que vous. Américains, avez de rire de tout. Nous sommes sans doute à un tournant décisif de l’histoire de l’humanité. Notre première rencontre avec une intelligence extra-terrestre.

DALTON. Il faut quand même aimer la plaisanterie pour nous contacter au moyen d’une émission déshabillée…

HOUSTON. Distance dix milles nautiques. Vitesse un soixante-quinze… un soixante-quatorze… Mike, tu te tais, maintenant.


H plus 3 jours 15 heures 5 minutes


SHERMAN. Je le vois ! C’est un croissant de lune, éclairé de côté par le soleil. C’est donc une sphère. Comment recevez-vous l’image ?

HOUSTON. Trop de brillance. Tu ne pourrais pas déplacer la caméra vers la droite ?

SHERMAN. Et comme ça ?

HOUSTON. C’est mieux. Maintenant, on le voit.

DALTON. Qu’est-ce qu’il transmet, en ce moment ?

HOUSTON. Le film tiré de l’opérette Manson et Sharon. Il a été diffusé la semaine dernière par une station de New York. Non, attends. La transmission vient d’être interrompue. Voilà qu’ils transmettent notre schéma de rendez-vous… oui, c’est bien ça. Non, c’est fini. Et ça revient… non, c’en est un autre. Un nouveau schéma. C’est l’intersection de votre trajectoire et de la leur. Encore un autre schéma. C’est le même à une échelle plus importante. On voit Saut de Puce et la Sphère. La Sphère est rigoureusement circulaire. Saut de Puce est représenté par un triangle hachuré. Les deux engins sont reliés par une ligne pointillée.

DALTON. Il faut qu’on coupe suivant le pointillé ?

HOUSTON. Ça change encore… un nouveau schéma. On voit Saut de Puce tout contre la Sphère. Ils veulent que vous leur atterrissiez dessus. Distance cinq milles pour une vitesse de cinquante… quarante-neuf…

SHERMAN. On le voit à merveille. Comment recevez-vous les images ?

HOUSTON. Très bien. Tu passes en commandes manuelles pour atterrir ?

SHERMAN. Exécution. La sphère brille comme si elle était en métal. Haut pouvoir réfléchissant. Pas d’irrégularités apparentes. Je suis sûr, maintenant, que ce n’est pas une masse rocheuse. L’idée de l’astéroïde évidé est à mettre au panier.

HOUSTON. Ils transmettent de nouveau le plan d’abordage. Rien de nouveau. Distance trois milles pour une vitesse de trente… vingt-neuf…

TSERBATSKY. J’ai l’impression d’être une puce devant une masse pareille propulsée par sa seule énergie !

SHERMAN. Houston ? Je vais donner un coup de tuyère pour freiner l’approche. Mise à feu zéro cinq secondes. Voilà !

HOUSTON. Saut de Puce, votre distance est évaluée à deux milles. La vitesse de l’autre est de neuf… huit virgule cinq…


H plus 3 jours 15 heures 28 minutes


SHERMAN. Attention, sondes d’amarrage au contact… Contact ! Posés.

TSERBATSKY. C’est du métal. Une gigantesque sphère métallique. Autour de nous, l’horizon est parfaitement circulaire. La surface est légèrement grumeleuse. Elle a l’aspect du papier de verre. Ni creux ni protubérance. Je vois de grandes lignes circulaires fuyant vers l’horizon. C’est assemblé un peu comme une orange.

DALTON. Dis donc, Paulus, on a trouvé un parking aussi pépère que dans le chemin privé de ton pavillon de banlieue. Je pense qu’on va pouvoir se faire voiturer à l’œil jusqu’à la maison.

HOUSTON. Non, les gars, pas jusqu’à la maison. Surtout, persuadez-les de se placer sur une orbite d’attente élevée. Simultanément à leur arrivée, les Soviétiques vont annoncer le lancement d’un satellite de communications gonflable. Leur machin va briller comme une étoile dans le ciel.

TSERBATSKY. Et s’il veut atterrir, messieurs ?

DALTON. Eux ? Se poser ? Leur sphère va se casser en mille morceaux ! On n’a pas prévu de fauteuil pour un derrière de cette taille !

TSERBATSKY. Et sur l’eau ?

