IV OUVERTURES

Autour des corps qu’une mort avancée

Par violence a privés du beau jour

Les ombres vont, et font maint et maint tour.

Philippe Desportes

Nicolas eut l’impression qu’un abîme s’ouvrait devant lui ; l’angoisse le submergea. Quelle serait la réaction de Sartine à cette nouvelle ? Oui, assurément les morts se ramassaient à tous les coins de rue, dès qu’il touchait à une affaire. Il se reprit très vite, prêt à répondre, en mécanique intelligente, à tout ce que la situation imposait.

D’abord, rassurer le père Grégoire, que l’émotion étouffait et dont le teint cramoisi l’inquiétait. Ensuite, envisager toutes les hypothèses sans rien précipiter, après avoir bien examiné les circonstances du drame. Et d’abord, il convenait de vérifier si Mme de Ruissec était morte. Dans le cas contraire, il fallait calmer la panique des moines et prendre les dispositions nécessaires pour lui porter secours.

Il secoua le frère Anselme qui, hébété, se signait machinalement, et lui intima de le conduire dans la crypte. Ils durent sortir de l’église, emprunter une entrée latérale et un petit escalier. Une lanterne sourde abandonnée sur le sol leur servit d’éclairage. Nicolas eut tout d’abord du mal à s’y reconnaître, puis, une fois habitué à l’obscurité, il se vit entouré de bières accumulées les unes sur les autres. L’air était raréfié et la flamme de lampe se consumait avec des hoquets qui lui firent craindre de se retrouver dans l’obscurité au milieu du sépulcre. Le frère Anselme éprouvait sans doute les mêmes impressions, et la lanterne tremblait de plus en plus dans sa main. Sa lueur projetait des ombres mouvantes sur les parois de pierre ou révélait, au fond de réduits, les crânes rangés des morts plus anciens.

Après deux ou trois détours, ce qui les environnait disparut dans l’ombre. Le regard était désormais absorbé par un flot de lumière tombant à la verticale du puits des morts. Sur la dalle de marbre où étaient habituellement déposés les défunts gisait, disloqué comme une poupée de chiffon, un corps sans vie apparente. Nicolas s’approcha et pria le frère d’éclairer la scène, ce qu’il fit avec force tremblements. Agacé, le jeune homme se saisit de la lanterne, la posa près du corps et demanda au frère d’aller chercher du secours, un brancard et un médecin.

Resté seul, il considéra avec attention le corps et ses alentours. Vêtue d’une robe de satin noire — tenue de deuil pour son fils ou volonté de passer inaperçue — la comtesse de Ruissec semblait comme cassée, sur le dos, les deux bras ouverts ; la tête, dissimulée par des voiles noirs maintenus par un gros peigne de jais, faisait un angle étrange et horrible avec le reste du corps. Le doute n’était pas permis.

Nicolas s’agenouilla et souleva délicatement le voile. Le visage de la vieille femme apparut tourné de manière anormale vers la gauche ; il était blême, avec un peu de sang aux lèvres, et les yeux ouverts. Il posa sa main à la base du cou, aucune pulsation n’était sensible. Il sortit un petit miroir de poche qu’il plaça devant la bouche ; il demeura vierge de toute vapeur. Nicolas, avec douceur et respect, ferma les yeux de la vieille dame. Il frémit : la peau était encore tiède. Il palpa le corps sans le bouger. Il n’y avait trace d’aucune autre blessure que cette rupture évidente de la nuque.

Il se releva et récapitula ses constatations, qu’il prit le soin de noter sur son petit calepin. La comtesse paraissait être tombée du puits des morts. Celui-ci était donc ouvert. Pourquoi ? Était-ce l’habitude ?

Au vu de la disposition du puits, il y avait deux possibilités : soit Mme de Ruissec, dans la semi-pénombre du sanctuaire et sans doute distraite par la perspective de son rendez-vous, n’avait pas vu le trou béant et avait chu par accident. Mais alors, songea Nicolas, les deux ou trois toises de profondeur auraient dû occasionner des fractures aux jambes ou une plaie au visage, compte tenu du léger rebord du puits et du fait que la tête entraîne le corps. Celui-ci, de plus, aurait : dû se trouver sur le ventre. Or, Mme de Ruissec était sur le dos, jambes intactes. Soit elle était tombée en arrière, mais pour cela elle devait se trouver entre le puits des morts et le chœur, ou en train d’admirer le tableau de la présentation du Christ au Temple. Dans ce cas, la position du corps s’expliquait. Il restait que la circonférence du puits et son rebord auraient dû accrocher le corps, et notamment la tête. Il vérifia sous la nuque : aucune blessure n’apparaissait.

En se relevant, il aperçut sur une aumônière de fils et de perles, que Mme de Ruissec portait au bras gauche, un petit carré de papier imprimé. Il ne l’avait pas remarqué jusque-là. Il le saisit et l’approcha de la lanterne. Sa surprise fut grande de découvrir un billet pour une représentation de la Comédie-Italienne.

