V COMMEDIA DELL’ARTE

Là se trouvent les mignardises

Les attraits, les ris, les surprises

Les ruses de son fils Amour

Les plaisirs, les douces malices

Les soupirs, les pleurs, les délices

Suite ordinaire de sa cour.

Rémi Belleau

Jeudi 25 octobre 1761

Nicolas pourfendait la masse des ribauds. Il frappait d’estoc et de taille en poussant des cris auxquels répondaient les hurlements des assaillants. C’en était fait pour eux, ils tombaient les uns sur les autres, blessés ou morts, et ceux qui en réchappaient s’enfuyaient dans l’étroit escalier du donjon. Il éprouvait le même plaisir qu’à abattre un arbre, mais soudain, il se sentit glisser dans un trou sans fond et se retrouva, étourdi, au bord d’un étang dont la surface s’animait d’étranges mouvements ralentis. Sur une île couverte d’algues, un jeune homme en habit puce portant un masque de métal entassait des fagots autour d’un bûcher. Une vieille femme à tête de lapin à demi séparée du corps tendait les bras à Nicolas. Il voulut entrer dans l’eau. À peine y avait-il plongé le pied qu’il tomba à nouveau et se retrouva au pied de son lit.


Éberlué, il constata que le jour était déjà levé depuis longtemps et que le soleil entrait de biais dans sa chambre. Sa montre indiquait neuf heures passées. Le pot d’eau chaude à sa porte était froid. Il décida d’aller s’ébrouer à la fontaine de la cour. La température était encore clémente, à condition de se tenir au soleil.

Sa toilette achevée, il se rendit à l’office. Marion s’inquiétait de son retard inhabituel et le gourmanda : comment pouvait-il se couvrir le corps d’eau froide sans risquer mille morts ? Elle lui servit son chocolat et ses pains mollets. M. de Noblecourt était parti de bon matin avec Poitevin. Il devait assister à la réunion de la fabrique de la paroisse Saint-Eustache, dans laquelle ce vieux voltairien occupait les dignes fonctions de marguillier. Elle grommela que ces sorties matinales n’étaient plus de son âge, tout en convenant que cette escapade prouvait que l’accès de goutte était terminé.

Nicolas s’enquit de Catherine. Elle était partie au marché aux poissons afin de profiter de l’arrivée de la marée, et de patauger à l’ouverture des baquets d’eau de mer pour dénicher la plus belle pièce. Elle avait promis une sole à la Villeroy à son maître, la veille au soir. Aidée par Marion, elle entendait fêter la convalescence du procureur. Outre le poisson, la recette exigeait de trouver du fromage de parmesan, des moules et des crevettes roses. Marion espérait que Nicolas serait présent au souper du soir, il ne laissait pas sa part au chien, et ainsi la gloutonnerie de son maître serait maintenue dans des bornes raisonnables. Elle comptait sur son bon cœur et sur son appétit, pour épargner trop de tentations à M. de Noblecourt.

Écoutant d’une voix distraite le babil de Marion, Nicolas relisait les notes de son calepin. Il restait encore sous l’impression de son cauchemar. Pour Semacgus, le vide était aussi nuisible à la santé que le trop-plein.

Voilà ce qu’il en coûtait de se coucher sans manger. Ce soir, le festin de Catherine y pourvoirait si rien d’inattendu ne venait troubler cette promesse. Marion s’étonna de le voir s’attarder. Il musardait et prenait son temps, savourant un reste de pâté que la gouvernante crut devoir ressortir de la réserve pour répondre à la voracité du jeune homme.

Repu enfin, il se réfugia dans la bibliothèque de M. de Noblecourt. Tout maniaque que fût l’ancien procureur au Parlement avec ses collections en général et avec ses livres en particulier, au nombre desquels figuraient quelques trésors dont même le Cabinet du roi se serait enorgueilli, il en avait octroyé le libre accès à Nicolas.

Celui-ci savait ce qu’il cherchait. Parfois, il se carrait dans une bergère pour consulter plus à l’aise un vénérable in-folio. À plusieurs reprises, il prit des notes dans son petit calepin. L’air satisfait, il remit tout en place, referma soigneusement la grille de l’armoire qui contenait les volumes les plus précieux et replaça la clef sous un sujet en porcelaine de Saxe représentant un berger de comédie charmant de son flûtiau une bergère pâmée toute vêtue de rose. Enfin, conformément aux recommandations du maître de maison, il tira les rideaux, la lumière violente du matin se révélant « mordante, décapante et meurtrière » pour les reliures et les gravures. C’était la marotte du procureur.

Midi sonnait et il était temps de se mettre en route vers la Comédie-Italienne. La fréquentation des théâtres avait appris à Nicolas l’inutilité d’y rôder dans la première moitié de la journée, sous peine de n’y rencontrer que frotteurs et balayeurs. De surcroît, les comédiens étaient réputés se coucher tard et se lever en conséquence. Il estimait, en jouant les chalands, mettre une petite heure pour rejoindre à pied la Comédie-Italienne.


Lorsqu’il sortit, un air frais animé par un petit vent chassait les miasmes de la cité. Il emplit avec bonheur ses poumons des senteurs de l’automne qui, pour une fois, l’emportaient sur celles des ordures et déchets qui empuantissaient l’atmosphère et concouraient à l’élaboration de ces boues fétides, pétries de charognes, dont les particules constellaient bas et culottes de mouchetures grasses et indélébiles.

