III LE PUITS DES MORTS

« Les malheurs sont souvent enchaînés l’un à l’autre. »

Racine

Mercredi 24 octobre 1761

Un grattement éveilla Nicolas. Il comprit, après avoir consulté sa montre, que Catherine venait de déposer un broc d’eau chaude devant la porte de sa chambre. Depuis son entrée en service chez M. de Noblecourt, elle avait pris cette habitude. Sans doute avait-elle décidé de son propre chef de lui octroyer un petit supplément de sommeil. Sept heures avaient déjà sonné. Depuis sa prime jeunesse, été comme hiver, il se levait à six heures ; enfant, il servait la messe du chanoine, son tuteur, mal réveillé dans le froid humide de la collégiale de Guérande. Il constata, amusé, qu’il avait dormi tout habillé. Par chance, sa garde-robe s’était considérablement accrue depuis son arrivée à Paris. Maître Vachon, son tailleur et celui de M. de Sartine, y avait pourvu. Il se souvint avec attendrissement de cet habit vert, un laissé-pour-compte, porté à Versailles lors de sa présentation au roi.

Il se sentit dispos et l’esprit libre jusqu’au moment où la chaîne des événements de la veille lui remonta en mémoire. Le bonheur du matin — si rare — laissa la place aux préoccupations et aux dispositions du chasseur qui s’apprête à se mettre en quête. Il aperçut son tricorne à terre. Heureusement, il ne s’était pas couché avec ; cela portait malheur disait-on. Cette remarque fugitive eut un écho lointain dans ses souvenirs, mais il ne réussit pas à la raccrocher à quelque chose de tangible. Torse nu, il s’activait à une énergique toilette avec une eau déjà froide. L’été, il usait de la pompe placée dans la cour de l’hôtel et s’ébrouait dans de grands éclaboussements, mais l’automne pointait déjà avec ses froidures matinales. Il se remémora ce qu’il avait à faire.

En premier lieu, il devait se rendre à l’hôtel de police et faire à Sartine un récit exact de ce qui était advenu après son départ la veille au soir. Peut-être son chef aurait-il, de son côté, quelques lumières sur la manière dont, en haut lieu, on envisageait le traitement de cette affaire. Il n’était même pas exclu qu’on ne la voulût point traiter du tout. Il fallait s’attendre à affronter un lieutenant de police de fort méchante humeur.

Il s’empresserait ensuite de retourner au Châtelet. Il maugréa à part lui sur le peu de commodité de la dispersion de ces lieux de haute police, situation qu’il jugeait peu propice à l’exécution rapide des tâches. L’inspecteur Bourdeau serait dépêché à Grenelle afin de revoir d’un œil neuf les lieux du drame, et s’enquérir de l’existence d’un double de la clef de la chambre du vicomte. Il se demandait si son adjoint avait déjà procédé à l’ouverture du corps avec Sanson, l’exécuteur des hautes œuvres. Le recours, peu orthodoxe, à ses talents et à son expérience, gênait un peu Nicolas, mais il avait trop éprouvé la routine et l’incurie des médecins légistes attachés au Châtelet. Il préférait donc cette formule qui permettait de garder secrètes de redoutables découvertes.

Nicolas devrait aussi examiner avec Bourdeau les conditions de son rendez-vous avec l’inconnu en l’église des Carmes déchaux. Il était de plus en plus convaincu d’avoir affaire à Mme de Ruissec. Enfin, il serait utile d’aller à la pêche du côté de la hiérarchie et des camarades du vicomte dans les gardes françaises.


Satisfait de ce programme, il acheva ses apprêts par un vigoureux brossage de sa chevelure qu’il noua avec un bout de ruban de velours. Il ne portait perruque que dans les circonstances exceptionnelles, ne goûtant guère cet emprisonnement de sa tête et le nuage de poudre qu’il fallait répandre sur cette coiffure.

Un air de flûte égrenait ses trilles dans le lointain de la demeure. Que M. de Noblecourt s’attachât de bon matin à « tâter l’ivoire », comme il avait coutume de dire, était une indication favorable sur l’état de sa santé ; la goutte ne devait pas trop le tourmenter. Nicolas décida d’aller le saluer. Ces entretiens matinaux avec l’ancien procureur étaient toujours pleins d’enseignements et de cette sagesse que donnent aux hommes la longue pratique des affaires et la connaissance de l’âme humaine. Il descendit au premier pour rejoindre la belle pièce aux lambris vert pâle rehaussés d’or qui servait de chambre et de salle d’audience à M. de Noblecourt.

Quand il entra, il vit le magistrat campé dans son fauteuil, redressé et presque cambré, la tête inclinée sur la gauche, les yeux fixes et mi-clos ; sa calotte pourpre était en bataille, sa jambe gauche reposait sur un pouf en damas, tandis que le pied droit battait la mesure dans sa pantoufle. Les doigts agiles virevoltaient sur les trous d’une flûte traversière. Fasciné, Cyrus, debout sur ses pattes arrière, un bout de langue rose dépassant de sa gueule, écoutait son maître. Nicolas s’arrêta pour savourer ce moment charmant d’intimité domestique. Mais déjà le chien bondissait vers lui et M. de Noblecourt arrêta net sa mélodie à la vue du jeune homme. Nicolas, le tricorne à la main, salua d’une demi-révérence :

— Comme il me plaît de vous voir, si dispos et si en bouche de bon matin !

— Le bonjour, Nicolas. Je vais mieux en effet. Je ne sens presque plus les douleurs de ma jambe gauche et je serai debout pour souper, si je parviens à maîtriser les pièges de cette sonate.

— Je gage que vous en êtes l’auteur ?

— Ah ! le coquin ! Ah ! le flatteur ! s’étouffa le procureur. Que non pas, hélas ! C’est une pièce de Blavet, première flûte de l’Académie royale de musique. Qui n’a entendu ce virtuose ne peut imaginer ce que sont une embouchure nette, les sons les mieux filés et une vivacité qui tient du prodige.

Il posa son instrument sur la petite table à jeux placée devant lui.

— Foin de tout cela, j’espérais vous voir pour ma collation.

Il sonna et, comme une ombre, Marion, la gouvernante, surgit. Il avait été convenu avec Catherine que la vieille servante conserverait le privilège du premier service de son maître. Catherine apportait le lourd plateau jusqu’à la porte de la chambre et le confiait à Marion, qui savait gré de cette bonne manière.

— Marion, mon festin du matin. Vous ne le connaissez pas, je l’ai étrenné il y a deux jours. La même chose pour Nicolas.

Le triple menton tremblait de rire et ses yeux se plissaient de malice.

— Il ne manquerait plus, monsieur, que pour la tranquillité de vos tendons et de vos muscles, vous condamniez ce grand jeune homme à votre portion congrue !

— Comment, portion congrue ! Traitez avec plus de respect un régime que Fagon réservait au grand roi aïeul de notre souverain.