Il vérifia que l’aumônière était bien fermée. De fait, le cordon coulissant était coincé dans la main crispée, et rien n’aurait pu s’en échapper. Il le dégagea et, avec ce tremblement qui le prenait toujours lorsqu’il entrait par effraction dans l’intimité d’une victime, se mit à en inventorier le contenu. Il trouva un petit miroir d’argent, un morceau de velours amarante avec des épingles, une ampoule en verre filé contenant ce qui lui parut être du parfum et plus précisément de l’« Eau de la reine de Hongrie » (il se rappelait avoir décelé cette odeur sur le billet lui donnant rendez-vous dans l’église des Carmes), une petite bourse métallique contenant quelques louis, un chapelet et un petit livre de piété relié aux armes des Ruissec.

Cet inventaire le déçut ; rien qui ne fût habituel pour une femme de cet âge et de cette distinction. Il remit tout en place. Le billet de théâtre continuait à l’intriguer comme une incongruité. Ce billet ne pouvait se trouver par pur hasard dans la crypte d’un couvent, et, propre et intact, il n’avait pas non plus été apporté, collé à quelque soulier. Compte tenu de l’endroit où il l’avait découvert, il ne pouvait avoir été posé sur le corps qu’après sa chute.

Des pas se faisaient entendre. Nicolas rangea le billet dans son calepin. Le père Grégoire, remis de son émotion, surgit, la chandelle à la main, suivi de deux hommes et de deux porteurs de brancard dans lesquels Nicolas devina des exempts de police. L’un des hommes lui tendit la main ; il reconnut M. de Beurquigny, commissaire de police du quartier, dont les bureaux se trouvaient rue du Four. Il fut heureux d’avoir affaire à ce confrère amène et respecté. L’âge de Nicolas, sa rapide promotion, la rumeur persistante qui le présentait comme le protégé de M. de Sartine ne lui avaient pas valu que des amitiés dans la compagnie ; il ne pouvait pas mieux tomber que sur cet aîné bienveillant.

Le père Grégoire lui présenta l’autre inconnu, c’était le docteur Morand, de la rue du Vieux-Colombier, qui avait la pratique exclusive des Cannes et qui fut nommé avec un clin d’œil expressif et un haussement de sourcils encore plus éloquent.

— Monsieur, dit Nicolas, je crains que votre aide ne soit inutile, la victime est décédée. En revanche, je serais heureux d’avoir votre avis sur les causes de cette mort.

Le médecin se pencha sur le cadavre et refit à peu près les examens auxquels Nicolas avait déjà procédé. Il prêta l’oreille en faisant pivoter le crâne, observa le cou de la comtesse après avoir ôté la perruque ; enfin, il considéra le puits des morts.

— Avant que je ne me prononce, fit-il, pourrions-nous remonter dans la chapelle ?

— Je vous accompagne, dit Nicolas.

Il ajouta à voix basse :

— Moi aussi je souhaitais voir s’il y a des traces là-haut.

Le docteur Morand hocha la tête.

— Je vois, monsieur le commissaire, que vous n’avez pas perdu votre temps.

Ils remontèrent en silence dans l’église. Le puits des morts et son rebord ne leur apprirent rien. Morand réfléchit longuement.

— Je ne vous cacherai pas ma perplexité, dit-il enfin : tout laisse supposer, à s’en tenir à l’apparence des choses, que cette dame est morte d’une chute dans ce puits.

— Vous avez dit : en apparence ?

— En effet, et j’irai rapidement au fait car je vous soupçonne d’avoir déjà tout compris. Si la comtesse avait buté sur le rebord du puits, il était difficile qu’elle tombât. Et si elle l’avait fait, elle se serait heurté la nuque au passage. Vous pourriez m’opposer que la perruque a pu faire bourrelet, mais pour le coup elle eût été dérangée. Or, vous avez constaté qu’elle est en place et que, de plus, la victime est sur le dos. Je constate entre le crâne et le reste du corps une mobilité contre nature et une crépitation lorsque la tête est manipulée. Un peu de sang aux lèvres, trace d’un épanchement interne d’une blessure qui n’a pas trouvé d’issue. Ainsi, je déduis et soutiens que la victime a été attaquée, qu’on lui a brisé la nuque et que le corps a été jeté dans le puits des morts.

Il s’approcha de Nicolas, se plaça derrière lui, et disposa son bras droit pour lui envelopper la poitrine de telle sorte que sa main porte sur l’épaule gauche, et de la main gauche saisit la tête de Nicolas et la tourna vers la gauche.

— Voilà comment on a procédé. Je force un peu et je vous brise les vertèbres, et pourtant vous êtes un vigoureux jeune homme ; la comtesse était une vieille femme…

Une pensée traversa Nicolas, mais il se retint de l’exprimer. Le docteur respecta sa méditation. Il fallait se décider sans délai. Le choix était décisif, et lui seul pouvait en assumer la responsabilité : Bourdeau n’était pas là, dont le conseil aurait été utile.

Cette fois encore, il s’agissait d’un crime. Quelqu’un avait tout fait pour empêcher la comtesse de lui parler. Il éprouva comme une tristesse de ne pas avoir pris des dispositions plus efficaces pour éviter le drame. Pourtant, il pressentait que rien n’aurait pu être évité : eût-il paru dans l’église le premier, c’est Mme de Ruissec qui n’y serait sans doute pas parvenue. Le moment était à l’action, pas au remords, celui-là reviendrait dans les nuits sans sommeil. L’essentiel était d’agir vite.

