VIII LA CHASSE DE MADAME ADÉLAÏDE

Pour le plaisir des Rois je suis donné

De jour en jour, les veneurs me pourchassent

Par les forêts. Je suis abandonné

À tous les chiens, qui sans cesse me chassent.

Jacques Du Fouilloux

Dans la salle des gardes, Nicolas aperçut un garçon bleu, un blondin à l’air déluré, qui toisait les arrivants. Il reconnut le guide annoncé. Il fut aussitôt pris en main et entraîné à toute allure dans l’habituel dédale de salles, de couloirs et d’escaliers. Parviendrait-il un jour à retrouver son chemin dans ce château ? Cette cavalcade les conduisit très haut dans l’édifice. Il savait que M. de La Borde disposait dans les combles d’un petit appartement qu’il devait à la faveur particulière du roi. Le garçon bleu ouvrit une porte sans gratter, en habitué des lieux ; il s’effaça pour le laisser entrer. Dès l’abord, Nicolas fut séduit par le caractère paisible du salon que chauffait un feu crépitant dans une cheminée de marbre grenat. Les boiseries de chêne clair supportaient de petits tableaux de chasse et, au-dessus de l’âtre, une magnifique carte de France encadrée. Une bibliothèque, prise dans l’épaisseur et également répartie de chaque côté d’une porte, présentait des alignements réguliers de volumes de poche qui ajoutaient encore à l’impression d’intimité aimable de l’ensemble. M. de La Borde, en robe de chambre d’indienne, sans cravate ni perruque, était mollement enfoncé dans un sofa à grands ramages rouges sur fond crème, plongé dans la lecture attentive d’un papier. Il leva les yeux.

— Ah ! enfin retrouvé, mon cher Nicolas ! Merci, Gaspard, dit-il au garçon bleu, vous pouvez disposer, mais ne vous éloignez pas, nous pourrions avoir besoin de vous.

Le jeune homme pirouetta sur lui-même et, après un petit salut insolent, disparut.

— Prenez vos aises, mon ami. Vous allez distraire cette fin d’après-midi morose. Je compilais les exploits de mes créanciers.

Il lui montra une pile de papiers près de lui.

— Je ne connais manière plus désagréable de passer le temps, dit Nicolas.

— Moi non plus, mais laissons cela. Nicolas, éclairez ma lanterne. Où en êtes-vous ? C’est par Sartine que j’ai appris votre présence à Versailles. Il paraît que vous avez fait ce matin la conquête du ministre. Compliment, l’animal ne se laisse pas facilement amadouer ! Vous voilà homme à respecter.

— Et comment cela ?

— Pardi, armé, comme vous l’êtes, de lettres signées en blanc !

— Rassurez-vous, mon ami, je n’en ferai pas usage contre vous.

— Si le service du roi l’imposait, vous n’hésiteriez pas et vous auriez raison.

Nicolas, encore une fois, fut frappé par la capacité de M. de La Borde à recueillir les nouvelles. Il participait par ce don mystérieux au goût du secret, caractère dominant de son royal maître.

— Ainsi, vous me cherchiez ?

— Certes. M. de Sartine m’a prié de vous avertir que

— Madame Adélaïde vous avait convié à sa chasse lundi matin. Je ne possède pas d’autre lumière sur cet événement, mais il vous faut prendre dès maintenant vos dispositions.

Nicolas manifesta sa surprise.

— D’où me vient selon vous cet honneur inattendu ?

La Borde fit un geste de la main comme pour écarter une mouche.

— Ne vous mettez pas martel en tôle. Soit il s’agit d’un caprice de la princesse devant laquelle il a été question de vous…

Il fit une pause en regardant la pendule.

— Soit il y a anguille sous roche et la convocation, je veux dire l’invitation, signifie autre chose. Vous le saurez lundi.

— Je suis sensible à l’honneur qui m’échoit, dit Nicolas, mais nullement équipé pour y prendre part. Comment faire ?

— Voilà, mon cher, où je puis vous aider. Je quitte Versailles pour deux jours ; j’ai affaire à Paris. Acceptez l’hospitalité médiocre que je puis vous offrir ici. Vous me rendrez service. Si l’on me demandait, soyez assez aimable pour me le faire savoir, à cette adresse.

Il lui tendit un papier. Nicolas constata que La Borde était si assuré de sa réponse que les moindres détails avaient été préparés.

— Je ne sais si je puis accepter une aussi généreuse proposition…

— Pas un mot de plus. Ht pour votre équipement, j’ai la ressource aussi. Vous savez que Madame, par ordre de son père, ne chasse ni le cerf ni la bête noire. Elle s’en tient au daim, gibier réputé inoffensif. Il n’y a pas d’habit requis pour cette chasse ; le justaucorps suffît avec une veste et des bottes. Nous sommes à peu près de la même taille, Mes gens vous fourniront le tout. Ainsi, vous voilà rassuré !

Il lui expliqua que les premiers valets de chambre du roi avaient autorité sur tout le service intérieur du palais et disposaient pour eux-mêmes d’une nombreuse domesticité : cuisinier, maître d’hôtel, laquais et cocher. Ils pouvaient manger sur le service du roi, toujours trop abondant et dont la desserte était redistribuée.