Nicolas hésita un moment sur le choix de son itinéraire puis, en souriant, et après avoir jeté un regard autour de lui, s’engagea dans l’impasse Saint-Eustache. Cette venelle sombre et humide menait à une porte latérale du sanctuaire enserré dans les maisons. Des expériences anciennes lui avaient enseigné que le départ de son domicile pouvait toujours être à l’origine d’une tentative de filature. La prudence imposait donc des précautions permettant de couper court à ces façons. Ce cul-de-sac en entonnoir s’était déjà révélé providentiel. À peine entré dans le silence et l’ombre du sanctuaire, Nicolas accélérait le pas et, suivant l’inspiration du moment, se précipitait soit dans un confessionnal, soit dans une chapelle latérale spécialement obscure d’où, le cœur battant d’excitation, il vérifiait si quelqu’un le suivait. Expert lui-même en déguisements et faux-semblants, il ne se laissait abuser par aucune apparence, fût-ce celle d’une vieille femme infirme, les plus invraisemblables étant souvent les plus probables. Parfois aussi, il ressortait par la ruelle pour éviter toute répétition routinière qui aurait pu conduire à le piéger à la grande porte de l’église.

Ce matin-là, il ne remarqua rien d’anormal : quelques dévotes abîmées en prière, un cul-de-jatte affalé auprès du grand bénitier d’entrée et l’organiste qui répétait un motif en bourdon. En sortant, il retrouva l’animation de la ville.

Son étonnement demeurait intact depuis son arrivée à Paris. Il était toujours effaré des dangers que les embarras de la circulation faisaient peser sur les passants. Il observa que la vie urbaine reproduisait les rapports entre les individus dans l’échelle de la société. Le grand toisait le petit de haut en bas, des équipages éclatants se frayaient la voie à grands coups de fouet. Ceux-ci n’étaient pas toujours réservés aux chevaux, mais s’égaraient trop souvent sur de petits équipages ou même sur le dos de malheureux gagne-deniers tirant des voitures à bras. Sans les bornes que l’autorité publique avait eu la sagesse de disposer aux coins des rues et des voies, seuls obstacles opposés à la frénésie meurtrière des équipages, le bourgeois, la femme, le vieillard et l’enfant eussent été broyés sans vergogne et écrasés contre les murailles. Ce peuple poussé à bout par tant d’avanies l’émouvait par sa patience. Les mots étaient vifs et les horions pleuvaient quelquefois entre gens du peuple, mais, tant que le pain ne manquait pas, la masse acceptait beaucoup de choses. Qu’il disparût des boutiques, alors tout était possible.


Il atteignit plus rapidement que prévu l’angle des rues Mauconseil et Neuve-Saint-François, où se trouvait l’annexe de l’hôtel de Bourgogne dans laquelle était installée la Comédie-Italienne. Après avoir secoué la grille, frappé des coups sonores sur la vitre à l’aide d’un morceau de bois, il finit par voir apparaître une masse informe. Une clef fourragea dans une serrure, la porte s’entrouvrit, la grille fut tirée et une voix rauque et furieuse lui cria d’avoir à déguerpir.

Nicolas, sur le ton le plus suave, déclina son identité et sa fonction. L’être graillonna et libéra le passage. La grille déverrouillée, Nicolas put le contempler à loisir. L’homme était immense et paraissait fiché en terre. Une redingote d’un bleu foncé, fermée jusqu’au col par une multitude de boutons de cuivre étincelants, enserrait un visage buriné comme celui d’une idole païenne. Une perruque jaunâtre dissimulait à peine un crâne chauve enveloppé par un foulard rouge mal noué. Le bras gauche manquait et la manche vide repliée était agrafée sur le devant du corps. Avait-il affaire au concierge, ou à quelque personnage extravagant de théâtre ? L’être le toisa et s’effaça lourdement. Une foule de chats, les queues droites, l’escortait en miaulant ; certains se poursuivaient et passaient entre ses jambes. Il leva un de ses souliers et le laissa retomber lourdement sur le sol ; la gent féline se dispersa un court instant.

— Foutue engeance, fit l’homme, mais on a besoin d’elle pour cavaler les rats et les souris. Sauf ton respect, tu es bien bleu pour un commissaire. Celui du quartier est plus chenu. Au moins, tu es assez jeune pour tirer le canon dans la cale, foutre oui !

Nicolas comprit qu’il n’avait pas affaire à un comédien, mais à l’un de ces réformés de la marine qu’employaient les théâtres. Le maniement des décors à transformation, l’animation des machines, la nécessaire déambulation dans les combles, la science des nœuds et des cordes faisaient rechercher les anciens matelots. Cette pratique leur permettait d’échapper au triste sort réservé aux vétérans abandonnés au coin du chemin ou laissés pour compte sur le quai d’un port.

— Cap sur ma cambuse ! Je t’offre un verre et en échange, tu vas me dire quel vent te conduit dans les parages.

Il s’arrêta et se retourna.

— T’es pas comme le chef de la pousse[21] du quartier. Il est toujours en robe comme un frappait Un grand flandrin, blanc comme un cierge.

Ils s’engagèrent dans un couloir sombre où brûlait un quinquet. L’homme poussa une porte ; Nicolas fut saisi par l’odeur de tabac froid et d’eau-de-vie. Une table, deux chaises, une paillasse, un poêle de faïence qui ronflait avec une marmite dessus. Une natte tissée couvrait le sol et donnait un peu de chaleur à l’ensemble, au demeurant parfaitement propre. Une lucarne à hauteur d’homme donnait sur le couloir ; les chats refoulés s’agglutinaient et griffaient avec rage la vitre qui les séparait de la pièce. Près de cette lucarne, un tableau de bois portait, alignées, des dizaines de clefs. L’homme alla touiller sa mangeaille et en remplit deux écuelles de terre, posa le tout sur la table cirée, sortit deux gobelets d’étain étincelant de dessous la paillasse et une bouteille qui, ouverte, laissa échapper un fort parfum de rhum.