Son devoir imposait de déférer la cause à un magistrat, de faire dresser un procès-verbal et d’auditionner les témoins. Son esprit échauffé se remémorait les termes des ordonnances royales de 1734 et de 1743. La publicité du crime entraînerait l’ouverture du corps à la Basse-Geôle. Il mesurait le risque, vu l’impéritie manifeste des médecins attachés au Châtelet. De surcroît, cette nouvelle affaire se croisant avec le crime de Grenelle, tout pouvait être mélangé au grand risque de n’y plus rien comprendre. « Après tout, conclut-il, je suis préposé aux enquêtes extraordinaires. » Il suffisait de convaincre le docteur Morand et le commissaire de faire passer provisoirement ce crime pour un malheureux accident. Ainsi, peut-être, parviendrait-on à ne pas donner l’éveil à l’assassin.

Nicolas entraîna le docteur Morand dans la crypte. Les moines étaient en prière autour du corps. Il fit signe au commissaire Beurquigny de venir le rejoindre.

— Mon cher confrère, je serai franc. Les constatations du médecin recoupent les miennes. La victime n’est pas tombée par accident, elle a été précipitée dans le puits après avoir eu la nuque rompue de main d’homme. J’avais rendez-vous avec elle dans le cadre d’une autre affaire criminelle, qui touche les intérêts d’une famille proche du trône. La publication du meurtre peut faire échouer la recherche sur le premier crime. Je ne vous demande pas d’abandonner cette affaire, mais d’en différer l’éclat. Pour le bien de la justice, il faut que l’on continue à croire à l’accident. Je vous signerai toutes les décharges que vous voudrez et M. de Sartine en sera dûment informé dès ce soir. Puis-je compter sur vous ?

M. de Beurquigny lui tendit la main en souriant.

— Monsieur, je suis votre serviteur et votre parole me suffit. J’entends votre souci. Je ferai tout pour que soit accréditée cette version provisoire, c’est sans dire, et je vous fais confiance sur ce point. En outre, vous ignorez peut-être les conséquences de la perpétration d’un meurtre dans une église ?

— Je l’ignore en effet.

— Le lieu cesse d’être consacré et la messe y est interdite. Considérez le scandale.

— Mon cher confrère, je suis sensible à votre compréhension et ce dernier argument me conforte dans ma décision.

— Songez que je suis entré dans notre compagnie en 1737, et que j’ai longtemps eu comme adjoint un inspecteur que vous connaissez bien.

— Bourdeau ?

— Lui-même. Il m’a tant parlé de vous et avec une telle chaleur, lui qui est si méfiant, que je crois vous connaître assez bien.

Décidément, Bourdeau était toujours utile…

— Et M. Morand ?

— J’en fais mon affaire, c’est un ami.

— Je tiens d’ailleurs à ce qu’il dresse procès-verbal que nous signerons tous les trois et que vous conserverez par-devers vous jusqu’à plus ample informé. Encore une chose, mais j’ai le sentiment d’abuser : pouvez-vous faire porter le corps de la comtesse à son hôtel, plaine de Grenelle, et vous y rendre vous-même ? J’ai quelque raison pour ne pas me montrer. Elle se confessait aux Carmes, donc point de questions ni d’explications : un funeste accident…

Confiant dans la parole des deux magistrats, le médecin accepta de se taire ; il rédigea et signa le document demandé. Le corps fut relevé et conduit sous bonne escorte à Grenelle. Nicolas alla retrouver le père Grégoire dans son officine. Encore sous le coup du drame, il se réconfortait de quelques verres de liqueur de mélisse, spécialité de sa maison. Il lui confirma la thèse de l’accident. Le religieux se lamenta, jamais pareille chose n’était survenue. Le puits était ouvert en prévision des funérailles prochaines d’un de leurs frères.

— Mon père, existe-t-il d’autres entrées du couvent que la porte de Vaugirard ?

— Notre clôture est percée de trous, mon pauvre Nicolas ! Outre l’entrée principale, il existe des portes ouvrant sur nos dépendances, jardins, vergers et potagers. Il y a en outre plusieurs issues, donnant sur la rue Cassette, et enfin nous avons une porte commune avec les bénédictines du Saint-Sacrement. Sans compter celle qui rejoint les tenures de Notre-Dame-de-la-Consolation. Depuis cette dernière, tu peux aisément gagner la rue du Cherche-Midi. Notre maison est ouverte aux quatre vents, et d’ailleurs qu’aurions-nous à protéger d’autre que la vertu de nos novices… pour qui cette situation demeure une tentation. Mais pourquoi cette question ?

Nicolas ne répondait pas, il réfléchissait.

— Qui confessait Mme de Ruissec ?

— Le prieur. C’est notre défunt.

Nicolas n’insista pas et laissa son vieil ami pensif devant ses cornues. Il lui restait à examiner ce que Rabouine, sa mouche, avait pu observer de l’extérieur du couvent. La jument récupérée, qui manifesta son impatience par des ébrouements et des hennissements, il prit la rue de Vaugirard et se mit à imiter le merle, signal convenu, pour faire sortir l’homme de sa cachette. Une porte cochère s’entrouvrit en grinçant face à l’entrée du couvent. Rabouine en sortit, enveloppé dans une cape informe. Les petits yeux gris brillaient d’amitié dans un visage en lame de couteau. Il se serait jeté au feu pour Nicolas. Il demeura dans l’ombre tandis que son chef, les rênes passées dans son bras, s’approchait puis s’arrêtait, feignant de resserrer la sous-ventrière. La jument les séparait et dissimulait Rabouine.