Marion sortit pour reparaître aussitôt avec un grand plateau où s’entrechoquaient l’argent et la porcelaine. Elle disposa devant son maître une assiette de pruneaux cuits et une tasse d’un liquide ambré. Nicolas eut droit, comme à l’accoutumée, à son chocolat mousseux, aux pains mollets de la boulangerie du rez-de-chaussée et à un confiturier débordant d’une gelée vermeille. M. de Noblecourt s’agita dans son fauteuil, et reposa avec précaution et quelques gémissements son pied gauche à terre. Son nez fort et coloré paraissait frémir, caressé par les volutes odorantes du breuvage exotique.

— Ne serait-on en droit… vu l’état amélioré de mes jambes… de m’autoriser, chère Marion, un entracte de la sauge et des fruits en compote ?

Marion grommela quelques fortes paroles.

— Bien, bon, soupira M. de Noblecourt, inutile d’en faire un drame, mes arguments ne valent pas tripette au tribunal domestique. Je vois que je m’égare et que je ne serai point suivi sur ce chemin-là. Je m’incline, je me résous, je rends les armes !

La servante soupira elle aussi et, après un sourire complice à Nicolas, disparut aussi vite que le lui permettaient ses vieilles jambes. M. de Noblecourt reprit son sérieux et considéra le jeune homme.

— Ou je me trompe fort, Nicolas, ou il y a du nouveau. Vous avez l’air faraud du braque qui part à la chasse. Primo, monsieur, vous rentrâtes fort tard au logis. Non que je vous espionne, mais dans mon insomnie j’ai entendu battre la porte cochère.

Nicolas prit un air contrit.

— Or, comme l’opéra ne s’achève pas si tard, je présume, secundo, qu’un de ces sujets, qui font espalier dans le fin fond des décors, a été l’objet d’une étude dûment approfondie, ou qu’un événement inattendu du service vous a retenu.

— Avec le respect que je vous dois, dit Nicolas, j’ai toujours admiré chez vous, monsieur, une sagacité qui est à la mesure de votre sensibilité…

— Allez au fait, je brûle de curiosité, je sèche sur pied.


Nicolas entreprit un récit circonstancié des événements de la nuit que son hôte écouta, les yeux clos, les mains croisées sur la bedaine, un sourire béat aux lèvres. Il demeura silencieux à l’issue du récit et Nicolas le crut assoupi. C’était mal connaître M. de Noblecourt. Ni l’histoire ni la sauge ne l’avaient endormi ; il méditait. Nicolas avait maintes fois observé que le résultat des réflexions de l’ancien procureur sortait toujours de l’ordinaire et se saisissait du réel par un tour inattendu et parfois surprenant. Il ouvrit les yeux.

— Sur ce pied-là, ce n’est pas grand-chose qu’être honoré, puisque cela ne signifie pas qu’on soit honorable.

Cette sentence sibylline fut suivie de la dégustation minutieuse de quelques pruneaux.

— Vous voilà, mon cher enfant, confronté à la pire engeance de Cour, espèce qui mêle sans vergogne la feinte dévotion et l’ambition. De ces êtres redressés qui rampent autour des grands. Tirez leurs grotesques à certaines figures, elles s’effondrent.

Tout en prononçant ces phrases lourdes de sens, M. de Noblecourt approchait sournoisement sa cuillère du confiturier. Cyrus sauta sur les genoux de son maître et coupa court à la manœuvre.

— Le comte de Ruissec n’est pas le noble vieillard arc-bouté sur ses certitudes et ses délires d’honneur que vous me décrivez. J’ai entendu souvent parler de lui dans le monde. Il est issu d’une famille de huguenots, il a abjuré fort jeune et s’est évertué à faire oublier ses origines. Entré au service, il s’y est montré fort courageux. Mais qui ne l’est ? Et ce type d’homme ne connaît pas la peur.

— On peut la connaître et la surmonter, l’interrompit le jeune homme. Pour ma part, j’ai souvent eu très peur.

— Vous êtes émouvant, Nicolas. Fasse le ciel que vous conserviez longtemps cette candeur qui fait l’un de vos charmes ! M. de Ruissec était donc réputé bon militaire, mais dur et cruel avec le soldat. Des rumeurs de rapine l’ont gêné et il n’a pu obtenir les grands emplois militaires qu’il était en droit d’attendre. Il aurait eu partie liée avec des munitionnaires et des traitants aux armées ; cet agiot lui aurait permis d’arrondir son viatique. Il a quitté le service, vendu son domaine en Languedoc et le château de ses pères. « Les murs des villes ne se forment que du débris des maisons des champs. » Il s’est installé à Paris, d’abord place Royale, puis récemment à Grenelle où il a racheté, dans des conditions suspectes, l’hôtel d’un partisan ayant fait banqueroute. On le dit aujourd’hui plongé dans le milieu de la finance et de la spéculation, où ses cordons font impression. À cette activité secrète correspond ouvertement une vie des plus réglées. Tenant du parti dévot, il s’y est assimilé par sa femme, admise dans le cercle des tilles du roi. Il a obtenu une charge dans la maison de Madame Adélaïde. Quelle meilleure couverture pouvait-il trouver ? Par celle-ci, il a approché le dauphin qui, jugeant sur les apparences, lui a donné sa confiance et l’ouverture de ses abords.

— Qu’en attend-il ?

— Bonne question ! Tous ceux qui ont eu à se plaindre de la Cour s’attachent à l’héritier du trône. Ainsi, celui-ci, sans le vouloir et même sans en prendre conscience, se trouve à présent le chef d’un parti de frondeurs. Le roi, qui le voit environné de dévots, vrais ou faux, qui censurent sans relâche sa conduite et stigmatisent la favorite, s’est éloigné insensiblement de son fils et le traite avec froideur. Mme de Pompadour le considère comme un ennemi. Vous avez rencontré Sa Majesté, Nicolas. Il aborde fatigué le seuil de sa vieillesse. Nul ne saurait prédire l’avenir, mais chacun parie déjà dessus. Quant à Madame Adélaïde, bonne fille mais tête légère, les encens de la dévotion le disputent chez elle au plaisir de son équipage de chasse aux daims. Que n’obtient-on pas par une bonne reconnaissance des brisées ? M. de Ruissec a plu aussi par ce côté-là. Quant à ses fils…

— Ses fils ?

— Comment, vous ignorez que votre suicidé a un frère cadet ? Je vous l’apprends donc. Le vidame de Ruissec a été de tout temps promis à la tonsure, sans que jamais son père n’ait consulté son goût ni sa vocation. Frais émoulu du collège, il essuya toute une litanie de persécutions et n’eut bientôt d’autre choix que de se jeter au séminaire pour échapper aux obsessions paternelles. Rien n’est définitif, ce n’est qu’un petit collet qui n’a reçu encore aucun ordre. Séduisant et séducteur il n’a, par ses paroles et par ses actes, jamais cessé de marquer son aversion pour l’état ecclésiastique qu’on lui veut faire embrasser. Eh ! foutre, je le comprends. On le dit libertin à l’excès, il y met sans doute un peu de provocation. Il aurait des inclinations vicieuses et cet étourdi sans principes aurait recours à des procédés violents et à des démarches aussi contraires à l’honneur de son nom qu’à la simple décence de l’habit qu’il porte.