HOUSTON. C’est vrai, Tserbatsky. Mais s’ils se préparent à poser leur boule, on peut foutre au panier notre plan d’aménagement du désert du Nevada.

TSERBATSKY. Il y a trop de monde autour de vos lacs. De plus, le Canada est impraticable en hiver. Qu’est-ce que vous diriez de la mer d’Aral, au Kazakhstan ?

DALTON. Moi, je préférerais le pays des kangourous. Les Australiens n’ont pas un lac, dans l’Outback ?

TSERBATSKY. Ce sont des lacs saisonniers. Pour l’instant, ils sont vides. Et, de toute façon, ils ne seraient pas assez profonds.

HOUSTON. Les gars, ne vous tracassez pas pour l’aspect politique de la chose, c’est notre travail, à nous en bas. Occupez-vous plutôt de la sphère.


H plus 3 jours 16 heures 00 minute


HOUSTON. On a une solution de compromis pour l’atterrissage, si toutefois ils ont l’intention d’atterrir. L’emplacement le plus évident est le Pacifique. Vous notez les coordonnées ? C’est la lagune d’un atoll des îles Marshall, au sud-est d’Eniwetok. Sept degrés vingt-deux minutes de latitude nord. Cent soixante-huit degrés vingt-deux minutes de longitude est. Il paraît improbable que la sphère elle-même vienne atterrir. Elle a sûrement une navette à son bord. Auquel cas, le choix du Nevada est prioritaire.

TSERBATSKY. Je demande au docteur Stepanov confirmation officielle du choix des îles Marshall.

HOUSTON. C’est bien normal !

DIMITRI A STEPANOV (délégué soviétique à Houston ; traduit du russe). Je vous confirme mon accord pour le Pacifique, Petr Simonovitch. Mais essayez de faire que cette chose reste dans le ciel. Pour la navette, pas de problème, c’est le Nevada.

DALTON. Il y a un trou qui s’ouvre à la surface, à une centaine de mètres.

SHERMAN. Il en émerge une forme cylindrique. D’environ dix mètres de haut par trente de diamètre. C’est peut-être un sas pneumatique ?

TSERBATSKY. Une large ouverture apparaît sur le flanc du cylindre.

HOUSTON. Saut de Puce ? Ils ont interrompu la diffusion de leur plan d’atterrissage. Nous recevons à présent un nouveau schéma. Vous y êtes représentés à l’extérieur du globe et une ligne pointillée vous relie à son intérieur. Ils veulent que vous entriez à l’intérieur. Vous feriez bien de vous équiper, Sherman et Tserbatsky. Dalton suivra la manœuvre.


H plus 3 jours 16 heures 50 minutes


DALTON. Ils sont arrivés devant le sas. Tout va bien, Paulus ?

SHERMAN. Tout va bien. Vous nous recevez bien, Houston ?

HOUSTON. Très bien. Les images sont bonnes.

SHERMAN. L’intérieur du cylindre est vide. C’est une vaste salle circulaire. Je distingue quelque chose comme des détecteurs à l’arrière-plan. Nous pénétrons ensemble.

DALTON. Deux grands pas pour l’humanité, hein ? Houston ! La porte se referme. Ça s’est refermé sur eux !

TSERBATSKY. Une porte doit être ouverte ou fermée, mon camarade. Nous… (Transmission interrompue).

DALTON. La porte est hermétiquement fermée. Le cylindre se rétracte au niveau de la surface. Tu m’entends, Paulus ? Paulus ? Houston, j’ai perdu le contact. Houston, vous m’entendez ?

HOUSTON. Nous vous recevons parfaitement.

DALTON. Alors, c’est que quelque chose étouffe leurs transmissions.


H plus 4 jours 06 heures 35 minutes


DALTON. Houston ! Le cylindre remonte… La porte s’ouvre… Je les vois dans l’encadrement de la porte. Paulus ? Tserbatsky ? Vous me recevez ?

SHERMAN. Oui, Mike, on t’entend. Mais on est fatigués.

TSERBATSKY. Houston ?

HOUSTON. Houston à Saut de Puce. Sherman. Tserbatsky, contents de vous revoir. Que s’est-il passé ?

SHERMAN. On pourrait résumer la situation en disant que maintenant, la balle est dans leur camp…

TSERBATSKY. L’histoire n’a donc pas de sens pour vous ? Des êtres intelligents ont traversé les profondeurs de l’espace pour entrer en contact avec nous. Ils ouvrent la porte de l’Univers. Ne prenons pas l’initiative de la refermer !