— Au rapport, dit Nicolas.

— Je suis arrivé à trois heures. À la demie, je vous ai vu entrer. Quelques minutes avant quatre heures…

— Tu es sûr ? Les cloches n’ont pas sonné.

Nicolas entendit la sonnerie discrète d’une montre à répétition. Il sourit.

— À quatre heures moins cinq, donc, une voiture est arrivée et une femme âgée en est descendue et a gagné l’église.

— Le cocher ?

— N’a pas bougé de son siège.

— Ensuite ?

— La rue est demeurée déserte jusqu’au moment où un moine affolé s’est précipité au-dehors pour revenir avec deux hommes habillés en noir.

— Merci, Rabouine, tu peux lever la guette.

Il prit une pièce d’argent dans la poche de son habit et la jeta par-dessus la selle. Elle fut saisie au vol, car il ne l’entendit pas tomber.

Nicolas partit au grand trot. Il devait voir au plus vite M. de Sartine et lui rendre compte des événements pour justifier devant lui sa grave décision. Le principal motif de cette entorse aux règles était son souci d’éviter toute provocation vis-à-vis du comte de Ruissec et de ses protecteurs. Il n’oubliait pas non plus que la comtesse était dame d’honneur de Madame Adélaïde. Tout scandale ne pouvait qu’éclabousser le trône, et cela sous le regard de l’ennemi en ce temps de guerre. Plus il réfléchissait, plus il était convaincu du bien-fondé de sa démarche et certain de l’approbation de son chef.

Rue Neuve-Saint-Augustin, Sartine n’était pas là. Un commis confia à Nicolas que le lieutenant général de police avait été appelé à Versailles par M. de Saint-Florentin, le ministre de la Maison du roi. Il conduisit sa monture aux écuries en recommandant au palefrenier de lui octroyer un double picotin, puis s’enfonça dans la nuit tombante pour gagner le Châtelet.


La masse informe de la vieille prison faiblement éclairée se perdait dans l’obscurité et, déjà, la statue de la Vierge au-dessus du portail, tout érodée et noircie par les vapeurs et intempéries de la ville, se perdait dans l’ombre. Après avoir échangé quelques mots avec le père Marie, il rejoignit le bureau de permanence pour consulter les derniers rapports et écrire un billet à M. de Sartine relatant le détail des événements survenus aux Carmes. Après l’avoir raturé et recopié plusieurs fois, il le scella aux armes des Ranreuil, seule entorse qu’il autorisait à sa modestie, et le confia au vieil huissier en lui recommandant de le faire porter au plus vite ; il y avait toujours un gamin de confiance qui tramait sous la voûte dans l’attente de quelque course mercenaire.

Le tricorne abaissé sur les yeux, Nicolas s’accorda une pause et s’endormit. Bourdeau, qui venait le chercher pour leur rendez-vous avec Sanson, le trouva assoupi et hésita à l’éveiller. Le jeune homme sursauta en découvrant le visage de l’inspecteur.

— Nicolas, vous êtes comme les chats, vous ne dormez que d’un œil !

— Hé ! cela peut parfois nous sauver la vie, mon ami. Mais pour le coup, je dormais comme un sourd !

Il lui conta par le menu les derniers événements. L’inspecteur avait le visage crispé par la réflexion.

— Voilà un billet de comédie bien incongru et j’en déduis, vous connaissant…

— Que j’irai demain faire un tour à la Comédie-Italienne, les cryptes de nos couvents ne produisant pas spontanément du papier de ce genre.

Nicolas une fois de plus se perdait dans des pensers informulés ; celle affaire de comédie lui rappelait vaguement quelque chose. Pourtant il fallait abandonner cette recherche pour l’instant, le déclic se produirait plus tard, s’il devait se produire.

Ils s’enfonçaient maintenant dans les caves de la vieille forteresse. La salle de la question jouxtant le greffe du tribunal servait ordinairement aux examens d’ouverture des corps. Chaque fois qu’il approchait de ce lieu de souffrances, Nicolas se sentait envahi par une lourde tristesse, même s’il avait une fois pour toutes surmonté ses répugnances, convaincu que son métier imposait qu’il fît violence à ses sentiments de compassion.

Bourdeau ayant sorti sa pipe, lui-même plongea la main dans son habit pour en tirer une tabatière. La fraîcheur du lieu et le salage des corps n’empêchaient pas toujours l’œuvre de la nature, et les remugles insidieux de décomposition, les relents de sueur et de sang des torturés l’emportaient sur l’acre odeur de la pierre humide des murailles moisies et salpêtrées.

Ils débouchèrent bientôt dans la salle d’examen éclairée par des flambeaux fixés à des anneaux. Deux hommes s’y tenaient, dont les ombres mouvantes se découpaient sur les murs. Le plus jeune, vêtu de son sempiternel habit couleur puce, portait perruque blanche et désignait du doigt quelque chose que l’autre, plus âgé et plus massif, observait, incliné les deux mains sur les genoux. L’objet de leur attention gisait sur une grande table. Dès l’abord, il avait reconnu Charles Henri Sanson, l’exécuteur des hautes œuvres, et le docteur Semacgus. Ce dernier, chirurgien de marine et grand voyageur, était l’ami et l’obligé de Nicolas qui l’avait tiré d’un fort mauvais pas en établissant son innocence dans une affaire d’assassinat, alors que tout conspirait à l’accabler : ses réticences à parler, ses imprudences et jusqu’à son goût du beau sexe.