— Je cours m’habiller et pars de suite à Paris. Vous êtes chez vous. Des questions ?

— Je cherche un garde du corps. Où pourrais-je selon vous le trouver ?

— Dans sa caserne ou bien encore demain, dans la galerie, lorsque le roi ira entendre la messe. Gaspard vous aidera, ce garçon est un fieffé malin !

La main sur la porte, il se retourna.

— Ah ! Encore une chose. Le rendez-vous de chasse est devant le château, côté parc. Vous êtes marqué sur une liste. Vous vous faites reconnaître et montez en carrosse. Il vous mènera jusqu’au point de ralliement où l’on vous attribuera un cheval.

Il courut prendre quelque chose sur la cheminée.

— Contre ce billet. Arrosez les piqueurs, vous vous en trouverez bien pour le coup et pour la fois prochaine : ce sont eux qui choisissent les chevaux ! Ne vous inquiétez de rien, mes gens sont avertis. Gaspard ne vous quittera pas. Il va prévenir votre cocher de revenir lundi. Enfin, ma bibliothèque est à votre disposition.

Il sortit de la pièce. Son absence fut brève ; il réapparut habillé et coiffé et, après un geste d’amitié à Nicolas qui lisait, sortit.


Nicolas vivait un moment rare. Il ne parvenait pas à se persuader qu’il était dans le palais des rois. Jamais il n’avait habité un endroit d’une telle splendeur, si éloigné de l’austérité de sa mansarde de Guérande ou même du bon goût de sa chambre chez M. de Noblecourt. Même les splendeurs antiques du château de Ranreuil lui paraissaient effacées par ce qui l’entourait. Il avait parcouru les titres des volumes rassemblés, tout au plaisir de la vue et du toucher des reliures. Les sujets intéressaient la musique, l’histoire, les voyages et la littérature galante.

Nicolas songea soudain au garçon bleu. Il ouvrit la porte sur le couloir et le découvrit assis sur une banquette. Connaissant son monde, il lui donna quelques pièces qui furent empochées sans remerciement, mais avec une grimace de satisfaction. Il l’informa qu’il n’aurait pas besoin de lui de toute la soirée, mais qu’il comptait sur lui le lendemain dimanche, pour le guider vers la galerie où passerait le roi et où il espérait trouver Truche de La Chaux.

Gaspard le rassura. Il couchait à quelques toises de là et M. de La Borde lui avait bien recommandé de veiller sur Nicolas et de demeurer à sa disposition. Nicolas l’interrogea sur la possibilité de rencontrer le garde du corps.

— Cela, monsieur, je puis vous l’assurer. C’est quelqu’un de très demandé.

— Comment cela, un autre que moi le recherche aussi ?

— Le recherchait. Lundi ou mardi… Non, mardi. M. de La Borde était parti à Paris pour la journée ; il devait assister à une représentation à l’Opéra. Vers onze heures ou midi, je me trouvais dans la cour des Princes quand un quidam m’a demandé de porter un billet à Truche de La Chaux.

— Vous le connaissez donc ?

— Oui, de vue, comme les autres.

— Et vous lui avez remis ce billet ?

— Non, pas à lui. Lorsque je suis arrivé dans la salle des gardes, il n’y était pas, mais un lieutenant aux gardes françaises de ses amis, m’entendant m’enquérir de lui, a pris le billet et m’a certifié qu’il lui remettrait aussitôt qu’il le verrait.

— Voilà qui est intéressant. Voulez-vous gagner quelques écus de surcroît ?

— Je suis tout à vous, monsieur.

Il tendit la main que Nicolas emplit honnêtement.

— Cette personne qui vous a confié le billet, vous l’aviez déjà vue ?

— Non, il s’agissait d’un valet sans livrée.

— Pouvez-vous me le décrire ?

— Au vrai, je ne l’ai pas regardé avec suffisamment d’attention. Le chapeau dissimulait son visage.

— Et le lieutenant ?

— Un lieutenant comme tous les lieutenants ; l’uniforme les rend identiques et ils n’aiment guère les garçons bleus.

— Je vous remercie, Gaspard. Nous en reparlerons. Bonne nuit.

Il rentra et demeura longtemps plongé dans ses réflexions. Ainsi, le jour où le vicomte de Ruissec avait été assassiné, un billet était adressé à Truche de La Chaux par un inconnu — billet qui se trouvait selon toute apparence, vers midi, dans les mains d’un lieutenant aux gardes françaises, qui pouvait parfaitement être le vicomte. Y avait-il un lien avec le crime ?

Il ressortit soudain dans le couloir pour appeler Gaspard. Celui-ci réapparut sur-le-champ.

— Mon ami, il faut tout me dire. Ce billet que vous avez porté à Truche de La Chaux…

— Oui, monsieur.

— Comprenez-moi bien, la chose est d’importance et je saurai reconnaître…

Il agita une nouvelle pièce d’or.

— L’avez-vous lu ?

Gêné, Gaspard se tortillait. Toute son insolence s’était dissipée.

