X LE LABYRINTHE

Quels étaient mes égarements !

Tous passent la fatale barque,

Dit-il. Plus ces lieux sont charmants

Plus on y doit craindre la Parque.

Henri Richer

Mercredi 31 octobre 1761

Le réveil fut un peu embarrassé, même si les excès de la veille ajoutés au vigoureux traitement de Catherine avaient fait disparaître, comme par miracle, les contusions et courbatures de Nicolas. Il se contenta pourtant de son chocolat coutumier, totalement sourd aux propositions tentatrices de Semacgus et de Bourdeau. Eux demeuraient les fervents tenants du verre de vin blanc sec comme du meilleur adjuvant pour dégager les humeurs au lendemain d’un souper bien arrosé. La voiture était là, le cocher ayant couché dans le foin de la remise après avoir été gorgé de nourriture et de boisson par l’accueillante Awa.

Le matin était frais et clair, et le soleil accompagna Nicolas sur le chemin de Versailles. Cette mission serait-elle aussi mouvementée que la précédente ? Découvrirait-il de nouveaux éléments susceptibles de faire progresser son enquête ? Il se rappela après coup qu’il n’avait pas interrogé Bourdeau sur ses propos incohérents de la veille. N’avait-il pas été question du cocher du ministre de Bavière ?

L’essentiel, pour le moment, était de parvenir à s’introduire chez Madame Adélaïde pour y rencontrer le personnage qui lui fournirait les renseignements sur les bijoux dérobés. Nicolas observait généralement chez les grands un mépris absolu des détails et des contingences. Laissaient-ils tomber un ordre ou une instruction, qu’il vous revenait de vous débrouiller seul : la manière de faire ou l’information banale, qui auraient pu vous faciliter la tâche, ne participaient pas de leurs préoccupations. Il pourrait toujours s’adresser à M. de La Borde, mais il nourrissait quelques scrupules d’avoir encore recours à lui. Peut-être le dégourdi garçon bleu qui paraissait tout savoir et tout connaître pousserait-il la complaisance jusqu’à le guider chez Madame ?


Route de Paris, dans la grande perspective du château, Nicolas songea qu’un coup d’œil à la maison de Mlle de Sauveté lui dégourdirait les jambes. Les visites inopinées donnaient parfois lieu à des découvertes inattendues. Il fit arrêter le fiacre et s’approcha en empruntant l’air dégagé et insouciant d’un promeneur matinal. Il fut pourtant immédiatement repéré par la vieille femme qui s’était déjà adressée à lui, quatre jours auparavant. Il n’avait pas voulu la croire alors, mais, de fait, sa surveillance s’exerçait en permanence. Il sourit en pensant que c’était là une bien innocente manie, qui ne faisait de mal à personne. Les petits yeux bleus le fixaient avec gentillesse.

— Je vous l’avais bien dit ! Je vous l’avais bien dit ! Avouez que la dame vous intrigue… Mais elle n’est pas au logis. Pour sûr, nous l’avons vue partir, cette fois-ci !

Nicolas ne chercha pas à feindre un désintérêt peu crédible.

— Et quand est-elle partie ?

— Hier après-midi vers deux heures.

— Promenade ?

— Elle n’est pas rentrée depuis.

— Cela est-il bien assuré ?

— Elle fit une moue pleine de reproches.

— Nous croyez-vous si distraites de l’avoir laissée passer sans la voir ?

— Loin de moi un tel soupçon, mais samedi vous m’aviez dit que, plusieurs fois, vous ne l’aviez pas vue sortir.

L’air buté, elle rentra dans son jardin et lui claqua la porte au nez. Nicolas se dit qu’il ne retrouverait jamais une aussi bonne occasion. La grille de la maison de Mlle de Sauveté n’était pas fermée, juste poussée. Il traversa le jardin triste. La grande porte-fenêtre était close avec ses volets intérieurs tirés. Il fit le tour du pavillon. Sur le derrière, une porte en bois vermoulu lui parut propice à ses desseins. Il sortit de sa poche le petit instrument dont il usait avec dextérité et ne fut pas long à faire jouer la serrure. La porte s’ouvrit en grinçant, après qu’il l’eut débloquée d’un coup d’épaule mesuré, entraînant avec elle une épaisse toile d’araignée qui lui tomba sur la tête. Il s’ébroua, frémissant. Cet accès n’avait pas dû être utilisé depuis longtemps.

L’office aussi paraissait abandonné, avec ses tomettes disjointes qui basculaient sous les pieds. Les vitres sales laissaient entrer un jour diffus. Il tomba sur un couloir. Le reste de la maison était à l’avenant. Il visita le salon où il avait interrogé la fiancée du vicomte de Ruissec. Les meubles étaient vides ; dans leurs intérieurs moisis croupissaient toutes sortes de bêtes rampantes. Il découvrit une chambre en meilleur état. Le matelas était plié sur l’alcôve. Sur un guéridon traînaient une cafetière et une tasse. Il les examina. Dans l’armoire, il trouva des draps blanc écru, sans broderies ni initiales. Deux corps de robe étaient pendus, défroques tristes et surannées aux couleurs éteintes. Du tiroir d’une commode surgirent trois perruques de nuances différentes, de bonne facture. Il les respira longtemps. Puis il considéra avec intérêt trois paires de chaussures dont la taille l’intrigua. Il nota ces détails dans son calepin noir. La maison lui avait offert tout ce qu’elle pouvait lui donner. Il remit tout en place, referma soigneusement la serrure et regagna sa voiture. Sur son pas de porte, la vieille reparut ricanante et lui tira la langue.


Finalement, tout se déroula comme il l’avait envisagé. Il ne fut pas long à retrouver Gaspard dont l’activité principale semblait consister en la surveillance curieuse des lieux et des arrivants.

