XII TRUCHE DE LA CHAUX[25]

« Les Rois sont sujets à l’émoi… »

Etienne Jodelle

Dimanche 6 janvier 1762

Le rituel du grand couvert s’apprêtait dans sa forme immuable. Depuis deux mois, Nicolas n’avait pas quitté la Cour. M. de Saint-Florentin maintenait le jeune commissaire à Versailles au grand dam du lieutenant général de police. Il était chargé tout à la fois de contrôler la sûreté du palais et de préparer le mémoire demandé par le ministre, toujours inquiet des risques pesant sur la vie du souverain. Les révélations du dénouement de l’affaire Ruissec avaient ancré cette crainte en lui et il ne jurait plus que par Nicolas. Celui-ci avait pris pension chez M. de La Borde, grâce auquel il avait pu se loger au château dans une soupente proche des appartements du premier valet de chambre.

C’était le premier dimanche de l’année. Trois fois par semaine, le roi soupait en cérémonie avec la famille royale, pour obéir à une tradition établie par Louis XIV, et malgré ses réticences à paraître en public. Son goût personnel aurait plutôt porté Louis XV à préférer les soupers intimes avec ses favoris et la marquise de Pompadour, dans les petits appartements, mais il lui fallait bien s’astreindre à son métier de roi.

Nicolas, qui participait désormais étroitement aux cérémonies de la Cour, se tenait donc à la porte de la première antichambre de l’appartement royal, où une table en forme de fer à cheval avait été dressée. Le roi et la reine en occuperaient l’extrémité et les membres de la famille royale les côtés. La Borde lui expliquait à l’oreille les détails du protocole. Déjà, le premier service de la viande était remonté des cuisines en longue procession, précédé et escorté de deux gardes, carabine sur l’épaule, accompagné de l’huissier de salle à quelques pas derrière, portant le flambeau et la baguette, du maître d’hôtel avec son bâton, du gentilhomme-servant-panetier, du contrôleur général, du contrôleur-clerc d’office, d’une dizaine d’autres officiers portant chacun un plat, enfin, de deux autres gardes fermant la marche. Le maître d’hôtel avait fait révérence devant la nef de vermeil contenant les serviettes parfumées. Chaque officier avait ensuite goûté les viandes pour vérifier qu’elles n’étaient pas empoisonnées. Le premier service des potages et des entrées avait été disposé harmonieusement sur la table. Il résultait de tout cérémonial que le roi mangeait ses viandes froides.

Un appel du pied, un mouvement d’armes, ainsi qu’un murmure de la foule pressée dans l’antichambre avaient annoncé le cortège royal. Précédé d’un huissier, éclairé par ses pages et suivi du capitaine de ses gardes, le roi avait gagné son fauteuil dans le même temps que la reine arrivait. Des serviettes leur avaient été tendues pour se laver les mains. Le reste de la famille royale, le dauphin et Mesdames avaient pris place. Nicolas observait maintenant la foule qui, maintenue à distance, suivait religieusement le déroulement du souper. Les gens de qualité étaient rangés, écrasés souvent les uns contre les autres, derrière la chaise du roi. Ils prêtaient l’oreille, attentifs à recueillir quelques paroles ou quelques marques de distinction tombées des lèvres augustes.

Au bout d’un moment, le roi rompit le silence et interrogea le dauphin, qui venait de rentrer de Paris, sur les nouvelles de la ville. Celui-ci évoqua les craintes qui agitaient l’Europe et qui couraient dans la capitale sur l’état de santé de la tsarine de Russie. Chacun était suspendu aux nouvelles en provenance de Saint-Pétersbourg. L’hiver et les difficultés que la neige et le gel occasionnaient aux courriers jetaient l’incertitude sur des indications contradictoires ou controuvées. On ne savait plus à quelle vérité se raccrocher. Le dauphin décrivit les crises et les vapeurs qui inquiétaient les médecins d’Elisabeth, au point de parler de risques d’apoplexie. Les détails médicaux retinrent l’attention du roi, qui se tourna vers son médecin en quartier pour plus de précisions. Le dauphin ajouta que, selon certaines informations, la désolation était grande en Russie, sauf dans le peuple, grossier, barbare et manquant de sensibilité. Tout se déroulait dans cette cour orientale dans un mystère qui marquait plus la crainte du successeur que l’amour du souverain régnant. Cette remarque sans intention assombrit le roi, qui se renferma dès lors dans un silence obstiné, en dépit des timides tentatives de la reine de relancer la conversation.

