« Quand une fois l’imagination est en train, malheur à l’esprit qu’elle gouverne. »
Nicolas quitta de bon matin la rue Montmartre. La soirée avec ses amis avait apaisé ses scrupules. Mlle Bichelière s’était servie de lui soit pour satisfaire un caprice passager, soit pour se concilier une autorité de police. Il se persuada que son abandon, succédant à d’autres, l’absolvait en quelque sorte de l’impulsion à laquelle il avait si étourdiment cédé. Il s’avoua y avoir pris quelque plaisir et imagina le ricanement de Semacgus.
Mais Nicolas avait maintenant d’autres préoccupations. Il ne pouvait pas différer plus longtemps une rencontre avec M. de Sartine, et il appréhendait ce que son chef lui dirait. Ferait-il la part du feu en couvrant son adjoint, ou prendrait-il ses distances comme il savait le faire à l’occasion ? Dans ce cas, cette distance équivaudrait-elle à une interdiction de poursuivre l’enquête ? Cette possibilité agitait Nicolas.
Son deuxième souci était la convocation de la favorite en son château de Choisy. La chose lui paraissait incroyable. Que pouvait-elle avoir à lui demander ou à lui ordonner ? Certes, il lui avait rendu naguère un service signalé, mais pourquoi s’adresser à lui, modeste maillon policier et non à Sartine directement ? Ce dernier était-il au courant de cette convocation ? Si oui, qu’en pensait-il ?
Le lieu du rendez-vous offrait un début de réponse. La marquise disposait de nombreux endroits où le rencontrer : ses appartements à Versailles, son hôtel dans la ville royale, l’hôtel d’Évreux à Paris, le château de Bellevue… Choisy paraissait le plus propice à une rencontre discrète, par son relatif éloignement et par l’importance du château et de sa domesticité qui justifiait des allées et venues multiples. Le fait que le message lui était transmis par La Borde, homme de confiance du roi, le rassurait un peu. Sans doute, le souverain était au courant de tout.
M. de Sartine ne lui parut ni de mauvaise ni de bonne humeur. Coiffé d’un tissu de madras moiré, il était occupé à écrire quand Nicolas entra furtivement après avoir gratté à l’huis. Un valet desservait un guéridon. Le lieutenant général leva un œil circonspect sur son visiteur.
— Un Tamerlan, un Attila, un Gengis Khan, voilà, monsieur, ce que vous êtes ! lança-t-il. Là où vous paraissez, c’est la vie qui disparaît, les morts s’accumulent, les familles dépérissent, et les mères succèdent aux fils dans la barque de Charon. Expliquez-moi ce phénomène en un mot.
Le ton enjoué contredisait la force du propos. Nicolas respira et répondit sur le même ton :
— J’en suis au désespoir, monsieur.
— J’en suis bien aise, bien aise ! Bien aise aussi d’avoir à expliquer à M. de Saint-Florentin les désordres de notre bonne ville. Comment on enlève le corps d’un malheureux suicidé, que dis-je, d’une victime d’un accident, contre la volonté de son père pour le livrer à des médicastres et au… passons, qui assouvissent leur macabre dilection en pataugeant dans ses entrailles. Est-ce tolérable, monsieur ? Est-ce explicable ? Est-ce plaidable ? Quelle figure pensez-vous que je puisse faire ? Un lieutenant aux gardes françaises, fils d’un gentilhomme de Madame Adélaïde… Comme je l’avais prévu, le père est monté à l’assaut et le ministre n’a pas résisté à la tempête. Plût au ciel ou au diable que vous ne l’ayez pas ouvert !
— C’était inutile.
— Comment cela, inutile ? Tout ce carrousel pour rien ?
— Que non pas, monsieur. Nos médicastres ont eu le loisir de tout examiner et de tirer des conclusions.
— Ah ! vraiment ! Eh bien, monsieur le dépeceur, qu’en est-il ? Je suis curieux d’ouïr cela…
— Il en est, monsieur, que le vicomte de Ruissec est mort assassiné. Du plomb fondu lui a été versé de force dans la bouche.
M. de Sartine arracha son foulard, découvrant sa chevelure clairsemée où de nombreux fils blancs apparaissaient déjà.
— Fi ! monsieur, quelle horreur ! Évidemment, cela change tout. Je vous crois sur parole, il y a désormais certitude.
Il se leva et traversa son bureau de long en large. Au bout d’un instant, il cessa sa déambulation maniaque et revint s’asseoir.
— Oui, certitude : la fraude est prouvée. Ruissec a désormais vu le corps de son fils et il ne peut se méprendre. Cette expression du visage me transit encore ! Ainsi, pas de suicide… Mais la comtesse ? Vous n’allez pas me dire…
— Je suis derechef au désespoir, monsieur. Les constatations faites par moi-même, le commissaire du quartier, M. de Beurquigny, que vous connaissez, et un médecin sont toutes concordantes. Elles écartent la thèse de l’accident et concluent que la malheureuse a eu la nuque brisée avant d’être précipitée dans le puits des morts de l’église des Cannes.
— Vraiment, cela me dépasse, rien ne pouvait m’être plus désagréable. Est-il possible de déterminer un lien entre les deux crimes ?
— Dans l’état de l’enquête, impossible à dire. Cependant, un détail est troublant.
Nicolas conta rapidement l’histoire du billet de la Comédie-Italienne et les investigations qui avaient suivi.
— Ce qui signifie, monsieur, que vous me demandez licence de continuer votre enquête ?
Le jeune homme acquiesça.
— Je vous demande de m’autoriser à poursuivre la vérité.
— C’est une garce qui vous glisse entre les doigts, votre vérité ! Et quand on la tient, elle vous brûle. Et puis, Nicolas, comment puis-je vous autoriser à poursuivre une enquête alors que le ministre a décrété qu’il n’y avait pas de crime ?
Nicolas nota l’usage retrouvé de son prénom.
— Il faudrait donc fermer les yeux ? Laisser le crime impuni et…
— Allons, ne faites pas l’enfant en me faisant dire ce que je ne dis pas. Nul plus que moi n’est soucieux de démêler le vrai du faux. Mais si vous persistez à mener cette enquête, ce sera à vos risques et périls. Mon soutien cessera dès que s’exerceront des influences plus efficientes que les miennes. Je conçois que vous ne songiez point à abandonner la traque et, si je vous parle ainsi, c’est que je me soucie de votre sécurité.