— Ben oui, il n’était pas scellé, juste plié. Je n’ai pas cru…

Il avait l’air piteux et rajeunissait à vue d’œil : un gamin pris à voler des pommes.

— Faute utile peut recevoir pardon, dit Nicolas souriant. Que disait-il ?

— C’était un rendez-vous d’avoir à se trouver, dès réception du papier et après l’avoir détruit, devant la pièce d’eau du char d’Apollon. J’ai cru qu’il s’agissait d’une intrigue amoureuse.

— Bien. Et que fit le lieutenant ? Je suis sûr que vous avez discrètement veillé à le savoir.

— Il fit comme moi, le lut, et même plus, puisqu’il le réduisit en morceaux et se précipita dehors.

Nicolas lança la pièce d’or, qui fut attrapée au vol. Quand il revint dans l’appartement, un valet déférent avait dressé une petite table sur laquelle il découvrit un pâté de venaison, deux perdreaux et une bouteille de Champagne rafraîchi, sans compter quelques mignardises sucrées. Il fit honneur à ce festin et, après avoir lu une petite heure, découvrit la chambre toute prête et le lit bassiné. Au sein de ces voluptés, il s’endormit paisiblement sans penser aux événements du jour ni à ceux qui l’attendaient les jours prochains.

Dimanche 28 octobre 1761

Il se réveilla fort tard et, après une rapide toilette, dans un petit cabinet dont il admira l’agencement, déjeuna d’un chocolat servi par un valet impavide. Il lut une heure ou deux, puis appela Gaspard qui attendait dans le couloir. Truche de La Chaux serait de service dans la grande galerie et Nicolas en profiterait pour voir passer le roi se rendant à la messe.

Il fut étonné par la masse bruissante de la foule. Dans la galerie des Glaces et le salon de la Guerre, les assistants étaient rangés du côté des fenêtres. À partir de la salle du Trône, ils étaient contenus dans l’intérieur des pièces, afin de laisser le passage de l’enfilade des portes. Il fut placé par Gaspard non loin de l’endroit où le souverain sortirait de ses appartements d’apparat. Il se retrouva au milieu des courtisans et des nobles de province venus voir leur maître. Les glaces de la galerie multipliaient la foule et la faisaient paraître immense. Nicolas vit le roi sortir et ne regarda plus rien d’autre. L’étiquette voulait que chacun se tînt immobile. On ne devait pas s’incliner, il fallait maintenir la tête droite. Ainsi, le roi était vu de tous et voyait chacun.

Quand il passa devant Nicolas, son regard brun perdu dans le vide se fit plus vif, et le jeune homme put croire avoir été remarqué et reconnu. Il en fut tout à fait convaincu, une fois le cortège passé, par l’espèce de cercle bavard et curieux qui se forma autour de lui. Cela ne l’arrangeait guère : il ne devait pas se faire remarquer. Il se fondit dans la foule, espérant que Gaspard le retrouverait. Effectivement, il fut bientôt tiré par la manche par le garçon, qui le mena, en se faufilant au milieu de la presse, jusqu’au salon de la Guerre. Là, près d’un buste d’empereur romain en marbre brun, il repéra un garde du corps dans lequel il reconnut tout de suite l’homme de l’estaminet de Choisy, qu’il avait croisé de nouveau alors qu’il sortait de son audience avec la marquise de Pompadour. Ainsi, l’homme qu’il recherchait se retrouvait lié à deux circonstances de son enquête. Il devait bien exister une explication à cela. Le premier soin était de feindre ne point l’avoir reconnu. Il était inutile de lui donner l’éveil ; il verrait bien sa réaction à lui.

L’homme le regardait approcher avec un demi-sourire. Dans ce visage sans caractère au teint pâle et aux poils blonds, il retrouvait l’homme de Choisy. Nicolas s’approcha.

— Monsieur, ai-je bien affaire à M. Truche de La Chaux ?

— Pour vous servir, monsieur. Monsieur… ? Mais je crois que nous nous sommes rencontrés, il n’y a guère, à Choisy ?

L’homme jouait cartes sur table et ouvrait la partie dans des conditions que Nicolas n’attendait pas.

— Je suis policier. J’aimerais m’entretenir avec vous du vicomte de Ruissec. Vous le connaissez, je crois ?

— Je sais qu’on l’enterre aujourd’hui après son malheureux accident. N’aurais-je été de service…

— Vous le connaissiez donc ?

— Tout le monde se connaît ici.

— Et son frère, le vidame ?

— Je le connais aussi. Nous avons eu l’occasion de jouer ensemble.

— Au Dauphin couronné ?

L’homme, pour la première fois, parut surpris par cette précision.

— Vous faites les questions et les réponses.

— Il perd beaucoup ?

— Il joue en chien fou et ne mesure jamais ses pertes.

— Et vous l’aidez à payer ses dettes, en bon camarade ?

— Cela m’arrive.

— Vous lui donnez une bague à laisser en gage, par exemple ?

— C’est une pièce qui me vient de famille.

— Que vous abandonnez tout simplement. Cela n’est guère crédible.