— Il y a des faits ?

— Rien de positif, on clabaude beaucoup dans les salons sur ce godelureau qui alimente la chronique et les nouvelles à la main. On l’imagine sortir de beaucoup de ruelles… Tête brûlée ou bête vicieuse, voilà la question. À côté, son frère paraît bien terne. Il jouerait gros jeu, mais tout cela sous l’étouffoir. Il serait fiancé, mais j’ignore avec qui ; c’est même un mystère qui tracasse les salons. Quant à leur mère, c’est, dit-on, une personne discrète et effacée, écrasée par son mari, perdue de dévotion. Voilà, mon cher Nicolas, ce qu’un podagre cloué sur son fauteuil peut apporter comme contribution modeste aux prémices de votre enquête.

Il s’enveloppa dans sa robe de chambre en perse fleurie, jetant un regard mélancolique par la fenêtre sur la me Montmartre d’où montait la rumeur de la ville.

— Les hommes de mon âge n’aiment guère l’automne et la tisane de sauge n’est pas un bien grand remède.

— Allons, allons, si tout va mieux vous aurez droit à un royal verre d’irancy. Et puis, vous êtes comme Perséphone, vous reparaissez plus éclatant au printemps.

M. de Noblecourt sourit.

— Sans doute, mais auparavant je dois traverser le royaume d’Hadès, dieu des morts. « Je verrai le Styx et saluerai les Euménides. »

— Je connais, moi, une autre version où Perséphone, aimée de Zeus, donne naissance à Dionysos, dieu du vin et des plaisirs. Je vous imagine assez bien, couronné de pampres et entouré d’amours jouant du chalumeau !

— Ah ! le fourbe ! Ah ! l’habile homme qui veut soigner l’hypocondriaque ! Les jésuites de Vannes peuvent se féliciter de l’éducation qu’ils vous ont dispensée. D’ailleurs, au train où vont les choses, il ne leur restera plus grand-chose d’autre. Tiens, vous me remettez en joie.

Nicolas fut heureux d’avoir déridé son vieil ami et chassé les ombres passagères qui obscurcissaient un caractère toujours enjoué.

— Un dernier mot, Nicolas. Vous savez la justesse de mes pressentiments. Prenez garde où vous mettez les pieds. Ces dévots frondeurs sont de la pire espèce. Prenez vos précautions, doublez vos mesures et n’agissez pas en solitaire comme vous n’avez que trop tendance à le faire. Cyrus et moi tenons à vous.

Sur ces mots affectueux, Nicolas prit congé. Rue Montmartre, il chercha une brouette afin de rejoindre au plus vite la rue Neuve-Saint-Augustin où se trouvait l’hôtel de Gramont, résidence du lieutenant général de police.


Déjà une presse affairée emplissait les rues étroites. Sa chaise fut retardée et il eut le temps de réfléchir à ce que venait de lui apprendre M. de Noblecourt. Il regardait sans les voir les chalands et les mille incidents du théâtre de la rue.

Sa belle humeur s’en était allée, remplacée par une angoisse diffuse et d’autant plus pesante qu’il n’en discernait pas l’origine. Il finit par s’avouer que sa vanité écornée y prenait une large part. Il s’en voulait d’avoir jugé un peu rapidement le comte de Ruissec, de l’avoir rangé comme une marionnette étiquetée. Son inexpérience — M. de Noblecourt aurait dit sa candeur tenait de la naïveté. Le vieux gentilhomme, pour violent et insultant qu’il ait été, l’avait impressionné ; son habituelle intuition n’avait pas fonctionné. L’évocation hautaine des qualités ou privilèges d’un milieu auquel, malgré lui, il était sensible, par les souvenirs d’une enfance passée au milieu de la noblesse bretonne, l’avait engagé dans une fausse voie. L’officier général, garde du corps de Madame Adélaïde, lui avait offert une représentation nourrie de toute l’astuce d’un homme de Cour, le tout dissimulé par l’habituelle brusquerie des camps, et il s’était laissé prendre à ce jeu. Il ne pouvait, en effet, imaginer que ce père eût quelque motif d’en vouloir à son fils, si la thèse du suicide se trouvait infirmée. Mais, à bien y réfléchir, M. de Ruissec gardait par-devers lui bien des secrets.

Du cadet, il faudrait au plus vite se mettre en quête pour parfaire le tableau de cette famille. Là encore, il s’irritait contre lui-même de n’avoir pas recueilli cette information et d’avoir dû l’apprendre de la bouche de l’ancien procureur. Plus graves de conséquences apparaissaient les tenants et les aboutissants de la position du comte à la Cour. Nicolas risquait de heurter des intérêts élevés. Il savait, l’ayant déjà éprouvé, que M. de Sartine ne se trouvait pas toujours en mesure d’étendre son ombre protectrice sur lui. Restait le roi. Après tout, songea-t-il, c’est le souverain qui avait souhaité le voir attaché à des enquêtes sortant de l’ordinaire. Celle dans laquelle il venait d’entrer appartenait-elle à cette catégorie ? Il fallait la mener avec prudence, mais ne pas hésiter à évoquer l’autorité de qui tout dépendait. C’est sur cette pensée réconfortante qu’il fit son entrée à l’hôtel de Gramont.

Un laquais le conduisit aussitôt dans le bureau du maître des lieux. Souvent, alors qu’il venait prendre les ordres ou faire le point d’une procédure, il avait pu y admirer la grande armoire où étaient serrées les perruques de toutes formes et de toutes origines, qui formaient la collection de M. de Sartine. Tout Paris jasait de cette innocente manie et guettait les changements de coiffure du haut magistrat. Il n’était pas jusqu’aux ministres du roi dans les cours étrangères qui ne lussent sans relâche mobilisés et relancés afin de lui adresser de nouveaux modèles. On savait ainsi s’attirer ses bonnes grâces et faire la cour à un homme, certes réputé incorruptible, mais qui, bénéficiant de l’immense privilège d’une audience hebdomadaire avec le roi, pouvait d’un mot ruiner une réputation et briser une carrière.

Quand Nicolas entra dans la pièce, Sartine n’était pas seul. D’un coup d’œil, il lui fit comprendre de demeurer en arrière et de prêter l’oreille. Nicolas observa la scène. Le lieutenant général, debout derrière son bureau, considérait pensivement plusieurs têtes de mannequins d’osier recouvertes de perruques. Nicolas supposa qu’il avait été interrompu dans sa manipulation matinale. Il avait l’air à la fois déférent et excédé. Assis dans un fauteuil, un gros homme courtaud et ventripotent, vêtu d’un habit de velours feuille-morte, discourait d’un ton aussi haut que sa perruque à l’allemande. Son français parfait étonnait pourtant par un fort accent que Nicolas imagina tudesque. Il portait à la main gauche une bague avec un gros brillant qui étincelait chaque fois qu’il soulignait son propos d’un mouvement péremptoire du bras. Nicolas prêta l’oreille.