— Monsieur, vos paroles me touchent, mais comprenez que je ne peux renoncer.
— Autre chose. Soyez exact à votre rendez-vous avec Mme de Pompadour.
Il consulta la pendule de la cheminée d’un coup d’œil. Nicolas ne dit rien.
— M. de La Borde m’en a informé, reprit Sartine. Ne perdez pas cette amitié précieuse et désintéressée.
Il marqua une pause et reprit un ton plus bas, comme s’il se parlait à lui-même.
— Il arrive quelquefois qu’une femme cache à un homme toute la passion qu’elle sent pour lui, pendant que de son côté il feint pour elle toute celle qu’il ne sent pas. Oui, soyons exact et déférent.
— Monsieur, je vous rendrai compte…
— Cela va sans dire, monsieur le commissaire.
Nicolas se mordit les lèvres, il aurait mieux fait de se taire.
— Et M. de Noblecourt, que dit-il de tout cela ?
Nicolas nota que son chef, apparemment, trouvait tout naturel qu’il mît l’ancien procureur au courant d’une enquête en cours.
— Il s’exprime par apophtegmes. Selon lui, ce n’est pas grand-chose d’être honoré puisque cela ne signifie pas qu’on soit honorable, et il me conseille de considérer avec attention le passé des protagonistes. Lui aussi, me presse de prendre garde.
— Je vois que notre ami n’a rien perdu de sa sagacité. Le dernier conseil est bon et les autres ne manquent pas de pertinence. À bientôt, monsieur, une voiture vous attend. N’oubliez pas l’affaire du ministre de Bavière. Qu’on retrouve au plus vite ce foutu cocher !
Nicolas s’inclina et hésita à développer son hypothèse sur l’incident du pont de Sèvres : il serait toujours temps. Il était déjà à la porte quand il entendit à nouveau la voix du lieutenant général de police.
— Pas d’imprudences, Nicolas. N’écartez pas Bourdeau. On tient à vous.
Sur cette bonne parole, Nicolas se retrouva dans l’antichambre. Un miroir au-dessus d’une commode lui renvoya l’image d’un jeune homme élégant en habit noir, le chapeau sous le bras, bien découplé et l’air insolent. De longs sourcils dominaient des yeux gris-vert plus étonnés que candides. La bouche ourlée et bien dessinée esquissait un sourire et la libre chevelure châtain nouée accentuait la jeunesse du visage, en dépit de quelques cicatrices. Il descendit quatre à quatre l’escalier. M. de Sartine veillait au moindre détail quand il le jugeait utile à ses desseins. La visite à la favorite impliquait que Nicolas pût s’y rendre sans mécomptes, et une voiture l’attendait dans la cour.
Finalement, pour Nicolas, l’entrevue s’était déroulée mieux que prévu. Il craignait d’affronter un homme irrité, incertain et se démarquant des initiatives risquées de son subordonné. En fait, carte blanche lui avait été donnée, « à ses risques et périls » certes, mais avec une sollicitude détournée dont il avait ressenti la chaleur. Il frémit avec retard à l’idée que tout aurait pu s’arrêter là. Plus de cadavres, plus de crimes, plus de victimes, plus de coupables… Peut-être le meurtre de Mme de Ruissec aurait-il dû être publié, mais le résultat eût été identique : le corps aurait été enlevé et l’affaire enterrée en même temps que la comtesse. De fait, elle l’était et lui seul tenait en main le fragile fil d’Ariane qui permettrait peut-être d’aboutir à des conclusions et de démasquer les coupables.
Tout au confort de la voiture, Nicolas s’exerçait à deviner les occupations des passants, tentait de déchiffrer leurs expressions et d’imaginer ce que pouvait penser cette masse qu’on appelait le peuple. Il collectionnait le souvenir des habits, des tenues et des attitudes. Ces images reviendraient un jour ou l’autre se poser sur des êtres réels et établiraient les connexions mystérieuses dont son intuition se nourrissait. Sa connaissance des hommes se renforcerait en feuilletant, au gré des enquêtes, ces archives vivantes. La vue de la masse sombre de la Bastille interrompit sa rumination. Il y avait visité un jour son ami Semacgus, qui y était incarcéré. Il sentait encore le froid humide de la vieille forteresse. La voiture bifurqua vers la droite pour suivre la Seine. Il chassa l’image de la prison.
La campagne succédait sans transition à la ville. Faute de distractions, Nicolas essaya de mettre de l’ordre dans ce qu’il savait de la marquise de Pompadour. Les hôtes bien informés de M. de Noblecourt parlaient beaucoup. À leurs propos s’ajoutait la lecture des écrits saisis par la police ou des lettres ouvertes par le cabinet noir. Pamphlets, libelles, vers graveleux et injures constituaient les éléments d’un tableau contrasté. Chacun la disait malade et exténuée par l’agitation et l’angoisse de la Cour. Le roi, qui ne l’avait jamais ménagée, exigeait sa présence aux veilles, aux soupers, aux représentations et dans ses voyages incessants, surtout durant la période des chasses. La chère trop riche avait détruit son estomac délicat. Semacgus avançait que, pour complaire à son amant, elle avait écouté de mauvais conseils et abusé d’excitants fournis par des empiriques — cela sans compter sa prodigieuse consommation de truffes et d’épices.
Mais de l’avis général, ce qui rongeait la marquise, c’était la hantise permanente de « l’autre femme », celle qui découvrirait le secret de cet homme singulier, si difficile à distraire de son ennui. Elle en était venue à susciter elle-même des rivales séduisantes mais candides, dont elle ne pouvait craindre l’emprise sur le roi. Pour l’heure, et en dépit de ces précautions, une demoiselle de Romans l’inquiétait ; on la disait intrigante et spirituelle.
M. de La Borde, pourtant tenu à la discrétion, avait consenti à répéter en petit comité les propos d’une des amies de la favorite. Voulant la rassurer, elle lui avait dit : « C’est votre escalier qu’il aime, il est habitué à le monter et à le descendre. » Aussi, l’heure n’était plus à la passion ; les tièdes orages de l’amitié l’avaient remplacée.
