À la longue, une explosion semblait imminente.
Au moment où les premiers danseurs de la ronde entrèrent en contact direct avec la paroi de paille humide, le Bruxo, chassant l’air de ses narines en sang, émit une série de grognements nasaux dignes d’un taureau asthmatique. À ce signal, la danse ralentit puis cessa avant que le sorcier peint se mette à hurler d’une voix suraiguë ce que Sole, qui ne comprenait pourtant rien au xemahoa, identifia comme le final grandiose du cycle mythique.
Dans le silence qui suivit, le sorcier, sur un dernier soubresaut de sa touffe orange de plumes pubiennes, disparut dans la hutte.
Quant aux hommes, ils restèrent plantés devant l’entrée. Du Français qui se tenait à l’arrière de leur groupe, on ne remarquait guère que les sèches fesses albinos au milieu des pulpeux popotins cuivrés.
« Je vais encore faire une tentative pour lui parler…»
Le jeu d’ombres et de lumières sur le corps lavé de sueur des hommes contorsionnait leur sexe enluminé. Se frayant un chemin parmi les Indiens pour parvenir jusqu’à son ami, il se retrouva entouré d’êtres au moins aussi étrangers que n’importe lequel des Sp’thra.
« Pierre…»
Le Français le regarda droit dans les yeux et, d’un signe de tête, lui montra qu’il l’avait reconnu. Ses yeux dont la noirceur pupillaire avait envahi la surface de l’iris étaient largement dilatés par la drogue. Sole baissa les yeux et son regard rencontra le grotesque étui pénien auréolé de plumes bleues. Eileen aurait sûrement… Oui, qu’aurait pensé Eileen ? Sans l’avoir formulée complètement, Sole chassa cette pensée qui ne fit pas de difficulté pour disparaître.
« Pierre, tu te rends compte que l’eau redescend ? Tu sais, il n’y a plus de barrage. Fini, foutu. Kaputt.
— Quoi ?
— Le barrage a sauté, Pierre. Tu ne sens pas le courant ? »
Pierre regarda longuement l’eau à ses pieds puis se baissa pour la toucher. Il y plongea les mains et fit le geste d’y chercher quelque chose.
« Les Xemahoa n’ont rien à craindre. Le champignon non plus. »
Un cri de douleur surgi de l’intérieur de la hutte griffa la nuit. Lui répondit immédiatement un hululement de mots proférés par la voix du Bruxo dont la voix fit trépigner la foule d’impatience.
Sole prit le bras de Pierre et le força à se redresser.
« Qu’est-ce que c’était ?
— C’est une césarienne… vous savez[2]…
— Une césarienne ? Tu veux dire que ce vieillard est en train d’opérer cette pauvre femme ? »
D’un geste enthousiaste de la tête, Pierre lui assura qu’il avait bien compris.
« Mais il va la tuer ! Il est défoncé jusqu’au dernier neurone, il ne va pas savoir ce qu’il fait !
— Oui, mais la pierre est coupée[3]…
— Quelle pierre est coupée ? »
Sole, horrifié, pensa que le Bruxo était en train d’ouvrir la femme enceinte comme on ouvre une noix pour prendre ses cerneaux. Un autre cri fit courir un frisson dans la foule.
« Quelle pierre ? » répéta Sole.
Mais la réponse, il la connaissait déjà, dans l’histoire de la naissance du cerveau telle que la racontaient les Xemahoa. Il essaya de se rappeler ce qu’en disait le journal de Pierre. Une pierre avait été contrainte par la ruse à s’ouvrir. Un serpent mâle s’y était introduit, s’y était lové, noué. C’était là l’origine du cerveau qui avait inventé le langage enchâssé, le xemahoa B.
La suite de l’histoire ne concernait que l’origine des entrailles mais, s’il fallait l’en croire, les entrailles de la femme devaient être en ce moment brutalement ouvertes, déchirées pour donner le jour à l’enfant-cerveau.
Un dernier cri, puis le Bruxo hurla, son hurlement devint une clameur qui fit reculer l’essaim compact et agité des Xemahoa, comme si quelque chose de néfaste se glissait hors de la hutte, peut-être quelque serpent invisible sinuant dans l’eau. Ils se heurtèrent à Sole et à Pierre, manquant de peu leur faire perdre l’équilibre.