Grâce à l’un de ses semblables, le garçon bleu possédait ses entrées dans les appartements de Madame Adélaïde, proches de ceux du roi. Après avoir fait attendre un long moment Nicolas dans la cour de Marbre, il vint le chercher pour le mener jusqu’à une petite pièce éclairée par une fenêtre ronde, qui donnait sur les arrières des pièces de réception. Un homme sans âge et tout de noir vêtu attendait Nicolas. Il se présenta comme l’intendant de la princesse et ne parut pas étonné de découvrir un si jeune commissaire de police. Madame Adélaïde avait visiblement prévenu son serviteur de la démarche de Nicolas et lui avait donné toutes instructions et licence de répondre à ses questions dans l’affaire des bijoux dérobés. Son interlocuteur ne regardait pas Nicolas en face, et celui-ci s’aperçut qu’il était observé de biais grâce à son reflet dans un trumeau.

— Monsieur, commença-t-il, Son Altesse royale a dû vous indiquer les renseignements dont j’ai le plus urgent besoin pour mener à bien la mission qu’elle m’a confiée.

Sans répondre, l’homme sortit de sa poche deux feuilles de papier plié reliées par un ruban bleu pâle et les lui tendit. Nicolas y jeta un coup d’œil : c’était la liste des bijoux volés. Ils étaient décrits avec une infinité de détails et, en regard de chaque inscription, on pouvait admirer des croquis avec rehauts de gouache du plus bel effet. Il y reconnut aussitôt la bague à la fleur de lys sur champ de turquoises. L’intendant se tordait les mains, l’air gêné. Nicolas eut le sentiment qu’il souhaitait lui confier quelque chose, mais qu’il ne parvenait pas à se déterminer. Il décida de le brusquer un peu.

— Vous voulez sans doute ajouter quelque chose ? J’ai dans l’idée qu’un secret vous pèse.

L’homme le regarda, égaré. Il ouvrit plusieurs fois la bouche avant de répondre.

— Monsieur, il me faut vous confier quelque chose. Mais comprenez bien que je n’ai pu le faire auparavant. Quelle que soit la confiance dont m’honore la princesse, il est des bornes que je ne me permettrais jamais de franchir. Il faut savoir rester à sa place. Mais j’ai également le sentiment de dissimuler un fait d’importance qui pourrait ne pas être sans conséquence dans l’enquête que vous menez, monsieur le commissaire.

Nicolas lui fit signe de continuer.

— Monsieur, je nourris des soupçons. Un homme qui a ses ouvertures dans la maison de Madame pourrait avoir commis ces vols…

— De qui parlez-vous, monsieur ?

— J’ai vraiment des scrupules à le nommer. Mais le secret sera avec vous en de meilleures mains et vous saurez sans doute ce qu’il convient de faire avec. Il s’agit d’un garde du corps, un certain Truche de La Chaux. Notre bonne maîtresse, toujours si compatissante, s’est entichée de lui comme d’un garçon sans famille ni appui.

— Mais quel intérêt particulier justifie l’attitude de la princesse ?

— M. de La Chaux est un ancien tenant de la religion prétendument réformée. Il s’est converti depuis. Madame aime les convertis. Vous connaissez sa piété. Elle voit dans le renoncement aux erreurs religieuses comme un signe du doigt de Dieu. Bref, l’homme circule comme bon lui semble dans les appartements à toute heure du jour.

— Et vous nourrissez des soupçons à son égard ?

— Je me suis longtemps interrogé sur les possibles coupables. À force d’éliminations, je suis parvenu à restreindre peu à peu leur nombre. Il demeure le seul qui aurait pu accomplir ce forfait.

— Et vous ne vous êtes ouvert à personne de votre hypothèse ?

— Hélas si, monsieur ! J’ai confié la chose à M. le comte de Ruissec, gentilhomme d’honneur de la princesse. Celui-ci m’a assuré qu’il prenait l’enquête en main et que cela ne traînerait pas, si le garde du corps était effectivement reconnu coupable.

— Et alors ?

— Eh bien, monsieur, l’extraordinaire est qu’il ne m’en a plus jamais parlé. Je me suis donc permis de remettre la chose sur le tapis et me suis fait renvoyer vertement. On savait mieux que moi ce qu’il convenait de faire ! Il fallait cesser d’entêter la princesse avec cette affaire ! C’était dans le secret et dans le silence qu’elle se réglerait ! Enfin, il m’a dit de ne pas accuser à tort les serviteurs de Son Altesse royale : mon soupçon était injuste et M. de La Chaux n’était pour rien dans la disparition des bijoux.

— Ainsi, l’affaire était réglée pour vous ?

— Elle l’aurait été en effet si je n’avais pas observé depuis lors une étrange collusion entre le comte de Ruissec et M. Truche de La Chaux. À partir de ce moment-là, ce ne furent plus que conciliabules, entretiens incessants et prolongés, alors qu’auparavant ils ne se parlaient jamais. Le comte de Ruissec, fort haut seigneur, ne daignait pas même regarder le garde du corps. À dire vrai, je soupçonnais comme une complicité entre eux. Je ne souhaite pas en dire plus en la matière, mais c’était bien l’impression qui dominait.

— Monsieur, je vous suis infiniment reconnaissant de m’avoir confié ceci. N’avez-vous rien relevé de plus qui sorte de l’ordinaire ?

— Si fait, monsieur. À plusieurs reprises, un petit messager sourd et muet est venu porter ou prendre des billets à M. de Ruissec. Ayant suivi l’enfant, je l’ai vu s’engager dans le grand parc, où il a disparu.

Il hésita un moment.

— J’ai même pu reconnaître à qui était adressé l’un de ces plis… Il s’agissait de M. Truche de La Chaux.

— Monsieur, je vous fais mon compliment pour l’intérêt et la précision de vos observations. Nul doute qu’elles me seront fort utiles et peut-être même décisives dans la recherche que je poursuis. Rassurez la princesse. Je pense retrouver ses bijoux assez vite.