À cette crainte de perdre le roi s’ajoutait la terreur permanente de voir se répéter une nouvelle affaire
Damiens. La favorite n’oubliait pas qu’elle avait failli être écartée et exilée tant que la santé du roi était demeurée incertaine, et aussi longtemps que le dauphin et les dévots de la famille avaient réussi à l’empêcher de revoir le roi. Quant au peuple, la marquise lui apparaissait comme l’une des trois calamités du royaume, avec la disette et la guerre. La rue se déchaînait en outrages et en menaces de mort.
Nicolas, qui avait une fois approché la marquise, l’avait jugée simple et bienveillante. M. de La Borde, qui la voyait tous les jours, partageait ce sentiment et, selon lui, la bonne dame ne gaspillait ni thésaurisait, et ses dépenses, bien que considérables, trouvaient un usage intelligent au profit des arts. Il est vrai que sa pension et ses revenus n’étaient pas proportionnés aux besoins de sa maison et à cette vocation de mécène. On rapportait qu’elle avait obtenu du roi l’autorisation de disposer à son gré de bons sur le trésor sans avoir à rendre compte de leur utilisation. Et elle possédait de nombreux domaines, depuis le lointain Menars jusqu’au proche Bellevue, à mi-chemin de Paris et de Versailles, bâti en terrasses au-dessus du pont de Sèvres. Mme de Pompadour aimait les positions dominantes.
La voiture suivait le fleuve. Le paysage offrait un ensemble plaisant de guinguettes, de petites fermes où se pressait le bétail que les nourrisseurs engraissaient pour la consommation de la capitale, vendant le fumier comme engrais aux jardiniers et maraîchers des alentours. Des vergers et des serres s’échelonnaient sur de longues parcelles de chaque côté de la route. Ces impressions champêtres le mirent de bonne humeur. Sa méditation lui avait procuré les éléments et informations nécessaires à un entretien dont il ignorait les raisons mais qui revêtait, de toute évidence, un caractère extraordinaire des choses. Que M. de Sartine, toujours si prodigue de conseils, n’ait fait aucun commentaire, en disait long sur sa perplexité.
À l’entrée de Choisy, Nicolas fit arrêter sa voiture devant une petite guinguette pimpante dont la façade, couverte de vigne et qui portait encore les grappes desséchées de la dernière vendange, le séduisit. Dans une salle chaulée, il se fit servir un pot de vin nouveau, dans lequel des copeaux de bois avaient permis d’éclaircir le jus du raisin fraîchement pressé. Il fit couper quelques tranches d’un jambon qui pendait dans la cheminée et le tout fut accompagné de pain frais. Le breuvage le surprit agréablement. Il s’attendait à l’habituelle piquette, mais le vin, d’un rouge pivoine transparent, surprenait par sa fraîcheur et son arôme de groseille un rien sauvage. Il finit par conclure, en riant de l’incongruité de l’image, que la meilleure comparaison était celle avec une groseille écrasée sur une fourrure de putois. Cette odeur de petit fauve lui demeurait en mémoire depuis son enfance : le marquis de Ranreuil portait un col de cette fourrure sur l’un de ses manteaux, dont rien n’avait pu ôter l’odeur. Ceux des chiens qui n’en avaient pas l’habitude aboyaient à ses basques.
L’attention de Nicolas fut soudain attirée par un jeune homme, en uniforme des gardes du corps, qui, assis à une autre table, l’observait, et qui se détourna sous son regard. Nicolas s’étonna de cette présence sans s’y attacher ; le roi n’était pas à Choisy, mais après tout, ce qui est utile au souverain pouvaitl’être également à sa favorite.
À la demie de deux heures, il se remit en roule et gagna au pas le château. L’équipage parvint en vue d’une grille magnifique qui ouvrait sur une immense allée à double rangée d’arbres. Il remarqua plusieurs pattes-d’oie percées sur la campagne environnante. Le bâtiment se dressa bientôt avec ses deux ailes décorées de frontons. À gauche, un vaste bâtiment servait de communs et d’écuries. Nicolas se fit déposer au centre de l’édifice devant le grand degré, où un homme, la canne à la main, paraissait attendre, et qui le salua avec cérémonie.
— J’ai, sans doute, l’honneur de parler à M. Nicolas Le Floch ?
— Votre serviteur, monsieur
— Je suis l’intendant du château. Ma maîtresse m’a demandé de vous promener. Elle est un peu souffrante et vous recevra plus tard.
L’homme entraîna Nicolas vers la chapelle. Il put y admirer sainte Clotilde, reine de France, devant le tombeau de saint Martin par Van Loo. Ce fut ensuite la visite des pièces de cérémonie du château, la grande galerie ornée de trumeaux avec son tableau de Parrocel sur la bataille de Fontenoy. Nicolas songea que la marquise marquait sa dévotion pour le roi jusque dans la décoration de ses maisons. La salle à manger était ornée de six vues de maisons royales, et la salle des buffets de scènes de chasse. La guerre, les bâtiments et la vénerie, tous les plaisirs des rois, étaient illustrés dans cette demeure. Son cicérone le conduisit à l’extérieur, afin d’admirer la vue depuis la terrasse, principal agrément du site. La Seine coulait paisible à ses pieds. Un pavillon pouvant servir de salle à manger d’été s’élevait en son centre. Un laquais vint les retrouver, essoufflé : la marquise de Pompadour allait recevoir M. Le Floch.
Il fut introduit dans un boudoir gris et or. Les rideaux tirés, une semi-pénombre baignait la pièce. Quelques bûches achevaient de se consumer dans la grande cheminée de marbre clair. À son entrée, il fut accueilli par un petit barbet noir qui, après un examen rapide mais circonspect, lui fit fête. Ce petit jeu fit diversion.
— Monsieur Le Floch, dit la marquise, tout me porte à compter sur votre fidélité et je constate que Bébé me donne raison !