— Tu me feras bien l’honneur de faire carré avec moi et pendant que nous dînerons, tu m’expliqueras ce qui t’amène. Le tout de bon cœur.

— Bien volontiers, dit Nicolas.

Il appréhendait un peu ce qu’on allait lui servir, mais il sentait que l’acceptation d’une offre aussi généreusement faite et le repas pris en commun simplifieraient les préliminaires. Il fut heureusement surpris devant un bon morceau de porc salé qui nageait au milieu d’une portion de haricots. Le rhum n’aurait peut-être pas été son choix pour arroser ce festin, encore que les fins de soirée chez le docteur Semacgus, autre habitué des vaisseaux de Sa Majesté, l’eussent peu à peu conduit à apprécier ce breuvage viril, franc et sans traîtrise.

— Mes compétences sont générales et s’étendent à la ville, déclara-t-il.

L’homme se tirait les poils de la barbe tout en regardant, perplexe, ce jeune homme investi de tant de pouvoir. Il lui rappelait sans doute ces jeunes messieurs qui, sur la dunette, à peine sortis du collège, représentaient, comme lieutenants, l’autorité du capitaine. Comparé à eux, Nicolas lui paraissait âgé et digne de respect.

— Cela tient au ventre et le salé est sain, fit-il. À bord, c’était le plus souvent du biscuit au charançon et de la viande à l’asticot. Mais je cause, et c’est à toi de me dire ce que tu cherches.

Nicolas plaça sur la table une pièce d’or. Son vis-à-vis tremblait d’émotion ; sa main s’était avancée, puis avait arrêté son mouvement.

— Je suis sûr que vous en ferez bon usage, pour votre tabac ou pour cet excellent rhum, dit Nicolas.

La pièce disparut sans commentaire. Un grognement aimable tint lieu de remerciement. Nicolas s’en satisfit.

— Voilà mon problème, reprit-il. Un billet de la Comédie-Italienne est venu en ma possession. Y a-t-il moyen de savoir sa provenance ? Il ne porte aucune indication particulière : pas de date, seulement un numéro. Peut-être est-ce celui d’une loge, ou d’un jour ? Mais je suis sûr que rien, ici, n’échappe à votre œil averti.

Nicolas se mordit les lèvres ; l’expression lui avait échappé. Or le vieux marin n’était pas seulement manchot, il était borgne, ou plutôt une taie blanchâtre occultait entièrement son œil gauche.

— Depuis la fosse à voiles jusqu’à la grande hune, c’est mon domaine !

— Voici le papier.

L’homme approcha une chandelle fumeuse et plaça le billet à proximité de son œil utile.

— Ouais, ouais, ouais, la petite mijaurée se répand.

— La petite mijaurée ?

— La Bichelière. Mlle Bichelière. Enfin, c’est son nom de guerre. Elle a dû battre le chausson et rôtir le balai fort jeune. Un morceau de roi, croquante et croqueuse. Les jaunets trébuchants, elle les avale au fur et à mesure. Tous les cousus d’or, barbons ou godelureaux, elle les vide. Elle met en place, écouvillonne, charge, refoule, se ramène en batterie et fait feu. Elle n’abandonne jamais, et si la proie résiste elle renouvelle et refait feu par succession.

— Vous étiez canonnier, je présume ?

— Et fier de l’être, monsieur. J’ai perdu mon bras à la bataille de Minorque en 56, avec M. de La Galissonnière sur une frégate de haut bord de soixante canons.

— Et donc ce billet…

— La coutume est de donner des billets de faveur aux comédiens, qui en disposent à leur gré. Enfin… en petit nombre, faut pas bouffer le fonds.

— Et comment savez-vous que ce billet a été donné par Mlle Bichelière ?

— Tu ne perds pas ton cap, hein, mon gars ! Le petit numéro que tu vois correspond à la ration de places allouées à la jouvencelle. Quand elle n’a pas galant en tête, c’est plutôt une bonne fille. Autrement, elle a des retours violents.

— Vraiment ?

— Tu n’imagines pas ! Elle vire lof sur lof, jaillit sur sa victime et tire à démâter. Dans le milieu, on la surnomme Marie la Sanglante.

— À ce point ? Contre qui en a-t-elle pour l’instant ?

— Oh ! Tout est déjà rompu, le pauvret a reçu son paquet. Tiens, juste après la représentation de jeudi dernier. Ce soir-là, un élément du décor s’est enflammé. Avec elle, c’est tout un : ou les membrures craquent de passion ou l’ancre dérape de colère. Dès qu’un gandin lui suce la peau, elle se tient plus, une chatte de gouttière un jour de pleine lune.

— Et ce gandin, comme vous dites, vous connaissez peut-être son nom ?

— Aussi vrai qu’on m’appelle « l’Horloger ».

— Curieux surnom.

— Ouais, j’ai une horloge dans la tête. Avec moi, les retards sont toujours notés. Manquerait plus que quelqu’un rate son quart.

— Ainsi donc, il ne vous est pas inconnu.

— Un jeunot un peu pâlichon, tout poudré. L’épaulette seule lui donne un peu de carrure.

— C’est un officier ?

— Je veux ! Et pas n’importe où : dans les gardes françaises ! Ceux qui se pavanent à Paris et qu’on voit jamais en ligne. Ceux qui montent à l’assaut au bal de l’Opéra. Je connais point son nom. C’est pas faute de lui avoir demandé quand il passait devant ma cambuse, mais il lirait sa ligne. C’est un vicomte je crois.