M. de Sartine soupira

— Puis-je présenter à Votre Excellence le commissaire Nicolas Le Floch, que je compte charger de l’affaire qui me vaut l’honneur de vous recevoir ?

L’homme se retourna à peine, jeta un regard furibond sur le jeune homme, et reprit aussitôt la parole.

— Je vais donc devoir me répéter… Ce qui m’est advenu m’afflige au plus haut point et je voudrais que vous saisissiez combien je suis désolé d’avoir à vous informer d’un événement d’autant plus désagréable que j’avais pris toutes les précautions possibles pour le prévenir. Hier soir, entre six et sept heures, je rentrais de Versailles quand mon carrosse fut arrêté par des commis à la porte de la Conférence. L’un d’eux vint à la portière me dire qu’il savait que ma voilure était remplie de contrebande. Vous imaginez l’étonnement qui fut le mien ! Je répondis à ce personnage — un exempt, je crois — qu’il n’avait qu’à me suivre et que je la ferais fouiller en sa présence, et que s’il y trouvait en effet de la contrebande, il n’aurait qu’à s’en saisir. Il accompagna donc mon carrosse et c’est alors, chemin faisant, que la réflexion me détermina d’une part, à écrire à M. de Choiseul sur la manière dont était traité le ministre de l’Électeur de Bavière à Paris et, d’autre part, à vous demander audience, monsieur, afin de vous rendre témoin de ce qui m’est arrivé et de vous prier de faire mettre en prison ceux de mes gens qui se révéleraient coupables, pour les obliger à découvrir d’où procédait cette contrebande.

La tête du lieutenant général oscillait, s’abaissant et se relevant alternativement comme celle d’un cheval qui essaie de se débarrasser de sa bride.

— Et de fait, qu’en était-il d’une si hasardeuse et insultante supposition ?

— Arrivé à mon hôtel, j’ai abandonné l’homme de police à ses recherches. Mon valet de chambre, qui m’avait accompagné à Versailles et qui avait questionné mon cocher, m’assura qu’il lui avait avoué être le seul coupable. L’exempt en question demanda à me voir et m’informa que mon carrosse était rempli de tabac et que ledit cocher accusait le postillon du nonce de le lui avoir remis. Il fut impossible d’en tirer autre chose. Entre-temps, mon cocher s’était enfui. Quant au nonce, que j’allai voir incontinent, il refusa absolument d’avoir à livrer son postillon.

Nicolas observa que son chef était en train de procéder à des translations latérales d’objets sur son bureau comme s’il jouait aux échecs et que, dans la perspective d’une offensive adverse, il se fût décidé à roquer. Cette attitude était le signe indubitable d’une irritation croissante.

— Et que puis-je faire au juste pour Votre Excellence ?

Le ministre, à qui le manège de M. de Sartine n’avait pas échappé, reprit, un ton au-dessous :

— Tel est l’état de cette affaire dont j’aurais voulu épargner l’ennuyeux détail à votre attention. Mais je n’ai pas cru pouvoir m’en dispenser. Si quelqu’un eût dû être à l’abri de pareils désagréments, c’est bien moi, par la précaution que j’ai cent fois prise d’ordonner à mes gens de ne jamais me laisser monter en carrosse sans en faire au préalable la visite. J’insiste, monsieur, pour que vous fassiez chercher et arrêter mon cocher. Il m’est bien cruel de me trouver en quelque façon compromis et exposé aux traits de la méchanceté par le fait de cette canaille. Je vous supplie, monsieur, de bien vouloir suivre cette affaire avec toute la vivacité nécessaire. Si M. de Choiseul croit que je suis en droit d’exiger une satisfaction, je me flatte qu’il voudra bien me la proposer.

— Monsieur l’ambassadeur, je ne peux mieux faire que de demander à Votre Excellence de faciliter l’accès auprès de vos gens à M. Le Floch, ici présent. Il agira en mon nom et ne rendra compte qu’à moi seul. Je suis trop sensible aux inquiétudes que cette aventure vous crée pour ne pas tout mettre en œuvre afin de l’éclairer et je puis vous assurer que nous sommes loin de soupçonner un ministre étranger d’avoir la moindre part à cette fraude. Les mesures seront prises pour retrouver votre cocher et découvrir les vrais instigateurs de cette condamnable entreprise.

La suite ne fut plus que ballet de cour, mouvements, avancées et reculs, demi-révérences et bruissements de paroles courtoises. M. de Sartine raccompagna son hôte jusqu’au degré de l’hôtel et revint, le teint fort animé.

— Peste soit du fâcheux ! Voilà une matinée bien mal commencée. Mon barbier me coupe, mon chocolat me brûle et le baron Van Eyck m’assomme.

Il déroulait les boucles d’une perruque marronnée.

— Et pour couronner le tout, le temps tourne à l’humide et défrise mes perruques !

On gratta à la porte.

— Quoi encore ?

Un laquais entra et lui remit un pli. Il en rompit le cachet après l’avoir examiné, lut le message et le répéta à Nicolas.

— Que vous disais-je ! Écoutez : « Versailles, le 24 octobre 1761. Vous apprendrez, monsieur, l’aventure arrivée à M. le comte Van Eyck en revenant hier de Versailles. L’intention du roi est que vous suiviez cette affaire avec toute la célérité nécessaire pour en découvrir la source et que vous m’informiez exactement de ses progrès. » Signé : « Choiseul. » Et tout cela comme si on était allé gâcher le souper du roi avec cette peccadille !

Nicolas imaginait déjà la suite. Il tenta de parer le coup.

— M. de Noblecourt, qui connaît son monde, me disait ce matin…

Mais Sartine ne l’écoutait pas. Il feuilletait avec fièvre un volume relié en maroquin et frappe de ses armes, les fameuses « sardines » qui témoignaient de son ironie vis-à-vis de ses origines et de son mépris à l’égard des rieurs parisiens. Il trouva ce qu’il cherchait.

— Il n’est pas comte ; Choiseul l’a flatté, je l’aurais parié. « M. le baron Van Eyck, envoyé extraordinaire de l’Électeur de Bavière et du cardinal de Bavière, évêque, prince de Liège », hum… il demeure à l’hôtel de Beauvais, rue Saint-Antoine. L’Almanach royal est irremplaçable ! Nicolas, vous allez me débrouiller cette affaire et trouver de quoi apaiser immédiatement M. de Choiseul, satisfaire le baron et faire retomber toute cette agitation pour quelques paquets de mauvais tabac. Vertudieu, le zèle est parfois l’ennemi du bien !