— Que ne ferait-on pas pour aider un ami ? Il était toujours possible de la racheter. Êtes-vous l’une de ces mouches de la police des jeux ?

Nicolas négligea la provocation.

— Et mardi dernier dans l’après-midi, où étiez-vous ?

— À Choisy. Au château de Choisy.

— Quelqu’un peut en témoigner ?

Il considéra Nicolas avec une insolence moqueuse.

— Demandez à qui vous savez, elle vous le confirmera.

Que pouvait-il opposer à cette réplique qui le plaçait au même niveau que son interlocuteur ? Et que cherchait Truche de La Chaux, sinon à le pousser au faux pas et à le rendre complice de ses propres ambiguïtés ? Qu’avait donc à faire la favorite avec un personnage de cet acabit qui se trouvait de surcroît le commun dénominateur d’une enquête criminelle ?

— Je ne saisis pas votre allusion. Connaissez-vous le comte de Ruissec ?

— Du tout. Je sais juste qu’il est à Madame Adélaïde. Ceci dit, monsieur, je vous abandonne. Mon service m’appelle à la sortie de la chapelle.

Il salua et partit à grands pas. Nicolas le regarda s’éloigner. Il n’était pas satisfait de cette conversation. Elle n’apportait rien de nouveau et brouillait les perspectives. Elle créait même une difficulté supplémentaire en laissant supposer des liens occultes entre Truche et la Pompadour. De plus, le garde du corps paraissait bien sûr de lui. Était-il innocent, ou couvert par une autorité supérieure ? Et d’ailleurs, que pouvait-on lui reprocher, sinon de se trouver mêlé à divers épisodes de l’enquête en cours, sauf, apparemment, la mort de la comtesse de Ruissec. Il restait pourtant qu’un inconnu lui avait donné un rendez-vous et que la chose avait été contrariée par un lieutenant des gardes françaises.

Gaspard attendait. Nicolas songea qu’il devait libérer le jeune homme. Ce ne fut pas chose facile ; le garçon bleu ne voulait pas le quitter, ayant sans doute reçu des instructions précises de M. de La Borde à ce sujet. En outre, traité généreusement par Nicolas, il tenait à honneur de justifier son service auprès de lui. Il finit par le convaincre de le laisser, en l’assurant qu’il souhaitait visiter les jardins et les pièces d’eau et qu’il le retrouverait plus tard, à l’appartement du premier valet de chambre ; il en connaissait maintenant le chemin et pouvait se débrouiller seul. Il se fit juste indiquer le moyen de se rendre au char d’Apollon. C’était enfantin, lui dit Gaspard, il suffisait de rester dans l’axe du palais et d’aller tout droit.


Une fois dans le parc, Nicolas alla d’étonnements en émerveillements. Il fut saisi par la grandeur et la beauté des jardins, traversa le parterre d’eau, admira le bassin de Latone et les bassins des Lézards pour aboutir, au bout d’une longue ligne droite, au char d’Apollon au milieu de sa pièce d’eau. Il voulait voir l’endroit où le mystérieux rendez-vous avait été donné. Ce qu’il cherchait vraiment, il ne le savait pas lui-même. Un petit vent tiède sous le soleil de midi soulevait un léger friselis à la surface des eaux.

Il décida d’aller voir le Grand Canal, dont le début se trouvait juste derrière le char d’Apollon. Il franchit la grille des Matelots, surveillée par un garde, et fut surpris de trouver une dizaine d’embarcations amarrées à la rive du Grand Canal. Il poursuivit sa visite. Comme il longeait l’immense pièce d’eau, son attention fut attirée par un remous dans lequel il ne vit tout d’abord que le saut d’une carpe gigantesque : c’était un enfant qui se débattait et agitait les mains avec désespoir. Nicolas voyait sa bouche s’ouvrir sans qu’aucun son n’en sortît. Il était sans doute à bout de forces. Nicolas ôta son habit et ses souliers en toute hâte et se jeta dans l’eau. Il nagea avec énergie jusqu’à l’enfant, le saisit, lui souleva Ta tête hors de l’eau et le ramena sur la berge.

Alors seulement, il put considérer la créature qu’il venait de sauver. C’était un garçon malingre de dix ou douze ans, vêtu de haillons. Il roulait de beaux yeux effrayés et sa bouche continuait à s’ouvrir régulièrement sans qu’aucune parole s’en échappât. Il embrassa la main de Nicolas. Au bout de quelques minutes d’incompréhension, ce dernier comprit qu’il avait sauvé un malheureux sourd et muet.

À force de gestes, il finit par pouvoir tenir avec lui une sorte de conversation. L’enfant était en train de pêcher, il avait glissé et, ne sachant pas nager, avait été emporté par le clapot. Il allait se noyer au moment où Nicolas l’avait rejoint.

Nicolas dessina une maison sur le gravier. L’enfant se mit debout, le prit par la main et l’entraîna vers la campagne demeurée à l’état sauvage du grand parc. Ils marchèrent longtemps dans les taillis pour aboutir devant une grande haie couverte de ronces qui dissimulait l’entrée d’un long bâtiment en rondins. L’enfant maintenant s’agitait, étrangement inquiet. Il poussa soudain Nicolas vers la forêt, lui embrassa à nouveau la main, sourit, puis lui fit signe de s’éloigner.