DALTON. Bien dit, Ivan. Raconte-nous plutôt de quoi ils ont l’air ?

TSERBATSKY. Ah !… oui, c’est vrai. Leur apparence. Ce sont des bipèdes, c’est-à-dire avec deux bras et deux jambes comme nous, mais ils sont beaucoup plus grands, dans les trois mètres. Ils sont, comment dire, dégingandés et leur peau est d’un gris poudreux. Aucune pilosité apparente. Ils ont un gros nez plat et mou, un peu comme celui des hérédo-syphilitiques, avec une seule narine au milieu du visage. Quant à leurs yeux, ils sont bien plus rejetés sur les côtés de la tête que les nôtres. Leur champ de vision doit être de cent quatre-vingts à deux cents degrés. Pour en finir avec leurs yeux, ils sont aussi saillants que ceux d’un chien pékinois. Leurs oreilles ressemblent à des sacs de papier chiffonnés qui se gonfleraient et se dégonfleraient continuellement. J’ai pu voir que leur bouche était garnie de petites dents cartilagineuses. La cavité buccale elle-même est d’une couleur brillamment orangée, à l’exception de la langue qui est rouge sombre, mais très longue et aussi souple que la trompe d’un papillon.

SHERMAN. Ils ont analysé notre air et aménagé une sorte de salle de réception aux parois de verre pour que nous puissions nous débarrasser de nos casques. Nous leur avons remis les échantillons – bandes vidéo et microfilms – de langage. Ils les ont placés dans une machine – décontamination, sans doute – et se sont littéralement jetés dessus. Dix minutes à peine plus tard, les bandes passaient sur écran. Deux d’entre eux se contentaient de regarder les écrans et d’écouter. Un autre nous a apporté une ardoise-écran sur laquelle nous pouvions écrire.

TSERBATSKY. Ils nous ont réservé un accueil d’une fraternelle désinvolture. Comme si, biologiquement, nous étions collègues d’intelligence. Ils étaient très affairés. Nous n’étions que des touristes. Ils utilisent pour parler une grande étendue de sons. Des sons parfois suraigus. J’ai reconnu le contre-ut qui brise le lustre de l’Opéra. Et soudain, ils vont chercher au fond de leur gorge des sons de basse profonde, passant très rapidement d’un extrême à l’autre.

SHERMAN. Nous avons négocié avec deux d’entre eux au moyen de l’ardoise-écran. Il nous suffisait de dessiner avec nos doigts pour que les images apparaissent. Nous sommes convenus qu’ils se mettraient en orbite d’attente. Ils enverront un petit véhicule se poser sur le site prévu au Nevada. Nous avons demandé et obtenu qu’ils se garent sur une orbite transpolaire d’une longitude de vingt degrés ouest et cent soixante degrés est. Les seules régions survolées sont la Sibérie, l’Antarctique, Reykjavik en Islande plus quelques îlots du Pacifique. D’accord ?

TSERBATSKY. Rendez-vous compte, messieurs, nous avons rencontré nos frères des étoiles. Et voici que nous allons les cacher à la vue du monde. J’en reste encore incrédule !

STEPANOV (lui répondant en russe par un proverbe qu’on peut librement traduire ainsi). Est frère celui qui se conduit en frère, Petr Simonovitch.

SHERMAN. Moi, je suis sur les rotules. Nous rentrons à bord pour dormir.

HOUSTON. Encore autre chose. Saut de Puce. Avez-vous trouvé pourquoi ils sont venus ?

SHERMAN. Toujours pas. En dehors des échanges de coordonnées de mise en orbite et d’atterrissage, je n’y ai vu qu’une longue leçon de philologie, entièrement passée à vérifier les bandes qu’on avait apportées. On n’a jamais pu sonder leurs intentions et passer à des sujets plus personnels.

HOUSTON. C’est normal, Paulus. Je pense qu’ils ont été droit à ce qui les intéressait sans s’occuper du reste. Comment se passe la communication avec eux, si elle n’est pas verbale ?