— Voici, dit Nicolas, l’expérience appuyée sur la Faculté !

Un ton détaché et ironique présidait de tradition à ses rendez-vous avec la mort. Il créait la distance nécessaire en renforçant la carapace des témoins de ces scènes cruelles. Les deux hommes se retournèrent. Sanson, son visage juvénile animé par un doux regard, sourit en le reconnaissant. Il attendit que Nicolas lui tende la main pour la serrer. Ordinairement, on ne serrait pas la main du bourreau, mais la sympathie née dès leur première rencontre autorisait le geste. Le visage plein et toujours haut en couleur du docteur Semacgus s’épanouit à la vue de son ami.

— Docteur, reprit Nicolas, il est dit que je vous trouverai toujours errant dans les souterrains du Châtelet !

— Monsieur Nicolas, intervint Sanson, c’est moi qui ai demandé à notre ami de me prêter assistance pour ce cas qui, je ne vous le cache pas, pose quelques problèmes au modeste artisan que je suis.

— Nicolas, dit Semacgus, vous n’allez pas nous faire accroire que vous n’avez pas noté l’extraordinaire de ce sujet ?

Ses yeux bruns brillaient de malice et de contentement. Il tira une pipe d’écume de sa poche et demanda du tabac à Bourdeau.

— C’est même ce qu’on appelle un sujet de poids, ajouta-t-il en éclatant de rire.

Devant l’expression interdite de Nicolas et de Bourdeau, Sanson, après avoir longuement considéré les ongles de sa main gauche, entreprit d’expliquer les propos du docteur.

— Ce que M. Semacgus veut vous faire comprendre, commença-t-il, c’est que le cadavre qui gît sous nos yeux possède une masse spécifique sans relation avec son appartenance à l’espèce humaine. Nous avons tous deux soulevé la dépouille, ou plutôt, devrais-je dire, tenté de le faire. Nous n’y sommes parvenus qu’avec un maximum d’efforts qui ne correspondait nullement à ce à quoi la manipulation des corps nous avait jusque-là accoutumés. Mes aides m’avaient d’ailleurs signalé la chose.

Sanson tira sur les revers de son habit, comme s’il avait voulu dissimuler son gilet noir aux boutons de jais et fit un pas en arrière, se rejetant dans l’ombre.

— Et à quoi attribuez-vous ce phénomène ? demanda Nicolas. Je n’avais pas constaté que le corps fut revêtu d’une cuirasse, ni ses habits lestés de quelque manière que ce fut.

Sanson avança d’un pas, remua la tête et désigna Semacgus qui tirait sur sa pipe.

— Avez-vous considéré le visage du mort, Nicolas ?

— Jamais je n’ai vu spectacle plus horrible. Il m’est apparu comme rétréci et semblable à ces têtes réduites figurées sur un ouvrage d’un père jésuite consacré aux peuplades sauvages des Indes occidentales que j’ai lu un jour que je faisais antichambre dans la bibliothèque de M. de Sartine.

— Notre ami Nicolas trouve moyen de faire sa cour aux disciples de Loyola même en faisant antichambre, plaisanta Semacgus. Cette apparence monstrueuse nous a aussi frappés.

Il disparut dans l’ombre et reparut, tenant à la main une lancette qu’il introduisit délicatement dans la bouche du cadavre. Ils s’étaient tous penchés sur le corps et tous entendirent distinctement l’instrument tinter contre une masse métallique. Semacgus ressortit la lancette, puis fourragea dans la poche de son habit pour en sortir une petite pince qu’il inséra à son tour dans la bouche du cadavre. Ils frémirent en entendant grincer les dents sur du métal. Le docteur s’efforça un long moment à sa tâche. Quand il ressortit la pince, il avait réussi à prélever un morceau gris-noir qu’il éleva au-dessus de sa tête.

— Lourd et ductile ! Du plomb, messieurs. Du plomb.

Il frappa de son autre main sur la poitrine du mort.

— Cet homme a un ventre de plomb. Il a été tué, torturé, massacré… On lui a fait boire du plomb fondu ; l’intérieur a été consumé, la tête réduite, les viscères détruits !

Il y eut un lourd silence, que Nicolas rompit enfin d’une voix qui tremblait un peu.

— Et la balle, demanda-t-il, et le coup de pistolet ?

Comme dans un ballet bien réglé, Semacgus recula d’un pas et fit signe à Sanson d’avancer et d’expliquer.

— Il y a, en effet, impact d’une arme à feu, dit-il. Le docteur et moi avons sondé la plaie. La balle est logée dans les vertèbres, mais elle n’a pas été à l’origine de la mort pour les raisons qui viennent d’être exposées.

— Mais encore… fit Nicolas.

— C’est à vous de nous dire ce que vous aviez constaté.

Nicolas sortit son calepin, tourna quelques pages et se mit à lire :

— « Visage réduit, convulsé, effrayant. Coup de feu à bout portant. Tissus de mousseline de la cravate et de la chemise brûlés. Plaie noire. Ouverture de la largeur de la balle à demi fermée sur l’épiderme. Un peu de sang coagulé visible, mais surtout épanché dans les chairs. »

Semacgus applaudit.