Nicolas s’inclina et pensa que l’odeur de Cyrus sur ses culottes et ses bas devait être pour beaucoup dans la confiance que lui témoignait Bébé. Il leva les yeux vers la marquise. Le changement, en quelques mois, était notable. Certes, l’ovale du visage se conservait, mais le menton s’alourdissait de plus en plus. Le rouge et le blanc habilement répandus masquaient sans doute d’autres ravages du temps. Les yeux, curieux et vifs, observaient Nicolas avec un peu d’amusement. Le fanchon de dentelle blanche laissait entrevoir la chevelure cendrée. Le mantelet de taffetas blanc couvrait une jupe de soie noire à deux volants. De longues manchettes dissimulaient les mains, qu’elle jugeait imparfaites. Nicolas se demanda si cela expliquait que le roi avait horreur de voir les dames porter des bagues et attirer ainsi les regards sur une partie qu’il ne pouvait admirer chez la marquise. Il jugea l’ensemble un peu triste, un rien austère, conforme à la réputation de dévotion dans laquelle la rumeur la disait être tombée, puis il se souvint que la Cour portait le deuil d’un prince allemand.
— Savez-vous, monsieur, que le roi s’est inquiété de vous, à deux reprises ?
Il y avait là un reproche et un conseil tout à la fois, et aussi volonté de charmer l’interlocuteur par une flatterie. Nicolas ne fut pas dupe. Il n’y avait rien à répondre, il s’inclina.
— Vous êtes trop discret. Songez que pour le roi, vous êtes le marquis de Ranreuil, et il ne tient qu’à vous… Vous ne regrettez pas votre geste ?
Le regard se fit plus insistant. Nicolas sentit le piège : la femme qui s’adressait à lui était née Poisson.
— Le marquis de Ranreuil, mon père, m’avait appris que la valeur ne tient pas à la naissance. Tout dépend de ce que l’on fait de sa vie.
Elle haussa les sourcils en souriant, appréciant sans doute la défausse.
— Enfin, monsieur, suivez mon conseil. Vous êtes chasseur, chassez. Vous y rencontrerez votre maître.
Quelque habitué que commençât à être Nicolas aux usages de Cour, il trouvait bien longue cette entrée en matière. La Borde lui avait déjà fait passer le message d’avoir à. se montrer à la chasse du roi.
— Ce propos pour vous signifier qu’on est assuré ici et ailleurs de votre loyauté, reprit la marquise.
Elle lui fit signe de prendre place dans un fauteuil.
— Vous avez été chargé par M. de Sartine d’une enquête sur la mort, disons… inexplicable, du vicomte de Ruissec. Je sais ce qui est advenu et de quelle étrange manière sa mère a également péri. J’ai prié M. de Saint-Florentin et le lieutenant général de police d’épargner au roi le détail de ces morts. Il n’est que trop enclin à s’y complaire.
Elle resta un moment pensive. Nicolas se souvenait de la curiosité morbide du souverain tandis qu’il lui faisait le récit des recherches sur un corps trouvé à Montfaucon, au Grand Équarrissage. Ce goût étrange se confirmait, disait-on, depuis l’attentat de Damiens.
— Monsieur, que pressentez-vous derrière ces morts ?
— Madame, je suis persuadé que nous sommes en présence de deux assassinats. Pour l’heure, rien n’indique qu’un lien existe entre eux, mais rien, non plus, ne dit le contraire. Pour le vicomte de Ruissec, les circonstances sont extraordinaires. J’enquête sur les victimes et sur leur passé, étant entendu, vous ne l’ignorez pas, que ces crimes n’ont pas été reconnus, que le cours de la justice est contrarié et que ma recherche est une action solitaire et risquée.
Elle eut un beau mouvement de tête.
— En tout cas, vous avez ma protection.
— Elle m’est infiniment précieuse, madame.
Il n’en pensait pas un mot. La protection de la favorite valait dans ce boudoir. Dès qu’il aurait quitté Choisy, une bonne épée et Bourdeau seraient infiniment plus sûrs.
— Peut-être, monsieur, devriez-vous penser que cette décision d’arrêter l’enquête n’avait d’autre but que de ne pas effaroucher le gibier que l’on veut piéger ?
Cela, évidemment, ouvrait d’autres perspectives. Comme c’était souvent le cas — et lui-même procédait parfois ainsi — M. de Sartine lui avait sans doute dissimulé une partie de la vérité. Ou bien la favorite s’était réservé le privilège de l’en aviser. La partie se compliquait décidément. Son camp venait de roquer, pensa-t-il en bon joueur d’échecs. Comme il ne réagissait pas, elle repartit :
— Cela ne paraît pas vous surprendre. Vous y aviez songé déjà. Je dois vous confier mon angoisse… Les malheurs publics m’affligent au plus haut point. On menace le roi, on m’insulte. Que ne puis-je me retirer dans une thébaïde… À Menars, par exemple…
Le bruit d’une bûche qui s’effondrait l’interrompit. Menars, à ce qu’en savait Nicolas, n’était pas une retraite trop austère.
— Je suis lasse et malade, reprit la marquise. Je puis bien vous le dire, monsieur, vous m’avez déjà sauvée une fois. Voyez ce papier que j’ai trouvé à la porte de mes appartements. Et ce n’est pas le premier !
Elle lui tendit un papier imprimé. Il en prit connaissance.
À la putain du roi. Dieu, par un jugement impénétrable mais toujours adorable, pour punir et humilier la France à cause de tes péchés et de tes désordres qui sont aujourd’hui au comble, a permis aux Philistins de nous vaincre par terre et par mer et de nous obliger à demander la paix qu’ils ne nous accorderont qu’à notre très grand et très humiliant désavantage. Le doigt de Dieu a paru visiblement dans ce désastre. Il punira encore.
Pendant que Nicolas lisait, elle avait pris son visage dans ses mains. Le chien sauta sur ses genoux et gémit sourdement.
— Madame, laissez-moi ce torchon. Je trouverai l’officine.
Elle releva la tête.
— Vous trouverez, mais c’est une hydre aux têtes qui repoussent sans cesse. J’appréhende de plus sourds périls. Cette famille de Ruissec, que le roi n’estime pas, j’ai quelques raisons de la craindre. Elle complote avec les dévots, avec les jésuites et avec tous ceux qui veulent me voir partir. Je ne peux vous en dire plus. Il faut élucider cette affaire. Au vrai, je crains pour la vie du roi. Voyez au Portugal : la gazette annonce l’exécution du jésuite Malagrida. C’est un des complices de l’assassinat du roi du Portugal. On rapporte qu’il aurait rencontré Damiens, naguère, à Soissons. Que de trames ! Et toujours renouvelées !
