Pierre avait fait la connaissance du maka-i. Il avait prisé la poudre du champignon. Le lendemain, il quitta le village, avec le sentiment d’avoir une tâche aussi urgente que vague à accomplir.
Kayapi l’accompagna, et cette fois sans brandir menaces ni couteau. L’Indien se contenta de dire : « Pihair, il faudra que nous soyons de retour avant la naissance du maka-i, d’accord ? »
L’esprit ailleurs, Pierre lui donna son assentiment muet. Il était encore sous le coup de ce premier contact. C’était comme un dépucelage, mais un dépucelage de la conscience. Un pucelage écrasant qui l’avait mené à la frontière de l’extase et de la terreur. À peine s’il pouvait penser à autre chose.
Il avait à se reposer entièrement sur Kayapi pour retrouver le canot dans lequel ils étaient arrivés, le vider de l’eau de pluie qui s’y était amassée, nettoyer le moteur, empaqueter les affaires de Pierre dans une bâche de plastique.
Kayapi s’en acquitta sans rechigner. Il semblait avoir un certain respect pour les raisons confuses qui poussaient Pierre à faire le voyage vers le nord, vers le barrage.
Il manœuvra la pirogue tandis que Pierre regardait sans le voir à travers la pluie le fouillis d’arbres entre lesquels l’eau montait.
Une ville vaguement lointaine. C’était le souvenir qu’évoquaient en lui les amas de végétation parasitaire qui se pressaient au balcon des branchages comme ces gens aux étages élevés d’un immeuble regardant tous vers le nord lors d’une catastrophe, un accident d’avion ou un incendie. Ou bien ce n’était qu’une image, mais de quel film, soudain ranimée ? Les fourmis saüba, chassées du sol de la forêt, progressaient en colonnes serrées, chacune portant sur son dos un fragment de feuille, le long des branches basses comme une file de réfugiés marchant à l’ombre de parasols. Des perroquets fendaient l’air, parmi les hautes branches, de leur flamboyant message de chiffres qu’il ne savait pas organiser en opérations.
Lorsque les mouches pium fondirent sur eux en nuées urticantes et avides de sang, Kayapi fouilla dans les affaires de Pierre pour y prendre un tube d’onguent destiné à écarter les insectes. Il en enduisit la peau du Français afin qu’elle ne bourgeonne pas de ces cloques que les mouches laissaient en manière de carte de visite.
À la mi-journée, ce fut encore Kayapi qui referma la main de Pierre sur un poisson séché et qui le pressa de manger.
Des heures durant, Pierre resta le regard perdu dans le chaos vert sale de la forêt qui, par instants, s’enflammait d’oiseaux, de papillons et de fleurs.
Pour un œil étranger, ç’aurait été le chaos. Mais celui-ci avait disparu de son esprit.
Il émergeait à un autre niveau de perception du monde.
Ou plutôt, c’était au souvenir de cette émergence qu’il se raccrochait opiniâtrement.
Le souvenir du maka-i démangeait encore ses narines comme si elles avaient été mises à vif par la morsure des mouches pium.
Le jour semblait d’une longueur infinie, impossible à mesurer en unités de temps comme une longue piste gravissant des hauteurs blafardes et solitaires, montant de la vallée de cette nuit passée et qu’une brume, maintenant, venait voiler sans qu’une frontière perceptible sépare les deux zones. Il voulut mettre les choses au clair et se dire qu’il était bien sorti, à un moment précis, de cette expérience. Mais la frontière fuyait sa mémoire. Cette nuit ne se laissait pas pendre au rets des mots du jour qui la suivait car ce qu’il y avait vécu était incomparablement plus ample et dévastateur. Impossible de refermer dessus un quelconque lien. À supposer qu’un être à deux dimensions fasse l’expérience de la troisième dimension, comment pourrait-il, dans sa platitude, borner son territoire et dire qu’au-delà se trouve celui de l’Autre ? Cet Autre serait partout, nulle part. Quant au temps horaire, scandé par la course inégale de deux aiguilles, Pierre l’avait abandonné en laissant se détendre le ressort de sa montre qu’il portait maintenant comme un simple bracelet. Le temps ne valait plus que comme ornement futile, distraction. La notion du temps qu’il avait possédée la nuit précédente n’avait rien à voir avec les calendriers et les horloges. Ce n’avait pas été un temps historique, mais une notion d’unité, d’union spatiotemporelle qui, habituellement, est décomposée en ses deux éléments opposés par un contraste illusoire.