À la périphérie de sa vision, Sole remarqua Chester qui, derrière la foule, levait son fusil à fléchettes. Il espéra qu’il ne serait pas assez bête et obstiné pour s’en servir.
À ce moment, le Bruxo se rua hors de la hutte, les yeux hors de la tête, hystériques. Il tendit ses doigts ensanglantés vers la foule, fit quelques pas en avant et s’abattit dans l’eau. Et là, ramassé sur lui-même comme un animal, il ne proféra qu’un seul mot, hurlé : « MAKA-I ! »
« Et merde aux tabous », grogna Sole d’une voix mauvaise. Traînant Pierre derrière lui, il avança vers la hutte, contournant la créature rugissante tapie dans l’eau.
Personne ne tenta de les arrêter.
À l’intérieur, il éclaira d’une torche la litière fruste de fibres sèches.
La femme était là, à demi inconsciente, avec son bébé recroquevillé sur sa poitrine. Grossièrement incisé par l’éclat tranchant encore posé à côté d’elle, son ventre béait, laissant passer le cordon ombilical tranché.
Quant au bébé…
Sole ne pouvait en détacher ses yeux, trop frappé d’horreur pour sentir du dégoût.
Des larges brèches qui lui ouvraient le crâne, trois molles hernies cervicales pendaient, pâte grisâtre serrée dans une membrane comme des œufs de morue à l’étal d’un poissonnier. Le haut de son visage, sous les poches grises, était dépourvu d’yeux, remplacés par deux légers renfoncements.
En plusieurs points de son torse, des excroissances hernieuses suintaient, saillant d’un corps qui ne parvenait qu’à grand-peine à se contenir lui-même.
Pierre se pencha sur la créature chétive qui palpitait sur le flanc de la femme. Il était désormais sans objet de s’interroger sur son sexe.
« Ça vit ! cria-t-il avec une sorte de répugnance ravie.
— Oui, Pierre, le bébé est vivant. Mais pour combien de temps ? »
La tête se tordit en direction de leurs voix. Le visage aveugle se tendait vers eux. La bouche s’ouvrit, rouge et dégarnie comme celle d’un oisillon et laissa échapper un cri perçant.
« Ah ! » soupira Pierre comme s’il comprenait la signification de cette effusion primaire de voix.
Et, chose incroyable, ce furent des cris de joie qui répondirent de l’extérieur, une véritable clameur victorieuse.
Sole se détacha brusquement de Pierre et se retourna vers la porte pour voir ce qui se passait.
Kayapi, aux côtés du Bruxo, faisait de grands gestes en direction de l’eau. Il avait fini par se rendre compte que l’inondation refluait.
Solennellement, le jeune Indien passa son bras autour de l’épaule du Bruxo et l’aida à se relever. Le vieillard, toussant et saignant du nez, s’agrippa à son enfant naturel pour se remettre d’aplomb.
Le disciple du Bruxo pataugea à leur rencontre, mais Kayapi, dans un geste plein de colère et de mépris, lui fit signe de s’en retourner. L’adolescent, rejeté et presque inaperçu, se perdit dans la foule des hommes.
Sole revint près du lit et écarta rudement Pierre de la femme et de son monstre. Le Français s’éloigna en renâclant. Il se frottait les yeux.
« Pierre, qu’est-ce que Kayapi raconte en ce moment ? Traduis, nom de Dieu !
— Le maka-i lui-même boit l’inondation, balbutia Pierre.
— Et puis ?
— Sentez comme il boit les eaux… elles se déversent dans sa gorge.
— Continue.
— Le plan grandiose a réussi, grâce au Père Bruxo. Mais le bébé… Ah ! quel démon, ce Kayapi !…
— Continue.
— Le bébé n’est pas le maka-i lui-même. Il n’est que son message envoyé aux Xemahoa. Le maka-i ne peut venir en personne. Mais c’est bien un message qu’il a envoyé. Et, pour prouver que son message est vrai, il boit l’inondation. Maintenant il faut un homme capable d’expliquer le message aux Xemahoa…
— Je commence à comprendre ! s’écria Sole.