— Excellent. Je vous engage comme assistant. Quel œil ! Maître Sanson, quelles conclusions ?

Le bourreau regarda à nouveau sa main gauche et, après cette inspection, rendit sa sentence.

— Cher monsieur Nicolas, je partage le sentiment de mon confrère… je veux dire de M. le docteur Semacgus. Ses travaux font autorité, c’est un maître en la matière…

Il rougit. Nicolas sentait son trouble et souffrait pour lui. « Monsieur de Paris » n’avait en effet d’autres « confrères » que les « Messieurs » des grandes villes du royaume, tous commis aux mêmes sinistres travaux et condamnés à la même solitude…

— Vos observations si pertinentes nous rendent la tâche aisée, poursuivit Sanson. Il est presque impossible de confondre les blessures occasionnées peu avant la mort avec celles faites plusieurs heures après.

Il se pencha à nouveau sur le cadavre.

— Voyez cette rétractation de la plaie et l’ouverture en voie de disparition de l’épiderme. Vous avez noté, je crois, du sang épanché dans les chairs, ce qui tendrait à prouver que la blessure par balle a été commise peu de temps après la mort.

— Pouvez-vous nous préciser ce délai ?

— Quelques heures, mais pas plus de six. J’ajouterai ce que nous savons déjà, que la blessure ne peut pas être celle d’un suicide. On a tiré à bout portant sur un cadavre étouffé par absorption de plomb en fusion. J’ai vu beaucoup de choses et appliqué pour le service du roi de terribles supplices, mais cela me passe…

Il s’arrêta, livide, et s’épongea le front. Nicolas songea au récit terrible que Charles Henri Sanson lui avait fait du supplice du régicide Damiens, lors de leur toute première rencontre. Cet homme était une énigme dans sa douceur et sa sensibilité. Bourdeau paraissait impatient que Nicolas intervienne.

— Je vois que l’ami Bourdeau me presse de vous donner le fond de mes pensées, qu’il partage sans doute. Je vais tout vous dire.

Il jeta un coup d’œil autour de lui, bien que personne ne pût les entendre dans les entrailles nocturnes du grand Châtelet, et commença :

— Lorsqu’une fois entré dans la chambre du vicomte, j’ai examiné le corps, j’ai immédiatement noté, outre la déformation horrible du visage, que le coup avait porté à la base gauche du cou. Je n’y ai tout d’abord pas attaché d’importance. Ensuite, j’ai trouvé un écrit en capitales d’imprimerie — j’insiste, en capitales. La disposition du papier, celle de la lampe bouillotte et de la plume déposée à gauche de l’écrit ne m’ont pas étonné de prime abord. Les choses ont commencé à se compliquer lors de ma visite dans le cabinet de toilette. Je suis demeuré longtemps devant un élégant nécessaire de vermeil et nacre. Quelque chose m’intriguait et j’ai laissé mon esprit vagabonder. Je pensais que seule la beauté de l’ensemble m’avait frappé…

— Notre limier était à l’arrêt, dit Semacgus.

— C’est mon âme de chasseur et la fréquentation des meutes. Bref, au bout d’un instant, ce sont les brosses et les rasoirs qui m’ont donné la solution et j’ai compris. Je suis certain que Bourdeau va vous dire la suite.

Nicolas souhaitait laisser ce plaisir à l’inspecteur. Il savait pouvoir compter sur sa fidélité. Vieux serviteur de la police, son adjoint avait accepté sans réticences apparentes et avec bonne humeur l’incroyable ascension d’un jeune homme de vingt ans son cadet. Il lui avait appris son métier, lui en avait découvert les arcanes, et lui avait même sauvé la vie en une notable occasion. Il éprouvait pour lui non seulement de l’attachement mais aussi du respect. Ce qui n’était rien pour Nicolas serait, pour Bourdeau, une manière de satisfaction, une de ces onctions nécessaires à l’amour-propre d’un homme convaincu de sa propre valeur.

— Ce que le commissaire veut vous faire entendre, dit Bourdeau avec gravité, c’est que naturellement, rasoirs et brosses sont placés du côté de la main qui les utilise, en particulier lorsqu’ils sont disposés pour l’usage quotidien par un valet. Or, le nécessaire en question — brosses et rasoirs — était bel et bien disposé à droite. Mais, monsieur, achevez, je vous prie, votre belle démonstration.

— Il appert, messieurs, que le vicomte a bel et bien été tué dans les conditions que nous connaissons, que son cadavre a été ramené à l’hôtel de ses parents dans des circonstances que nous ignorons, qu’ensuite un inconnu a tiré une balle sur le corps pour faire croire au suicide, mais il a tiré à gauche. Il a ensuite simulé une fausse confession, sans même avoir à imiter l’écriture du vicomte, puisqu’il a usé de capitales. Là aussi, erreurs : plume à gauche, lampe à droite. Le vicomte de Ruissec était droitier, il ne pouvait se suicider d’un coup de feu à gauche.

— J’ai vérifié la chose à Grenelle auprès du vieux Picard, dit Bourdeau. Il m’a confirmé que la disposition du nécessaire correspondait bien à cette caractéristique.

— Voilà qui est plus que péremptoire. Ce cadavre, messieurs, ne nous apprendra plus rien. Une investigation d’ouverture plus poussée ne me semble pas opportune.