Nicolas se retrouva dans la forêt. Des heures avaient passé et la nuit allait tomber. Il eut quelques difficultés à retrouver son chemin, mais, élevé à la campagne, il savait s’orienter sous les futaies. S’aidant de la lueur lointaine des étoiles, il retrouva le Grand Canal et passa la grille des Matelots. Le garde n’avait pas changé et le reconnut. Nicolas l’interrogea et apprit que de nombreux ateliers de fonteniers étaient tolérés dans le grand parc, et que celui qu’il avait vu était vraisemblablement celui de Jean-Marie Le Peautre, installé depuis peu de mois avec son aide Jacques, un petit sourd-muet.

Parvenu au château, il retrouva Gaspard qui faisait les cent pas en l’attendant. Il remonta dans l’appartement de La Borde où, après s’être changé et séché, il lut jusqu’à l’heure du souper. Quand il regagna la chambre, une tenue avait été disposée sur un fauteuil, justaucorps, cravate, veste, tricorne galonné, le tout accompagné d’une paire de bottes et d’un couteau de chasse. Il demanda au valet de l’éveiller de bon matin.

Lundi 29 octobre 1761

Le valet le réveilla aux aurores. Le rendez-vous était fixé à dix heures, le départ des carrosses prévu une demi-heure avant. Il prit son temps, se prépara avec un soin particulier et ne fut satisfait qu’après avoir contemplé son reflet flatteur dans le trumeau de la cheminée. À l’heure dite, Gaspard montra son petit profil aigu, agrémenté cette fois d’un sourire aimable il avait adopté Nicolas —, et l’engagea à se mettre en route. Le rassemblement des carrosses s’organisait devant l’aile du Nord. Une foule de voitures attendait. Un valet consulta le billet que lui tendait Nicolas et lui désigna la sienne. Un jeune homme qui ne se présenta pas le toisa et se retourna de l’autre côté. Nicolas n’en prit pas ombrage et se plongea dans la contemplation des jardins, puis du parc. Après avoir franchi une grille, les carrosses s’engagèrent rapidement dans des allées forestières. Il retrouvait le grand parc traversé la veille. Le paysage devenait de plus en plus sauvage, avec des champs, des friches, des bosquets et de hautes futaies. Trois quarts d’heure plus tard, la caravane parvint au lieu du rendez-vous. Les invités descendirent des carrosses, et Nicolas suivit son voisin pour présenter de nouveau son billet aux piqueurs. Il ne manqua pas d’emplir la main du personnage qui lui désigna, avec un clin d’œil complice, un hongre de haute taille gris pommelé. Il préféra traduire de manière favorable le signe de connivence du piqueur. La bête en question, après quelques croupades et cabrades destinées à le tâter, comprit qu’elle avait affaire à un cavalier consommé et se plia à sa volonté. Pour un cheval dont usaient tant de cavaliers différents, il jugea qu’il avait la bouche plutôt bonne et qu’ils seraient en franc compagnonnage. Il se sentait d’humeur joyeuse. À quelques pas de lui, une jeune femme en habit de chasse vert parlait à haute voix. Nicolas reconnut Madame Adélaïde qui écoutait un vieux veneur lui faire son rapport. Il lui présentait sur des feuilles les fumées d’un daim.

— Longues, Madame, formées et bien moulées. Un mâle de bon embonpoint.

— L’avez-vous vu, Naillard ?

— J’ai fait ma quête au petit jour, je l’ai rabattu puis aperçu au viandis. Belle tête haute, ouverte et paumée. Je l’ai suivi avec mon chien jusqu’au taillis de ses demeures, où il s’était rembuché. Puis j’ai mis mes brisées.

La princesse parut satisfaite et la cavalcade se mit en branle au milieu des aboiements de la meute. Au début, Nicolas s’abandonna à l’ivresse retrouvée de la course sur une monture heureuse. Il ne faisait qu’un avec elle et tous deux s’emplissaient de l’air pur de la forêt. Il avait toujours aimé le galop et ses longs moments d’oubli. Il dut cependant modérer son allure, de crainte de dépasser la tête de la chasse. D’ailleurs, Madame Adélaïde venait de mettre son cheval au pas et ne semblait pas vouloir hâter les choses avant que la bête ne soit lancée et la meute à ses trousses. Alors que les chasseurs abordaient une longue percée, elle abandonna soudain le gros de la troupe pour s’engager sous le couvert. Le personnage désagréable qui avait fait voiture commune avec Nicolas s’approcha de lui et, d’un geste du chapeau, l’engagea à rejoindre la princesse. Nicolas pénétra à son tour sous le couvert, au milieu des fougères desséchées et rougeâtres. Madame avait arrêté son cheval. Il s’approcha, sauta à terre et, le tricorne bas, s’inclina. Elle le considérait d’un air aimable mais sans sourire.

— On me dit beaucoup de bien de vous, monsieur.

