I SUICIDE

« Les lois sont furieuses en Europe contre ceux qui se tuent eux-mêmes : on les fait mourir, pour ainsi dire, une seconde fois ; ils sont traînés indignement par les rues ; on les note d’infamie ; ou confisque leurs biens. »

Montesquieu

Mardi 23 octobre 1761

Le flot des voitures emplissait la rue Saint-Honoré. Nicolas Le Floch avançait avec précaution sur le pavé glissant. Au milieu du tonnerre des équipages, des cris des cochers et des hennissements des chevaux, un carrosse débouchant à grande allure faillit verser devant lui ; une roue retomba, et son fer fit jaillir une pluie d’étincelles. Non sans peine Nicolas traversa la tempête des flambeaux et des torches qu’agitait dans l’obscurité une foule de valets désireux d’éclairer au mieux leurs maîtres.

Combien de temps encore, songeait-il, tolérerait-on ces manifestations ostentatoires et dangereuses ? La cire coulait sur les habits et les coiffures ; perruques et cheveux étaient en péril de s’enflammer — les précédents étaient nombreux d’incidents funestes de ce genre. Le même désordre se reproduirait sur les marches de l’Opéra à la fin du spectacle, plus vif encore en raison de la hâte des puissants à rejoindre leurs hôtels.

Il s’en était ouvert à M. de Sartine et n’avait obtenu en réponse qu’une pirouette et une fin ironique de non-recevoir. Tout épris qu’il était du bien public et de l’ordre dans la capitale, le lieutenant général ne souhaitait pas se mettre à dos et la Cour et la ville en réglementant une commodité dont, à l’occasion, il usait lui-même.


Le jeune homme se fraya un chemin au milieu de la presse qui encombrait les degrés du grand escalier. Elle était plus dense encore dans le foyer exigu de ce monument construit jadis pour le cardinal de Richelieu et où Molière avait joué.

Nicolas éprouvait toujours le même plaisir à pénétrer dans le temple de la musique. Chacun se reconnaissait et se saluait. On s’enquérait de l’affiche et, en ce temps de guerre incertaine, les nouvelles, vraies ou fausses, étaient commentées avec passion.

Ce soir-là, les propos se partageaient équitablement autour de l’avis que les évêques de France devaient remettre au roi au sujet de la Société de Jésus[1], de la santé précaire de Mme de Pompadour et des exploits récents des généraux — notamment de ceux du prince de Caraman dont les dragons avaient, en septembre, repoussé les Prussiens au-delà de la Weser. On évoquait aussi une victoire du prince de Condé, mais la nouvelle n’avait pas été confirmée.

Tout ce monde éblouissant de satin piétinait la fange qui recouvrait le sol. Aussi le contraste entre le luxe des habits et la boue nauséabonde faite de débris de cire, de terre et de crottin — qui les souillait était-il déconcertant.

Pressé au milieu de cette foule, Nicolas ressentait le dégoût habituel qui assaillait ses narines face au mélange des effluves. L’odeur âcre du sol montait, se mêlant à celles des fards et aux parfums produits par les mauvaises chandelles, sans pour autant masquer les relents plus acides et pénétrants des corps malpropres.

Quelques femmes qui paraissaient sur le point de se trouver mal agitaient furieusement leur éventail ou respiraient les vapeurs revigorantes de petits flacons.


Nicolas parvint à se dégager en se glissant derrière les gardes-françaises en faction dans l’escalier. Il n’était pas à l’Opéra pour son plaisir, mais en service commandé. M. de Sartine lui avait enjoint de surveiller la salle. La représentation du jour n’était pas une soirée banale. Madame Adélaïde, la fille du roi, et sa suite devaient y assister.

