Sur l’écran, tout semblait calme. Mais Rosson savait que c’était un calme trompeur. La violence était désormais dans la tête des enfants. La plupart du temps, elle était sous-jacente, mais il ne se passait pas de jour qu’elle ne surgisse à un moment ou à un autre.
La tâche qui n’avait pu être menée à bien que par des centaines de générations d’enfants de l’Âge de pierre, ils l’avaient accomplie en un nombre dérisoire de jours : ils avaient inventé le langage. Mais quel langage ?
Vidya, suivi par les autres enfants, avait dépassé le stade du babillage. Maintenant, Rosson se rendait compte que ces balbutiements n’étaient pas une suite de sons, mais une suite d’idées et de concepts. Ils avaient retraversé l’apprentissage du langage. Mais ce langage achevé n’avait que peu de rapport avec celui, également achevé, qu’ils apprenaient avant la crise. Et il était interrompu par des accès de violence qui laissaient les enfants affalés, épuisés dans leur salle, ayant échappé de peu à l’hallali vengeur des mots fantômes.
À peine ébauché sur le bureau de Rosson, reposait le programme destiné à faire analyser par ordinateur leur nouveau langage. Le temps lui manquait. Tout allait trop vite. Il se sentait comme un aveugle qui regarderait la boulette de radium de Mme Curie. Il ne verrait rien, mais ses yeux n’en seraient pas moins brûlés.
Tandis qu’il regardait, Vidya se leva, visage tordu par un grognement sauvage. À pas lents, il commença de traquer une proie invisible. Puis, prenant de la vitesse, il parcourut une longue ellipse autour de la pièce.
À chaque crise, une inconnue nouvelle semblait être versée à l’équation. Comme si, à chaque fois, un nouveau circuit neuronique faisait sauter les plombs. Mais, une fois les plombs sautés, le fusible repoussait de lui-même comme la queue d’un lézard et le courant, très vite, passait de nouveau. Comme si c’était une fonction complémentaire de celle du disjoncteur.
L’expérience se déroulait maintenant hors de tout contrôle et seul Rosson s’y intéressait.
Que faire maintenant ? Les sevrer d’ASP ? Alors que de toute évidence la drogue donnait des résultats ?
Vasilki, à son tour, se levait et se jetait dans une ronde éperdue autour de la salle.
Puis Rama. Puis Gulshen.
Les quatre enfants couraient autour de la salle, le visage crispé par un effort de concentration.
Rosson se brancha un bref instant sur les caméras de l’un et l’autre univers, à la recherche d’un infirmier. Mais, pas plus que dans l’univers logique, personne ne semblait être de garde dans l’univers de Richard Jannis.
Il téléphona donc à la permanence des infirmiers qui se trouvait à l’étage supérieur.
« C’est Martinson ? Rosson à l’appareil. Descendez à l’univers enchâssé. Vous risquez d’avoir besoin de la trousse neuro. Mais restez dans le sas jusqu’à ce que je vous le dise. Je veux voir comment la crise se développe…»
Puis il se rebrancha sur les enfants de Sole, manœuvrant la commande du zoom pour scruter leur visage d’animal sauvage et buté.
À mesure qu’il les surveillait, leurs ellipses devenaient plus serrées et furieuses. Il comprenait le rapport qu’entretenaient, dans son propre univers logique, les gestes et le discours. Chez lui, la danse des enfants était une tactique de redondance, dont la fonction était de purifier le langage du superflu. Mais ce qui se passait ici était différent. C’était un rapport nouveau, autre, entre mouvement et pensée. Entre fonctions motrices et fonctions symboliques du cerveau. Étaient-ce les tensions accumulées dans l’esprit des enfants qui, s’échappant du monde symbolique de la pensée et du langage, se déchargeaient dans l’espace du mouvement ? Ou bien assistait-on, au cours de ces accès furieux, à la formation de nouvelles relations symboliques ?
Rosson, qui se rongeait les ongles, songea à ce que signifierait l’apparition dans le cerveau de nouveaux croisements structurants…
« Martinson à l’appareil. Je suis dans le sas. À mon avis, monsieur Rosson, les gosses font une tête qui ne me dit rien de bon…
— Je sais. Mais n’entrez pas encore. »
En supposant que l’ASP ait accéléré la fabrication des « molécules informatives » à un point tel que le cerveau soit sursaturé, celui-ci serait-il contraint de créer de nouvelles structures symboliques pour se maintenir en activité ? Et au cas où les zones chargées de la symbolisation seraient surchargées, ces nouveaux symboles iraient-ils se former dans les centres moteurs du cerveau ? Ce seraient donc des symboles-actions, c’est-à-dire des symboles qui ne pourraient s’exprimer que par la manipulation directe du monde extérieur ? De la même façon que les magiciens s’en croyaient capables par leurs incantations et leurs figures magiques, par leurs symboles de réalité ?
La course des enfants se chargeait d’une effrayante densité symbolique.
Soudain, ils tombèrent pêle-mêle les uns sur les autres, membres enchevêtrés comme une divinité hindoue. Puis ce corps multiple se divisa en quatre comme sous l’effet d’un choc électrique.
Ils retombèrent si violemment que Gulshen se retrouva appuyée contre la paroi du labyrinthe, écrasant sa propre jambe repliée sous elle selon un angle impossible.
« Martinson ! Entrez ! La fille s’est pété la jambe ! »