— Lui était-il fort attaché ?

— Comme la bernique au rocher ! Le pauvret croyait à une vraie amour, et jeudi dernier elle lui a balancé son congé.

— Y avait-il quelqu’un de nouveau sur les rangs ?

— C’est fort possible ; j’ai vu passer un gaillard plusieurs fois depuis.

— Vous le reconnaîtriez ?

— Sûrement pas : il ne cherchait pas à se faire reconnaître, gris-noir, couleur de muraille. J’ai tenté de l’arrêter une fois, il m’a dit qu’il portait une lettre à la galvaudeuse.

— Rien d’autre ?

L’homme se gratta la tête.

— J’ai juste noté une mèche jaunasse qui dépassait de la perruque.

Nicolas se leva.

— Un grand merci, ce que vous m’avez dit me sera fort utile.

— Tu m’as fait plaisir, mon gars ! Arrive quand tu veux. Chez moi, c’est la maison de tout le monde ! Si tu as besoin de moi, je me nomme Pelven, dit « l’Horloger ».

— Encore une chose : à quelle heure Mlle Bichelière arrive-t-elle au théâtre ?

Pelven réfléchit un moment.

— Il est deux heures après midi. Elle est encore chez elle et ne pointera son museau que vers les quatre heures. Mais si vous voulez la voir, elle habite un coquet logis dans une maison au coin de la rue de Richelieu, à l’angle du boulevard Montmartre.


Un peu étourdi, Nicolas apprécia l’air frais qui lui fouetta le visage. Sa recherche prenait soudain un tour nouveau. La description de Mlle Bichelière imposait d’agir avec prudence. Qu’avait-elle à dire sur sa liaison avec Lionel de Ruissec ? Pourquoi l’avait-elle quitté ? Ces événements avaient-ils un lien avec l’assassinat du jeune officier et celui de sa mère ? Il y avait beaucoup d’inconnues dans cette trame qui mêlait les deux mondes du théâtre et de la Cour.

Nicolas réfléchit longuement et se retrouva soudain dans l’agitation des boulevards. Les feuilles des arbres, plantés sur trois ou quatre rangées, achevaient de tomber, leur chute accélérée par les gelées nocturnes. Sur la partie centrale du cours, une foule d’équipages et de cavaliers défilait à petit trot. Un peu partout, des tréteaux permettaient à des bonimenteurs et des bateleurs de haranguer la foule des curieux. Des femmes aux tenues voyantes circulaient d’un pas lent. Il fut dévisagé crûment par des visages maquillés à l’excès. Il était toujours frappé par le mélange encore sensible de la ville et d’endroits presque campagnards. Celui-ci juxtaposait ainsi les distractions populaires et quelques hôtels particuliers habités par la bourgeoisie ou la noblesse.

Il repéra facilement la maison de la comédienne. À l’entrée, il fut arrêté par une maritorne enveloppée d’un vaste caraco en peau de lapin qui, trônant sur un tabouret paillé, proposait aux passants de petits pantins articulés et tout un éventaire de peignes, aiguilles, épingles et cartes à jouer. Elle étendit une jambe épaisse et entourée de bandages pour lui barrer la route. Nicolas avait l’habitude de cette espèce de cerbère. Il ne voulait pas donner d’éveil en excipant de ses fonctions. Il savait qu’une politesse humble, un sourire discret et, surtout, quelques liards permettaient de se la concilier et d’apaiser bien des méfiances. C’étaient là les règles d’étiquette obligées de la politesse parisienne. La portière lui décocha un sourire salace qui découvrit des dents gâtées, une langue grisâtre et une œillade qui le fit rougir. « La Bichelière » était au logis.

À l’entresol, il souleva le marteau d’une porte fraîchement revernie. Elle laissa passer aussitôt le bout du visage en lame de couteau d’une soubrette visiblement habituée à recevoir les visiteurs sans leur poser de questions. Elle lui jeta toutefois un regard inquisiteur qui dut se révéler satisfaisant. Après l’avoir débarrassé de son tricorne et de son manteau, elle le fit entrer dans un petit salon où dominait encore une forte odeur de peinture. Le logis semblait récemment installé et rafraîchi. Il songea aux rumeurs sur les ennuis d’argent du vicomte, réputé dispendieux et ruiné au jeu. Ce n’était pas seulement le pharaon ou le biribi qui dérangeaient les affaires du jeune homme. L’avide Bichelière participait pour une bonne part au délabrement de sa fortune. Tout ce luxe déployé n’était d’ailleurs pas du meilleur goût, et évoquait ce que Nicolas avait pu observer dans des lieux qui, eux, ne dissimulaient pas leur destination galante. On vint le chercher pour le conduire dans la chambre de la comédienne.

Les croisées étaient encore fermées et seul un feu mourant jetait des lueurs incertaines dans une pièce dont le caractère oppressant le saisit aussitôt. Nicolas n’appréciait que les lieux aérés ; le resserrement et l’enfermement l’angoissaient toujours.

Il distingua sur la droite une alcôve à baldaquin. La couronne de cet édifice était ornée de plumes blanches. N’eût été le ton pastel des tissus, le meuble monstrueux aurait fait songer à quelque fantastique catafalque. Sur le côté gauche de la chambre, un paravent à motifs fleuris cachait une partie de la pièce. Il remarqua le haut d’une psyché. Au fond de la chambre, à droite de la fenêtre, une ottomane couverte de coussins accumulés et de draperies en vrac faisait face à un pouf d’où un chat gris fixait Nicolas de ses yeux verts. D’épais tapis étouffaient les sons. Aux murs tendus de papier où s’alignaient en quinconce vases et talapoins, quelques gravures étaient accrochées. Tout cela accentuait l’impression d’étouffement. La soubrette s’était retirée avec une grimace sur son visage de musaraigne qui se voulait sans doute un sourire. Une voix s’éleva enfin de derrière le paravent.