L’intendant salua Nicolas en le regardant enfin dans les yeux. Il paraissait soulagé et le reconduisit avec force révérences jusqu’à la cour de Marbre où Gaspard, sifflotant, l’attendait. Décidément, la journée se révélait fertile en découvertes : une Mlle de Sauveté fantomatique, feignant de vivre glorieusement dans une maison délabrée, et des liens obscurs entre le comte de Ruissec et Truche de La Chaux. Enfin, par un hasard où Nicolas voyait la main de la Providence ou la manifestation de sa bonne fortune, le lien vivant entre Truche, Ruissec et d’autres personnages mystérieux paraissait être ce petit sourd et muet auquel il avait sauvé la vie alors qu’il se noyait dans l’eau glauque du Grand Canal.

Sous le regard interloqué de Gaspard, Nicolas se mit à marmonner des mots sans suite. La bague de Madame Adélaïde, qu’il sentait dans sa poche gousset, au côté de sa montre, lui revint à l’esprit. Que signifiait cette intervention de M. de Ruissec ? D’évidence, il avait tiré Truche de La Chaux d’un fort mauvais pas. Nicolas était bien placé pour connaître la nature profonde du garde du corps et confirmer sa culpabilité dans cette affaire. Il n’y avait pas de doutes sur sa malhonnêteté. Alors ? Comment avait-il convaincu le comte de Ruissec de son innocence ? Ou plutôt, pour quelles raisons indicibles celui-ci ne l’avait-il pas dénoncé, préférant le couvrir de son autorité ?

Nicolas revit le visage ridé et malicieux de M. de Noblecourt avec son obsession « de la dame des deux côtés ». Il se rappela soudain la suite de leur conversation : la dame, c’était aussi Mme de Pompadour. Tout s’agençait autour de cette bague dérobée à Madame Adélaïde. La favorite, comme le comte de Ruissec, connaissait donc Truche de La Chaux. Sa présence à Choisy n’était pas fortuite, Nicolas en était de plus en plus convaincu. D’ailleurs, le garde du corps interrogé ne dissimulait pas, avec une certaine insolence, s’être trouvé au château de la Pompadour le jour de l’assassinat du vicomte de Ruissec. Il laissait ainsi entendre que la favorite pourrait éventuellement témoigner de sa présence à Choisy. Ainsi, songea-t-il, rien n’était rapiéçable dans ce ramas d’informations sauf à parvenir à élucider les relations entre Mme de Pompadour et Truche de La Chaux…

Gaspard attendait patiemment que la réflexion de Nicolas s’achevât. Au bout d’un moment, et constatant que rien ne venait, il lui demanda s’il pouvait lui être encore de quelque utilité. Nicolas lui répondit que, pour l’heure, son plus grand désir serait de rencontrer M. de La Borde, auquel il avait à présenter une requête. Rien n’était plus facile, lui dit le garçon bleu. Le premier valet de chambre reprenait son service en quartier le lendemain ; il devait être à cette heure dans son appartement, s’étant couché fort tard — ou plutôt fort tôt. Cette précision fut accompagnée d’un clin d’œil. Le respect n’étouffait pas le drôle, mais c’était l’un de ses charmes et le prix à payer de sa fidélité.

L’accueil de M. de La Borde fut des plus chaleureux. Il fit aussitôt toilette, pria Nicolas de l’attendre et disparut, précédé de Gaspard. Il revint assez vite. La marquise, voulant profiter du temps éclatant, venait de partir se promener dans le labyrinthe du parc. Elle y retrouverait Nicolas dans le dédale, et des instructions seraient données pour qu’on le conduisît aussitôt auprès d’elle. Le lieu n’était pas très éloigné. Il suffisait de rejoindre la terrasse du palais devant les jardins, de traverser le parterre du Midi en direction de l’Orangerie et d’obliquer sur la droite.


Quand il arriva au labyrinthe, Nicolas, qui ne connaissait pas l’endroit, fut frappé par son étrange beauté. Deux statues représentant Ésope et l’Amour se faisaient face sur des piédestaux de pierres colorées et de galets lavés. Une immense fontaine, surmontée d’un rideau de treillage en forme de coupole sur piliers, mettait en scène un ballet aérien d’une infinité d’oiseaux représentés au naturel. Ces figurines de plomb étaient agrémentées des couleurs des différentes espèces. La statue d’un grand-duc, plantée, sévère, au milieu d’une pièce d’eau, dominait la scène.

Un valet l’attendait portant la livrée de la favorite. Il lui expliqua en pontifiant que le labyrinthe, composé par Le Nôtre, comportait trente-neuf fontaines à thèmes animaliers inspirées des fables d’Esope mises en vers par M. de La Fontaine. Il lui recommanda de passer successivement devant les Coqs et la Perdrix, et la Poule et les Poussins ; il finirait par atteindre l’ouverture d’un des dédales. Près d’un bassin central, il était attendu.

Sur place, il vit en effet une femme immobile. Elle lui tournait le dos. La masse de tissus paraissait d’une énorme épaisseur, mais la mode était ainsi qu’elle favorisait l’ampleur du chiffonné et du confus. Pour sa part Nicolas trouvait que la forme du corps féminin y perdait ses avantages. Il semblait que l’ajustement des femmes n’avait d’autre objet que de montrer combien de pièces et de morceaux pouvaient être réunis ensemble pour constituer un habit. La dimension du panier ajoutait encore au caractère enflé de l’ensemble. Il douta un moment d’être en présence de la marquise de Pompadour. Au bruit de ses pas sur le gravier, elle se retourna et il la reconnut. Une cape de satin vert foncé laissait apparaître un corps de robe vert bouteille brodé de fils d’argent, garni de chenille et de mèches « sourcils de hannetons », dont la favorite avait lancé la mode. Des fleurettes de soie surbrodées donnaient un relief étonnant à l’ensemble. Une légère gaze de mousseline tombait de la capuche et voilait discrètement le visage de la marquise.

— Je vois, monsieur Le Floch, que vous n’avez pas hésité à suivre mon conseil. Vous souhaitiez me parler, me voici.

— Madame, pardonnez une intrusion que j’aurais voulu éviter, mais l’état de l’enquête imposait que je vous rende compte.