Dans ce plat pays tridimensionnel qui est le nôtre, les mots lancés ne brillent du feu de leur sens que dans un laps de temps dérisoire et les souvenirs s’effondrant à contre-courant, tant est dérisoire la force qui les maintiendrait dans la conscience du présent. Notre illusion du présent n’est que le trait isolé d’un graphique dont l’ensemble ne nous est jamais donné à voir. C’est une balle de ping-pong dansant sur un jet d’eau, mais ignorant celui-ci. Le point d’inscription saccadé d’une pensée enregistrée par la plume d’un encéphalogramme.
C’est au cours de cette nuit passée que, sans effort, il avait compris le poème de Roussel. Il avait maintenu ouverte sur le devant de sa pensée la structure enchâssée. L’avait maintenue sans défaillir tandis que s’y ruaient les incidentes s’ouvrant sur d’autres incidentes qui elles-mêmes s’ouvraient sur d’autres incidentes jusqu’à ce que l’ensemble soit en place. Les images – il les avait vues – du poème enchâssé se coulaient les unes dans les autres, réunies en un cercle zodiacal qui tournait autour de l’axe le plus profondément enchâssé de son esprit.
Mais c’est là que l’attendait un terrible danger. Rien qu’à son évocation, la sueur le trempait.
Il avait dompté le poème, et par conséquent toute l’expérience, mais seulement parce qu’il en connaissait, par avance, les parties séparées. Tout comme les Xemahoa connaissaient, depuis leur enfance, les éléments séparés de leurs mythes codés.
Tout au long de la longue suite psalmodiée des Xemahoa, cette fugue multiplie du xemahoa B, il avait senti son esprit se fêler, et les morceaux voler en tout sens. Il avait ressenti cette peur que les oiseaux ne s’envolent tous de sa tête et ne perdent leur chemin dans les étendues semblables de la jungle.
C’est Kayapi qui avait rabattu les oiseaux. Kayapi avait compris ce qui lui arrivait, l’avait pris par la main, l’avait mené à son magnétophone, et, là, avait mis en marche la bande du poème.
Kayapi savait par quels sentiers devait passer le troupeau des mots.
Et voilà qu’avec la même compétence, il guidait Pierre dans la forêt qui sombrait, où les fourmis, comme des réfugiés, fuyaient, où les porcs sauvages pataugeaient et grognaient, où les papillons volaient en nuages de couleurs, où les mouches pium descendaient en brouillards urticants tandis que le mufle des caïmans affleurait dans les vagues de leur sillage.
Toutes ces créatures étaient les outils de la pensée xemahoa. Aujourd’hui, la jungle lui semblait palpiter comme un vaste cerveau.
Détruire ces outils, c’était détruire les Xemahoa. C’était les priver de leur pensée. Ils deviendraient des Caraiba, des étrangers à eux-mêmes.
Puis, au cours de l’après-midi, la fugue de pensées s’estompa dans la tête de Pierre dont les yeux fixaient toujours les arbres détrempés. À la tombée de la nuit, les nuages de pluie s’étaient déchirés devant la Lune et les étoiles. C’est donc à la lumière de la Lune que le canot poursuivit son chemin le long de chenaux de plus en plus larges, planant au-dessus d’étendues submergées, longeant des lagunes hérissées d’une végétation qui perdait pied. Pierre savait qu’après quelques kilomètres à peine, il aurait laissé l’hélice du moteur se prendre dans des herbes, des lianes. Mais Kayapi pilotait sans effort et sans fatigue, détectant les passages les moins encombrés avec une habileté qui confondait le Français. On aurait dit que Kayapi naviguait à la surface familière de son propre cerveau inondé.
Mais, des heures après que la nuit fut tombée, l’Indien s’est fatigué. Brusquement, il a rangé le canot contre un îlot de fûts pourrissants. Il s’est étiré et s’est endormi.
Pierre finit par trouver également le sommeil. Mais son sommeil fut agité, hanté par les images mourantes de la danse de l’enchâssement. Dans son rêve, les plumes d’oiseaux formaient une roulette géante. Son corps était la boule entraînée par cette roue jusqu’à ce que le cercle des nombres-plumes se dissolve dans sa force centrifuge, prenne son vol dans toutes les directions et se perde dans la grande roue du zodiaque des étoiles. Il fut précipité des ténèbres interstellaires dans les rumeurs de l’aube par une bande de singes hurleurs qui, de branche en branche, traversaient la lagune.