— Puis-je vous faire observer, monsieur, qu’une autre enquête nécessite la poursuite d’investigations urgentes et que…

— Et que, rien du tout, monsieur. Je vous veux rue Saint-Antoine ; l’affaire en question attendra.


Sartine piqua du nez vers la perruque marronnée dont il contemplait avec désolation les boucles dévastées. Il ne restait plus à Nicolas qu’à saluer et à disparaître.

Il gagna les écuries pour y choisir une monture. Il était loin le temps où les rabrouements de son chef le contraignaient à user d’un mulet ou d’un âne. Maintenant, les meilleurs chevaux étaient en permanence à sa disposition ; c’est à ces choses-là qu’on mesure le chemin parcouru.

Un hennissement joyeux l’accueillit. Une grande jument alezane piaffait et encensait dans son box, sa longue tête tournée vers lui. Il s’approcha et flatta la surface soyeuse et tiède autour de ses naseaux ; il la sentit toute frissonnante et impatiente de se dégourdir. Des ondulations amples traversaient son corps, comme une eau faiblement troublée. Un valet d’écurie sella la bête. Après quelques caracoles sur le pavé de la cour, elle se calma, mais l’agitation de ses oreilles continua à marquer son humeur mutine. Nicolas rêvait de grands espaces et de galops à perdre le souffle, mais la ville et ses embarras n’autorisaient pas de telles fantaisies.

Une fois en selle, Nicolas laissa son esprit vagabonder dans la lumière dorée de ce matin d’automne. Une brume légère voilait les perspectives ; de grands pans lumineux, autour desquels flottait un monde de particules animées, partageaient obliquement la vision, renvoyant dans un triangle d’ombre les façades opposées au soleil. Au sol, de nouvelles volutes de poussière se soulevaient et montaient pour rejoindre en se dissipant les masses ascendantes. Il rejoignit les rives de la Seine. Le lit du fleuve disparaissait sous une brume plus dense qui se déchirait par endroits, laissant voir les chalands ou les bacs traversiez. Vers les ponts, cette brume s’accumulait, comme tassée et bloquée sous les voûtes humides. Les maisons du pont au Change dominaient l’ensemble, comme suspendues dans le vide. Une femme qui accrochait du linge à sa fenêtre disparut soudain, avalée par un recrû de ces nuées qui s’étalèrent en dessinant la forme d’un arbre. Nicolas obliqua vers le grand Châtelet et, après avoir confié sa monture à la garde du gamin préposé à cet office, il rejoignit le bureau des inspecteurs.

Bourdeau l’attendait en fumant sa pipe. Nicolas parcourut hâtivement le cahier de permanence. Il releva, outre quelques incidents de routine, la mention de l’interception, à la porte de la Conférence, du carrosse du ministre de Bavière. Y figurait aussi le lot habituel de noyés, restes de cadavres repêchés pris dans les filets de Saint-Cloud, membres épars et fœtus, tous promis à la même exposition lugubre sur les tables de pierre des caveaux glacés de la Basse-Geôle. Tout cela le laissait indifférent ; c’était la vie et la mort de chaque jour à Paris.

Son entretien avec Bourdeau fut bref : compte rendu succinct de la rencontre avec Sartine et instructions diverses. L’inspecteur ne croyait pas au désintérêt de leur chef pour l’affaire qui les occupait : rien n’était plus trompeur que cet éloignement affiché dans les débuts d’une enquête.

Ils envisagèrent les priorités. Bourdeau retournerait à Grenelle pour élucider la question du double de la clef. Il informa Nicolas que Sanson procéderait à l’ouverture du corps du vicomte de Ruissec dans la soirée. Le bourreau était en effet requis toute la journée par une question extraordinaire donnée à des contrefacteurs.

Quant au rendez-vous de l’église des Carmes, il fut décidé d’y dépêcher Rabouine. Celui-ci, l’une des mouches les plus discrètes et les plus efficaces du service, avait montré, dans une affaire récente, tout son savoir-faire et sa diligence. Il surveillerait les abords du couvent et veillerait à toute éventualité. Ainsi, Nicolas pourrait disposer d’un auxiliaire pour lui prêter main-forte en cas de besoin et lui servir de messager le cas échéant.

Il proposa à Bourdeau de se retrouver pour dîner, à la demie de midi, à la boucherie Saint-Germain. Le lieu était bien choisi, à équidistance du quartier Saint-Paul et de la plaine de Grenelle. Il était, de surcroît, proche de l’église des Carmes où son mystérieux correspondant l’attendrait. Ils avaient tous deux leurs habitudes dans un de ces estaminets riches en vins de bon aloi et nourritures roboratives. La mère Morel, tripière de son état, se ferait une joie de les régaler. Le premier arrivé attendrait l’autre. Passé deux heures, chacun reprendrait sa liberté et vaquerait à ses occupations. Cette disposition était plus prudente, ni l’un ni l’autre ne sachant à l’avance ce que leur réserveraient les investigations du matin.

Cela réglé, Nicolas salua le père Marie, le vieil huissier auquel le liait une affectueuse complicité. À sa sortie, il retrouva le gamin qui, les rênes passées dans un bras, s’évertuait, empourpré par l’effort, à bouchonner la jument ; elle paraissait y prendre goût et soufflait dans le cou du garçon. Il y gagna une poignée de sols reçue avec un éclatant sourire édenté.


Nicolas reprit le bord de Seine, traversa la place de Grève et atteignit le port Saint-Paul. Comme chaque matin, l’agitation y était grande et une foule bigarrée se pressait pour monter dans les coches d’eau. Ces grands bateaux couverts, que des chevaux tiraient sur la berge, partaient à heure et à jour nommés pour la commodité des voyageurs et du commerce. Nicolas avait eu l’occasion d’emprunter le coche royal qui, chaque jour, remontait le fleuve en amont pour gagner Fontainebleau. Il arrêta sa monture, se dressa sur ses étriers et contempla l’immense rassemblement de bateaux disposés tout au long de la rive. Quelques instants après, il s’arrêtait devant l’hôtel de Beauvais, résidence du ministre de Bavière, non loin de l’église Saint-Paul. Il se souvint que les prisonniers décédés à la Bastille recevaient leur sépulture dans ce sanctuaire. Les guichetiers de la forteresse d’État portaient les cercueils et, seuls, les membres de l’état-major assistaient à l’office et à l’ensevelissement.