Après avoir lu les transcriptions, Sole resta à regarder la couverture rouge de la liasse de feuillets photocopiés qu’un avion venait d’acheminer directement de Houston à Fort Meade. C’était apparemment la marque de la disgrâce où était tombée la transmission par télécopieur pour des sujets aussi délicats. Ceux qu’on appelait les « Duplicateurs sauvages » sévissaient aux États-Unis depuis au moins un an et se faisaient une joie plus ou moins désintéressée, avec plus ou moins d’à-propos, d’extraire des signaux codés dans le réseau public du téléphone, les documents ainsi dupliqués, fussent-ils protégés par un brouillage. Cela avait déjà, au cours de la dernière année, provoqué un scandale retentissant au sujet des procédés de stockage des déchets nucléaires. Il n’en fallait pas rechercher l’origine ailleurs que dans cette guérilla de bricoleurs. On racontait aussi des choses concernant l’espionnage industriel pratiqué sur des firmes pharmaceutiques. On évoquait le cas de ces faux rapports gouvernementaux introduits dans le système quelque part entre le Département d’État et le Pentagone. Du coup, on avait redécouvert les vertus du courrier personnel, la virginité entre autres, ce qui lui valait une nouvelle prééminence sur la télécopie.

La couverture rouge portait l’inscription :


SECRET

CECI EST UNE PAGE DE GARDE

Matériel soumis aux dispositions de l’art.

380-5

sur la sécurité

TOUTE DIVULGATION DE L’INFORMATION CONTENUE DANS LES DOCUMENTS CI-JOINTS PORTERAIT GRAVEMENT ATTEINTE AUX ÉTATS-UNIS…


Suivait une page entière de mises en garde que concluait cet avertissement : la Page de Garde n’était pas en elle-même régie par le secret si aucun document n’y était joint. Preuve que la Sûreté du Territoire américaine avait mûrement réfléchi sur la logique insensée du secret d’État.

Sole repoussa le document sur le bureau en direction de Tom Zwingler.

Au début, tandis qu’il reprenait son souffle au National Cryptological Command, il avait eu une pensée angoissée pour Vidya. Mais, peu à peu, les conséquences possibles de l’arrivée de ces extra-terrestres avaient commencé à le préoccuper, le plongeant dans une sorte de pessimisme presque hilare.

« Donc, leur orbite ne survolera guère que des océans ?

— C’est-à-dire qu’en fait elle croisera en hauteur pas mal de routes maritimes et survolera la capitale de l’Islande. Sinon, c’est le désert. Les Soviétiques annoncent le lancement d’un ballon-réflecteur gonflable sur cette orbite et nous nous apprêtons à confirmer cette nouvelle.

— Tom, vous plaisantez. Combien de gens sont déjà au courant ? Et combien d’autres seront assez malins pour deviner de quoi il s’agit ?

— D’après notre dernière évaluation, le nombre de ceux qui savent est de neuf cent cinquante. En y réfléchissant, ce n’est pas énorme. Et après tout, c’est un secret tellement incroyable…»

Sole regarda par la fenêtre les bois que gagnait le crépuscule. Ils isolaient les bâtiments du monde extérieur, tout comme à Haddon. Mais en mieux : une vaste place forte renfermant un équipement technique autrement dans le vent.

Passer les multiples défenses, chicanes et contrôles pour parvenir au cœur du NCC était autre chose que de faire tourner le pêne de quelques serrures. Sole portait maintenant une plaque où étaient inscrites les données chiffrées de ses empreintes vocale et rétinienne en plus de sa photographie.

Zwingler qui, dans les yeux de Sole, avait lu les termes de la comparaison, sourit.

« Eh oui, Chris, les ordinateurs les plus perfectionnés du monde. Ici, percer à jour les codes et en inventer d’autres est un jeu d’enfants. Nous avons quelques-uns des meilleurs linguistes et cryptanalystes et quelques génies mathématiques…

— Très flatté, dit Sole avec un sourire.

— C’est vrai, la seule chose qui manque ici, ce sont quelques petits monstres qui galopent dans les caves… Zwingler se tut un instant et reprit pensivement : Ce qui arrive en ce moment a toujours été une possibilité limite. Statistiquement, il doit exister autour de nous bon nombre de systèmes solaires. Ah ! si l’événement avait pu attendre encore un siècle ! Toujours est-il que si on peut garder ça sous les verrous.