— Quoi ?
— Écoute-moi bien, Pierre. Va voir Kayapi et dis-lui qu’il a raison, que le bébé est un message, qu’il est nécessaire de l’expliquer. Mais rappelle-lui qu’il ne peut pas le faire tant que le vieux Bruxo est encore en place. Il va devoir partir. Et c’est nous qui allons l’emmener ! Tu n’as qu’à dire ça. Nous allons aussi emmener la femme de la hutte. Vas-y, promets-le-lui. Tu ne peux pas savoir comme c’est important. »
(Cette pauvre femme… Et pas une des femmes xemahoa qui entrerait dans sa hutte pour lui porter secours ! Il fallait pourtant la maintenir en vie, puisque son esprit était sous l’emprise de la drogue seule.)
Sole traîna Pierre de l’autre côté de la clairière et le plaça face à Kayapi.
« Maintenant, dis-lui, cria-t-il. Nous allons emmener le vieillard et la femme. Après ça, Kayapi aura les mains libres. »
Le laissant planté là, il se hâta de rejoindre Chester et Zwingler, priant le Ciel que Pierre ait assez de présence d’esprit pour dire ce qu’il fallait. Chester pointait toujours son fusil à fléchettes sur la foule, mais d’une main moins assurée. Tom Zwingler voulut poser des questions, mais Sole coupa court :
« Est-ce que l’un de vous a fait du secourisme ? La mère est complètement éventrée par la césarienne la plus expéditive de l’histoire et nous avons besoin d’elle. Elle est bourrée de drogue. Elle fera l’affaire des Sp’thra, tout comme le Bruxo. Et si Pierre dit à Kayapi ce que je lui ai demandé de raconter, on va pouvoir partir d’ici avec la mère et le Bruxo sans avoir à tirer la moindre fléchette.
— Est-ce que le bébé est vivant ?
— Bon Dieu, non. C’est horrible à voir. Il est vivant, mais hérissé de hernies, je veux dire cervicales et autres. Mais il faut sauver cette femme, elle en a pris un coup…
— Vous pouvez vous en charger, Chester ?
— Donnez-moi le sac. »
Le Noir mit le fusil à fléchettes dans les mains de Zwingler et fouilla dans le fourre-tout marqué du sigle d’une compagnie aérienne.
« J’ai des sulfamides en poudre et des comprimés de pénicilline. Plus quelques bricoles. Je vais voir ce que je peux faire. »
Un large sourire lui éclaira le visage.
« J’espère qu’elle ne va pas penser que c’est le diable qui vient la chercher.
— Elle n’est pas en état de penser quoi que ce soit. Tenez, prenez la torche, vous allez en avoir besoin. »
Sans ménagements, Chester se fraya un chemin parmi les Indiens. Toute leur attention était maintenant captivée par Kayapi. Sole n’arrivait toujours pas à comprendre la levée subite du tabou qui frappait la hutte et qui, depuis la naissance de l’enfant, semblait s’être évaporé. On y entrait maintenant comme dans un moulin.
« Tom, où en est ce foutu hélicoptère ? »
Zwingler passa le fusil sous son bras et haussa les épaules.
« Et ce site que vous appelez Franklin, c’est loin d’ici ?
— Entre cent trente et cent soixante kilomètres. Pas besoin d’y aller à pied. Ils doivent avoir un hélicoptère et ils l’enverront s’il arrive quoi que ce soit à Chase et Billy.
— Ils risquent tout simplement de l’envoyer trop tard. »
Pour couper court à la conversation, Zwingler tourna le dos à Sole.
Au-dessus de leur tête, des nuages de pluie croisaient rapidement dans une pleine assiettée d’étoiles. Il les regarda longuement et ses lèvres s’arrondirent autour d’un sifflement silencieux.
Plus tard, les nuages s’étant réunis en masses compactes qui cachaient les étoiles, il se mit encore à pleuvoir.
Maintenant que les Xemahoa savaient que la crue refluait, personne ne pensait plus à amasser du bois sec sur les foyers lacustres. Une demi-heure plus tard, les feux agonisaient.