Aussitôt Kayapi s’assit, souriant, et mit le bateau en marche avant de sortir encore quelques piraracus séchés et des pulpes de fruits secs.
« Kayapi…
— Pihair ?
— Quand on sera là-bas…
— Oui, Pihair ?
— Quand on sera arrivés au barrage…»
Mais quoi ? Il n’en savait rien !
« Kayapi, dans combien de temps le maka-i doit-il naître ?
— Quand nous serons de retour.
— Dis-moi avec quel arbre de la forêt vit le maka-i ?
— L’arbre appelé xe-wo-i.
— Et en portugais ?
— Les Caraiba ne lui ont pas donné de nom.
— Peux-tu m’en désigner un ?
— Ici ? Non. Je te l’ai dit, Pihair, les endroits où il vit ne sont que kai-kai. » Et il tendit une main aux doigts écartés.
« Peux-tu décrire l’arbre ? »
Il haussa les épaules.
« Il est petit. Il a la peau rugueuse comme celle du caïman. Tu te souviens que tu as mangé ? L’arbre était juste à côté.
— Ah ! bon ? Mais je n’y ai pas vu de champignon.
— Le maka-i dormait. Mais que l’eau vienne et passe, et il se réveille.
— Je comprends. Le champignon ne pousse qu’après que le sol a été inondé. C’est bien ça ? »
Kayapi approuva en silence.
Pourquoi donc n’avait-il pas pensé à prélever un échantillon de cette terre le jour même pour le soumettre à analyse, au lieu de le manger ? Pourquoi Kayapi ne lui avait-il pas dit que c’était là que poussait le maka-i ? Au lieu de lui dire de manger de cette terre, sans autre explication ? Évidemment, l’idée d’analyser un échantillon était hors de portée de l’Indien. Le laboratoire de son corps lui suffisait.
Maintenant que Pierre voyait, en perspective, cet épisode de la terre mangée, il lui parut s’inscrire dans le scénario minutieux d’un programme initiatique. Peut-être son ingestion avait-elle joué le rôle d’une préparation biochimique, nécessaire à l’action ultérieure de la drogue ?
En vérité, un tissu serré de rapports reliait les vies sociale et intellectuelle de ce peuple. Les rapports entre l’arbre, le sol et le champignon ; la merde, le sperme et le rire. Entre la montée des eaux et le langage, le mythe et l’endogamie. Où était la frontière entre le mythe et la réalité ? Entre l’écologie et la métaphore ? Quels éléments du tableau pouvaient être négligés ? L’ingestion d’une poignée de terre ? L’écoulement du sperme sur le sol ? Le comptage par plumes signifiantes (selon ce qu’elles signifiaient) ? L’arbre auprès duquel poussait le maka-i ?
L’attitude scientifique consistait à prendre des échantillons de terre, des spécimens de champignons et à analyser le sang des Xemahoa. Pour analyser le tout, en faire la synthèse et, finalement, commercialiser le résultat sous forme de jolies petites pilules bien rondes. Vingt-cinq milligrammes de « X ». Comment appellerait-on cette drogue ? « Encapsol », « Embuxidol », « Abymogène » ? Et, pour finir, la glissade des journaux scientifiques aux trafiquants de drogue.
Il était indubitable qu’un changement biochimique était intervenu dans le cerveau, dans sa capacité à traiter l’information, à en retenir une plus grande quantité que de coutume sous le regard de l’attention. Serait-il même possible que le maka-i confère des pouvoirs qui dépassent la Nature, le pouvoir d’intervenir sur le monde et de le changer ? Car comment définir la nature, le monde physique, si ce n’est par une information codée selon la physique et la chimie – et celui qui mettrait la main sur l’ensemble des symboles accéderait du même coup et directement à la réalité, tiendrait dans sa main les pouvoirs légendaires des magiciens. Cela, même, ne semblait pas totalement impossible à Pierre qui revenait de son expérience, encore que la Logique et la Raison s’insurgeassent contre ce rêve fantastique.
Au moins, au pire, les Xemahoa possédaient un hallucinogène commercialisable qui rejoindrait les rangs des mescaline, psilocybine et LSD. Mais leur drogue avait un effet sur l’esprit plus spécifique qu’aucun autre hallucinogène. Ce nouveau produit pourrait néanmoins convenir aux play-boys éreintés de marginalité du monde occidental !
Vingt-cinq milligrammes de maka-i. Ou d’Encapsol. Soigneusement châtré des enchevêtrements de son contexte : la terre dans la bouche, la gangrène aux narines. Ce serait vraiment ce qu’on appelle une marchandise.