Alors que l’on desservait et qu’arrivaient les viandes, une rumeur s’enfla à l’extérieur de l’antichambre où se tenait le grand couvert. Ce ne fut d’abord qu’un bruissement, des bruits de pas précipités, des armes qui retombaient brutalement sur le sol et des voix qui haussaient le ton et lançaient des appels. Séparé de ce désordre par la foule du public, Nicolas tenta en vain d’en discerner les raisons. Un officier des gardes se fraya soudain un chemin malaisé au milieu des courtisans. Il parvint jusqu’au capitaine des gardes à qui il confia quelque chose.

Dehors, le désordre redoublait. Les grands officiers et les proches du roi se regardaient, interdits. Le monarque demeurait imperturbable, même si certains petits détails marquaient que son impatience grandissait devant cette perturbation du cérémonial. Une nouvelle parcourait maintenant l’assemblée. Chacun parlait à haute voix à son voisin. Nicolas entendit près de lui les mots « attentat horrible » et vit que M. de Saint-Florentin, auprès duquel se tenait Sartine, le regardait, l’air éperdu et interrogatif. Ce jeu de mines cessa lorsque le capitaine des gardes eut instruit le ministre. De nombreux assistants paraissaient désormais informés de l’événement et ordonnaient leur physionomie en harmonie avec la gravité de ce qu’ils venaient d’apprendre. Agacé par la rumeur sourde qui montait et l’environnait, le roi pinçait les lèvres et interrogeait du regard son entourage. Il finit par manifester son déplaisir.

— D’où viennent ce bruit et ce désordre ? Quels sont leurs causes et leurs sujets ?

Personne n’osait lui répondre, mais les visages parlaient d’eux-mêmes.

— Enfin, qu’en est-il ? Pourquoi ces figures contraintes ? Quelle nouvelle justifie votre accablement ? En veut-on encore à ma vie ?

Plusieurs voix se firent entendre chez les princes et les proches du roi. L’ensemble était inintelligible, et les réponses tellement évasives et confuses qu’à force de vouloir le rassurer, elles alarmèrent davantage le roi.

— Qu’ai-je fait ? dit-il en se levant brusquement de table et en jetant violemment sa serviette à terre. Qu’ai-je donc fait pour avoir de pareils ennemis ?

Un murmure de consternation et d’effroi parcourut l’assemblée. Le cortège royal se reconstituait à la hâte et le roi se retira pour gagner ses petits appartements. M. de Saint-Florentin, Sartine et Nicolas, entraînés par La Borde, s’engagèrent à la suite du cortège. Le roi, qui s’était retourné un instant, aperçut son ministre et, l’air menaçant, pointa un doigt sur lui.

— Que s’est-il passé au juste ? Ne m’en imposez pas, développez-moi ce mystère.

— Sire, que Votre Majesté se rassure, l’affaire est entre nos mains et rien n’indique que subsiste le moindre danger.

Le mot imprudent était lâché et le roi s’en saisit aussitôt.

— Ainsi, il y a eu danger ! Monsieur, éclairez-moi sur-le-champ !

— Sire, voilà la chose. Truche de La Chaux, un de vos gardes du corps, vient d’être assassiné à coups de poignard, dans un des escaliers, par deux scélérats qui en voulaient à votre personne. Ces deux monstres ont pris la fuite, et votre garde est presque expirant.

Le roi s’appuya sur le bras du capitaine des gardes. Il était blême et Nicolas remarqua la sueur abondante apparue sur son front et les taches violacées qui marquaient son visage.

— Monsieur de Saint-Florentin, prenez bien soin de mon pauvre garde. S’il en réchappe, je récompenserai son zèle.

Le cortège se reforma et le roi quitta la scène. M. de Saint-Florentin rassembla son monde, moins La Borde qui avait suivi son maître. Ils gagnèrent le grand bureau du ministre où tous se tournèrent vers Nicolas, le seul à connaître Truche de La Chaux. Les questions fusaient. Pouvait-on faire fond sur une personnalité dont chacun connaissait l’ambiguïté ? L’homme malhonnête, le joueur, le voleur et l’agent double pouvait-il se transformer, du jour au lendemain, en héros défenseur du trône ? Selon Nicolas, il était impossible de se prononcer avant que de connaître le détail de l’attentat dont le garde du corps venait d’être la victime. Les premiers rapports affluaient, incomplets ou peu compréhensibles. Excédé, et après avoir guetté un signe négatif du ministre qui ne vint pas, M. de Sartine ordonna à Nicolas d’aller en personne aux nouvelles. Le garde du corps avait été conduit dans la partie basse du château, vers les cuisines. Il gisait sur un matelas jeté à terre dans une galerie faiblement éclairée par des torchères. On attendait le chirurgien qui devait panser ses blessures. Un exempt que Nicolas connaissait lui fit le point des premières constatations faites après l’attentat.