— Que vous m’informiez, monsieur, que vous m’informiez…

— Il se trouve que j’avance, madame. Une solution est en vue, mais je dois encore replacer certains détails dans un ensemble cohérent, un peu comme ces cartes géographiques découpées dont les morceaux séparés sont offerts aux enfants, en jeu de patience, afin qu’ils les reconstituent.

Elle releva sa mousseline. Ses yeux étaient étrangement froids et sans une ombre de bienveillance. Son visage était fatigue.

— Quelque difficulté que vous trouviez, je ne doute pas du succès. Vous mettez en usage l’esprit de suite dont vous avez déjà fait preuve dans d’autres circonstances et, ce faisant, vous contribuez pour beaucoup à ma tranquillité.

C’étaient là propos sans conséquence. Nicolas sortit de sa poche la bague de Madame Adélaïde et la tendit à la marquise. Elle la considéra sans la prendre.

— Bel objet.

Comme Nicolas ne disait rien, elle reprit d’un ton plus rapide.

— De quoi s’agit-il ? D’une offre d’achat ? Je ne porte pas de bague.

— Non, madame. Il s’agit d’une question.

Elle rabattit sa mousseline et fit quelques pas de côté, l’air excédé.

— Madame, j’insiste. Pardonnez mon audace. Avez-vous déjà vu cette bague ?

Elle paraissait réfléchir puis, insensiblement, se détendit et se mit à rire.

— Vous êtes un rude bretteur, monsieur Le Floch. Lorsqu’on vous jette sur une trace, on ne peut guère espérer qu’un détail vous échappe.

— À votre service, madame, et à celui de Sa Majesté.

— Eh bien, puisqu’il faut tout avouer, je puis bien vous dire que je connais ce bijou. Il sort de la cassette du roi. Il me l’avait montré, il y a quelques années, quand il en fit présent à sa fille aînée.

— C’est tout, madame ?

Elle écrasait le gravier avec un de ses pieds sous son falbala.

— Qu’y aurait-il de plus, monsieur ?

— Que sais-je, madame ? Auriez-vous revu ce bijou depuis que Sa Majesté vous l’a montré ?

Elle ne maîtrisa pas un geste d’impatience.

— Vous m’excédez, monsieur Le Floch. Vous souhaitez lire dans mes pensées ?

— Non, madame, je m’évertue pour éviter qu’un malhonnête homme ne vous compromette, comme il a d’ailleurs déjà commencé à le faire. Pour le moment, moi seul l’ai percé à jour et nul n’en sait rien.

— Me compromettre ? Moi ! Monsieur, vous vous oubliez. De qui voulez-vous parler ?

— D’un homme que j’ai croisé à l’entrée de votre château de Choisy. D’un homme qui, de toute apparence, a volé cette bague chez Madame Adélaïde. D’un homme qui paraît avoir partie liée avec des ennemis du roi et les vôtres, madame. D’un homme, enfin, qui pousse l’audace jusqu’à mettre en avant votre nom afin de se constituer un alibi dans une affaire criminelle ! Voilà, madame, ce qui m’autorise à ne rien oublier de vos bienfaits et à tout faire pour m’en rendre digne.

Il avait l’impression d’avoir peu à peu haussé le ton, mais dans le même élan, son propos s’était enveloppé d’une chaleur persuasive à laquelle elle ne pouvait rester insensible. En tout cas, après cette sortie, il n’y avait plus d’échappatoire possible. Elle fit aussitôt contre mauvaise fortune bon cœur ; elle eut un geste charmant et lui prit la main.

— Soit, vous avez raison. Faisons la paix, je n’ai que ce que je mérite. Cela m’apprendra à avoir recours à un limier de votre acabit. Vous ne pouviez d’évidence passer à côté de cela.

— Madame, ce que je fais, tout ce que je fais, répond à ce que vous m’avez demandé d’accomplir : tout savoir, pour vous mieux servir et protéger.

— Je le comprends. J’ai eu tort de ne pas tout vous confier. Voilà ce qu’il en est. Truche de La Chaux, qui s’était fait connaître de moi durant son service, m’a un jour proposé de lui acheter un bijou — cette bague que vous m’avez présentée. J’ai reconnu immédiatement celle de Madame Adélaïde et j’ai tout de suite songé à ce que je pouvais tirer de cette découverte. Je savais par ailleurs qu’il avait ses entrées chez Madame. C’est un protestant d’origine, converti depuis. La princesse, toujours si sottement accrochée à ses dévotions excessives, adore les néophytes. Je lui ai mis le marché en main : soit il me servait, soit c’en était fait de lui.

— J’ai le regret de vous apprendre, madame, qu’il y a de grandes présomptions qu’il en use de même avec vos ennemis. Pour les mêmes raisons que vous avez barre sur lui, le comte de Ruissec le tenait en sa main. Il avait découvert qu’il était l’auteur de larcins dans la cassette de Madame. Je suppose que, connaissant les entrées du garde du corps dans votre demeure, il en est venu à agir comme vous l’avez fait vous-même. Il l’utilisait pour des menées obscures et condamnables. Je suis prêt à affirmer que le libelle que vous m’avez confié a été déposé dans vos appartements à Choisy par Truche de La Chaux. En un mot comme en cent, pris à la gorge, et aussi sans doute pour des raisons mercenaires, il assure le rôle d’agent double sans qu’il soit possible de déterminer où penche sa fidélité, et même s’il en a une !

— Monsieur, vous avez droit derechef à ma reconnaissance. Je vais tirer mes conclusions de ce que vous m’apprenez.

— Si j’osais, madame…

— Osez, monsieur, osez ! Je me fie à votre bon sens.

— Continuez à feindre avec M. de La Chaux. Ne changez rien à votre attitude avec lui. Si vous disposez d’un serviteur zélé, qu’il le surveille étroitement lorsqu’il est dans vos maisons. Ne lui donnez pas l’éveil tant que notre affaire n’est pas résolue. Je ne le crois qu’un comparse dans tout cela. Un escroc, un voleur, sans doute, mais un comparse.