Un portier monumental, dont l’arrogance visait sans aucun doute à honorer la dignité de son maître, l’accueillit avec hauteur, et fit plusieurs allers et retours avant d’ouvrir la porte cochère et d’admettre le cavalier dans la cour intérieure de l’hôtel de Beauvais. L’attention de Nicolas fut aussitôt attirée par l’activité d’un jeune homme aux cheveux jaunes, en chemise, caleçon et pieds nus, qui nettoyait à grands coups de baquet d’eau une voiture aux armes de Bavière couverte de boue. Un majordome à l’accent prononcé fit entrer Nicolas dans une antichambre. Nicolas le jugea court sur la politesse ; l’irritation le gagna mais, conscient qu’il n’avait rien à gagner à se mettre en colère, il se convainquit de tout supporter et demeura glacial et insistant. On lui répéta du bout des lèvres ce qu’il savait déjà : que le cocher incriminé du plénipotentiaire de Bavière avait pris la fuite et qu’on ignorait l’endroit où il pouvait s’être réfugié. Comme il n’était pas dans ses possibilités ni dans ses intentions d’interroger à nouveau le baron Van Eyck, Nicolas demanda à rencontrer le laquais qui accompagnait la voiture lors du voyage à Versailles. On lui désigna d’un geste dégoûté l’homme en chemise qui s’évertuait dans la cour. On appela l’homme et on lui intima l’ordre d’avoir à répondre aux questions de « ce monsieur ». On demeura là car on souhaitait entendre ce qui allait être dit, mais on resta sur sa faim, car Nicolas entraîna le valet vers une remise.

Il ouvrit sa tabatière, la tendit à l’homme qui, après s’être essuyé les mains, en prit une pincée avec gaucherie et en se dandinant d’un pied sur l’autre. Il avait un bon gros visage rougeaud sur lequel transparaissait l’inquiétude d’avoir affaire à une autorité. Nicolas se servit à son tour et respira la prise sur le dos de sa main. Un moment fut occupé par une séance commune d’éternuements. Nicolas se moucha dans un de ces carrés de fine batiste que Marion lui repassait chaque jour avec un soin maniaque ; l’homme après quelques hésitations usa de sa chemise sans trop de vergogne. Il se rassérénait, et son trouble se dissipait. On ne soulignera jamais assez, songeait Nicolas, le caractère rassurant et fraternel de l’exercice sternutatoire. Un jour, il avait évoqué la question avec son ami le docteur Semacgus. Le chirurgien de marine estimait que cette réaction évacuatoire participait des « politesses de la tribu » ; tout comme le jeu ou le manger, elle dissipait les esprits confus et évacuait les vapeurs et humeurs déprimantes. Le plaisir ressenti suscitait la confiance réciproque.

Toujours est-il que le laquais prit un visage épanoui et dilaté et écouta avec une ouverture marquée les préliminaires prudents de Nicolas. Après quelques dévoiements destinés à donner le change, celui-ci l’interrogea sur son pays d’origine, la Normandie, et développa diverses considérations élogieuses sur ladite région, ses chevaux, ses vaches, la richesse de ses herbages et la beauté de ses femmes. Puis il en arriva à l’essentiel.

— C’est vous qui conduisez ce carrosse ?

— Mon Dieu non, monsieur. Je le voulions bien, mais pour l’heure c’est derrière la caisse que je me tiens. Oui, pardié, je le voulions bien pour les bottes et tout le galon du pied à la tête…

Ses yeux poursuivaient un rêve impossible peuplé de chevaux fringants, de coups de fouet et d’exaltantes cavalcades sur les chemins et dans les rues. Il s’imaginait trônant sur son siège et dominant la route.

— Il a pris le large, le bougre ! Mais il sera remplacé par un autre tout aussi hausse-col.

— Hausse-col ?

— À force d’être assis au-dessus des autres, on se croit plus malin ! N’était pourtant que sur son cul, sauf vot’respect.

Il parut méditer cette forte parole, puis reprit, l’air pensif.

— L’était le mieux gagé d’entre nous, et avec le passage du tabac, il pouvait accumuler les écus.

— Vous connaissiez son trafic ?

— Nous tous, mais pas un pour parler. Il nous aurait fait jeter à la rue, c’était sa parole contre la nôtre.

— Vous plairait-il de me faire le récit de la soirée d’hier ?

— Je pourrions rien refuser à un monsieur aussi honnête avec un tabac aussi fin.

Nicolas saisit l’allusion et l’invita à se resservir. Plusieurs éternuements suivirent, précédant une nouvelle maculation de la chemise.

— Nous rentrions de Versailles par la grand-route de Paris, reprit l’homme. Le Guillaume, not’cocher, n’était pas à son aise. Peut-être bien qu’il n’avait pas la conscience tranquille avec le tabac. Mais il y avait aussi la jument de tête, à droite, qui s’était fait coincer la jambe au sortir du château par la voiture du nonce qui voulait passer outre. La chair était à vif. Arrivés au pont de Sèvres, le cocher a demandé la permission à not’maître d’approcher la rivière pour laver la plaie ; la pov’bête boitait bas. Ne voilà-t-y pas qu’on s’embourbe ! Je sautions à terre après avoir tiré mes souliers et troussé mes chausses. C’était tout gadoues et ordures, cela puait comme une sentine. J’y avions gâché une belle paire de bas.

Nicolas écoutait avec attention.

— La nuit tombait. Près de l’eau, on arrive pile sur une autre voiture. Deux hommes plongeaient un corps clans l’eau. Il paraissait mal en point. Le Guillaume leur a demandé ce qu’ils faisaient. Ils revenaient de partie fine. Leur ami était pris de boisson et avait perdu connaissance. Fallait-y qu’il en ait avalé pour être ainsi raide comme un passe-lacet ! M’est avis que ces godelureaux n’étaient pas très catholiques. Ils ont remonté vite fait leur lascar dans la voiture et ont filé le feu aux fesses, sauf vot’respect. La bête a été soignée, l’eau l’avait soulagée. Nous sommes repartis sur Paris et, à la porte de la Conférence, le guet nous a arrêtés et le tabac a été découvert. Je parions mes gages que c’est toute la boue que j’étions en train de décrasser sur la voiture à votre arrivée qui nous a mis dedans. A-t-on jamais vu carrosse d’ambassadeur crotté d’aussi belle manière de Versailles à Paris ? Les gabelous ne pouvaient que sauter sur l’occasion.

— Tout cela est fort clair, fit Nicolas, vous racontez à merveille.

L’autre, flatté, se rengorgea et tira sur sa chemise l’air béat.

— Ces gens que vous avez dérangés sur la berge, vous les avez bien vus ?

Les yeux mi-clos, l’homme parut rassembler ses idées.

— Ils étaient sombres.

— Agités par quelque chagrin ?

— Non, entre chien et loup. C’était ben difficile de les dévisager. Manteaux et chapeaux, c’est tout ce que j’ai vu.

— Et l’homme ivre ?

— Je n’ai rien vu, sauf une perruque basculée sur le visage. Pour sûr que dans son état, même le noir lui faisait mal au crâne.

Nicolas réfléchissait. Des pensées informulées lui traversaient l’esprit. Un mécanisme intérieur s’était déclenché, mais la fragilité de ses rouages et de ses engrenages imposait de ne rien faire qui entraverait son mystérieux mouvement. Le but de son enquête lui revint.