— Qu’est-ce qui vous fait croire qu’on aurait été mieux préparés au siècle suivant ? Le seul progrès probable, à cette époque, serait une petite base sur la Lune. Quelques débarquements sur Mars ainsi que, peut-être, sur l’une des lunes de Jupiter. La différence entre maintenant et le siècle suivant est bien mince en regard du siècle précédent. Le temps présent est peut-être le bon pour débarquer ici en nous jouant à l’envers nos émissions de télé. Il était peut-être temps que Caliban se regarde dans le miroir. Ce qui nous tourmente n’est pas tant l’événement que le contexte malade qu’il vient troubler. Comment les Elizabéthains auraient-ils réagi ? Sans doute en écrivant des poèmes épiques ou d’autres et non moindres Roi Lear.

— C’est bien ce qui me fâche, Chris. J’ai l’impression d’être un athée qui assisterait à l’avènement du Christ avec les anges qui jouent de la trompette et tout le tralala.

— Certes, mais vous n’étiez pas agnostique. Vous vous disiez simplement qu’en raison de la multitude des autres systèmes solaires…

— Ça ne me console pas pour autant. »

Sole écouta les bruits du bâtiment. Le claquement assourdi d’une imprimante. Des bruits de pas. Et le gargouillis de l’eau courant dans l’intestin grêle du système de refroidissement.

« Et comment pensez-vous les empêcher, quand ils descendront sur le Nevada, de faire un détour par Los Angeles s’ils ont envie de voir la ville ? Ça va être jour de fête pour les amateurs de soucoupes…

— Pour ça, Sherman leur a clairement indiqué comment nous entendons les voir descendre. Ce sera en deçà de la DEW Line[1]. Ils auront une petite idée de ce que, nous aussi, avons en orbite et là, ce ne sont pas les… les trébuchets nucléaires qui manquent.

— C’est notre conception du Camp du Drap d’Or, remarqua Sole avec un rire aigre. L’honneur est sauf ?

— C’est selon, répliqua l’autre d’un ton philosophe. Pouvons-nous, à votre avis, laisser tant soit peu discréditer notre culture, au sens large du terme ? Le monde où nous vivons est passablement instable. »

Le téléphone ronronna doucement et Zwingler lui glissa quelques mots au creux du micro.

« Notre avion nous attend, Chris. D’ici quatre heures, la mise en orbite aura commencé. Saut de Puce vient de faire un saut de côté. La NASA ne pouvait pas le laisser en orbite transpolaire. Sous cet angle, le transfert à la navette du Skylab devenait délicat. J’allais oublier. Ils me disent aussi que les Russes sont en route pour le Nevada à bord de leur SST. Vous savez, leur Concordski.

— Ils ne vont pas passer inaperçus.

— Je ne pense pas. En dehors des déserts et des montagnes, il n’y a pas grand-chose au Nevada. Ce n’est pas comme si on demandait à ces êtres de débarquer à Las Vegas. « Il eut un sourire louche. » Howard Hughes aurait émis des objections.


Assis dans l’avion qui fonçait vers l’ouest, Sole, la tête entre les écouteurs de son siège, passa en revue les différentes stations dont ils traversaient le champ. La WBNS de Columbus, Ohio. La WXCL de Peoria, Illinois. La KWKY de Des Moines, Iowa. La KMMJ de Grand Island, Nebraska.

La KMMJ jouait d’anciens morceaux des groupes d’acid rock de la côte ouest.

Le Jefferson Airplane chantait :

Détournez le vaisseau spatial !

À partir de 1980, ils ne vont cesser de l’assembler dans l’espace

Il suffit de savoir ce qu’on veut pour prendre les commandes des mains des puissants

Détournez le vaisseau spatial !

Et nos enfants courront nus dans les cités de l’Univers…

Le titre de l’album était : Blows against the Empire.

Et malgré les coups, l’Empire tient bon, pensa Sole. Il intercepte le premier vrai vaisseau spatial. Le met en orbite au-dessus des océans et personne de la Terre, si ce n’est quelques Islandais transis et des marins en haute mer, ne le verra. Engloutit l’Amazonie sous les eaux. Et essaime, à l’abri de fondations fantômes, ces centres de recherche neurothérapique dans d’autres pays.