Alors que pour les Indiens, c’était justement ce carrefour d’événements physiques et métaphoriques – la terre et le sperme et la merde et le nez pourri – qui donnaient à l’expérience vie et signification.
Dans les tôles du camp de réfugiés, derrière la bande orange du piège à mouches, ils ne seraient plus que l’oubli de leur substance : des ombres. Des ombres qui pâliraient en murmurant des mots caraiba. Les oiseaux se seraient envolés de leurs têtes au-dessus d’une étendue toujours semblable d’eau où rien ne leur indiquerait le chemin du retour…
Lorsque, avec Kayapi, il atteindrait le barrage, il devrait alors…
Quoi ? Mais quoi ?
Le soleil perça un instant. Ils traversaient des nuages de papillons. Des bourrasques de mouches.
À midi, ils mordirent encore dans du poisson séché et des fruits secs. D’autres nuages de pluie s’amassèrent au-dessus de leurs têtes et bientôt un rideau d’eau grise s’abattit sur la forêt inondée.
Le problème de ce qu’il ferait en arrivant au barrage fut brutalement résolu en fin d’après-midi.
Leur canot traversait la grisaille humide entre les arbres à bois de fer, les acajous et les hévéas – promis aux futurs dragueurs de bois – lorsqu’une barque à fond plat équipée d’un moteur puissant arriva à leur hauteur. Deux hommes et une femme y étaient assis. Pierre se trouva nez à nez avec le canon d’une mitraillette.
« Va ranger ton bateau là-bas, à l’abri des arbres », ordonna la femme. Ses yeux brûlaient d’une lueur méfiante et fiévreuse. Sous les éclaboussures de boue et les piqûres de mouches qui lui boursouflaient la peau, elle était peut-être jeune et belle. Ses compagnons avaient l’air fatigués et nerveux dans leurs shorts et leurs chemisettes gris sale. C’étaient trois bêtes faméliques et traquées.
Pierre leur ressemblait peut-être.
Les deux bateaux rejoignirent bientôt le couvert des feuillages.
La femme eut un mouvement inquiet et agressif de la tête.
« Qui es-tu ? Que fais-tu ici ? Tu cherches fortune ? Prospecteur ?
— Non, senhora, mais je suis pressé. J’ai autre chose à faire.
— Tu es Américain ? » Son regard se durcit. « Tu as un drôle d’accent. Tu as quelque chose à voir avec le barrage ? »
Pierre eut un rire aigre.
« Quelque chose à voir avec le barrage ? C’est trop drôle ! Oui, effectivement, j’aimerais bien avoir quelque chose à voir avec le barrage. Le voir sauter en l’air, pour commencer ! »
La petite femme fiévreuse le toisa avec mépris.
« Et le faire sauter à mains nues, je suppose ?
— C’est sûrement un de ces cinglés de curés, Iza, dit un de ses compagnons.
— Je ne suis pas une de ces sangsues en soutane, ni un prospecteur, ni un flic ! »
Ces gens ne ressemblaient en rien à ceux qu’on pouvait rencontrer, armés de la sorte, dans cette région de l’Amazonie. En rien à ces bandits solitaires, prospecteurs ou aventuriers. En rien à ces sortes de miliciens que l’hélicoptère avait débarqués dans le village. Soudain, Pierre comprit en face de qui il se trouvait, et qui ceux de l’hélicoptère recherchaient. Mais ce n’en était pas moins incroyable, ici, au cœur du désordre trempé de l’Amazonie.
« Pourquoi parles-tu de flics ? Tu penses que nous sommes de la police ? »
Pierre éclata de rire.
« Certainement pas, mes bons amis. On voit clairement qui vous êtes. Il y a quelques jours, un hélicoptère a atterri dans le village. Des hommes armés l’ont fouillé. Ils vous cherchaient. Vous êtes des guérilleros. Ça me saute aux yeux. Vous ressemblez plus à des proies qu’à des chasseurs. Si vous aviez vu leur morgue grossière. Particulièrement chez leur officier. Mais ils avaient peur, eux aussi.
— Paixao… grogna nerveusement un des hommes.
— Et qu’as-tu raconté à cet officier ?
— Rien. Je me suis caché dans la jungle. Ou plutôt, c’est lui, l’Indien, qui m’y a poussé. Je pensais que c’étaient les prêtres qui revenaient, avec leur blabla sur le sauvetage des Indiens, et qu’ils avaient dans l’idée que leur hélicoptère ferait une arche de Noé plus impressionnante. Vous vous rendez compte que c’est le barrage, la seule cause de cette inondation ? »
Pierre ne reçut en réponse qu’un regard sarcastique.