— Que me vaut, monsieur, le plaisir de votre visite ? S’il s’agit d’une note de fournisseur, l’audience est à cinq heures.

« Et pour cause, pensa-t-il, à cette heure-là elle est au théâtre. »

— Point du tout, mademoiselle, j’ai seulement besoin de vos lumières. Oh ! seulement un petit renseignement… Je suis Nicolas Le Floch, commissaire de police au Châtelet.

Un silence suivit au cours duquel il eut l’impression d’être examiné des pieds à la tête.

— Vous êtes bien jeune pour être commissaire.

Le paravent devait posséder un petit trou pour observer sans être vu.

— Vous êtes vous-même la preuve, mademoiselle, que la valeur…

— Bien, bien. Je ne voulais pas vous offenser. Mais je connais intimement un de vos collègues. Il a ses bureaux face à la Comédie. Il adore le vaudeville et, à l’occasion, me fait porter du vin.

Cela était énoncé d’un air égal mais il sentait l’avertissement sous-jacent : « J’ai des protecteurs, y compris dans la police, prêts à se compromettre pour moi. Je ne sais ce qui vous conduit ici, mais sachez que je saurais le cas échéant me défendre… »

— Mademoiselle, seriez-vous assez bonne pour examiner un papier en ma possession et sur lequel j’aimerais recueillir votre sentiment ?

Une main aux ongles roses repoussa l’un des battants du paravent. Le spectacle était charmant. Mlle Bichelière était à sa toilette. Elle était coiffée à l’enfant avec un ruban qui relevait la masse légère de ses cheveux châtain très clair. Une chemise de toile bâillait largement sur une poitrine délicate, que sa posture laissait entrevoir en dépit du peignoir de mousseline jeté sur les épaules. Elle regardait Nicolas, agitant un pied dans une cuvette de porcelaine, l’autre dissimulé par une serviette reposait sur un petit tabouret. Ses yeux, plutôt petits, étaient d’un bleu profond. Les sourcils tracés comme au pinceau accentuaient la régularité du visage et son contour parfait. De petites fossettes aux joues animaient une physionomie ouverte. La bouche, un peu grande mais spirituelle, laissait entrevoir des dents petites et parfaites. Le nez était relevé avec un bout légèrement aplati. Sans ce léger défaut, l’ensemble eût été idéal, mais Nicolas était de ceux qui estimaient qu’une petite imperfection ajoutait plus qu’elle ne retranchait à la séduction d’une femme. Sur une coiffeuse, des flacons, des brosses, des peignes, des rubans, des pots de fards, des houppettes s’accumulaient. Près de son fauteuil, un cabaret en bois précieux renfermait une douzaine de petites bouteilles aux couleurs différentes. La comédienne prit un air confus.

— Monsieur, vous pardonnerez, je l’espère, un sans-gêne qui, sans doute, vous choque. Mais pourriez-vous pousser l’obligeance jusqu’à m’aider à essuyer ce pied ?

Nicolas monta bravement en ligne. Le cœur lui battait un peu. Il saisit une serviette à terre, s’agenouilla et présenta le linge tendu à la jeune femme, tout en se disant qu’il faisait là curieuse figure. Elle tendit la jambe pour sortir le pied de la cuvette et, ce faisant, le pan de sa chemise s’écarta doucement. Nicolas empourpré pressait le petit pied et le trouvait bien lourd. Il crut bon de pousser la complaisance jusqu’à le chausser d’une mule rose. L’autre jambe bougea à son tour afin de recevoir sa jumelle. Il se releva et recula d’un pas. La jeune femme enfila son peignoir et alla s’allonger sur l’ottomane, invitant Nicolas à prendre place sur le pouf. Le chat se déplaça, gronda sourdement et finit par sauter sur le lit. Nicolas se sentait fort mal sur ce meuble bas, l’estomac plié et les genoux relevés, les haricots et le rhum se rappelant fâcheusement à lui. Il était si près du feu que son dos en ressentait la cuisson.

— Ce papier, mademoiselle…

Elle releva la tête, comme agacée, et se mit à faire des volutes avec une boucle de ses cheveux. Il lui tendit le billet ; elle le regarda sans le prendre.

— J’en fais profiter mes amis. Je dispose de certaines places.

Il réfléchissait avec désespoir à ce qu’il pourrait bien trouver pour mettre en avant le nom du vicomte. Elle n’était sans doute pas au courant de sa mort. Il pouvait se risquer à…

— Je crains de vous déplaire, mademoiselle, ce qui ferait mon désespoir. Mais, je vais devoir tout avouer…

Ce fut à son tour de paraître intriguée.

— Tout avouer ? Qu’avez-vous donc à m’avouer ?

— Un mien ami, le vicomte de Ruissec, m’a remis ce papier, et il m’avait tant parlé de votre beauté et de vos charmes que j’ai pris ce prétexte pour…

Tout cela ne tenait pas debout. Dans le cas où elle lui demanderait en quoi le billet était un prétexte, il serait bien empêché d’y répondre. Mais il n’aurait pas imaginé les réactions que ses propos déclenchèrent. Elle se dressa comme saisie du haut mal, arracha le haut de son peignoir comme si elle étouffait. La chevelure dénouée, dépoitraillée comme une bacchante, la petite porcelaine délicate se transforma en furie. Elle sauta sur le sol, les deux poings appuyés sur les hanches et, semblable à une harengère de la halle, se mit à dégoiser un torrent d’injures et d’horreurs.