— Et votre cocher ?

— Les exempts ont escorté le carrosse jusqu’ici. À peine dételé, voilà le Guillaume qui prend la poudre d’escampette. J’avions pensé voir un chat échaudé tant prestement il a disparu.


Nicolas estimait avoir accompli son devoir. L’enquête avait été diligentée, rapport serait fait à M. de Sartine, qui lui-même rendrait compte à Choiseul. Des assurances seraient adressées au ministre de Bavière et tout rentrerait dans l’ordre. Un petit incident de barrière se dissiperait dans le néant ; seuls l’orgueil et la susceptibilité en étaient la cause, et l’escalade des conséquences retomberait tout aussi vite qu’elle s’était établie. Il n’y avait pas de mystère. Les nom et signalement du cocher seraient envoyés aux commissaires et aux intendants dans le royaume et, avec un peu de chance, l’homme serait rattrapé et envoyé aux galères. Nicolas récupéra sa jument qui, du bout des lèvres, décapitait quelques roses tardives le long d’un mur blanchi à la chaux.

Elle le conduisit sans encombre par le Pont-Neuf et la rue Dauphine jusqu’au carrefour de Bussy. Dans la rue des Boucheries-Saint-Germain, il retrouva des lieux familiers. Le quart d’une heure venait de sonner. Dans la petite auberge aux vieilles tables usées et tailladées de coups de couteau, la mère Morel le serra sur sa vaste poitrine. Ses dignités nouvelles de commissaire de police au Châtelet n’avaient pas désarmé l’affection qu’elle lui vouait. C’était une satisfaction pour elle de le tenir pour un habitué et, qui sait, pour un recours en cas de besoin. Il est vrai qu’elle servait clandestinement des abats de porc au mépris des règlements de police et des privilèges reconnus des charcutiers. Elle connaissait ses goûts et lui apporta aussitôt un verre de cidre accompagné d’une assiette de couenne frite taillée en bâtonnets qui croustillaient sous la dent. Bourdeau fît son apparition quelques instants plus tard.

L’un et l’autre tenaient pour affaire sérieuse l’organisation d’un dîner. L’hôtesse réapparut, à qui ils demandèrent conseil.

— Mes gamins, dit-elle avec cette familiarité maternelle qui était l’un de ses charmes, j’ai sur le coin de mon potager deux plats que je vous réservais sans savoir que je vous verrais. Primo, un potage d’abattis d’agneau…

Elle s’interrompit pour remettre en place une partie de sa poitrine dérangée par sa manifestation d’affection.

— Pour des amateurs comme vous, je vais dévoiler mes secrets. Je mets dans un pot quatre ou cinq livres de bon bœuf de l’endroit qui vous plaira…

— Du paleron ? dit Bourdeau.

— Du paleron si vous voulez ; c’est une bonne pièce, bien goûteuse. Quand il est bien écumé, j’ajoute du lard et les abattis d’un agneau. Il ne faut pas pleurer le sel, le girofle, le thym et même quelques laitues pommées ou oseille à poignées, encore que cette dernière aurait tendance à changer la couleur et, bien sûr, quelques oignons blancs. Bien écumé et bien réduit, je donne du corps et de l’appétissant en jetant dans le tout quelques jaunes d’œufs délayés dans un bon vinaigre. En prime, cela vous réchauffera car il commence à faire sacrément frisquet en dépit de ce soleil insolent.

— Et en seconde ? dit Nicolas.

— En seconde, un de mes plats de derrière le fourneau : des hâtereaux de foie de porc. Je suis bonne fille et vais tout vous dire : je hache un foie avec la tierce partie de lard, Unes herbes, clou pilé, poivre, muscade, ail et trois jaunes d’œufs. Je fais des boulettes que j’enveloppe étroitement dans de la crépine. Je les fais cuire dans une tourtière avec un peu de lard fondu et une jetée de vin blanc. Avec de la moutarde, c’est à s’en lécher les doigts.

Les deux amis applaudirent et la matrone disparut. Ils pouvaient parler à leur aise.

— Votre visite à Grenelle a-t-elle apporté du nouveau à notre affaire ? demanda Nicolas.

L’inspecteur fit une moue dubitative.

— J’y fus fort mal reçu par le maître de maison, toujours aussi outrecuidant, réplique fidèle du portrait que vous m’en aviez tiré. N’eût été l’aide de Picard, j’aurais été bien en peine d’obtenir quoi que ce soit. Pour la clef, les choses sont peu claires. Il y a bien eu un double qui aurait été perdu au moment des travaux qui ont suivi le rachat de l’hôtel. De ce côté-là, nulle certitude.

— D’autres constatations ?

— Pas précisément. J’ai refait le tour général de l’appartement du vicomte. Il est impossible d’y rentrer ou d’en sortir autrement que par les issues normales, la porte ou les fenêtres. J’ai même vérifié le conduit de la cheminée, au plus grand péril de ma tenue.

Il se frotta le devant du pourpoint où subsistaient encore quelques traces noirâtres.

— En revanche, j’ai été frappé par les titres des livres contenus dans le réduit bibliothèque. Curieux mélange, pour un jeune homme, que celui de la dévotion et de la théologie.

— Ainsi, la chose vous a également frappé ? Il faudra examiner cela.

— Et quant au cabinet de toilette…

Bourdeau laissa sa phrase en suspens d’un air entendu.

La mère Morel réapparut avec une soupière fumante. Ils se jetèrent sur son contenu et, pendant un long moment, ne pensèrent plus à autre chose.

— Vraiment, fit Bourdeau, il manque à ce mangement quelque savoureux flacon ! Le cidre a bien piètre allure sur d’aussi goûteux morceaux.

— Notre hôtesse n’a pas le droit d’en servir. Déjà en butte à la méfiance des charcutiers, elle ne veut pas se mettre à dos les marchands de vin. Elle m’a confié qu’ils lui envoyaient des espions pour vérifier si les règles étaient respectées dans son échoppe.

— M’est avis, dit Bourdeau, qu’elle réserve à certains des pichets de vin franc.

— Pas pour nous. Elle estime nous tenir par la gueule sur la question…

— Je connais votre raffolement pour sa fricassée de pieds de porc. Et la loi de violer la loi…

— C’est sans doute ma fonction qui lui en impose, et sur le chapitre du vin, elle n’ose.

Bourdeau soupira. Son visage, tout empreint d’une bonace à laquelle certains se laissaient prendre, offrait l’image d’un homme heureux. Il appréciait ses agapes en tête à tête avec Nicolas.

— Revenons à notre affaire, Nicolas. Que pensez-vous trouver à l’église des Carmes ?

— Tout laisse à penser que le message émane de la comtesse de Ruissec. L’écriture est féminine et de bonne tenue. Qui d’autre ?

— Lorsque j’ai quitté Grenelle, le comte demandait son équipage pour Versailles.

La mère Morel apportait un grand plat de terre cuite où grésillaient les hâtereaux dans leur crépine dorée par la cuisson.