Il jeta un coup d’œil à Zwingler. L’Américain dormait dans son siège comme un nouveau-né après la tétée. Quelle chose étrange : tous ceux qui étaient dans le secret voulaient se débarrasser le plus rapidement et le plus radicalement possible de cette encombrante affaire d’extra-terrestres pour retourner à leurs habituelles préoccupations, que ce soit le décryptage des codes chinois, la submersion du Brésil ou l’apprentissage forcé par de petits réfugiés indo-pakistanais de langages para-logiques.

Zwingler avait raison. Cette visitation spatiale n’était qu’une gêne absurde, une grippe, mais qui pouvait également porter en germe la mort, de même que l’introduction du virus de la grippe avait anéanti certaines tribus isolées du Pacifique Sud.

Ainsi donc, les nouveaux venus avaient invité l’équipe du Saut de Puce dans une cage de verre. Et la destination de cet avion n’était autre qu’une cage de sable – creusée de la main de l’homme – quelque part dans le désert du Nevada. Ce que résumait une seule question : qui mettait qui en quarantaine ?

Sur la KMMJ, le Jefferson Airplane chantait :

En mille neuf cent soixante-quinze

Le peuple a surgi du cœur du pays

Contre toi qui sièges au gouvernement

Tu comprends ce que ça veut dire ?

Désolé, mon pauvre Airplane, murmura Sole, ta prévision est dépassée et l’Empire tient toujours debout.

Fatigué du bruit de la radio, mais incapable de dormir, Sole fit le tour de ses poches jusqu’à ce qu’il retrouve la lettre de Pierre. Distraitement, il en reprit la lecture.

«… C’est avec une habileté stupéfiante que leur Bruxo pratique cet enchâssement profond du langage, cet enchâssement roussellien dont nous disions – tu te rappelles, c’était en Afrique – qu’il était le plus monstrueusement riche de possibilités.

« Pour ce faire, il se sert d’une substance hallucinogène. Je n’en ai pas encore identifié l’origine. Chaque soir, il psalmodie les mythes complexes de la tribu, mythes dont la structure est directement reflétée par celle, enchâssée, du langage que la drogue lui permet de comprendre.

« Ce discours enchâssé n’est autre que la châsse où sont serrés l’âme, les mythes, de la tribu. Mais cela permet également aux Xemahoa de faire l’expérience immédiate de leur vie mythique au cours de ces célébrations à la fois chantées et dansées. Le dialecte vernaculaire quotidien, le xemahoa A, est passé au crible d’un re-codage extrêmement élaboré qui brise les séquences linéaires du parler normal et restitue le peuple xemahoa à cette unité spatiotemporelle de laquelle, nous autres, avons été coupés. Car nos langages se comportent comme des barrages entre la Réalité et notre Idée de la Réalité.

« Je suis enclin à penser que le xemahoa B est le langage le plus vrai que j’aie jamais rencontré. Il est évident qu’à d’autres égards – pour tout ce qui concerne la vie quotidienne – il met à mal, paralyse, infirme notre vision strictement euclidienne du monde. C’est un langage extravagant, semblable en cela à celui de Roussel, mais pire. L’esprit ne peut espérer seul, sans adjuvant, l’appréhender. Mais dans leurs hallucinations, ces Indiens ont découvert l’élixir vital de la compréhension ! »


Sole, dont l’attention venait d’être fouettée, s’était redressé dans son siège. Pour stimuler sa vigilance, il leva le bras et dirigea sur son visage le jet d’air frais de l’aération. Il en ressentit un surcroît de passion : des portes s’ouvraient dans les ténèbres comme si, par l’intermédiaire des poumons de l’avion, l’univers entier lui soufflait au visage. Il lut.


«… Le vieux Bruxo inhale cette drogue au moyen d’une pipette par ses narines sanguinolentes et gangrenées. Et, par l’ivresse ainsi procurée, il ne vise rien de moins qu’une perception totale de la Réalité qu’il restitue immédiatement dans le présent éternel de l’hallucination. Et, par cette reconstitution globale de la réalité, il pense pouvoir se donner les moyens de la contrôler, de l’infléchir. Le vieux rêve du sorcier !