Il n’y avait rien à répondre. Il prit un air modeste sans se forcer. Qui était ce « on » ? Le roi ? Sartine ? La Borde ? Les trois, peut-être. Certainement pas Saint-Florentin, qui était détesté par les filles de France.

— On vous dit sagace et discret.

— Je suis l’humble serviteur de Votre Altesse royale.

Cela allait de soi.

— J’ai des tracas dans mon intérieur, monsieur Le Floch. Mes pauvres Ruissec, le malheur les a frappés, vous savez…

Elle médita un moment. Nicolas crut même qu’elle priait. Puis elle parut écarter une idée importune.

— Enfin… En outre, je constate depuis quelque temps des vols bien déplaisants dans mes cassettes.

Il osa l’interrompre. Surprise, elle lui sourit. C’était une belle jeune femme, avec un charme impérieux.

— Des bijoux, Madame ?

— Oui, des bijoux. Plusieurs bijoux.

— Serait-il possible à Votre Altesse royale de faire dresser par l’un de ses serviteurs de confiance une liste descriptive des pièces disparues ?

— Mes gens y pourvoiront et vous feront tenir la chose.

— M’autoriseriez-vous, Madame, guidé par quelqu’un de votre maison, à poser quelques questions à l’ensemble de vos domestiques ?

— Faites, faites, je compte sur vous pour régler cette affaire.

Elle lui sourit à nouveau.

— J’ai connu votre père. Vous lui ressemblez.

Un coup de trompe sonna pas très loin. Une forte voix cria : Voy le-cry voy-auant !

— Je crois, monsieur, que le daim est lancé aux chiens. Il faut y aller. Bonne chasse.

Elle éperonna sa monture qui s’enleva en hennissant. Nicolas se recoiffa, remonta et partit au petit galop. Il entendait des appels de trompe et les cris des chasseurs. Le désordre était grand. Il semblait que la bête poursuivie rusât. On entendit le cri d’un piqueur qui rappelait les chiens à lui : Haurua, à moy Theau, il fuit ici ! et prévenait les chasseurs. Dans cet affolement, la monture de Nicolas s’énerva et piqua des deux. Avant qu’il ne la maîtrise, elle l’avait conduit loin de la chasse. Étourdi par le vent de la course, il n’entendit pas deux cavaliers qui arrivaient sur ses arrières. Au moment où il pressentit leur présence, c’était déjà trop tard. Se retournant, il ne vit qu’une cape noire tendue entre eux qui le frappa et le projeta à terre. Son cheval affolé s’enfuit. Sa tête heurta une souche, un voile l’enveloppa et il perdit conscience.


Une douleur sourde lui taraudait la tête. Il n’aurait pas dû faire autant honneur au souper et à ses flacons. Et puis, le lit était bien dur et la chambre bien froide. Il tenta de remonter le drap et sentit les boutons du justaucorps. Il reprit ses esprits et le souvenir de l’agression lui revint. Il avait bel et bien été attaqué par deux inconnus.

Où était-il ? À part la tête qui le faisait souffrir, il ne semblait rien avoir de rompu. En tentant de s’étirer, il constata qu’il était attaché aux pieds et aux mains. Une odeur connue l’éclaira sur le lieu où il était retenu prisonnier. Ces remugles de moisi, de chandelle éteinte et d’encens ne pouvaient appartenir qu’à un lieu consacré, église ou couvent. Pas de lumière. Obscurité totale. Il frémit. Était-il enfermé dans une crypte ou dans quelque in-pace religieux où on ne le retrouverait jamais ? L’angoisse le saisit avec cette montée de l’étouffement.

Un détail, pourtant insignifiant par rapport à la gravité de la situation, revenait sans cesse l’accabler : il n’avait pas songé à prévenir M. de Noblecourt qu’il resterait plusieurs jours à Versailles. Il imaginait l’inquiétude de ses amis. Finalement, cette hantise lui fit un peu oublier sa position. Du temps passa.

Au bout de plusieurs heures, il entendit un bruit. Une porte s’ouvrit et la lumière d’une lanterne éblouit ses yeux douloureux. Quand il les ouvrit, il ne vit rien ; quelqu’un était passé derrière lui pour lui attacher un bandeau. Il fut saisi, presque porté, et traîné à l’extérieur. Il sentit qu’on franchissait des degrés, puis l’air frais lui caressa le visage. Il perçut le crissement du gravier. Une porte encore, et il eut l’impression d’entrer à nouveau dans un bâtiment, alors que la même odeur d’église le saisissait. Il fut assis sur une chaise paillée, il la sentait sous ses doigts. On lui enleva le bandeau des yeux. Il avait les paupières gonflées et une douleur lancinante dans la nuque.

La première chose qui frappa son regard fut un grand crucifix de bois noir contre un mur blanc. Assis à une table, un vieillard en soutane le fixait, les mains jointes. Sa vision s’accommoda peu à peu. Une seule chandelle brûlait dans une assiette de faïence. Il regarda attentivement le vieux prêtre. Son visage ne lui était pas inconnu, mais les années avaient changé une figure rencontrée dans une autre existence.