— Mais, madame, beaucoup de gens autour du roi et autour de vous veillent.
— Je sais. Tous les lieutenants généraux de police ont été mes amis, Bertin, Berryer et maintenant Sartine. Mais ils sont pris par de grands intérêts et dispersés par leurs multiples tâches, tout comme le ministre, M. de Saint-Florentin. Monsieur le marquis, je me fie à vous.
Nicolas estima que la bonne dame aurait pu s’épargner cette nouvelle flatterie, qui donnait cependant la mesure de son désarroi. Elle pouvait compter sur lui, mais il eût souhaité qu’elle développât certaines restrictions apparues dans son discours. Elle ne lui avait pas découvert tous les éléments en sa possession. Il était regrettable que cette accumulation de silences traversât le cours normal d’une enquête. Elle lui tendit la main à baiser, qu’il trouva aussi fiévreuse que lors de leur première rencontre.
— Si vous souhaitez me voir, M. de La Borde m’avertira.
Alors que sa voiture s’avançait dans la grande allée, elle croisa un cavalier dans lequel Nicolas reconnut le garde du corps de la guinguette. Son retour sur Paris fut songeur. Son tête-à-tête avec Mme de Pompadour lui laissait un goût amer. D’une part, il avait trouvé une femme malheureuse et inquiète jusqu’à l’angoisse des menaces qui pesaient sur le roi — mais Nicolas ne poussait plus la candeur jusqu’à croire que dans cette angoisse le propre destin de la favorite ne pesait pas. Plus confusément, il avait observé des réticences et des propos ambigus qui ne laissaient aucun doute sur son information réelle.
L’idée que l’arrêt de l’enquête était une manœuvre, un faux-semblant destiné à tromper l’ennemi lui paraissait trop belle pour être vraie. Il s’agissait sans doute d’un leurre lancé dans la conversation pour l’inciter à poursuivre. Peu importait, au demeurant, puisque, avec la bénédiction de M. de Sartine, il entendait la mener à son terme.
Une dernière question demeurait : ce que la bonne dame souhaitait et ordonnait avait-il l’aval du roi ?
À la porte Saint-Antoine, il donna ordre à son cocher de rejoindre le Châtelet où il espérait retrouver Bourdeau. Le mettrait-il au courant de son entrevue de Choisy ? Le secret de cette rencontre était-il nécessaire ? Il y réfléchit longtemps. L’inspecteur était de bon conseil et la confiance de Nicolas en sa discrétion, absolue. Sartine lui avait recommandé de ne pas l’écarter. De plus, le cocher parlerait sans doute, à qui aucune consigne n’avait été donnée. Quel qu’ait été le choix lointain et discret de Choisy, il avait pu être reconnu ; sa rapide nomination avait attiré sur lui bien des regards.
Il fut retardé par un enchevêtrement de voitures rue Saint-Antoine, où une charrette avait versé, des chevaux s’étant désunis. Un troupeau de vaches de boucherie qui passait par là avait pris peur ; le désordre était indescriptible. Il était plus de sept heures quand il rejoignit le Châtelet. Il trouva Bourdeau placide, fumant sa pipe de terre.
— Bonne chasse, Nicolas ?
Il alla fermer la porte du bureau.
— J’étais à Choisy. La maîtresse des lieux souhaitait m’entendre.
Le visage de Bourdeau demeura impassible. Seules quelques bouffées de fumée s’échappèrent, pressées. D’évidence, Bourdeau était au courant.
— Le propos touchait notre affaire ?
— En plein cœur !
Il lui conta le détail de son entretien avec la marquise.
— Nous serions bien malheureux, dit Bourdeau, si, bénéficiant d’aussi influentes protections, nous n’aboutissions pas. Encore que la bonne dame n’ait pas la main en ce moment. Plus Choiseul grandit, plus son influence à elle diminue. Ajoutez à cela que le ministre est en conflit avec Bertin sur les questions de finances. Or, celui-ci est un protégé de la marquise. Son beau-frère, le comte de Jumilhac, est gouverneur de la Bastille.
— Nous bénéficions et nous ne bénéficions pas. Tout est permis dans une limite inconnue de nous. Et tout n’est pas convenable, ni utile. M. de Sartine ne m’a pas dit autre chose ce matin. Trop de grands intérêts sont en cause qui nous dépassent. Ce crime, ces crimes, dissimulent autre chose. C’est l’avis de la marquise et je ne suis pas éloigné de le partager. Il nous faut recueillir davantage d’éléments sur la personne du vicomte. Il nous faut tout connaître de sa vie, rencontrer son frère, le vidame, sa fiancée, ses chefs, ses amis.
— Et tout cela dans la plus complète discrétion. La tâche va être rude.
— D’autant plus que si j’étais la famille, je ne serais pas dupe de notre renoncement. Le comte de Ruissec ne baissera pas la garde. Et nous ne disposons d’aucun élément nouveau, aucun. Vous-même, Bourdeau, je suppose que vous avez été empêché de procéder à Grenelle ?
— Je me suis vu interdire même la cour de l’hôtel ! Une chapelle ardente a été dressée dans le hall. La pompe funèbre devrait avoir lieu demain, aux Théatins. Les corps seront transportés ensuite à Ruissec, où la famille possède une chapelle dans l’église. Je n’ai pu voir que le luminaire et le grand litre noir portant les armoiries.
— Vous n’avez parlé à personne ?
— Je n’ai pas bronché alors même que j’étais insulté. Mais l’arrogance de ces aristocrates, cette noblesse qui écrase…
Il s’interrompit, et jeta à Nicolas un regard confus. Celui-ci ne releva pas. Au fond, il ne savait pas démêler le sentiment que lui inspiraient ses origines, ayant refusé le privilège. La chevalière qu’il portait n’était que le signe matériel de l’attachement au souvenir du marquis de Ranreuil, et il n’oubliait pas la vénérable figure du chanoine Le Floch qui, lui, était du peuple, et du plus paysan.