— Toutefois, dit Semacgus, il semble que votre homme ait été plongé dans l’eau. Il ne peut s’agir de pluie. J’ai retrouvé — vous connaissez ma marotte pour la botanique — des fragments d’algues.

— De mer ? dit Nicolas, chez qui le Breton des marches océanes resurgissait aux moments les plus inattendus.

— Non pas, monsieur Le Floch, d’eau douce. De pièce d’eau ou de rivière. Je vous donne le détail pour ce qu’il vaut, à vous d’en tirer profit.

Nicolas se souvint avoir été frappé par l’odeur particulière imprégnant les vêtements du vicomte.

— Hé ! pardi, dit Bourdeau, on a lesté le cadavre pour qu’il reste au fond ! Mais on a dû changer d’avis ou se trouver contraint de changer ses plans.

— Il y a des moyens plus faciles de se débarrasser d’un cadavre, observa Semacgus.

— À voir, fit Bourdeau. L’immersion, si elle est garantie, demeure le moyen le plus assuré. Imaginez qu’on plonge le corps dans la Seine sans lest, il risque fort de se retrouver pris dans les filets de Saint-Cloud, tendus en travers le fleuve précisément pour récupérer les corps des noyés.

Nicolas réfléchissait. Des éléments se mettaient en place. Ce corps mouillé que les gens du ministre de Bavière avaient vu près du fleuve… Au moment où il allait formuler les résultats de sa réflexion, un brait semblable à un roulement de tonnerre éclata. Surpris, les trois hommes se regardèrent. Sanson se recula jusqu’à se confondre avec les murailles dans le fouillis des instruments de supplice. Les voûtes du vieux palais répercutaient des pas pressés. Une vive lumière accompagnait la rumeur grandissante. Bientôt un groupe d’hommes surgit dans la Basse-Geôle, les uns portant des torches et les autres une bière sur un brancard. Celui qui dirigeait la procession et était habillé d’une robe de magistrat s’adressa à Nicolas.

— Monsieur, vous êtes bien l’un des médecins en quartier ?

— Non, monsieur, je suis Nicolas Le Floch, commissaire de police au Châtelet, chargé d’une enquête au criminel.

L’homme salua.

— L’ouverture de sieur Lionel, vicomte de Ruissec, lieutenant aux gardes françaises de Sa Majesté, a-t-elle été consommée ?

— Non, dit froidement Nicolas, je me livrais seulement à quelques constats superficiels. Considérez, monsieur, cette figure d’épouvante.

L’homme observa la face du cadavre, encore plus effarante à la lumière des torches, et recula.

— Ainsi, elle n’a point commencé. C’est fort heureux. J’ai à vous notifier au nom du roi la décision prise par ordre de M. le comte de Saint-Florentin, ministre de la Maison du roi, chargé de la Ville et de la Généralité de Paris. Elle requiert le prévôt de la ville d’avoir à surseoir à toutes investigations, enquête et ouverture sur le corps de ladite personne et de le remettre aux mandants de sa famille. Je suppose, monsieur, que vous ne songez pas à vous opposer aux ordres du roi ?

Nicolas s’inclina.

— Point du tout, monsieur. Procédez, vous constaterez vous-même que le corps est, si j’ose dire, intact.

Les hommes posèrent le brancard portant la bière sur le sol. Ils ôtèrent le couvercle, écartèrent les pans du suaire qui avait été préparé à l’intérieur puis, avec une visible répugnance, l’apparence du corps ayant à nouveau jeté l’effroi, ils le soulevèrent avec peine. Nicolas entendit le porteur le plus proche de lui jurer et marmonner sourdement : « Il bouffait des cailloux, le bougre ! »

— Monsieur, reprit Nicolas, auriez-vous l’obligeance de m’indiquer ce qui a conduit à cette décision ?

— Rien ne s’y oppose, monsieur. M. le duc de Biron, colonel des gardes françaises, saisi par la famille, est intervenu auprès du ministre lui-même. Nous sommes de la même maison ; je puis vous confier que M. de Ruissec a apporté des éléments nouveaux. Il s’agissait, au bout du compte, d’un accident lors du nettoyage d’une arme. Chacun peut se tromper.

Nicolas se maîtrisa. Bourdeau, inquiet, le regardait, prêt à le retenir. Le jeune homme avait éprouvé l’envie de prendre le magistrat par le bras et de lui plonger la tête dans le cercueil afin de lui faire entendre, dans un horrible tête-à-tête, la vérité. Le cortège se reforma et, après de nouveaux saluts, il disparut et sa rumeur se dissipa dans le lointain. La voix grave de Semacgus rompit le silence.

— Le devoir des juges est de rendre la justice ; leur métier, de la différer. Quelques-uns savent leur devoir et font leur métier !

Nicolas se taisant, ce fut Bourdeau qui répondit :

— S’il se fût agi d’un bourgeois, on aurait diligenté, et la loi eût été respectée. Il faudra bien qu’un jour la justice soit la même pour tous, grands ou petits.

— Mes amis, dit Nicolas, je suis désolé, mais le nécessaire avait été fait grâce à vous et je sais ce que je voulais savoir.

— Vous n’allez pas continuer cette enquête ? dit Semacgus. Vous vous jetteriez dans la gueule du loup.