— Mon Dieu, mon père ! Vous êtes bien le père Mouillard ?

Par quel détour insensé se retrouvait-il en présence de son ancien maître au collège des jésuites de Vannes ? Il était confondu par le changement qui avait transformé un homme aimable en ce vieillard hagard et perdu. Il n’y avait pourtant que quelques années qu’ils s’étaient vus pour la dernière fois.

— C’est bien moi, mon fils. Et bien accablé de te retrouver dans ces circonstances. Tu m’as reconnu, mais moi, je ne le puis. Je suis devenu aveugle et remercie Dieu de m’avoir fait cette grâce qui m’épargne la souffrance de voir ce temps d’iniquité.

Nicolas comprit les raisons du changement de la physionomie de son maître. Les yeux, à la faible lumière de la chandelle, paraissaient presque blancs, et la mâchoire inférieure tremblait sans cesse.

— Mon père, qu’avez-vous à voir avec mon enlèvement ?

— Nicolas, Nicolas, il est nécessaire de passer par certaines épreuves pour atteindre la vérité. Peu m’importe de savoir comment tu te trouves devant moi ; je n’ai pas de part à cela. Mets-toi à genoux et prie le Seigneur.

Il s’agenouilla lui-même en s’appuyant à la table.

— Le voudrais-je, dit Nicolas, que je ne pourrais pas. Je suis ligoté, mon père.

— Ligoté ? Oui, tu l’es par tes erreurs. Tu t’acharnes à ne pas discerner le droit chemin, le clair chemin, celui que je t’ai enseigné et dont tu n’aurais jamais dû t’écarter.

— Mon père, expliquez-moi la raison de ma présence ici et de votre venue. Où sommes-nous ?

Le prêtre continuait à prier et ne répondit qu’une fois relevé.

— Dans la maison du Seigneur. Dans la maison de ceux qui sont injustements menacés et poursuivis et à qui, honte sur toi, tu prêtes le soutien de ton office.

— Que voulez-vous dire ?

— Les damnés de la Cour t’ont missionné pour enquêter sur de prétendus crimes. Tu es chargé d’incriminer notre Compagnie, la Société de Jésus, par de fausses allégations.

— Je ne fais que mon devoir et ne recherche que la vérité.

— Tu n’as qu’un devoir : tu dois obéir à cette grâce intérieure qui se conforme en toutes choses et sans réserve à la gloire de Dieu. Tu n’as point d’autres règles de conduite que ses divins commandements. Tu dois rejeter toute tyrannique domination et répudier le règne du malin, fût-il couronné.

— Dois-je conclure de vos propos que votre société est pour quelque chose dans les crimes inhumains sur lesquels j’enquête ?

— Ce que nous voulons de toi, ce que j’ai reçu ordre, moi, pauvre vieillard, de t’intimer, c’est d’abandonner une enquête qui peut porter préjudice à une maison de laquelle tu as tout reçu et à qui tu dois le meilleur de toi-même.

— Je suis le serviteur du roi.

— Le roi n’est plus seigneur en son royaume s’il abandonne les plus saints de ses serviteurs.

Nicolas comprit qu’il ne servirait de rien d’argumenter. Les infirmités du vieillard et les ordres qu’il avait reçus avaient d’évidence tourneboulé son esprit au point de détruire cette équanimité qui avait fait du père Mouillard le maître le plus vénéré du collège de Vannes au temps où Nicolas y suivait ses humanités. Il sut qu’il était malheureusement temps de mentir.

— Mon père, j’ai peine à vous croire. Mais je vais méditer votre leçon et réfléchir à mes actions.

— Mon fils, cela est bien et je te retrouve. « Celui qui sauve sa vie la perdra ; et celui qui la perdra pour moi la sauvera. » Écoute la Parole, tu ne peux trop la méditer. En toutes choses, on ne doit pas tant avoir de ménagements pour le monde, et en voulant se sauver pour le temps présent, on se perd pour l’éternité. Je te bénis.

Jamais Nicolas n’aurait imaginé avoir à ruser avec son vieux maître, mais il savait qu’au-delà de sa vénérable personne, c’était à d’autres intérêts, moins saints et moins scrupuleux, qu’il s’agissait de donner le change. Le père Mouillard chercha à tâtons la chandelle qu’il moucha, plongeant la pièce dans l’obscurité. Nicolas entendit une porte s’ouvrir. On s’approcha de lui et on lui remit le bandeau. Une voix inconnue s’éleva.

— A-t-il accepté ?

— Il va y réfléchir mais je crois qu’il le fera.

Nicolas eut mal au cœur devant l’expression de cette confiance sénile. La voix reprit :

— De toute façon, ce n’est qu’un premier avertissement.

Cela sonnait comme une sérieuse menace. Il fut à nouveau porté comme un ballot dans une voiture qui s’ébranla aussitôt à vive allure. Il avait recouvré toute sa conscience et tenta de mesurer la distance parcourue en comptant les minutes. Au bout d’une heure la voiture s’arrêta, on le jeta dehors. On lui délia les mains et on le précipita sans ménagement dans un fossé empli de feuilles mortes et d’eau croupie. Il entendit la voiture s’éloigner. Il ôta le bandeau. La nuit était tombée. Il entreprit de libérer ses jambes. Il n’y parvint qu’au bout d’une demi-heure d’efforts, grâce à son canif miraculeusement demeuré dans la poche de son justaucorps. Il était huit heures du soir à sa montre, épargnée elle aussi.