— Il paraîtrait que M. Truche de La Chaux était de garde au château. Entre neuf et dix heures, alors que commençait le grand couvert, il aurait quitté son service dans la salle des gardes pour aller acheter du tabac.

— Et par où est-il sorti ?

— De la salle des gardes, il a gagné le « Louvre ». Ayant emprunté la galerie des Princes, il était descendu ensuite dans un corridor fort long qui conduit du côté des bureaux du contrôleur général des Finances et permet de sortir à peu près vis-à-vis du grand commun. C’est là, dans ce passage très mal éclairé, qu’il a été découvert gisant par terre sans connaissance.

— Qui l’a découvert ?

— Un homme de service. L’ayant trouvé ensanglanté avec son épée cassée, il a appelé du secours sur-le-champ. Je crois qu’on a averti M. de Saint-Florentin et le grand prévôt de l’Hôtel, son adjoint, qui a fait les premières constatations et dressé le procès-verbal en présence de deux gardes du corps.

Nicolas pensa que le grand prévôt aurait pu se hâter de porter tout ceci à la connaissance du ministre.

— L’homme avait donc repris connaissance ?

— Oh ! certes oui, rapidement. Il a parlé aux gardes et leur a raconté sa mésaventure.

— Pouvez-vous essayer de me redire très exactement les propos qu’il a tenus ?

— Je vais faire mon possible. Je venais d’arriver, j’ai tout entendu D’une voix faible et expirante, qui a fait croire au début qu’il allait passer, il leur a dit qu’il venait d’être assassiné. Ses propres paroles ont été « qu’on veille à la sûreté du roi. Deux malheureux m’ont frappé qui en voulaient à sa vie ! L’un était vêtu en ecclésiastique et l’autre en habit vert. Ils m’ont prié de les faire entrer au grand couvert ou de les faire se trouver sur le passage du roi sous la promesse d’une récompense considérable ».

L’homme consulta ses notes sur un petit papier.

— Il a poursuivi : « Cet appât ne m’a pas tenté et je leur ai refusé l’entrée. C’est alors qu’ils se sont jetés sur moi à coups de couteau. Ils m’ont déclaré que leur intention était de délivrer le peuple de l’oppression et de donner une nouvelle force à une religion presque anéantie. »

Ces phrases résonnaient étrangement dans la tête de Nicolas. Le texte du libelle trouvé dans les appartements de Mme de Pompadour reflétait la même philosophie. Il est vrai que tous ces pamphlets se ressemblaient plus ou moins.

— C’est tout ?

— Il n’en a pas dit plus. On l’a emporté pour le mener ici.

Le chirurgien chargé de donner ses soins au blessé venait d’arriver. C’était un grand homme sec à l’air sévère aux mains fines et étonnamment longues. Sous le regard de Nicolas qui observait la scène, il se pencha sur Truche de La Chaux et dégagea ses habits afin d’examiner les blessures. L’homme se débattait en criant et en poussant des plaintes douloureuses. Après quelques instants, le chirurgien chercha dans son sac un produit révulsif et de la charpie. Agacé par les manifestations du blessé, il le maintint fermement allongé afin de procéder plus aisément.

— Monsieur, lui dit-il avec dédain, vous faites bien du bruit pour peu de chose. Vous criez comme si vous étiez bien malade et, au lieu de blessures, je ne vois que des égratignures.

Après s’être enquis de la qualité de Nicolas et des raisons pour lesquelles il se trouvait là, le chirurgien lui demanda d’être son témoin. Il estimait, disait-il, qu’il y avait artifice et il ne voulait pas en rester là, désireux d’aller au fond de cette affaire dans une si grave occurrence.

— Regardez, monsieur le commissaire, et considérez l’habit et la veste de ce blessé. Pour tout homme sensé, il n’y a pas eu agression.

Il s’était penché et secouait l’habit de Truche de La Chaux qui geignait sourdement.

— Vous pensez, monsieur, dit Nicolas, qu’il y a tentative de fraude ?

— Et je le prouve ! Il n’a pu que se blesser lui-même. Regardez, les trous de l’habit et de la veste ne coïncident nullement avec les écorchures superficielles que nous constatons !

Poussé dans ses retranchements, l’homme égaré ressemblait à un animal pris au piège, cherchant de tous côtés la passe par où il pourrait s’enfuir. Il finit par être saisi d’une crise nerveuse et se mit à pleurer comme un enfant. Nicolas s’approcha.