« Joam, fouille-le et fouille le bateau. »
Au moment où le nommé Joam faisait mine de passer dans leur canot, Pierre remarqua la main de Kayapi qui se glissait furtivement à la recherche du couteau. Il lui saisit le poignet.
« Tout va bien, Kayapi. Ce sont des amis. »
Il dit à Joam.
« Vous apprendrez que je suis Français et anthropologue. Et j’étudie les Indiens qu’un barrage aveugle va détruire. »
Joam écarta la bâche de plastique et fouilla dans la nourriture séchée les médicaments, les vêtements, et sortit le sac qui contenait la carabine de Pierre, son magnétophone et ses papiers.
La mélopée xemahoa éclata sous les branches lorsqu’il pressa le bouton de mise en marche. L’autre homme et la femme n’avaient pas vu ce qu’il faisait. Ils levèrent leur fusil.
« Bon appareil », grogna Joam avant de l’éteindre. Du sac, il sortit le passeport de Pierre, ses notes et son journal. Il tendit le passeport à Iza qui le parcourut attentivement.
« Si je comprends bien, tu n’es au Brésil que depuis quelques mois. Mais tu parles couramment le portugais. Où l’as-tu appris ? Au Portugal ?
— Non, au Mozambique.
— Je ne vois pas de visa pour le Mozambique.
— Il y a un visa pour la Tanzanie. J’en ai traversé la frontière pour pénétrer en zone libérée avec vos camarades, les guérilleros de FRELIMO.
— Tu racontes ce que tu veux, dit la femme, sceptique. Mais c’est peut-être vrai. On verra bien. »
Pendant ce temps, Joam feuilletait les notes et le journal de Pierre, s’arrêtant parfois pour lire un passage.
Pierre se pencha vers lui et lui dit, d’un ton pressant :
« Ces notes concernent un peuple en voie de destruction. Il le sait. Et il s’en défend de la seule façon qui lui soit possible. Avec les armes de sa propre culture.
— Il y a d’autres façons de se battre, lança Iza.
— C’est bien là le problème, soupira Pierre. Il y a notre façon de combattre, la vôtre et la mienne. Le combat politique. Mais, pour ces Indiens, se placer sur le plan politique serait dépourvu de sens. L’Amazonie n’est pas l’Afrique et ils n’ont rien à voir avec les Makondés.
— Eh bien, allons-y, monsieur ? Raconte-nous ce que tu sais sur le Mozambique et le FRELIMO. Et en détail. »
Pierre ébaucha un sourire amer.
« Pour me forger un alibi ?
— Tu n’as rien à craindre si tu fais preuve de bonne foi. »
Alors Pierre leur parla des Makondés qui ont toujours un pied en Tanzanie et l’autre en Mozambique, un pied dans la république africaine indépendante et l’autre dans la colonie dont le gouvernement de Lisbonne décrétait à qui voulait l’entendre depuis des années qu’elle resterait partie intégrante du Portugal métropolitain, argumentant sa thèse à coups de vedettes garde-côte Huey Cobra, de bombardiers Fiat, de défoliant Agent Orange et de nappes de napalm. Sur les murs des villes et des bourgades, des soldats blancs tenaient dans leurs bras des enfants noirs et sur ces affiches, on pouvait lire : NOUS SOMMES TOUS PORTUGAIS. Pourtant, depuis dix ans ou plus, les trois cinquièmes du pays avaient échappé au contrôle effectif des Portugais. Pierre leur raconta comment il avait traversé la Ruvuma en canot pour passer dans la province de Cabo Delgado dont les rebelles s’étaient rendus pratiquement maîtres, tant cette zone libérée, avec ses villages, ses dispensaires et ses écoles, avait été complètement soustraite au contrôle des autorités portugaises. Elle était gardée par des missiles sol-air chinois qui rendaient impossibles les raids d’hélicoptères et les bombardements en piqué des chasseurs. Le principal danger venait des bombardiers lourds qui évoluaient à haute altitude et qui, de là, comme par caprice, larguaient aveuglément leurs bombes qui labouraient la brousse, emplissaient parfois les dispensaires de corps mutilés et les enclos de bétail éventré. Pierre leur raconta, non sans plaisir, l’attaque du barrage de Cabora Bassa, sur le Zambèze, laquelle retardait depuis plusieurs années sa mise en exploitation, ce qui faisait douloureusement monter les enchères pour le petit empire paysan qu’était le Portugal. Il leur raconta le rôle qu’il avait joué lors de l’un de ces raids.