— Bourdeau, j’en viens à songer à une expédition. Je vais réfléchir tout haut, comme devant un autre moi-même… Il faut retourner à Grenelle et découvrir un moyen de s’introduire dans la place. Il est essentiel que je revoie certaines choses et que je fouille à nouveau la chambre du vicomte. De nuit, la chose est possible. J’avais bien pensé à la complicité de Picard, le majordome. Je le crois honnête homme et c’est lui qui m’avait remis le billet de la comtesse, mais je crains de le compromettre. On peut sans doute approcher l’aile du bâtiment par l’arrière, mais comment pénétrer à l’intérieur sans bris et sans bruit ?
— Par l’œil-de-bœuf.
— Quel œil-de-bœuf ?
— Rappelez-vous le cabinet de toilette. Il possède une ouverture ronde montée avec une vitre sur un châssis pivotant. À ma dernière visite, j’en ai dérangé le mécanisme. Si personne ne s’en est aperçu — et il n’y a aucune raison, l’appartement étant inoccupé depuis la mort du vicomte —, il suffit de pousser de l’extérieur pour pouvoir pénétrer. Avec une échelle, la chose est aisée et il doit bien y en avoir une qui traîne dans le parc.
— Dans la cabane du jardin. Bourdeau, je m’incline. Mais par quel miracle ?
J’ai simplement anticipé un peu. Je me doutais, vu la tournure des événements et la complexité de la cause, que nous nous trouverions peut-être plus vite que prévu dans l’impossibilité de revenir sur les lieux. Il fallait se préserver une voie d’accès. Toutefois, Nicolas, pesons les conséquences. Si nous sommes surpris, il n’y aura pas de quartier et nous serons bons pour aller écouter les ténèbres chez les clarisses ou partir en Nouvelle-France chez les Iroquois.
Nicolas éclata de rire. Bourdeau avait raison, l’entreprise comportait des risques et le scandale serait tel qu’il contraindrait les autorités à baisser les bras. Toutefois, il demeurait convaincu que des éléments importants du mystère se trouvaient à Grenelle. Il s’en voulait de n’avoir pas consacré plus de temps à l’examen des lieux lors de la découverte du « suicide » du vicomte.
— Bravo, Bourdeau, je reconnais là votre métier et votre sens du détail. Pour le reste, il faut s’en remettre à notre bonne étoile. Sans doute, je n’aime pas à me servir de moyens détournés, mais le désir de la solution l’emporte sur tout ! C’est cela la raison d’État… Dressons notre plan de campagne. Une voiture, un cocher. Vous et moi, et peut-être Rabouine en éclaireur et guetteur. Nous laisserons la voiture à quelque distance pour ne pas donner l’éveil. Nous aviserons pour le passage du mur.
— Nous pourrions forcer la porte.
— Certes, et nous avons l’instrument pour cela. Mais c’est à exclure : elle peut grincer ou avoir une cloche. Il faudra retrouver l’échelle. Le reste sera affaire de souplesse et de silence.
— Je propose, dit Bourdeau, visiblement ravi de cette expédition, que nous sortions coiffés.
Nicolas approuva. C’était une vieille plaisanterie entre eux, depuis que l’inspecteur avait un jour sauvé la vie de Nicolas grâce à l’utilisation d’un pistolet en réduction de son invention fixé dans l’aile intérieure de son tricorne. Il avait fait présent d’un exemplaire identique à son chef.
— À quelle heure ? demanda l’inspecteur.
— J’ai déjà la voiture. Trouvez Rabouine qui ne doit pas être loin. Auparavant, j’ai une visite urgente à faire au Dauphin couronné.
— Hé, hé ! fit Bourdeau.
— Vous vous méprenez. L’idée m’est seulement venue, en rentrant de Choisy, que je pourrais peut-être glaner quelques informations sur Mlle Bichelière auprès de notre aimable maquerelle. La Paulet n’a plus rien à nous refuser depuis que nous l’avons sauvée de l’Hôpital général. Je la visite régulièrement et son ratafia des îles est loin d’être mauvais. Pour notre maraude, une heure après minuit serait le moment idéal.
— L’idée est bonne. Rien ne lui échappe de ce qui survient dans le monde de la galanterie et dans celui de la cocange[22].
— Quant à notre maraude, conclut Nicolas, une heure après minuit me paraît le moment idéal.
Nicolas laissa donc Bourdeau préparer l’expédition. Avant de quitter le Châtelet il rédigea un nouveau et court rapport à M. de Sartine. Il le confia au père Marie : l’huissier devrait remettre le pli en main propre au lieutenant général de police, si leur descente à Grenelle tournait mal. Dans le cas contraire, il le rendrait à Nicolas le lendemain. Cela réglé, il remonta en voiture.
Réfléchissant aux relations qu’il avait nouées avec la tenancière de la maison galante, il philosopha sur ce qui séparait le policier du citoyen ordinaire. Il exerçait désormais son métier sans scrupules excessifs. M. de Sartine lui avait fait lire un jour l’éloge par Fontenelle de M. d’Argenson, l’un de ses grands prédécesseurs à la lieutenance. Il y avait noté cette phrase : « Ne tolérer une industrie pernicieuse qu’autant qu’elle pouvait être utile, y tenir les abus nécessaires dans les bornes prescrites de la nécessité, ignorer ce qu’il vaut mieux ignorer que punir, pénétrer par des conduits souterrains dans l’intérieur des familles et leur garder les secrets qu’elles n’ont pas confiés tant qu’il n’est pas nécessaire d’en faire usage ; être partout sans être vu et être l’âme agissante et presque inconnue de la multitude tumultueuse de la ville. » Tous ces préceptes conduisaient à des liens étroits et réguliers entre la police et le monde de la galanterie. Chacun y trouvait son avantage bien compris.
Nicolas avait un sentiment étrange chaque fois qu’il soulevait le marteau de la porte du Dauphin couronné. Il avait bien failli périr dans cette maison, et lui-même avait tué un homme. Son regard et son visage le hantaient encore certaines nuits sans sommeil. Quelquefois aussi, il revivait le duel à l’aveuglette dans le salon de la Paulet contre un adversaire dont il avait dû anticiper les mouvements.
Il entendit un cri d’étonnement et la porte s’ouvrit sur le visage de la négrillonne qui le considérait, mi-hilare mi-effarée.
— Bonsoir, dit Nicolas, la Paulet est-elle visible pour Nicolas Le Floch ?
— Touzours pour vous, monzieur, zé vous précède.