« Mais quels sont les dragons que vient affronter ce sorcier ? Le poids énorme de l’impérialisme technique américain et la dictature militaire brésilienne, imposant de loin leurs diktats à la jungle qui devient la cuisine de leur festin et où les Indiens, comme des mouches, vont se prendre au papier collant qui pend du plafond. Le fabuleux festin de titans où seront englouties les richesses de l’Amazonie. Consommées au cours d’un seul mais spectaculaire repas. Consumées.

« C’est à cela que se tue le Bruxo. Jamais aucun chaman n’avait osé séjourner si longtemps sur les hauteurs où mène cette drogue, si l’on excepte un personnage mythique, leur héros originel Xemahawo qui a disparu au jour de la création du monde, dissous dans le décor du monde comme une nuée d’oiseaux s’égaillant dans la forêt.

« Pour le Bruxo comme pour les Xemahoa, la connaissance n’est pas une chose abstraite, mais plutôt codée en termes d’oiseaux et de bêtes, de roches et de plantes, en termes de forêt, avec les nuages et les étoiles qui la surplombent, dans les termes mêmes de la réalité donnée, concrète. C’est pourquoi la description globale de cette connaissance n’est pas une opération abstraite, mais une mainmise sur la réalité factuelle qui les entoure. Cette appréhension de la réalité revient à la contrôler, par là, à la manipuler. C’est, du moins, ce qu’il espère.

« Il doit bientôt entreprendre une gigantesque narration enchâssée de tous les mythes de la tribu ainsi codés en cet instant précis de leur histoire, de leur conscience. Jour après jour, au cours de la danse droguée, il accumule les éléments de la signification totale que doit prendre en charge sa narration, c’est-à-dire qu’il garde présent à l’esprit tout ce qui a été énoncé les jours précédents, qu’il le garde dans le présent éternel de son esprit inspiré par la drogue, malgré la tension terrible qu’en subissent son corps et son cerveau.

« Il doit bientôt parvenir à exprimer la conscience totale de l’Être. Bientôt, il percevra dans sa clarté le schéma qui sous-tend la pensée symbolique du mythe.

« Et si c’était vrai. Ce serait incroyable. Ici ? dans ce trou ? Chez ces sauvages ?

« Incroyable et intolérable. Car à l’instant même où l’événement doit se produire, voilà que ce seul génie de la cuisine, la mouche, va s’engluer sur le ruban orange d’un barrage. Si seulement une goutte de son poison pouvait tomber dans le festin des exploiteurs !

« Ce cri de rage, je peux vous le faire parvenir grâce à un métis de passage ici. Il atteindra ce putain de barrage d’ici une semaine et postera la lettre. Il ne veut rien dire sur les motifs de son voyage. Il a peut-être trouvé des diamants. Qui sait ? Après tout, ce merdier est supposé renfermer le pays de l’El Dorado.

« Quant à moi, je commence à croire que je l’ai trouvé dans l’esprit des gens d’ici, au moment où cet esprit est appelé à disparaître.

« Ils vont enchâsser l’Amazonie dans une mer intérieure qui sera visible depuis la Lune et, du même coup, y noyer une pensée.

« À toi comme à Eileen, mon affection inutile.


« Pierre DARRIAND. »


Au-dessus de l’Utah, la KSL annonça le lancement d’un spectaculaire satellite soviétique décrivant une orbite transpolaire. « D’après les dépêches, il serait plus brillant que la planète Vénus. Mais, à moins d’être un Esquimau ou un chasseur de têtes des mers du Sud, vous n’aurez guère de chances de l’apercevoir. Voyons les autres nouvelles de ce journal de fin de soirée. La NASA a démenti les rumeurs selon lesquelles un savant russe se serait joint à l’équipe qui s’est envolée cette semaine de cap Kennedy vers le Skylab…»

Zwingler s’était réveillé et écoutait, l’oreille plaquée à l’écouteur de son siège.

« Vous entendez ça, Chris ? La Sphère est en orbite. »

Sole n’avait prêté qu’une attention distraite aux nouvelles, distrait par les autres nouvelles contenues dans la lettre et cette idée qui pointait en lui, frustrante, que Pierre venait de le doubler pour la seconde fois. La première fois, auprès de sa femme. La seconde, dans son travail.

« On dirait qu’il y a déjà des rumeurs », ricana-t-il.

Zwingler éclata d’un rire franc.

« Bah ! On murmure un peu, on spécule, mais quelle importance ? Moi, je vous dis que l’affaire se présente bien. »

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