Ils finirent par croire Pierre. Ils le relâchèrent, lui rendirent ses papiers et même sa carabine.
« Votre ami indien vous a rendu un fier service, monsieur, dit Iza. Le capitaine que vous avez vu devait être Flores Paixao. C’est une ordure vicieuse formée à l’école anti-insurrectionnelle américaine. Un tortionnaire. Un sadique professionnel. Évitez-le.
— Est-ce que votre présence ici signifie que vous êtes assez forts pour étendre la lutte à tout le Brésil ? » demanda Pierre d’une voix passionnée.
Celle, triste et lasse, d’Iza, lui fit écho :
« Tout le Brésil ! Qui peut se mesurer à tout le Brésil. Ne soyez pas naïf. Ce que notre gouvernement fantoche a trouvé de mieux pour gouverner l’Amazonie est de la noyer ! C’est ce qui s’appelle éluder un problème. Nous sommes ici pour mettre fin à cette illusion. Notre gouvernement a hypothéqué tout le bassin amazonien à l’Amérique. Il a construit des routes pour la Bethleem Steel et la King Ranch du Texas. Ces nouveaux Grands Lacs vont scinder le pays en deux. Une partie dont les États-Unis pilleront les ressources pour maintenir leur niveau technique. Et une autre partie, pour nous les Brésiliens, soumise à un régime vichyssois, c’est-à-dire la réserve de bétail consommateur. »
Pierre pensa avec tristesse que ces gens étaient aussi près de toucher le fond que lui-même et que, cependant, leur ennemi était également le sien.
« Nous ferons savoir au monde ce que les vrais Brésiliens pensent de cette mission de civilisation ! cria Iza avec emportement. Ils ne sont pas encore à court d’inventions pour nous saigner à blanc et détourner nos richesses. Les détourner pour qu’elles ne nous servent plus, à nous. L’Amérique du Nord en a un besoin vital. Ce n’est pas la moindre ironie de leur prétendue aide aux pays sous-développés, parce qu’en fait, c’est l’Amérique latine qui subvient aux besoins de l’Amérique du Nord à raison de plusieurs centaines de millions de dollars par an. Le mouvement de l’argent se fait à sens unique. Vers le nord ! Ces barrages d’Amazonie sont à la fois un coup bas et une conspiration de grande envergure. C’est donc eux que nous frapperons. »
Elle se tut. Son visage était las et ravagé. D’un coup, son énergie l’avait abandonnée. Ses yeux brûlaient de fièvre, non celle de la maladie, mais d’un épuisement radical mêlé d’un désespoir ardent.
« Je sais, reprit Pierre avec douceur. Il faut détruire le barrage. Car lui-même est en train de détruire des merveilles, ici, dans cette forêt. Un peuple merveilleux qu’il va repousser dans les camps de concentration des curés. Leur langage a été, pour moi, une découverte culturelle irremplaçable. Je sens bien et j’en suis désolé, que pour vous, ce n’est qu’un problème secondaire. Mais moi, je vous assure que non. Et maintenant, maintenant que je vous ai rencontrés, je suis déchiré.
— Pourquoi alliez-vous vers le nord ? »
Pierre frissonna.
« Je ne sais pas exactement. Je n’avais pas de projet défini. Maintenant que je vous ai rencontrés, c’est cette absence de projet qui m’effraie. J’allais au hasard, poussé par l’envie brute de me déplacer. Et là, à vous parler, je retrouve un monde qui ne signifie rien pour les Indiens d’ici. Je sens comme vous. Je pense comme vous. Mais maintenant, que faire ? Vous croyez qu’un barrage se laisse aussi facilement détruire ? Il doit falloir des cargaisons entières d’explosif pour faire sauter une chose pareille ?
— Les explosifs seront sur place », dit Iza, et c’était presque une promesse. « Le reste du travail sera fait par la pression de l’eau. Nous devrons aussi tuer les ingénieurs américains et leurs laquais.
— Les autres barrages seront également attaqués, ajouta l’autre homme, Raimundo, d’une voix passionnée. Et même à Santarém. Quoi qu’il arrive, l’imposture qu’est le développement de l’Amazonie sera démasquée devant l’opinion mondiale.
— Comment êtes-vous armés ? »
Iza hésita.