— Je crois qu’il serait préférable pour vous de nous dire la vérité.

Truche le regarda et le reconnut. Il lui saisit la main comme s’il avait découvert un sauveur.

— Monsieur, aidez-moi. Je vais vous dire l’entière vérité. Je ne voulais faire de mal à personne. Je me suis retiré entre neuf et dix heures du soir sur l’un des escaliers où j’ai cassé mon épée et mis bas mon habit et ma veste. Je les ai percés de coupures en maints endroits, puis je me suis porté à moi-même des coups de couteau sur plusieurs parties du corps.

Nicolas était surpris de la candeur de l’homme avouant aussi facilement un crime capital.

— Et personne ne vous a découvert ?

— J’avais éteint les lumières qui auraient pu dénoncer mes préparatifs.

L’homme semblait désormais calmé, comme ayant pris son parti d’être convaincu d’imposture.

— Et ensuite ?

— Ensuite, j’ai remis mon habit et ma veste, je me suis couché à terre et ai réclamé des secours d’un ton plaintif.

— Et la raison de tout cela ?

— Monsieur, il faut bien vivre. Je souhaitais obtenir une pension du roi à quelque prix que ce fût.

Nicolas laissa le garde du corps aux mains des magistrats. Il courut faire son rapport à M. de Saint-Florentin qui le chargea de suivre de bout en bout cette affaire. Fort tard, il retrouva M. de La Borde qui était demeuré auprès du roi. Celui-ci s’apprêtait à passer une nuit d’inquiétude. Le fait que l’un des agresseurs était supposé être habillé en ecclésiastique conduisait certains à franchir le pas et à affirmer qu’il s’agissait d’un jésuite et qu’il fallait incontinent chasser la Société du royaume. Nicolas informa son ami du dernier état de l’enquête. Les jésuites pouvaient encore dormir tranquilles : ils n’étaient nullement impliqués dans la tentative médiocre d’un petit imposteur sans envergure. En revanche, songeait Nicolas, la favorite risquait sans doute de passer par des transes éprouvantes au su d’une affaire si grave et qui compromettait, qu’elle le veuille ou non, un de ses serviteurs occultes.


Le lendemain, la capitale fut informée du forfait et fut saisie d’épouvante ou d’ironie. Mais l’enquête se poursuivant et apportant des éléments nouveaux, chacun fut bientôt convaincu que le garde du corps était bien un fourbe réfléchi. Les interrogatoires serrés auxquels il fut soumis montrèrent qu’il avait conçu son plan coupable dès le mois d’octobre précédent. On apprit ainsi qu’il avait fait affûter un grattoir par un coutelier de Versailles, arme avec laquelle il avait tranché ses habits et s’était superficiellement coupé. Ceux qui étaient mieux informés colportèrent que ce malandrin sans caractère touchait au cercle le plus étroit de Madame Adélaïde, qui marquait toujours son faible pour les protestants convertis sans réflexion ni précaution. À aucun moment, Nicolas n’entendit évoquer la possibilité d’une collusion entre Truche de La Chaux et Mme de Pompadour. Tout cet aspect de l’affaire paraissait environné du secret le plus opaque.

Le 10 janvier, Truche de La Chaux fut emprisonné à la Bastille, puis transféré de la prison d’État au grand Châtelet pour son procès. De fait, la procédure aurait dû se dérouler devant le grand prévôt à Versailles, où s’étaient produits les faits, mais le transport à la Bastille l’avait tiré de la juridiction ordinaire. Il n’y eut ni témoin ni confrontation. On évoqua les précédents : en 1629, un soldat avait été rompu pour des faits identiques ; sous Henri III, un autre coupable avait été décapité. Truche ne fit pas usage de ses lettres de noblesse qui lui auraient permis d’être jugé par un autre tribunal. Le Parlement, par son arrêt du 1er février 1762, le condamna « à être mis dans un tombereau en chemise, la corde au cou, torche à la main, avec un écriteau devant et derrière portant l’inscription " fabricateur d’impostures contre la sûreté du roi et la fidélité de la Nation ", à être conduit dans cet état dans différents quartiers de Paris, à faire amende honorable devant Notre-Dame, au Louvre et à la Grève et, après avoir subi la question préalable, à être rompu vif ».