— Vous me rassurez, monsieur. Je suivrai votre conseil. À nous revoir.

Elle lui sourit, arrangea sa gaze, ramassa son amas de tissus et disparut par le chemin qu’il avait lui-même pris pour arriver. Nicolas, ne voulant pas donner l’impression qu’il la suivait, repartit dans le sens opposé. Il se perdit dans les allées, tourna plusieurs fois sur lui-même, puis finit par tomber sur une placette surmontée de la figure d’un grand singe en plomb. Il trouva enfin une sortie. Il songea que son parcours était comme le chemin symbolique de son enquête. Il se retrouva dans une grande allée bordée de charmilles, au bout duquel il reconnut le bassin de Bacchus. De là, il gagna la perspective centrale et remonta vers le château.

Il demeurait sous le coup de son entretien avec Mme de Pompadour. Leurs relations, si tant est qu’il puisse utiliser ce terme, n’auraient plus, il le pressentait, la même franchise. Il l’avait forcée dans ses retranchements, avait percé un de ses secrets et, de surcroît, l’avait quasiment contrainte à dévoiler ses propres menées dans la maison de la fille aînée du roi. Elle avait accepté, un bref instant, de dépouiller son attitude de toute autorité. Si tout cela venait à se savoir, la situation de la favorite serait bien délicate et bien affaiblie.

Outre cela, le jugement de Nicolas sur Truche de La Chaux était encore hésitant. C’était du menu fretin, mais agitant des choses graves et, d’évidence, insouciant et inconscient du danger de ses actes et du peu de discrétion de ses propos.


Comme il débouchait sur la partie centrale des jardins, le souvenir du petit sourd et muet lui revint. Il se dit qu’il ne trouverait pas de meilleur moment pour vérifier si l’enfant qu’il avait sauvé était bien le même que celui qui portait les messages de M. de Ruissec.

Le temps était beau et clair et une bonne marche dans le parc serait un plaisir. Au loin, les hauteurs du plateau de Satory, surmontées d’un halo bleuâtre, se teintaient d’or et de pourpre. Il gagna d’un bon pas la grille des Matelots, aux abords du Grand Canal. Là, il interrogea le garde, qui n’était pas le même que la fois précédente, mais qui sut lui indiquer le chemin pour atteindre le hangar du fontenier Le Peautre. Ce ne fut pas une mince affaire que de traverser futaies, halliers et friches. L’atelier se trouvait dans la partie du grand parc la plus proche encore de son état sauvage d’origine. Le cœur battit à Nicolas quand une laie suivie de ses marcassins déboula d’un taillis juste devant lui. Plus loin, il aperçut un grand dix-cors solitaire qui bramait, une colonne de vapeur s’élevant au-dessus de lui dans la lumière diffuse du sous-bois.

Peu avant d’arriver à destination, il entendit un bruit étrange, un claquement irrégulier suivi de longs grincements. Il se dirigea au son et tomba pile devant la porte en rondins du hangar. C’était elle qui battait, poussée par le vent. Nicolas, après s’être assuré que son épée jouait bien dans son fourreau, frappa. N’obtenant pas de réponse, il entra dans la grange.

Au début, il ne distingua pas grand-chose. Une petite ouverture, taillée dans l’épaisseur de la paroi, ne laissait passer qu’une pauvre lumière. Il devina un amoncellement d’objets disparates. Le bâtiment, assez étroit, était étonnamment profond. Nicolas continuait d’avancer, toujours surpris par les claquements et les grincements de la porte qui scandaient sa progression. Des hennissements lointains le firent sursauter ; il se tint sur ses gardes. Il était maintenant dans le noir le plus total. Une autre impression, s’ajoutant à l’angoisse de l’obscurité, s’imposa : une odeur métallique qu’il connaissait trop bien.

Il fit encore quelques pas et sentit sous son pied une matière visqueuse. Il se baissa vers le sol et le toucha de sa main. Il recula horrifié et repartit en toute hâte vers la sortie pour vérifier son appréhension. Dans la lumière de la forêt, sa main lui apparut pleine de sang. Le rythme de son cœur s’accéléra si fort qu’il dut s’appuyer, la respiration lui faisant soudain défaut. Quelle horreur allait-il encore devoir affronter à l’intérieur de cet antre ?

L’atelier, à première vue, semblait abandonné, mais il fallait s’en assurer. Il s’efforça au calme, et le serviteur du roi reprit le dessus. Il devait régler cette affaire seul. Le drame se reliait sans doute à l’ensemble de son enquête, mais il s’était déroulé en terre royale, dans le grand parc. S’il allait chercher des secours sur l’instant, tout deviendrait public. Or, il sentait qu’il fallait maintenir le secret et éviter tout scandale.

Il chercha autour de lui de quoi tailler une torche. Un vieux pin lui offrit une de ses branches encore imprégnée de résine. Il recueillit de la mousse sèche qu’il humecta avec la sève poisseuse, battit le briquet et réussit, en soufflant doucement, à enflammer la mousse. Une courte flamme bleue avec des accès jaunes jaillissait maintenant à l’extrémité de son flambeau. Le parfum âcre de la résine se mélangea à l’air embaumé de l’automne.

Il pénétra de nouveau dans l’atelier, et ne vit d’abord qu’un amoncellement de bûches et lingots de plomb entassés les uns sur les autres. La torche grésillait et produisait autant de fumée que de lumière. Il trouva sur un établi couvert d’outils une chandelle fichée dans un morceau de plomb grossièrement travaillé. Il l’alluma et éteignit la torche sur le sol. Son champ de vision s’élargit. Il progressa vers le fond de l’atelier, et repéra aussitôt la flaque sombre du sang qui lui parut immense. Puis, il perçut des murmures, comme des paroles chuchotées. Cherchant à s’orienter il finit par découvrir une petite porte basse au fond de l’atelier. Il s’en approcha, en tourna le bouton avec précaution, la tira à lui. Un étroit boyau de quelques toises conduisait à une autre porte ; c’était derrière celle-ci qu’on parlait. Tout contre l’huis et les sens aux aguets, il écouta :

— Direz-vous, à la fin, à un mourant ce que tout cela signifie ?