— Que venez-vous me parler de ce maquereau, de cette ordure ! Un cochon à qui j’ai sacrifié mon principal et qui après m’avoir baisée tout son soûl m’abandonne… Si j’avais su, je me serais fait pourrir, oui pourrir, pour lui foutre mes épices ! Je l’aurais poivré ! Je lui ferai rentrer ses paroles dans la gorge. Oui-da ! On fait le joli cœur, le fidèle, le dévotieux et on court frayer avec une autre !

Elle s’arrêta un moment pour se mordre le poing. Le matou s’était réfugié sous le lit et miaulait désespérément. La suivante avait passé son nez pointu, puis s’était esquivée, sans doute habituée aux scènes de sa maîtresse. Nicolas, interdit, observait avec attention une tasse à café sale sur un guéridon. La trace des lèvres était à droite de l’anse fine de porcelaine.

— Et la trêve avait été de courte durée : avec une putain rancie de la Cour ! Cette Mlle de Sauveté. Oh ! j’ai pris des renseignements. On ne sait pas trop d’où elle vient, on prétend qu’elle peint, c’est tout dire, cela signifie qu’elle est laide à faire peur. Mais elle est riche et je lui prédis qu’elle deviendra encore plus laide étant mariée. Quant à lui, il est à sec, il ne peut plus payer mes dettes. Me veut-il à l’hôpital et en chemise de chanvre ? Je le hais ! Je le hais !

Elle poussa un hurlement et retomba en pleurs sur l’ottomane. Nicolas était à la fois satisfait de ce qu’il venait d’apprendre au cours de cette éruption et désolé de voir Mlle Bichelière dans cet état.

Sa colère épuisée, elle redevint plus humaine. N’écoutant que son bon cœur, il s’approcha d’elle et lui caressa les cheveux en lui parlant doucement. Elle sanglotait et s’accrocha à lui. Il serra ce corps à demi dénudé, dont le parfum lui montait à la tête. Elle releva son visage, tendit sa bouche et l’attira sur elle. Nicolas se laissa aller. L’ottomane faillit s’effondrer sous l’ardeur de leur étreinte. Le chat, affolé par le vacarme, crachait furieusement. Nicolas ne put s’empêcher d’entendre un prénom hurlé à deux reprises par sa compagne au moment où elle enfonçait les ongles dans son dos…

La soubrette revint très vite, apportant une bouteille de vin et deux verres. Son arrivée empêcha la gêne qui aurait pu s’établir entre eux. Pour lui, le moment était délicat, il devait reprendre son rôle officiel dans des conditions particulières même si, en galant homme, il venait de s’exécuter à l’apparente satisfaction de la Bichelière. Mais savait-on, pensa-t-il, ce que les apparences signifiaient en réalité chez une femme ?

— Mademoiselle, au risque de vous déplaire, je dois vous demander de quand date votre dernière rencontre avec le vicomte.

Elle le regarda, l’air excédé, comme si ce qui venait de se passer devait la dispenser de tout interrogatoire.

— Voilà bien monsieur le policier ! Vous étiez moins curieux il y a un moment. Vous avez eu ce que vous vouliez. Que signifie cette inquisition ?

— Vous m’avez comblé, mademoiselle. Juste quelques questions. J’avoue que je suis ici pour une enquête… M. le vicomte de Ruissec a disparu.

Il verrait bien ce qu’une demi-vérité allait produire. Ou elle avait une force d’âme peu commune, ou elle n’était pour rien dans la mort de son amant : elle ne chercha pas à manifester la moindre inquiétude.

— Qu’il aille au diable, c’est le cadet de mes soucis ! Je l’ai vu jeudi dernier, je lui ai craché le morceau qu’il était fiancé et que j’étais roulée dans la farine. Il voulait s’arranger, disait-il, me conserver. Il aurait fait beau voir. Oh ! je connais la combinaison : il aurait fait le faquin à la Cour avec sa gueuse et ensuite, à temps perdu, il serait venu se rouler dans mes draps. Gratis bien entendu !

Elle était retournée s’affairer à sa toilette, avait retiré le paravent. Il ne la voyait plus. Il entendait des bruits d’eau versée.

— Et mardi soir ?

— Quoi, mardi soir ? Va-t-on passer en serinette tous les jours de la semaine ?

Ce sera le seul, dit Nicolas qui regardait le chat jouer sous le lit avec une perruque d’homme de teinte claire, auprès de laquelle gisait un rabat blanc.

— Mardi soir ? Mardi soir, il y a eu relâche. Arlequin était malade, et je suis restée ici à me reposer.

Elle n’avait pourtant pas l’allure d’une personne qui se repose.

— Seule ?

— Monsieur, vous passez les bornes. Oui, seule. Seule avec Griset, mon chat.

En entendant son nom, le matou sortit de sa cachette et rejoignit sa maîtresse à pas comptés, la queue en point d’interrogation et le regard fixé sur Nicolas. Il n’y avait plus rien à ajouter et Nicolas prit congé ; on ne lui répondit pas. Il fut reconduit avec cérémonie par la soubrette qui lui tendit sans vergogne une main réclamante. Après une seconde d’hésitation, il paya son obole. Décidément, la maison Bichelière péchait par bien des endroits, mais pas par la pudeur des habitudes.