Le lendemain de cette condamnation, Nicolas reçut par un messager une instruction orale de M. de Saint-Florentin d’avoir à visiter Truche de La Chaux, qui se trouvait à la Conciergerie dans l’attente de son exécution. Il fut un peu étonné de la manière dont cette injonction sans explication lui parvenait. Il regagna Paris. Sa tâche à Versailles était d’ailleurs achevée, et il devait maintenant se mettre au travail pour rédiger son mémoire sur la sûreté du roi au château. Cette étude prenait d’autant plus d’importance après les derniers événements, qui avaient démontré de fâcheuses lacunes dans ce domaine.

À la Conciergerie, il se fit reconnaître, mais tout se déroula comme s’il eût été annoncé et qu’on attendît sa visite. Il parcourut avec le geôlier, dans le tintement du trousseau des grosses clefs, les galeries sombres de l’écrou. Ils s’arrêtèrent devant une lourde porte de bois renforcée de fer et munie d’un guichet. Plusieurs serrures furent actionnées et on le fit entrer dans le cachot du prisonnier.

Tout d’abord, il ne vil rien : une faible clarté tombait d’une ouverture fermée de barreaux entrecroisés. Nicolas demanda au geôlier d’apporter une torche. Celui-ci se fit tirer l’oreille : ce n’était pas là l’habitude et il n’avait pas d’ordres pour cela. Nicolas emporta ses hésitations avec une pièce ; l’homme accrocha sa propre torche à un anneau dans la muraille et se retira après avoir tiré et fermé la porte. Il put alors envisager l’ensemble du cachot. À sa gauche, sur un châlit couvert de paille une forme humaine gisait, étroitement maintenue aux pieds par de lourdes chaînes dont les extrémités étaient fixées à la muraille. Les bras étaient aussi entravés par des chaînes plus légères qui, moins tendues, permettaient au prisonnier de se redresser et de mouvoir ses mains. Nicolas demeura un moment silencieux. Il ignorait si l’homme allongé dormait. S’approchant, il fut frappé par le changement opéré sur le garde du corps. Sans perruque, le cheveu rare et collé sur le crâne, le visage grisâtre et creusé, il avait vieilli de plusieurs années en quelques semaines. Sur ses traits se lisait un profond accablement. La bouche ouverte laissait pendante la mâchoire qui tremblait. Il ouvrit les yeux et reconnut Nicolas. Il hocha la tête avec une manière de sourire et tenta de se relever, mais Nicolas dut l’aider en le prenant sous les bras.

— Ainsi, monsieur, on vous a laissé m’approcher ! Malgré tout.

— Je ne vois pas pourquoi on m’en aurait empêché : vous oubliez mes fonctions.

— Je m’entends. Sommes-nous seuls ?

Il regarda vers la porte du cachot, l’air inquiet.

— Vous le voyez bien. La porte est fermée et le guichet clos. Nul ne peut nous entendre, si c’est cela que vous craignez.

Il parut se rassurer.

— Monsieur Le Floch, j’ai confiance en vous. Je sens que vous ne me croyez pas si coupable. Vous avez eu l’occasion de m’arrêter avant l’événement, avant mon crime. Vous vous en êtes abstenu, vous aviez fait la part des choses… C’est pourquoi j’ai demandé à vous parler.

— Monsieur, ce n’est pas que je vous exonère de votre faute, ne vous y trompez pas. Votre crime est grave, mais je pense qu’il y avait chez vous plus d’inconséquence que de volonté de nuire. Pour le reste, je suis à votre disposition pour vous entendre, pour autant que vos propos ne traversent pas les obligations de ma fonction.

— Pouvons-nous passer un marché ?

— Vous n’êtes nullement en mesure d’imposer des conditions et je ne suis pas autorisé à traiter avec vous.

— Monsieur, ne refusez pas si vite. Accordez à un homme qui n’a plus que quelques jours, peut-être quelques heures à vivre, la grâce de l’écouter et, avec un peu de compassion, de l’entendre.

— Dites toujours, monsieur. Je ne vous promets rien.

— Tout d’abord, je vais vous donner une preuve de ma bonne foi. J’imagine que vous continuez à rechercher les bijoux de Madame Adélaïde ?

Il vit qu’il avait touché juste à l’espèce de sursaut qui agita Nicolas, lequel se le reprocha aussitôt.

— Il se peut, monsieur.

— Je me repens de cela aussi. La princesse a toujours été bonne envers moi. Mon infidélité à son égard est sans excuses. Monsieur Le Floch, vous irez au casernement des gardes du corps. Derrière ma couchette, sous la transversale en bois du torchis, creusez le plâtre et vous découvrirez le reste des bijoux dérobés, puisque aussi bien vous détenez déjà la bague à la fleur de lys. Allez-vous m’écouter maintenant, monsieur ?