Elle lui désigna l’entrée du salon en pouffant derrière sa main. Il était encore trop tôt pour que la clientèle habituelle fût déjà réunie, et pourtant des bribes de conversation se faisaient entendre. Nicolas s’arrêta devant la porte et prêta l’oreille. Un homme et une femme discouraient.
— Ma chère enfant, sais-tu que tu es charmante ! Baise-moi, je t’en prie.
— J’y consens de bon cœur.
— Tu m’as fait bander comme un chien pendant que je servais à table, je n’y pouvais plus tenir.
— Va, je m’en suis bien aperçue, et c’est ce qui m’a fait sortir de table pour venir te trouver.
— Il faut sur l’heure que je le mette.
— Oui, mais si ton maître nous surprend ?
— Qu’importe, mordiou ! Je te foutrai sur une borne, tant j’en ai envie !
Nicolas entrouvrit doucement la porte. Dans le grand salon aux meubles tapissés de soie jonquille, le rideau de la petite scène était levé. Le décor en trompe l’œil représentait un boudoir. Un sofa et deux chaises constituaient les seuls éléments de l’ensemble. Un jeune homme en débraillé et une jeune fille en chenille se donnaient la réplique. La Paulet, sa masse énorme effondrée dans une bergère, en robe rouge et mantille noire, plus peinturlurée de céruse et de rouge qu’un pantin de la foire Saint-Germain, dirigeait le jeu à coups d’éventail.
— Toi, le bougre, un peu plus de passion ! Ne sens-tu pas que tu es au bord de la crise ? Je sais que c’est une répétition, mais on doit t’imaginer arder. Et toi, gueuse, un peu plus d’abandon et de provocation. Nous avons affaire à des amateurs, ce soir…
Nicolas toussa pour signaler sa présence. La Paulet poussa un cri. Les deux acteurs reculèrent et le rideau tomba. Revenue de sa surprise, la maquerelle se leva lourdement. Elle cria en direction du décor :
— Ne craignez rien les enfants, c’est monsieur Nicolas.
— Je vois que vous n’avez pas abandonné l’art dramatique, fit celui-ci. Quel souffle ! Quelle passion ! Quelle délicatesse ! Mlle Dumesnil, déesse des Comédiens-Français, est-elle annoncée ce soir avec sa cour de seigneurs aventureux ?
La Paulet était tout sourire.
— Il faut bien vivre. Je n’attends que quelques traitants en goguette qui, après souper, veulent se divertir et ranimer des ardeurs déficientes par la vue des jeux de mes jeunes acteurs. De fait, nous répétions. C’est partie privée à minuit. Mes filles, ensuite, étancheront…
— Un spectacle édifiant.
— En quelque sorte. Ainsi, monsieur le commissaire n’a pas oublié sa vieille amie ?
— Ma chère, vous êtes inoubliable. Et votre ratafia aussi.
— Un petit verre ? fit la Paulet ravie. J’en ai du tout frais débarqué des îles.
Pendant qu’elle emplissait deux verres d’un liquide ambré, Nicolas examinait les lieux. La disposition était différente, les tapis à d’autres emplacements. Il comprit que cette modification visait à dissimuler la partie du parquet imprégné du sang de Mauval. Décidément, le passé était long à solder.
— Comment vont les affaires ?
— Je ne me plains pas. Je suis toujours bien achalandée. Le plaisir ici est varié, de qualité et sans surprise.
— Il y a des nouvelles dans la maison ?
— Cela ne manque pas. Les malheurs du temps me ramènent toujours des colombes attirées par les feux de la ville.
— Vous qui connaissez tout le monde à Paris, la Bichelière, Mlle Bichelière de la Comédie-Italienne, cela vous dit quelque chose ?
— Que oui ! Une petite roulure pas vilaine, avec de beaux yeux, qui fait sa pelote aux Italiens. J’ai failli l’avoir, mais elle a préféré faire ses caravanes ailleurs.
— Elle joue pourtant les ingénues.
— Elle les joue peut-être sur scène, mais elle est entrée dans la carrière à peine fille. Ah ! oui, elle peut faire la renchérie… De nos jours, il n’y a plus de morale dans le métier.
Et la Paulet se mit à raconter. La Bichelière était venue toute jeune de sa campagne avec une troupe de bohémiens qu’elle avait abandonnée à Paris pour mendier. Elle ne savait faire que cela, et danser. Elle était tombée dans la plus basse crapule, réduite à vivre du travail d’une main légère et douce qui, la nuit sous le feuillage des Boulevards, distribuait des plaisirs imparfaits mais sans danger, pis-aller des honteux et des pusillanimes. Ensuite, elle avait marchandé son principal avec un financier, tout en multipliant les aventures de cœur ou de tempérament avec des greluchons.
— De fait, ajouta la Paulet, son principal elle l’a négocié à maintes reprises. Les michés s’y laissaient prendre.
— Comment cela ?
— Cela tient de la magie. Un doigt de baume miraculeux. Par exemple, la « Pommade astringente de Du Lac », ou encore une onction de l’« Eau spécifique des pucelles de Préval », et puis une petite vessie de sang de pigeon placée au bon endroit, et le tour est joué. La bonne humeur du naïf y sert de ragoût. C’est une affaire à répétition. Je l’ai croisée un jour rue Saint-Honoré, elle ne se mouche pas du pied. Mais, gare, elle finira à Bicêtre comme les autres de son acabit.
— Et le jeu, demanda Nicolas, toujours florissant ?
La maquerelle prit une figure embarrassée et douteuse. Nicolas, naguère, avait fait fermer le tripot clandestin que la Paulet avait ajouté à ses autres activités. Pourtant, il savait par ses mouches que les parties continuaient. Cela était toléré, à condition qu’elle se montrât compréhensive lorsqu’on faisait appel à elle.
— Je n’ai plus de protecteur, je me garde à carreau.
— Ce qui signifie exactement le contraire ! Me croyez-vous assez sot pour ne pas penser que vous avez trouvé quelque moyen de continuer votre petit négoce ? Allons, vous devriez avoir appris à ne pas me la jouer de cette monnaie-là.
Elle s’agitait comme une limace sous le soulier.
— Soit, monsieur Nicolas, je m’en remets à votre amitié. La Paulet est bonne fille, elle sait ce qu’elle vous doit. Que voulez-vous savoir ?