Il se retrouva dans la rue avec le regret de ce qui s’était passé. « Comment, se disait-il, me voilà en pleine enquête interrogeant un témoin dans une affaire criminelle, qui abandonne toute retenue et me laisse aller sans réfléchir ! » Une petite voix tentait bien d’avancer des circonstances atténuantes : il n’avait pas vraiment voulu cela, la fille était belle et entreprenante, et d’ailleurs réputée facile. À cet examen de conscience s’ajoutait une inquiétude latente. La bourrasque des sens avait été si violente qu’il n’avait pris aucune précaution. Il ne se rappelait que trop les recommandations de son ami Semacgus. Avec l’expérience acquise d’un vieux libertin, celui-ci l’avait mis en garde contre les dangers de fréquenter les comédiennes, filles d’opéra et autres gueuses, trop heureuses ou trop insouciantes pour se soucier de semer à tous vents les fleurs poivrées de leur licence. Le chirurgien l’avait vivement pressé d’user d’un doigt de caecum de mouton, plus communément appelé condom, qui constituait pour l’homme le meilleur bouclier contre les coups de pied de Vénus. Enfin, qui était ce « Gilles » dont le prénom avait fâcheusement troublé un moment de paroxysme ?

Pour se changer les idées, Nicolas se dirigea vers la place des Victoires. Il ne se lassait pas de la beauté de l’endroit. Il n’avait jamais eu l’occasion de considérer de près le monument qui en ornait le centre. Louis XIV, Viro immortali, y trônait en gloire. Protégé par une renommée aux ailes étendues, le monarque dominait des esclaves enchaînés, le globe terrestre à ses pieds, aux côtés de la massue et de la peau de lion d’Hercule. Un jour qu’ils traversaient l’endroit en carrosse, M. de Sartine avait filé l’anecdote comme il aimait le faire. Il lui avait appris qu’un courtisan, le maréchal de La Feuillade, avait édifié cette place, poussant même l’adulation jusqu’à vouloir creuser un souterrain partant de la crypte de l’église des Petits-Pères et rejoignant un caveau placé exactement sous la statue, et dans lequel sa dépouille ferait la cour au roi pour l’éternité. Le lieutenant général de police lui avait signalé que le quartier était jadis mal famé et que le souvenir de ce temps difficile se lisait encore dans le nom de la rue Vide-Gousset.

Nicolas rentra rue Montmartre sur le coup de sept heures. Le logis, d’habitude paisible, était saisi d’une joyeuse agitation. Marion et Catherine s’affairaient à l’office au milieu des bruits et des vapeurs odorantes des préparatifs du souper. Le parfum d’un fumet de poisson et celui d’une croûte beurrée dominaient. Cette ambiance dissipa les derniers restes d’une mélancolie due autant à une digestion difficile qu’à un exercice galant dont les prémices et les conclusions n’avaient pas été à la hauteur du plaisir ressenti.

Poitevin passait et repassait, les bras chargés d’argenterie et de bouteilles. Renseignement pris, tout cela était destiné à garnir la table qui avait été dressée, ce soir-là, dans la bibliothèque. Nicolas demanda de l’eau chaude et, toujours fidèle aux préceptes hygiénistes de son parrain, se livra à une ablution soignée avant de se changer. Quand il entra dans le salon, salué par les bonds de Cyrus, trois voix s’exclamèrent à sa vue.

— Voilà le retour de l’enfant prodigue ! fit M. de Noblecourt, sur pied et coiffé d’une magnifique perruque Régence. La faim l’a chassé des rues !

Nicolas rougit à cette allusion biblique. Il lui faudrait apprendre à négliger les plaisanteries innocentes, ceux qui les énonçaient ignorant les échos qu’elles pouvaient éveiller en lui.

— Mon cher Nicolas, vous arrivez à point nommé. Deux de nos amis m’ont fait ce soir l’honneur de me demander à souper.

Le verre déjà à la main, M. de La Borde et le docteur Semacgus souriaient. Ils ne s’étaient jamais rencontrés et venaient de faire connaissance. La compagnie se congratula. Nicolas s’assit. Le feu crépitait joyeusement dans la cheminée ; il se laissa aller au bien-être et à la chaleur de l’amitié.

— Nicolas, reprit M. de Noblecourt, nous sommes en famille, l’huis est bien clos. Contez-nous par le menu la suite de vos recherches.


Le jeune homme reprit les événements depuis la soirée à l’Opéra, en particulier pour l’édification de La Borde. Travailler sous M. de Sartine imposait de savoir exposer les faits de manière claire et rapide, sans s’appesantir ni lasser. Le lieutenant général ne l’aurait pas toléré, lui dont la parole était toujours un modèle de précision. Il poursuivit son récit en taisant toutefois certains détails qu’il se réservait de vérifier avant d’en faire état. La discrétion de ses amis ne faisait aucun doute, mais Nicolas ne disait jamais tout, même avec Bourdeau. Il rougit bien un peu quand il en arriva à l’épisode de la belle Bichelière. Il pensa soudain qu’il ne savait même pas son prénom, et aussi qu’il lui faudrait chercher à savoir qui était ce nommé Gilles, qui s’était introduit aussi désagréablement dans ses ébats. Le plus surpris par ce récit fut le premier valet de chambre du roi, qui n’avait assisté qu’au départ précipité de Nicolas, lors de la représentation de l’Opéra.

— Je m’explique, dit-il, que M. de Saint-Florentin ait reçu hier toute affaire cessante le lieutenant général de police. Ainsi, de cette audience, il est bien résulté l’ordre d’abandonner l’enquête, le corps vous a été retiré. J’entends cependant que votre diagnostic était établi.

— Depuis hier, dit Nicolas, j’ai longuement réfléchi à notre problème. Cette mort atroce par ingestion de plomb fondu… On trouve du plomb partout. Reste à trouver ceux qui l’utilisent.