— Alors, mes gamins, qu’en dites-vous ? Et voilà la moutarde !

— Nous disons que c’est bel et bon comme toujours, et mon ami Bourdeau ajoutait il y a un instant que tout cela mériterait d’être arrosé…

L’hôtesse mit un doigt sur les lèvres.

— Il ferait beau voir que j’en risque pour un pichet qui appéterait le matou à l’affût ! Non que je vous crois capable de me chercher noise, mais il y a toujours quelque malfaisant qui traîne ses basques ici et qui serait trop content de me prendre en défaut, à la grande joie de qui vous savez.

Elle jeta un regard terrible autour d’elle et se retira.

— Vous aviez raison, Bourdeau, elle n’a pas mordu à l’hameçon… Que disions-nous ? Ah ! oui, Versailles… Cela ne présage rien de bon. Notre homme va aux nouvelles et se plaindre à ses protecteurs.

— Hélas oui, c’est un homme qui a bouche à Cour !

Ils demeurèrent un instant silencieux.

— Vous demeurez persuadé qu’il s’agit d’un meurtre ? demanda enfin Bourdeau.

— Oui, c’est ma conviction. Je n’entrerai pas dans les détails qui la fondent ; j’attendrai les conclusions de Sanson. Une fois que nous serons sûrs, nous aurons marqué un point sur le meurtrier, et gagné du temps sur ceux qui voudraient s’opposer au cours de la justice. Tout restera à faire ; le pourquoi, le qui, le comment…

Les boulettes de porc fondaient sous la langue ; les assiettes furent nettoyées à grands coups de croûtons. Bourdeau, repu, alluma sa pipe.

— L’ouverture est prévue vers neuf heures ce soir. N’oubliez pas votre tabac à priser…

Nicolas sourit ; c’était une vieille plaisanterie entre eux. Pour les ouvertures des corps à la Basse-Geôle, l’inspecteur avait conseillé à Nicolas d’user et d’abuser du tabac.

À trois heures, ils se séparèrent. Nicolas choisit de rejoindre au pas le couvent des Carmes. Dès son arrivée dans la capitale, il était tombé amoureux de la ville et appréciait plus que tout la déambulation rêveuse dans Paris. Sa connaissance des quartiers louchait aux détails de ceux-ci et avait étonné Sartine en plusieurs occasions. Cela le servait beaucoup dans ses fonctions. La carte de la grande cité était inscrite dans sa tête. Il pouvait dans la minute s’y transporter en imagination et y retrouver le moindre cul-de-sac. Par la rue du Four et celle du Vieux-Colombier, il rattrapa la rue Cassette, passa devant le couvent des Bénédictines du Saint-Sacrement et gagna la rue de Vaugirard, sur laquelle donnait la porte principale des Cannes. Les pas de son cheval résonnaient dans la rue déserte. Il s’arrêta, ému du spectacle d’un lieu qui avait vu ses premiers jours à Paris. C’est de là qu’un matin, il était parti pour être reçu au Châtelet par le lieutenant général de police.


Rabouine était bien toujours la mouche la plus discrète de son équipe. Pas la moindre trace de sa présence ; où diable pouvait-il se cacher ? Il était là, pourtant, qui l’observait ; Nicolas sentait son regard sur lui. Il disposait du temps nécessaire pour aller saluer le père Grégoire, son vieil ami. Après avoir attaché sa jument, il remit ses pas dans les couloirs familiers du couvent, traversa une cour et entra dans l’apothicairerie submergée par l’odeur des simples. Un moine âgé, besicles sur le nez, pesait des herbes sur une balance. Nicolas retrouva les senteurs fortes qui, naguère, l’avaient abruti. Il toussa, le religieux se retourna.

— Qui ose me déranger, j’avais bien spécifié…

— Un ancien apprenti, Breton de basse Bretagne.

— Nicolas !

Il serra le jeune homme dans ses bras puis l’éloigna pour le considérer.

— Les yeux clairs et hardis, la mine haute, le teint vermeil. Les humeurs sont en place. J’ai appris ton élévation. Te souviens-tu que je l’avais prophétisée ? Je pressentais que M. de Sartine inclinerait le cours de ta vie. J’en ai souvent remercié le Seigneur.

Ils se perdirent dans les souvenirs d’un passé encore proche. Nicolas expliqua au père Grégoire les raisons de sa venue au couvent et apprit de son ami que la comtesse de Ruissec y avait ses habitudes et se confessait à l’un des pères carmes. Le temps passait et, tout au plaisir de leurs retrouvailles, Nicolas attendait les quatre coups au clocher de l’église. Il lui parut bientôt que ceux-ci tardaient. Ayant consulté sa montre, il bondit ; les cloches étaient en retard de plusieurs minutes. Le père Grégoire l’informa qu’elles ne sonnaient plus les heures afin d’épargner le repos d’un de leurs frères à l’agonie.

Le jeune homme arriva dans l’église, essoufflé par sa course. Elle était vide. Il respira, il était encore en avance. L’odeur d’encens, de cierges éteints et celle, plus insidieuse, de décomposition le saisirent. Il examina les quatre chapelles latérales : elles étaient également vides. Il admira, dans la croisée, la belle statue de la Vierge en marbre blanc dont le père Grégoire lui avait si souvent répété qu’elle avait été sculptée sur un modèle du Bernin. Au-dessus de lui, il reconnut la peinture du dôme où le prophète Élie est représenté enlevé au ciel sur un char de feu. Devant l’autel, le puits par lequel on descendait les corps des moines défunts était ouvert. Nicolas le connaissait bien, c’était par là qu’on jetait aussi l’eau bénite dans la crypte.

Nicolas perdait à nouveau le souffle ; l’encens lui procurait souvent ce malaise. Il s’assit sur un prie-Dieu et tenta de maîtriser sa sensation d’étouffement. Soudain, un cri suivi de pas précipités l’alertèrent. Ils résonnaient dans l’édifice, sans qu’on puisse déterminer leur provenance. Ils s’apaisèrent bientôt, pour laisser la place à un silence si profond qu’il entendit distinctement le grésillement des cierges et chaque craquement des boiseries. De nouveaux cris se firent entendre ; le père Grégoire surgit, le visage empourpré, suivi de trois moines. Il prononçait des mots sans suite.

— Il s’est passé… Oh ! mon Dieu, Nicolas, une chose terrible…

— Calmez-vous et dites-moi les faits par leur commencement.

— Lorsque vous m’avez quitté… On est venu m’annoncer la mort de notre prieur. En l’absence du père abbé, c’est moi qui prends les dispositions. J’ai demandé que l’on prépare la crypte pour les funérailles. Là, là…

— Là, quoi ?

— Le frère Anselme est descendu et a découvert… Il a trouvé…

— Mais quoi ?

— Le corps de la comtesse de Ruissec. Elle est tombée dans le puits des morts.

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