— Je sais, je ne fais pas mon métier, je m’opiniâtre ! Je n’ai reçu aucune nouvelle instruction de M. de Sartine, et ce n’est pas cette mascarade qui me déviera de mon chemin. Je découvrirai le coupable de ce crime odieux.

— Alors, à la grâce de Dieu ! Et vous, ami Bourdeau, je vous le confie. Veillez sur lui.

Ils remontèrent jusqu’à la voûte d’entrée. Semacgus proposa vaguement d’aller prendre quelque réconfortante mangeaille autour d’une bouteille. Le premier, Sanson pria qu’on l’excusât et salua ses amis avant de se perdre dans la nuit. Nicolas s’inquiéta pour le docteur, qui devait regagner sa maison de Vaugirard. Il risquait de ne pouvoir franchir le contrôle du guet. Mais il comprit vite que le fringant chirurgien n’y songeait pas, et devait avoir quelque bonne fortune en ville. Le docteur lui souhaita le bonsoir en l’engageant à être prudent. Lui aussi disparut dans l’ombre, seul et pressé.


Nicolas resta un long moment à parler avec Bourdeau. Il lui confirma qu’il conduirait son enquête jusqu’à son terme, à moins d’une instruction formelle du lieutenant général de police d’avoir à renoncer. Jusque-là, il estimait conserver carte blanche dans cette affaire, et il ne dévierait pas de sa route, dût-il tirer quelques bords pour y parvenir. Comme un navire qui a pris son erre, il était lancé et rien ne l’arrêterait.

L’inspecteur, qui n’avait rien à objecter, observa que si le meurtre du vicomte était désormais avéré, cette certitude élargissait d’autant plus le champ des interrogations que les motifs d’un crime aussi exorbitant étaient toujours aussi obscurs, et enfin que le mystère du corps rapporté dans une chambre close demeurait inexpliqué. À quoi s’ajoutait désormais la mort de la comtesse.

Pour Nicolas, lorsqu’un nœud compliqué se présentait, et à moins d’être Alexandre, la solution consistait à saisir le fil le plus lâche pour commencer à démêler l’ensemble. C’est ainsi qu’ils procéderaient. Pour sa part, il irait à la pêche à la Comédie-Italienne. Il le ferait le nez au vent, sans en avoir l’air, et sous le premier prétexte venu. Après tout, le lieutenant général de police avait les théâtres dans son domaine de compétence. Il fouinerait et ferait parler. Ce billet de comédie n’était pas venu par l’effet du seul hasard sur le corps de la comtesse de Ruissec. Cette femme âgée et dévote, de la Maison de la fille aînée du roi, pouvait accompagner sur ordre une princesse à l’Opéra, mais elle ne s’abaissait pas aux saynètes des Italiens.

Enfin, Nicolas informa Bourdeau de ses soupçons sur le lieu d’immersion du corps du vicomte. Il fallait retrouver le cocher en fuite du ministre de Bavière. Et, brochant sur le tout, il éviterait de rencontrer Sartine, le service de renseignements de son chef étant suffisamment au point pour le retrouver si le besoin s’en faisait sentir : ce serait autant de temps gagné sur une éventuelle suspension de l’enquête en cours.

Quant à Bourdeau, il était chargé d’une mission particulièrement délicate à l’hôtel de Ruissec. Il s’y rendrait à nouveau et se présenterait benoîtement sous le prétexte de lever les scellés sur l’appartement du vicomte. Nicolas était sûr que la chose avait déjà dû être effectuée d’autorité, mais ce n’était qu’un moyen de pénétrer dans la place. Il faisait confiance à l’inspecteur pour se livrer à une perquisition discrète. Il avait suffisamment de métier et d’astuce pour parer au coup par coup aux difficultés et aux objections qu’on ne manquerait pas de lui opposer. Nicolas aimerait qu’il lui dressât une liste complète des livres de la bibliothèque du vicomte.


Il proposa à Bourdeau de l’escorter jusqu’à son domicile. Celui-ci déclina en lui recommandant d’aller de suite prendre un repos mérité. Il ne mêlait jamais son activité de policier et son existence familiale. Et pourtant, Nicolas se rappelait qu’un jour qu’il était à la rue, Bourdeau n’avait pas hésité à lui proposer de venir s’installer chez lui. Ils se séparèrent. Chacun parlait avec sa solitude, songea Nicolas ; c’était, en ce monde, le bien le mieux partagé. Chacun en éprouvait les atteintes et les chagrins. Pour Sanson, c’était l’horreur de son office, pour Semacgus son goût effréné du plaisir, pour Bourdeau la blessure jamais refermée de la mort injuste d’un père. Quant à lui, il ne souhaitait pas trop s’interroger.

Ces réflexions douces-amères l’occupèrent jusqu’à la rue Montmartre. À l’hôtel de Noblecourt, tout le monde semblait dormir, y compris Cyrus. Catherine seule veillait et préparait un pâté de lapin. Elle voulut qu’il soupât, mais les événements de la soirée l’avaient contrarié et il n’avait pas d’appétit. Il écouta un moment la cuisinière lui recommander de ne jamais user du couteau pour couper un lapin. Il convenait d’inciser la chair jusqu’à l’os et de la rompre par une torsion, de manière à éviter les esquilles si dangereuses. Elle illustra son propos en séparant la tête du corps.

Nicolas gagna vite sa chambre, épuisé par une journée d’émotions, mais il se retourna longtemps avant de trouver le sommeil.

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