Nicolas reconnut la voix du comte de Ruissec. Une sorte de râle crépitant coupait chacun de ses propos. Par quel mystère se trouvait-il là, alors qu’il était censé accompagner le convoi de sa femme et de son fils ? Une autre voix s’éleva.

— J’ai attendu ce moment bien longtemps. Vous voilà enfin à ma merci. Après le fils, l’épouse, voici le père et le mari…

— Mais quelle traîtrise est-ce là ? Notre but n’était-il pas commun ?

La seconde voix murmura quelque chose que Nicolas ne parvint pas à saisir. Le comte de Ruissec poussa un grand cri. Nicolas s’apprêtait à bondir pour ouvrir la seconde porte, il avait déjà la main sur la poignée de son épée, quand un choc violent le frappa derrière la tête. Il s’effondra, assommé.


La voix de Bourdeau s’élevait, claire et distincte, mais elle lui paraissait irréelle. Ses mains s’agitaient et s’accrochèrent à de l’herbe. Ce contact, et l’odeur de la végétation, le ramenèrent aussitôt à la réalité.

— Le voilà qui revient, docteur.

Nicolas ouvrit les yeux et vit l’inspecteur et Semacgus penchés sur lui, qui l’observaient avec inquiétude.

— Le gaillard est solide et ce n’est pas la première fois qu’on l’assomme. Ni la dernière, sans doute. Dure tête de Breton.

— Cela lui apprendra d’être aussi imprudent, renchérit Bourdeau.

Nicolas se redressa. Une petite flamme claire dansait devant ses yeux. Il tâta sa nuque, et sentit sous ses doigts une bosse de la taille d’un œuf de pigeon.

— Ne vont-ils pas m’assommer à nouveau tous les deux en m’abreuvant de leurs commentaires ? fit-il. Comment êtes-vous là, et que s’est-il passé ?

Bourdeau hocha la tête, l’air satisfait.

— Dieu soit loué, le voilà qui grogne ! M. de Sartine, qui tient à vous plus qu’il ne vous le dit, m’avait ordonné de ne vous plus quitter. Nous vous avons donc suivi, le docteur et moi, jusqu’à cette maison. Au moment où nous entrions, nous vous avons trouvé sans connaissance dans ce méchant couloir. Deux personnes se sont enfuies à cheval. Nous étions fous d’inquiétude, ayant pataugé dans le sang.

Il montra ses souliers souillés.

— Dieu soit loué, vous êtes sauf ! J’ai demandé au docteur de vous emmener dehors, et j’ai fait l’inspection des lieux. Derrière la porte où vous vous trouviez, j’ai découvert le corps du comte de Ruissec, proprement tué d’un coup de pistolet. Il avait l’épée à la main, mais aucune chance ne lui avait été laissée : arme blanche contre arme à feu. Toutefois, le combat a dû commencer dans l’atelier et son adversaire l’a traîné dans la pièce de derrière. Il apparaît qu’avant de succomber, il aurait blessé son agresseur. Des traces de sang conduisaient dans le potager où des chevaux attendaient.

— Rien d’autre ? dit Nicolas qui réfléchissait, enregistrant toutes ces nouvelles.

— Qui peut vous avoir agressé ?

— Ce n’était pas l’homme que j’ai entendu parler au comte de Ruissec, j’en suis sûr.

— Donc, il y avait trois personnes ici : le comte, son agresseur, et celui qui vous a frappé.

— Mais il y a plus grave, renchérit Bourdeau.

Il agitait une liasse de papiers.

— Dans une soupente, j’ai trouvé un vieux coffre. Il contenait des documents impressionnants en nombre, que seule l’urgence de la fuite a fait négliger d’emporter : de nouveaux plans du château, encore plus précis que ceux découverts à Grenelle, des libelles contre le roi et la Pompadour, et un projet de manifeste annonçant la mort du « tyran Louis XV ».

— Voilà, dit Nicolas, qui confirme l’hypothèse d’une conspiration.


Les trois amis entreprirent de fouiller l’atelier de fond en comble. Ils procédèrent avec méthode, examinant chaque outil et chaque recoin du capharnaüm. La présence de plusieurs entonnoirs au fond desquels brillaient encore des traces de métal fondu n’établissait pas la preuve que le vicomte de Ruissec avait été assassiné dans ce lieu retiré : ils pouvaient être les instruments habituels du travail du fontenier. Mais, dans les circonstances présentes, leur existence constituait néanmoins une présomption. Une espèce de litière de cuir munie d’anneaux de métal à ses quatre extrémités rappela à Nicolas les matelas immondes sur lesquels les aides de Sanson couchaient leurs patients lors des séances de question au Châtelet. Certes, rien de tout cela n’était absolument probant, et Nicolas ne pouvait pas s’abandonner à son imagination, mais il y avait là matière à s’interroger.

Le docteur Semacgus examina le corps du comte de Ruissec. La blessure à hauteur du cœur provenait bien d’un coup de pistolet. La quantité du sang répandu correspondait à l’impact d’une balle qui avait sectionné de gros vaisseaux à la racine des poumons ou dans les abords de l’organe noble. Restait à déterminer qui, de la victime ou de son meurtrier, avait été l’agresseur, et pourquoi. Nicolas, ayant touillé les poches du cadavre, n’y trouva rien de particulier.

La nature des papiers découverts, songeait Nicolas, était à rapprocher des volumes de casuistique sur le tyrannicide de la bibliothèque du vicomte de Ruissec. Elle incitait à redouter des tentatives contre la vie même du roi. Que venait faire le comte de Ruissec dans cet endroit ? Sans nul doute, il avait faussé compagnie au convoi funèbre qu’il était censé accompagner pour revenir à bride abattue à Versailles. Mais était-il complice ou victime ? Ou vengeur ? Sa mort était-elle la conséquence d’un règlement de comptes entre complices ?