— Je suis chargé de veiller à l’honneur des familles, c’est-à-dire d’empêcher que certains de nos bons jeunes gens ne soient les dupes de chevaliers d’industrie ou de tricheurs professionnels. Un cas de dérèglement de ce genre me vient à l’esprit, peut-être le connaissez-vous ?
Les petits yeux enfoncés dans les chairs le fixaient sans expression.
— Je ne les connais pas tous par leur nom.
— Pas de cela, la Paulet ! coupa rudement Nicolas. Vous êtes trop fine mouche, pour ne pas vous renseigner quand cela peut être utile.
— Parlez toujours. J’ai de la clientèle fort mêlée.
— Ruissec.
— Attendez, cela me dit quelque chose… Oui, un beau jeune homme. Mes filles se le disputent. Quel dommage de le voir perdu pour le beau sexe !
— Que voulez-vous dire ?
— Oui, c’est un petit collet promis à la prêtrise. Oh ! cela n’empêche rien, mais voir un gaillard comme cela, cela fait pitié, c’est du travail gâché.
Nicolas comprit que la Paulet parlait du frère du vicomte. Noblecourt lui avait déjà signalé ce Ruissec contraint par son père à embrasser une vocation pour laquelle il n’éprouvait qu’éloignement. Il n’avait pas encore prononcé ses vœux, et la mort de son frère en faisait désormais l’aîné du nom, libre désormais d’orienter sa vie dans une direction différente.
— Il ne vient jamais seul, ajouta la Paulet, il est toujours avec un garde du corps, un certain… du Plâtre… Non, de La Chaux. Même que l’autre jour, le petit abbé s’est retrouvé plumé et son compère lui a donné une bague à laisser en gage et, bien entendu, à lui rembourser ensuite. À charge pour moi de la négocier sous quinzaine et de payer le créancier. D’ailleurs, voyez comme je suis ouverte avec vous, je l’ai sur moi, je vais vous la montrer.
La Paulet fourragea dans sa jupe. D’un petit sac attaché au corps de sa robe, elle sortit précautionneusement une bague qu’elle lui tendit. Nicolas fut aussitôt frappé de l’aspect inhabituel du bijou. Il s’agissait d’évidence d’une pièce de grande qualité. Dans le chaton, une fleur de lys en brillants était sertie dans un champ de turquoises. À en juger par la dimension de l’anneau, c’était un bijou de femme ou d’homme aux doigts fins. Il le lui rendit.
— Je souhaiterais que vous conserviez ce bijou par-devers vous quelques jours, dit-il. Cela peut avoir son importance.
Une chose l’intriguait. On lui avait dit à plusieurs reprises que c’était le vicomte le joueur. Son valet, d’abord, ce Lambert, et la chose avait été corroborée par M. de Noblecourt.
La Paulet faisait grise mine.
— Il n’y a pas urgence, monsieur Nicolas. J’avais toujours dit que ce joli cœur ne m’apporterait que des ennuis. Nombre de mes habitués ne voulaient plus jouer avec lui.
— M. de La Chaux ?
— Non, l’autre, le joli abbé, le petit Gilles. Il joue à senestre.
Nicolas tressaillit. Gilles… C’était le prénom surpris sur les lèvres de la Bichelière au beau milieu de leurs ébats.
— Il est gaucher ?
— Et comment ! Et cela ne plaît pas. On dit qu’ils portent malchance au jeu.
Pour le coup, cela n’avait pas été le cas.
La Paulet se laissa entraîner par la rapidité de leur échange.
— Il n’y avait pas de risque, il fallait bien rétablir l’équilibre. On y avait veillé !
Elle ricana puis tenta de se le concilier en clignant de l’œil. Nicolas détestait qu’elle l’abaisse à son niveau comme s’ils étaient complices.
— Madame, dit-il, d’un ton haut, il y a eu tricherie, et vous osez l’avouer à un magistrat en exercice ! Dans ces conditions, les choses sont différentes. Veuillez me remettre ce bijou sur-le-champ. Rappelez-vous que votre maison de jeu est illégale. Nous la tolérons, et vous savez pourquoi. Mais que les loups chez vous se mettent à tondre les brebis, cela est condamnable. Si l’on en venait à accepter ce crime comme une habileté dont il est de bon ton de faire parade, tout ordre disparaîtrait. Vous direz à votre commanditaire que les mouches ont eu vent du trafic. Mais je ne me fais pas de soucis, vous trouverez une explication.
— Mais, hurla la Paulet, c’est du vol ! Vous voulez ma mort ! Monsieur Nicolas, vous n’avez donc aucune pitié pour votre vieille amie ?
— Je souhaite que ma vieille amie s’en tienne à ses activités habituelles, dit Nicolas, sinon ma vieille amie pourrait faire connaissance avec des lieux moins plaisants, auxquels elle doit à M. Nicolas d’avoir échappé. Il serait opportun qu’elle s’en souvînt.
Il sortit, laissant la maquerelle effondrée. Sa bonne humeur s’était envolée. Il devait digérer les choses qu’il venait d’apprendre. Il s’en voulait aussi un peu d’avoir bousculé la Paulet. Tout en comprenant la nécessité du chantage imposé à ces maisons galantes associées à des tripots de jeu, il se reprochait d’y participer. M. de Sartine répétait souvent que le jeu était une menace pour la société, que cette activité inféconde détournait l’argent de productions plus utiles à l’État.
Décidément, le Dauphin couronné ne lui réussissait pas. C’était là qu’il avait perdu ses illusions sur la possibilité d’être à la fois un policier et un honnête homme. Il lui était impossible de se leurrer : tromperies, pressions, chantages, utilisation détournée de l’autorité et des lois, quelles étaient la limite et la frontière entre le bien et le mal ? La vérité ne se révélait jamais simplement. L’essentiel était d’aboutir et de servir la justice par des moyens qui, en d’autres lieux, eussent été jugés déshonorants. Il se demanda enfin si ce n’était pas là ce qui expliquait son refus de porter le nom des Ranreuil, et puis il se dit que, s’il avait accepté, le métier de policier lui aurait été de toute façon interdit. Au mieux, il serait devenu un soldat, au pire, un courtisan. Pour le meilleur et pour le pire, il servait désormais la vérité. Du moins le croyait-il.