— Certes, mais je ne peux rien vous promettre.

— Peu m’importe après tout, je n’ai plus rien à perdre ! Accepteriez-vous de porter un message de ma part : à Mme la marquise de Pompadour et cela, par votre salut, aujourd’hui même ?

Il avait baissé la voix en citant ce nom. Nicolas demeurait impavide. Que signifiait cette requête ? Truche avait-il une dernière volonté à exprimer, une grâce à demander ? Connaissant les relations entre la favorite et le condamné, il s’interrogeait sur son devoir. Ce n’était pas de la crainte, mais il avait la nette conscience que cela pouvait l’entraîner lui-même plus loin qu’il n’aurait jamais dû consentir. D’un autre côté, pouvait-il refuser à Truche de La Chaux, dont la mort terrible et ignoble était si proche, de déférer à sa dernière demande ? Il estima ne pas pouvoir refuser. Il réfléchit aussi que s’il était là, dans ce cachot, ce n’était pas de son fait mais parce que M. de Saint-Florentin lui avait ordonné de s’y rendre. Il pensa aux propres relations existant entre le ministre et la marquise. Peut-être toutes ces puissances étaient-elles tombées d’accord pour qu’il fût leur messager vers un condamné à la veille de son exécution ? Que risquait-il ? Il rendrait compte et transmettrait et n’aurait pas sur la conscience le remords d’avoir refusé quelque chose à un homme qui allait quitter ce monde.

— Soit, monsieur. Comment souhaitez-vous procéder ?

— Je n’ai pas le droit d’écrire. Auriez-vous le nécessaire sur vous ?

Nicolas fouilla la poche de son habit. Il y trouva son contenu habituel : son calepin noir, une mine de plomb, un canif, un bout de ficelle, un mouchoir, une tabatière et du pain à cacheter.

— Une page de ce calepin et ce crayon feront-ils l’affaire ?

— Cela conviendra.

Nicolas détacha le papier fragile le plus proprement possible, le lissa et le tendit avec la mine au prisonnier. Celui-ci plaqua le papier contre la muraille et, après avoir humecté la pointe du crayon, se mit à écrire en très petits caractères. Nicolas constata qu’il n’y avait aucune hésitation dans la rédaction et qu’il avait dû songer longtemps auparavant à ce qu’il désirait transmettre. Il rédigea ainsi une vingtaine de lignes serrées puis replia soigneusement la feuille comme s’il se fût agi d’une petite lettre. Il regarda Nicolas d’un air gêné.

— Monsieur Le Floch, ne vous méprenez pas sur ma requête : je souhaite seulement vous protéger. Il vaut mieux pour vous ne pas connaître le contenu de ce message. Je sais que vous respecteriez mon vœu de l’ignorer, mais je ne sais si son destinataire aura les mêmes raisons de vous faire confiance. Aussi, je vous le demande, comment cacheter ce pli ?

— Sans aucune difficulté. J’ai là du pain à cacheter qui me sert à poser les scellés. Je vous en donne un morceau, vous fermez votre pli, et vous signez en travers.

Truche soupira comme si un poids pesant lui était ôté de la poitrine. Nicolas songea que, dans le malheur, l’homme avait recouvré comme une nouvelle dignité. La personnalité médiocre et même un peu vulgaire avait laissé la place à un être souffrant, mais qui paraissait comme apaisé par la certitude de son destin. Le temps des adieux était venu. Nicolas plaça le billet dans son habit. Au moment de sortir du cachot, il s’adressa une dernière fois au prisonnier.

— Pourquoi moi ?

— Parce que vous êtes un honnête homme.

Il frappa à la porte. La clef joua dans la serrure. Le geôlier apparut et récupéra sa torche. Le visiteur se retourna et s’inclina en direction du prisonnier dont la silhouette s’était déjà fondue dans l’ombre.

Nicolas avait craint que quelque difficulté ne s’élevât pour l’empêcher de rencontrer Mme de Pompadour ; il n’en fut rien. Dès que son désir fut communiqué à M. de Sartine, à qui il ne dissimula rien, tout obstacle fut écarté et sa mission s’en trouva à l’instant facilitée. Le lieutenant général de police, sans feindre d’avoir à en référer à son ministre, le pressa de se rendre aussitôt au château de Bellevue, où résidait la favorite. Il pouvait être sur qu’elle le recevrait aussitôt. Il lui conseilla de prendre le meilleur coureur des écuries de la rue Neuve-des-Augustins et de brûler le pavé pour rejoindre Sèvres dans les plus brefs délais. Nicolas, désormais suffisamment averti des habitudes du pouvoir, soupçonna, derrière cette hâte et les facilités accordées à sa mission, comme une volonté de faire aboutir une démarche dont la signification lui demeurait obscure.