Il était trop tôt pour répondre à ces questions. Dans l’immédiat, Nicolas rassembla les documents les plus éloquents et, après un dernier coup d’œil à la dépouille du comte, il quitta l’atelier après avoir demandé à Bourdeau et Semacgus de veiller à ce que nul n’y pénétrât.


Il était trois heures après midi quand il regagna le château. Il se dirigea tout aussitôt vers l’aile des Ministres et demanda à être reçu par M. de Saint-Florentin. Il fut rapidement introduit. Le ministre l’écouta sans l’interrompre, tout en taillant avec soin une plume à l’aide d’un petit canif d’argent. Nicolas, à son habitude, s’évertua à être clair et concis, décrivant sans fioritures et se gardant de lancer des hypothèses non étayées. Il suggéra prudemment que le corps du comte de Ruissec fut enlevé dans le plus grand secret par des exempts du roi pour être porté à la Basse-Geôle. La nouvelle du meurtre devait absolument être tenue secrète. D’ailleurs, personne ne se préoccuperait d’un homme supposé courir les routes du royaume derrière un corbillard. Si le comte avait quitté le convoi, il était vraisemblable qu’il avait donné de bonnes raisons ; ses gens ne s’inquiéteraient donc pas tout de suite de son absence prolongée et ne donneraient pas l’alerte, si toutefois ils le faisaient, avant plusieurs jours.

Une fois réglée la question du corps, Nicolas demanda au ministre de lui octroyer une semaine pour achever des investigations déjà bien entamées. Il se disait assuré d’être en mesure de dévoiler la vérité à l’issue de ce délai. Enfin, il s’autorisa à suggérer qu’on renforce les mesures destinées à assurer la sûreté du château et la protection du roi.

M. de Saint-Florentin sortit de son silence pour donner sobrement son aval aux propositions qui venaient de lui être soumises. Lui aussi était d’avis de garder le secret sur ce nouvel épisode. Cela donnerait à la police le temps d’opérer, et au commissaire Le Floch le loisir de parfaire son travail. Devant recevoir dans la soirée M. de Sartine, il lui communiquerait les dernières informations et l’état de l’enquête menée par son adjoint dont il se disait « pleinement, pleinement » satisfait.

En outre, le ministre allait de ce pas écrire aux intendants des provinces afin de lancer un avis de recherche concernant Le Peautre en indiquant qu’il était sans doute accompagné d’un enfant sourd et muet. Enfin, pour redoubler les précautions, tous les ateliers, de fonteniers ou autres, indûment installés dans les recoins du grand parc seraient recensés. Il conviendrait de presser tout ce monde, de procéder aux vérifications nécessaires et de ne plus tolérer, par un laisser-aller coupable, la clandestine usurpation du domaine royal sans titres ni autorisations.

M. de Saint-Florentin ajouta qu’il souhaitait, une fois l’affaire Ruissec résolue, que Le Floch s’attachât pendant un temps à étudier les conditions dans lesquelles était assurée à Versailles la protection du roi, des princes du sang et, ajouta-t-il, des ministres. Il ordonna à Nicolas de lui soumettre un mémoire dont les conclusions seraient précisément examinées et à partir desquelles on pourrait envisager les décisions à prendre.

Quant au cas particulier de Truche de La Chaux, il parut gêner le ministre, qui s’en tint à une formule des plus vagues sur la nécessaire prise en compte du bon plaisir d’une personne à laquelle, le commissaire Le Floch le savait comme lui-même, il était difficile de s’opposer. Nicolas approuva, se disant persuadé que le garde du corps, personnage faux et léger, tout convaincu qu’il fût d’indélicatesse et de vol, ne paraissait pas impliqué au premier rang dans les crimes de sang qui les préoccupaient.


Le ministre sonna pour appeler un de ses commis de confiance. Il lui ordonna de se mettre à la disposition du commissaire pour prendre toutes les dispositions de recueil et de transport du corps. L’homme avança qu’il était préférable de ne pas s’en remettre aux exempts, dont la discrétion n’était pas toujours la qualité cardinale. M. de Saint-Florentin l’interrompit pour s’asseoir à son bureau et se mettre à écrire comme s’il se fut retrouvé seul. Nicolas et le commis sortirent en silence.


Rassembler les porteurs, trouver un véhicule, et déterminer, sur un plan du grand parc, un chemin perpendiculaire à l’atelier du fontenier permettant de l’attendre discrètement, tout cela prit un certain temps. Ils retrouvèrent les lieux en l’état, gardés par Bourdeau et Semacgus, et le corps, recueilli dans une bière provisoire, fut déposé dans un chariot.

Le cortège ressortit vers Satory et gagna la route de Paris. Nicolas suivait dans sa propre voiture. Les barrières de la ville furent franchies peu avant neuf heures. Nicolas avait dépêché un exempt à cheval pour annoncer leur arrivée au Châtelet. La bière fut descendue dans un caveau de la Basse-Geôle situé derrière la salle d’exposition publique des corps. Ces formalités accomplies et Semacgus ayant pris congé, Bourdeau proposa à Nicolas d’aller se restaurer dans leur estaminet habituel, rue du Pied-de-Bœuf. La voiture les y conduirait et les ramènerait ensuite à leurs logis respectifs. Nicolas, qui n’avait rien dans le ventre depuis son chocolat du matin et à qui les émotions de la journée avaient plutôt ouvert l’appétit, accepta volontiers. Il était fatigué par la succession des événements de la journée, la lassitude l’envahissait d’avoir pris sur lui pour conserver son sang-froid, et ses tempes battaient. Il avait besoin de se requinquer par l’ingestion de nourritures solides. Il lui avait fallu affronter successivement une favorite sur la défensive, le choc de la découverte d’un cadavre et la tension nerveuse d’un entretien avec son ministre.

À présent, assis à la vieille table branlante où ils savaient trouver leurs aises, il entendait plus qu’il n’écoutait, dans une sorte d’effondrement heureux de l’être, la conversation entamée entre Bourdeau et le tenancier. L’homme de l’art leur ayant proposé une matelote d’anguilles de Seine, Bourdeau, son pays, le provoquait gentiment.