« Au fond, vous envisagez cette action comme un suicide ? » demanda Pierre d’une voix neutre.
Joam haussa les épaules.
« On ne peut pas dire que le terrain nous soit tellement favorable.
— D’un point de vue tactique, ces attaques sont absolument vitales ! lança Iza avec cette passion désespérée qui faisait éclater sa gangue de fatigue chaque fois que la conscience impérieuse de sa mission la ranimait pour un instant. Nous devons manifester notre présence de la façon la plus spectaculaire et la plus signifiante. Il y a longtemps de cela, aux premiers jours de notre lutte, Carlos Marighella écrivait que pour nous il n’existerait ni emploi du temps ni frontière. Mais la situation n’est plus la même. Le projet des yankees pour l’Amazonie est une monstrueuse entreprise de diversion. Ils veulent noyer les réalités de la révolution sous une chape d’eau, et cela pour des années. Ils le peuvent. L’Amazonie est aujourd’hui le point où se concentre l’offensive du capitalisme. Notre travail, c’est de faire trembler les Américains. Ici même où ils se croient bien protégés par leur déluge. À l’abri de la violence qui sévit dans les villes et sur la côte. »
Pendant tout ce temps, Kayapi était resté assis sans prêter attention aux autres. Pierre se tourna vers lui.
« Kayapi ?
— Oui, Pihair.
— Ces gens vont attaquer le barrage. Devons-nous les accompagner ? lui demanda-t-il en portugais.
— S’ils y vont, ce n’est pas la peine que toi tu y ailles, répondit Kayapi en xemahoa. Ce sont tes ombres. Toi, tu es la substance. Le maka-i ne va pas tarder à naître. Tu dois être présent. Ces hommes vont faire ton travail.
— En quoi l’avis de cet Indien a-t-il de l’importance ? demanda rageusement Joam. C’est à ce sauvage de décider pour toi ce que tu dois faire ? »
Pierre regarda longuement Joam avec dégoût. « Ce sauvage ! » Pierre en aurait pleuré, rien que pour accélérer le déluge.
« Excusez-moi, dit Joam. Bien sûr, le socialisme est pour tout le monde. Ce que je veux dire, c’est que cet Indien n’a pas encore qualité pour décider. »
On passe la monnaie et on choisit à l’étalage. Marx ou Jésus. Mais qu’avaient-ils à gagner, les Xemahoa, à ce choix ? Peu importe qui les dominerait, ils seraient détruits. Envolés de leur tête, les oiseaux. Pris à la glu dans des baraques de tôle.
« Je vous souhaite bonne chance, dit Pierre qui soudain se décida à surmonter ce choix impossible. En tant que camarades, je vous aime. Autant que je hais ce barrage. J’ai le désir que vous le détruisiez. Que vous écartiez ce bâillon liquide.
— En plus, intervint Kayapi, tu n’as jamais tiré sur quoi que ce soit, avec ton fusil, Pihair. Tu es celui qui écoute, celui qui apprend. Tu n’es pas le guerrier. Le Bruxo le sait. Pourquoi sinon t’aurait-il laissé connaître le maka-i l’autre nuit ? Pourquoi la fille serait-elle venue dans ton hamac ? Pourquoi t’aurais-je montré comment manger la terre ? Ton arme, Pihair, c’est ta boîte-qui-parle, ce n’est pas le fusil. Je ne dis pas que tu manques de courage. Tu as pris le maka-i. Mais tu es différent. Ta vie a une autre forme. Réfléchis sagement. Ne laisse pas les oiseaux de ta tête s’engager sur le mauvais chemin.
— Et tu m’as laissé venir jusqu’ici sur le chemin du barrage !
— Il fallait que tes oiseaux y volent. Maintenant, il faut les faire rentrer. Ces gens se chargeront de ton travail.
— Pourquoi n’utilisez-vous pas tous les deux la même langue ? demanda Iza. Il comprend très bien votre portugais. Il ne peut pas répondre en portugais ?
— Il est important pour lui de parler sa langue natale. Il va se passer de grandes choses dans l’esprit des gens de cette tribu. Il veut participer. »
Kayapi avait l’air excédé.
« Le maka-i va naître, Pihair. Dépêche-toi.
— Tu as dit que rien ne pressait !
— Je me suis trompé. Le temps presse. C’est pour bientôt.
— Il dit qu’il faut rentrer », dit Pierre aux guérilleros.
La femme l’enveloppa d’un regard incrédule.
« Pourquoi ? »
Pierre choisit ses mots avec soin.