Dès son arrivée au château de Bellevue, il fut introduit dans les appartements de la marquise. Dans un boudoir blanc et or, beaucoup trop chauffé à son goût par un grand feu ronflant, la dame l’attendait dans une vaste bergère noyée dans des flots de tissus gris et noir. Il se souvint que la Cour portait le deuil de la tsarine Elisabeth Petrovna, qui s’était éteinte à Saint-Pétersbourg une semaine auparavant. Quand elle le vit, elle tendit une main languissante qu’elle retira aussitôt, agitée par une violente quinte de toux. Il attendit que le malaise passât.

— Monsieur, il me faut vous faire mon compliment pour l’affaire que vous avez si heureusement éclairée. Vous avez droit encore une fois à notre reconnaissance. M. de Saint-Florentin nous en a conté le détail.

Il ne répondit pas et s’inclina, notant le « nous ». Il se demanda si cette formule de majesté comprenait aussi le roi…

— Vous avez souhaité me voir, me dit-on ?

— Oui, madame. Il se trouve que M. Truche de La Chaux, garde du corps, qui vient d’être condamné pour crime de lèse-majesté au second degré, a souhaité me voir. Au cours de cette entrevue, il m’a remis un pli à votre intention. Je n’ai pas cru devoir refuser ce service à un homme qui vit ses dernières heures.

Elle hocha la tête avec véhémence.

— N’est-il pas extraordinaire, monsieur, qu’un aussi fidèle serviteur du roi consente d’être l’entremetteur d’un personnage aussi peu recommandable ?

Il pensa, à part lui, que l’homme était suffisamment fréquentable pour que la marquise de Pompadour l’entretînt. Il fallait désormais jouer serré. Il trouvait que la favorite retournait par trop aisément la situation à son avantage. Il décida de frapper fort.

— C’est que, madame, ce personnage s’est trouvé être à une certaine époque, et pour certaines missions, votre serviteur.

— Ceci est trop fort, monsieur. Je ne vous permets pas…

Il l’interrompit.

— Aussi bien ai-je cru de votre intérêt bien compris et, peut-être de celui de Sa Majesté, d’accepter de vous transmettre un pli dans lequel un coupable pourrait dévoiler des informations utiles.

Elle sourit en tapotant le bras de son fauteuil.

— Monsieur Le Floch, c’est un plaisir de jouter avec vous !

— Tout à votre service, madame.

Il lui tendit le pli. Elle l’examina avec attention sans l’ouvrir.

— Vous savez ce qu’il contient, monsieur Le Floch ?

— D’aucune façon, madame. J’ai fourni à M. Truche de La Chaux de quoi en assurer d’une manière insoupçonnable le secret et la discrétion.

— C’est ce que je vois.

Elle ouvrit d’un coup d’ongle et s’abîma dans sa lecture. Puis, d’un geste vif, elle le jeta dans le feu où il se consuma en un instant.

— Monsieur Le Floch, je vous remercie pour tout. Vous êtes un loyal serviteur du roi.

Sans lui tendre la main, elle le salua. Il s’inclina à son tour et se retira. Alors qu’il longeait au galop les berges de la Seine, il eut le pressentiment qu’il ne reverrait pas de sitôt la favorite. Beaucoup de choses indicibles étaient passées entre eux qui, d’une manière ou d’une autre, pèseraient désormais d’un poids trop lourd pour rendre à leurs éventuelles retrouvailles la légèreté et l’ouverture d’antan.

Mardi 5 février 1762

Nicolas prenait son chocolat assis vis-à-vis de M. de Noblecourt qui, les besicles sur le nez, lisait une feuille. Cyrus, sur ses genoux, tentait sans y parvenir de s’introduire entre le journal et le regard de son maître.

— Que lisez-vous ? demanda Nicolas.

— Ah ! mon cher, la Gazette de France. C’est une nouveauté qui paraît depuis le 1er janvier, les lundis et vendredis.

— Et quel est son objet ?

— Le premier est de satisfaire la curiosité publique sur les événements et sur les découvertes de toute espèce et le second de former un recueil des Mémoires et des détails qui peuvent servir à l’Histoire. C’est en tout cas ce que promet son prospectus.

— Et quelles sont les nouvelles ?