Il avait été proprement assommé et enlevé et avait dû rester inconscient de longues heures avant de reprendre connaissance. Le lieu de sa détention n’avait que peu d’importance. L’important était que, sans même se dissimuler, les jésuites, ou des jésuites, l’avaient fait enlever et s’étaient servis d’un pauvre homme pour l’influencer et exercer sur lui un chantage en vue de lui faire abandonner une enquête dans une affaire qui paraissait menacer la sécurité du roi.

Qui plus est, on n’avait pas hésité à utiliser l’occasion d’une chasse de la fille du roi pour perpétrer sur sa personne, celle d’un magistrat, un inconcevable attentat. Fallait-il que de graves et grands intérêts fussent en cause pour conduire à de telles extrémités ! D’une manière ou d’une autre, songeait-il tout en suivant le bord obscur du chemin, il existait un lien entre la Société de Jésus et cette affaire. Coupable ou non, celle-la appréhendait le résultat de l’enquête et paraissait prête à tout faire pour en freiner le cours. Certains paraissaient compter sur sa fidélité et sur sa reconnaissance. Il était vrai qu’il n’avait jamais joint sa voix au chœur presque unanime des contempteurs de la Compagnie. En raison, justement, de sa reconnaissance pour l’éducation reçue et du respect conservé à ses anciens maîtres, il n’avait jamais varié dans son attitude.

Il savait pertinemment que la Compagnie était menacée. Le roi avait publié le 2 août qu’il ne statuerait pas sur son sort avant un an. Pourtant, des arrêts foudroyants s’étaient succédé, condamnant les jésuites dans des affaires de banqueroutes. Au Parlement, l’abbé Chauvelin avait peint un tableau effroyable de la Société, représentée comme une hydre embrassant les deux mondes. Il prétendait que son existence dans le royaume ne tenait qu’à une tolérance et non à un droit légitime. Fin novembre, les évêques de France devaient remettre leur avis au roi. On les disait divisés sur l’attitude à tenir. Tout cela justifiait et expliquait la crainte des jésuites face à un scandale auquel ils seraient mêlés et qui pourrait peser d’un poids décisif sur une opinion publique très remontée contre la Compagnie et sur les décisions du roi.


Nicolas finit par atteindre un petit village. Il se fit ouvrir la porte d’une chaumine et s’enquit auprès d’un paysan éberlué du lieu où il se trouvait. En fait, sa déambulation ne l’avait pas beaucoup éloigné de Versailles, il était juste entre Satory et la ville royale. Il demanda s’il était possible de lui dénicher une voiture pour le ramener au château. Après beaucoup de discussions, d’hésitations et de conciliabules qui faillirent lui faire perdre patience, il finit par obtenir qu’un gros fermier qui possédait une carriole le ramène au château. Une heure plus tard, il était sur la place d’Armes.

Ayant suivi les instructions d’avoir à venir le rechercher le lundi soir, son cocher était là avec Gaspard, endormi sur le siège de la voiture. Inquiet des rumeurs de sa disparition, le garçon bleu était venu l’attendre pour le ramener à l’appartement de La Borde, l’entrée du château étant malaisée après la fermeture des portes et du « Louvre ». Nicolas se contenta d’expliquer que, tombé de cheval, il s’était perdu dans la forêt.

Il remonta chez La Borde faire toilette et nettoyer la vilaine bosse qu’il avait à l’arrière de la tête. Il laissa un message de remerciements à son ami, dans lequel il rendait compte succinctement des événements de la journée et de leur suite. Gaspard le raccompagna à sa voiture. Ils se quittèrent bons amis, le jeune homme lui faisant mille offres de services pour les fois où il reviendrait à Versailles.


Le retour sur Paris fut morose. Nicolas souffrait de sa blessure, et sa tristesse était grande à la pensée du père Mouillard si malheureusement utilisé dans le naufrage de l’âge pour faire pression sur son ancien élève. De cette journée, il ne retiendrait finalement ni le souvenir d’un entretien avec la fille du roi, ni celui de sa première chasse à la Cour, mais bien l’image désolante du vieil homme.

Quand il arriva, fort tard, rue Montmartre, l’hôtel était en ébullition. Marion, Catherine et Poitevin attendaient dans l’office des nouvelles qui ne venaient pas.

M. de Noblecourt faisait les cent pas dans son appartement. À la vue de Nicolas, ce ne fut qu’un cri. Le procureur, prévenu par son chien, descendit aussi vite que le lui permettaient ses vieilles jambes. Cet accueil et les questions angoissées qui se multipliaient remirent d’aplomb un Nicolas aussitôt pardonne dès qu’on eut appris ce qu’il pouvait leur confier de ses aventures à la Cour. Il en réserva à M. de Noblecourt le détail incroyable.

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