— C’est à moi que tu proposes le service d’un de ces monstres que nourrissent nos clients de la Basse-Geôle ?

— Je ne te dis pas qu’elles n’y mettent pas la dent quand rien de plus appétissant ne se propose. Ce que tu ignores, à faire le faraud, c’est que ces bestioles raffolent des fruits du hêtre et du cormier. Imagine le bon régime !

— Parle-moi plutôt de ces belles demoiselles de la Vienne et de la Loire fréquentant les eaux claires. As-tu vu ici, près des boucheries, là où le sang coule dans le fleuve, le frétillement de tes beautés ?

— Mais, Pierre, perches et brochets en apparence plus ragoûtants ne laissent pas leur part aux chiens…

— Soit, mais ton anguille est par trop indigeste.

— Pas à ma façon.

— Et quelle est ta façon ?

— Il est vrai que la chair de ce poisson est grasse, chargée de parties lentes et visqueuses. Aussi, après l’avoir proprement dépouillée et troussée de sa peau, je l’assaisonne d’épices et de sel et la fais griller un petit moment avant de la mijoter dans la sauce où le vin parfait le traitement. Ainsi, les parties rebelles à la bonne digestion sont-elles dissoutes et le plat se fait plus léger. Avec un sauté de mousserons qu’on vient tout juste de m’apporter de Chaville et une bouteille de chez nous, la même avec laquelle j’ai mouillé ma sauce, tu ne t’en plaindras pas. Je n’y ajoute qu’un peu de beurre fraîchement manié, ce qui ne peut qu’abonnir encore l’ensemble.

Les deux amis décidèrent de faire confiance aux conseils avisés de leur hôte. La bête qui leur fut servie dans une terrine brûlante était monstrueuse. Pourtant, ses tronçons savoureux demeuraient fermes tout en cédant sous la dent. Pendant de longues minutes, ils s’y consacrèrent en silence puis, la première voracité assouvie, Nicolas raconta à Bourdeau le détail de son arrivée dans l’atelier du fontenier.

— Selon toute apparence, dit Bourdeau, le comte de Ruissec a voulu supprimer un complice gênant et il paraît être tombé lui-même dans un piège.

— Cela signifierait que le comte est l’organisateur de l’assassinat de son fils. Je ne parviens pas à imaginer cela, quelles que puissent être les causes de leur dissension. Oubliez-vous les conditions horribles du trépas du vicomte ?

— Mais vous n’imaginiez pas non plus le frère trucider son aîné, alors que la chose se pratique depuis la nuit des temps et que les exemples abondent dans nos annales judiciaires.

Nicolas médita la remarque de l’inspecteur.

— Au fait, Bourdeau, vous souhaitiez me dire quelque chose l’autre soir, mais le rhum embrumait quelque peu votre élocution.

— Je ne vois pas…

— Mais si, vous parliez d’une face… Vous avez répété le mot plusieurs fois.

Bourdeau se frappa la tête de la main.

— Mon Dieu, j’avais complètement oublié ! Et pourtant le détail a son importance. Je vous avais dit qu’on avait retrouvé le cocher du ministre de Bavière. Vous sachant fort occupé, j’ai pensé bien faire en l’interrogeant.

— Vous avez eu raison. Et alors ?

— Il m’a conté une histoire fort étrange. Lorsqu’il a conduit son carrosse vers la berge de la Seine au pont de Sèvres pour y soigner la patte d’un de ses chevaux, il a bien vu la scène décrite par le laquais. Deux hommes qui plongeaient dans l’eau un corps inanimé et leur affirmation selon laquelle il s’agissait d’un de leurs amis ivre mort. Mais ce que n’avait pas remarqué le laquais, et qui a frappé notre cocher, c’est le visage de l’ivrogne. Il en frémit encore, le bougre ! Sa description correspond en tout point à celle que nous aurions pu faire du visage du vicomte de Ruissec. Il tremble encore au souvenir des joues avalées ! Pour ivre, il l’était pardi. De plomb. Et mort, il l’était tout à fait.

— Savez-vous que l’idée m’en était venue ? L’odeur des vêtements mouillés, cette odeur pénétrante, c’était bien celle de la rivière et de l’eau croupie de ses rives. Ils ont voulu faire disparaître le corps dans le fleuve. Lesté comme il l’était, il aurait coulé à pic. De quoi satisfaire tous les poissons que vous évoquiez tout à l’heure.

Bourdeau repoussa brutalement son écuelle d’anguilles.

— J’ai toujours pensé cela, grommela-t-il, de la pêche des grandes villes.

— Mais, reprit Nicolas qui poursuivait son idée, nos gaillards ont été interrompus dans leur tâche, et l’un d’eux, le valet Lambert sans doute, a élaboré ce plan diabolique de rapporter le corps à l’hôtel de Ruissec. Lui, ou son complice.

— Le vidame ? fit Bourdeau.

— C’est une possibilité, mais il y a d’autres candidats.

— Voilà en tout cas qui éclaircit certains points et qui nous ouvre des perspectives. J’ai fait mettre le cocher au secret. C’est un témoin de premier ordre et il est dommage qu’il n’ait pas mieux regardé les deux autres ribauds. Il est vrai qu’il était trop effaré par l’aspect du visage du prétendu ivrogne.


Nicolas et Bourdeau demeurèrent encore longtemps à parler et vidèrent force bouteilles de chinon en préparant leur plan de campagne. Nicolas était serein, désormais. Sans avoir encore toutes les cartes en main, il estimait pouvoir tenir la parole qu’il avait donnée à M. de Saint-Florentin de lui présenter les coupables dans la semaine à venir. Il fallait attendre les informations demandées aux provinces, procéder à des recoupements et à des vérifications, espérer que M. de La Vergne retrouve le nom du lieutenant victime du comte de Ruissec — ce détail pouvait avoir son importance — et, surtout, resserrer autour des protagonistes les mailles du filet des mouches et des indicateurs.

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