« Ce qui se passe dans ce village est un événement humain d’une extrême importance. Si je n’y assiste pas, ce sera perdu. Je ne peux pas prendre ce risque. Et pas seulement en mon nom. Mais au nom, disons, de l’humanité.
— Comment pouvez-vous parler ainsi, vous qui connaissez le FRELIMO et qui avez vu ce qu’ils ont fait pour l’humanité ?
— J’en suis déchiré. Une moitié de moi veut continuer avec vous. L’autre doit retourner. J’ai besoin d’être deux personnes à la fois.
— Une amibe, ricana Raimundo. Une pauvre amibe informe en mal de mitose.
— Lorsqu’on connaît le maka-i, murmura Kayapi, on peut être deux hommes, trois hommes ou plus. Alors on parle le langage plein. »
Était-ce le Kayapi ange gardien, ou le Kayapi démon tentateur ?
« Mes amis. Mes camarades. Iza, Joam et Raimundo. Je retourne avec lui au village.
— Qu’est-ce qui vous a décidé ? railla Raimundo. La vue de nos fusils ? La réalité d’une mitraillette de zéro quarante-cinq ? La peur des coups de feu ? Vous n’êtes qu’un pauvre type de bourgeois intellectuel. C’est sans doute Ford ou Rockefeller qui vous paie une escapade en forêt pour recueillir cette mystification. Comment savoir qui vous paie ?
— L’ombre et la substance, Pihair, siffla Kayapi. N’est-ce pas étrange que tu rencontres tes ombres dans la forêt ? Ils sont venus te montrer ce qu’ils feront à ta place. Tu crois que nous les avons rencontrés par hasard ?
— Je vais faire ce que tu me dis, Kayapi. Ce n’est pas la première fois que tu as raison. Je sais que, dans mon idée, j’ai tort. Mais je n’ai pas à tenir compte de mon idée si je veux comprendre les Xemahoa. Si je me suis trompé, je tiens à ce que tout le monde le sache. Je le promets.
— De belles promesses, lança la femme. Avec toi, on a perdu notre temps et nos forces. Une sage mesure de précaution serait de vous fusiller tous les deux. Mais nous n’en avons pas l’intention. Il faut que tu puisses te sentir plus bas que terre. Il se pourrait même qu’alors tu tiennes ta promesse. Si on peut appeler ça une promesse. C’est plus du domaine des relations publiques que de celui de la révolution. Allez, allez vous faire foutre, petit Français. »
Pierre et Kayapi firent demi-tour vers le sud, entre les criques et les lagunes que gagnait l’inondation. Pierre crut voir que l’eau avait monté de quelques centimètres depuis leur passage en sens inverse. Et il pleuvait toujours.
À la tombée de la nuit, Pierre se décida à questionner l’Indien.
« Lequel des Xemahoa était ton père, Kayapi ? Il est toujours en vie ?
— Tu ne devines pas, Pihair ?
— Le Bruxo ? »
Kayapi approuva sans mot dire.
« Il était en visite au village de ma mère. Ils ont déclaré vouloir l’honorer en raison de son pouvoir et de sa science. Ils avaient peut-être envie de lui en dérober une partie. Mais mon père était malin. Il a insisté pour qu’on lui donne une fille qui saignait. Comme pour toi, Pihair. Pour qu’elle n’ait pas d’enfant de lui et qu’ainsi les Xemahoa puissent rester tous ensemble. Mais c’est un homme qui a tant de pouvoirs qu’il est arrivé quelque chose. La fille a eu un enfant. Je suis à moitié l’enfant de mon père. J’en suis à la fois triste et fier. Tu sais ce que c’est, que d’être divisé, Pihair. La moitié de toi a suivi ces hommes vers le nord.
— C’est la vérité, Kayapi. »
Soudain, Kayapi vira, précipita le canot contre la rive et l’engagea profondément dans des branchages. Il coupa le moteur.
« Tu entends ? »
Pierre tenta de percer le bruit de la pluie sur les feuilles. Il finit par percevoir le halètement crescendo d’un moteur. Kayapi lui désigna le ciel à travers les branches.
Quelques minutes plus tard, un hélicoptère passa dans la pluie, guidant son vol sur le bras d’eau, inquiétante baleine sombre nageant lourdement dans l’air saturé d’eau.
Le faisceau lumineux d’un projecteur vint frapper l’eau. Kayapi força Pierre à s’aplatir au fond du canot pour que ses bras et son visage pâles n’attirent pas l’attention.