— Une qui vous intéressera tout particulièrement. Votre Truche de La Chaux, Nicolas, a bénéficié d’un bien étrange privilège. Finalement, sa peine a été commuée et, au lieu d’être rompu, il a été seulement, si j’ose dire, pendu…

Nicolas sursauta.

— Je vous ai raconté sous le sceau de la confidence ma dernière rencontre avec lui. Je demeure persuadé qu’il y a eu un accord secret avec Mme de Pompadour. Vous savez comme tout me fut facilité. Peut-être a-t-elle plaidé en sa faveur. Oh ! sans doute pas directement…

Il ne pouvait en dire plus. Depuis des jours, un soupçon affreux ne cessait de le hanter. À bien y réfléchir, Nicolas s’était interrogé sur le rôle réel de la favorite dans toute cette affaire. Il avait été frappé de la manière dont le garde du corps avait immédiatement avoué son forfait. Tout s’était déroulé comme s’il avait eu la certitude de n’être point poursuivi, et que son crime serait tenu pour rien. Ou peut-être, ce faisant, il pouvait nourrir l’espérance d’obtenir une grâce d’une puissance supérieure. Il était vraisemblable que le message dont il avait été le porteur avait touché la favorite et une certaine forme d’indulgence avait finalement prévalu, si l’on considérait comme un privilège le fait d’être pendu au lieu d’être rompu.

De quel ultime marchandage Nicolas avait-il été l’innocent entremetteur ? Truche de La Chaux savait sans doute qu’il ne pouvait sauver sa vie, mais que les conditions de son exécution demeuraient négociables. Oui, c’était un affreux soupçon de songer, au fond de soi, que la marquise de Pompadour avait pu ordonner de loin les apparences d’un attentat contre le roi. Poussée par sa détestation des jésuites, animée par sa jalousie envers les jeunes maîtresses du roi et sincèrement inquiète des risques réels qui pesaient sur la vie de son amant, elle avait pu tenter de faire porter le soupçon sur la Compagnie et le parti dévot. Oui, cela était de l’ordre du concevable. Il tenta de chasser ces pensées redoutables et prêta attention aux propos de M. de Noblecourt.

— Il est vrai qu’il pouvait beaucoup dire et que la question fait parler des plus endurcis. Voilà peut-être le secret de cet adoucissement de peine. En tout cas, l’affaire Ruissec et cette tentative dérisoire ne vont pas faciliter la situation des jésuites. On les dit perdus et, même s’ils sont innocents dans cette affaire, la calomnie va son train !

— Il y a beaucoup d’injustice dans ce qui leur est reproché.

— Je suis d’accord avec vous. Il y a plus de lumière chez eux que dans tous ces jansénistes rancis qui nous entêtent depuis quarante ans. Vous verrez, Nicolas, on les chassera. On détruira leur œuvre d’éducation. Et nous sommes tous leurs élèves ! Finalement, on travaillera pour le roi de Prusse !

— Comment cela ?

— Considérez le grand aïeul de notre roi actuel. Il a révoqué l’édit de Nantes. Qu’en est-il advenu ? Les fils les plus brillants ou les plus utiles de la religion réformée se sont exilés, en Prusse notamment. Vous verrez, ce sera la même chose avec les jésuites ! Ils iront chasser sur les terres du Nord et formeront des générations contre nous.

— Et qui les remplacera en France ?

— Voilà bien la question, mais je crains que ce ne soit pas celle que l’on pose… Mais, Nicolas, vous étiez à Versailles hier, contez-moi cela.

— M. de Sartine m’a conduit chez Madame Adélaïde pour que je lui remette moi-même ses bijoux retrouvés dans la caserne des gardes du corps.

— Voilà de la part du lieutenant général un geste qui l’honore et qui ne me surprend pas venant de lui ! Et Madame ?

— Madame a été fort bonne. Elle m’a invité à sa chasse.

— Peste ! Vous voilà lancé. Reste, ajouta-t-il en riant, à demeurer en selle !


Nicolas considérait la rue Montmartre qui se remplissait peu à peu de la foule du matin. La rumeur des passants et des voitures montait jusqu’à eux. Il songea à la multiplicité de tous ces destins. Lui-même oublierait bientôt les protagonistes de cette sinistre affaire, même si la pauvre silhouette de Truche de La Chaux dans son cachot continuerait longtemps à hanter son souvenir. Bientôt, les masques du carnaval animeraient à nouveau la vieille capitale. D’autres tâches l’attendaient. Il finit son chocolat. Le fond de la tasse, comme la vie, mêlait la douceur et l’amertume.

Sofia, juillet 1997-février 1999
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