— Les imprimeurs, dit La Borde.

— Tout juste, mais aussi les armuriers, ajouta Semacgus.

— Les couvreurs, dit Nicolas.

— Et les fabricants de cercueils.

M. de Noblecourt leva un doigt doctoral.

— Mes amis, mes amis, je me souviens d’une soirée chez feu le duc de Saint-Simon. Il recevait peu et chichement, étant un peu pleurard de ses deniers, mais d’une si exacte politesse ! Un soir, dans les années trente, il donnait à souper par extraordinaire. J’étais là, l’écoutant. Un de ses amis de passage à Paris, le duc de Liria, ambassadeur d’Espagne en Moscovie… C’était, il faut le dire…

Une longue digression s’annonçait, qui retarderait d’autant la conclusion utile du discours.

— … C’était le fils du duc de Berwick, lui-même fils de Jacques II Stuart. Je vois Nicolas qui s’impatiente. Ah ! jeunesse. Bref, le duc de Livia contait au duc de Saint-Simon qu’une vieille coutume russe voulait que les contrefacteurs de monnaie fussent exécutés par ingestion de métal en fusion et, ajoutait-il, les corps explosaient ! Sans doute n’usait-on pas du plomb, qui se liquéfie plus vite. En tout cas, pour l’infortuné vicomte, cela a dû nécessiter un tuyau ou un entonnoir pour lui faire ingurgiter cette potion du diable !

— Il me semble, monsieur le procureur, intervint La Borde, que vous avez encore une cinquième et une sixième profession qui manient le plomb. Le bourreau, tout d’abord, et surtout les fonteniers. J’observais l’autre jour à Versailles la réparation des conduits du bassin de Neptune. Le plomb n’y était pas ménagé.

— En somme, ironisa Semacgus, vos suspects sont tout trouvés… Mais enfin, la raison de ce supplice barbare ? Quelle faute méritait une pareille fin ? Naguère, on coupait la langue des délateurs…

Les quatre convives s’égarèrent dans de multiples hypothèses, puis ils s’interrogèrent sur le cas de Mlle Bichelière. Si Mme de Ruissec avait été poussée dans le puits des morts, quel rapport y avait-il entre sa mort et la comédienne ? Leurs supputations furent interrompues par Marion, qui les pressa en bougonnant d’avoir à passer à table. Comme ils se levaient, Semacgus souffla à l’oreille de Nicolas en lui serrant le coude :

— Votre Bichelière, je vous soupçonne, jeune Céladon, d’avoir poussé un peu plus loin votre interrogatoire que vous ne voulez nous le faire accroire…

Le souper intime initialement prévu se transforma en festin, même si, sous le regard suspicieux de sa gouvernante, le vieux procureur s’abstint d’une croûte aux morilles. Il se rattrapa sur la sole à la Villeroy que Catherine apporta religieusement, mais sut résister à la tentation d’un revigorant vin blanc de Mâcon. Eût-il esquissé la moindre velléité d’y goûter que son sourcilleux cerbère l’en eût empêché, tant est de notoriété la réputation néfaste du vin blanc pour les goutteux. La chirurgie, la Cour et le Châtelet s’y consacrèrent, quant à eux, avec méthode, tout en devisant des nouvelles. C’était toujours la guerre, les rumeurs de négociations avec l’Angleterre, l’affaire des jésuites, de plus en plus menacés, la santé chancelante de la favorite qu’aggravaient encore les rumeurs d’un nouveau caprice du roi, enceinte, disait-on, de ses œuvres. Enfin, les dépêches de Moscou signalaient que la santé de la tsarine Élisabeth Petrovna était de plus en plus compromise. M. de Noblecourt évoqua un événement étrange qu’un de ses correspondants suisses lui avait signalé.

— On a vu à Genève un globe de feu très brillant qui, en se dissipant, a fait une explosion et chacun a ressenti un court tremblement de terre accompagné d’un bruit sourd. Mes amis ont cru être plongés dans les ténèbres lorsque la lumière ardente du phénomène a disparu.

— C’est là un conte bien philosophique ! dit Semacgus. Vos calvinistes avaient abusé du fendant… Ne voilà-t-il pas qu’ils imaginent la nuit en plein jour !

M. de Noblecourt hocha la tête, l’air réfléchi.

— C’est parfois dans la trop grande clarté que se dissimule l’erreur. Pour en revenir à l’affaire qui nous occupe, je conseillerai à M. le commissaire au Châtelet de ne pas trop s’attacher aux apparences mais de rechercher plutôt ce que les apparences dissimulent. Le présent est fils du passé, et il y a toujours intérêt à démêler le passé des acteurs d’un drame, ce qu’ils sont en vérité, ce qu’ils désirent paraître, ce qu’ils disent être ou ce qu’ils veulent laisser croire.

Sur ces sages propos, ils se séparèrent. Pour une levée de convalescence, la soirée avait été agitée. Nicolas reconduisit ses amis jusqu’à la rue. Il était heureux de voir La Borde et Semacgus déjà complices. Ces deux hommes de qualité, d’âge et de condition différents, communiaient dans la même amitié pour Nicolas. Le premier valet de chambre du roi, disposant d’une voiture de la Cour, proposa au docteur de le raccompagner à Vaugirard. Il s’effaça devant lui et, se retournant vers Nicolas, lui glissa un mot à l’oreille :

— Mme de Pompadour souhaite vous voir demain en son château de Choisy. Vous serez attendu à trois heures de l’après-midi. Bonne chance, mon ami.

C’est sous le coup de cette étonnante nouvelle que Nicolas acheva sa journée.

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