Depuis l’attentat de Damiens, une angoisse diffuse planait sur la famille royale. Le lieutenant général, outre les mouches qui peuplaient le parterre et les coulisses, voulait disposer sur place d’un instrument zélé possédant toute sa confiance. C’était le rôle de Nicolas de tout entendre et de tout observer en restant à portée du regard de son chef présent dans sa loge. De surcroît, ses fonctions de commissaire au Châtelet autorisaient le jeune homme à requérir la force publique et à prendre immédiatement toutes dispositions utiles.

Pour accomplir sa tâche, Nicolas avait choisi de se tenir debout près de la scène et de l’orchestre. Il était assuré ainsi d’avoir une vue d’ensemble de la salle, sans perdre de l’œil la scène d’où pouvait également venir le danger. Accessoirement, cette place lui permettait de juger dans les meilleures conditions de la qualité de l’orchestre, du jeu des interprètes et de la tessiture des voix, et il échappait à la vermine qui foisonnait dans le bois et le velours des sièges.

Combien de fois avait-il dû, de retour au logis, secouer ses habits au-dessus d’une bassine pour se débarrasser de l’engeance sautante et piquante…


À peine le jeune commissaire s’était-il installé que la mèche tire-feu monta lentement, comme une araignée ravalant sa soie. Parvenue à son but, elle circula sur les mèches des chandelles du grand lustre pour les allumer l’une après l’autre. Nicolas aimait ce moment magique où la salle encore obscure et bruissante du murmure des conversations sortait de l’ombre. En même temps, un homme de peine portait le feu aux lumières de la rampe. Du parquet jusqu’aux cintres, l’or et la pourpre renaissaient alors à la splendeur, comme le bleu des armes de France frappées des lys qui dominaient la scène. Ainsi révélé, le mouvement des volutes de poussière tamisait la lueur qui glissait doucement sur les habits, les robes et les parures, prologue silencieux aux féeries du spectacle.

Nicolas se gourmand a ; il n’arriverait donc jamais à se séparer de cette propension à se perdre dans des rêveries ! Il se secoua, il lui fallait « faire la salle » qui s’emplissait dans un crescendo de bruits et de paroles.


Un des premiers soucis du service de Nicolas à l’Opéra consistait à savoir qui était là et qui ne l’était pas, tout en repérant, le cas échéant, les inconnus ou les étrangers. Ce soir-là, il remarqua que, contrairement aux habitudes d’un public blasé, les loges étaient presque toutes occupées. Même le prince de Conti, qui affectait si souvent d’arriver en cours du spectacle, avec la majestueuse indifférence d’un prince du sang, était déjà assis et devisait avec ses invités. Pour le moment, la loge royale était encore vide, mais des laquais s’y affairaient.

Nicolas n’assurait ce service que lorsque des membres de la famille royale assistaient à la représentation. Les autres soirs, ce rôle était dévolu à ses collègues. Ce qui était prioritaire pour la police, c’était la recherche et la surveillance d’agents soupçonnés de commerce ou d’espionnage au profit des cours en guerre contre la France. L’Angleterre, en particulier, inondait Paris d’émissaires stipendiés.

Un coup léger le frappa à l’épaule. Nicolas se retourna et découvrit avec plaisir le visage ouvert du comte de La Borde, premier valet de chambre du roi, magnifique dans un habit gris perle surbrodé de fils d’argent.

— Voilà une journée doublement faste, puisque je retrouve mon ami Nicolas !

— Puis-je vous demander l’autre bonheur que votre propos laisse supposer ?

— Ha, ha ! le fourbe… Et le bonheur d’un opéra de Rameau, vous comptez cela pour rien ?

— Sans doute, mais je vous vois bien éloigné de votre loge, dit Nicolas en souriant.

— J’aime l’odeur de la scène et sa proximité.

— Sa proximité ? Ou sa promiscuité ?…

— Soit, j’avoue. Je viens admirer de près un objet tendre et gracieux à mes yeux. Mais, Nicolas, je dois vous dire que l’on vous trouve vous-même bien discret.

— Ce on est bien discret lui-même.

— Faites le naïf et vous m’en remontrerez ! Sa Majesté s’est à plusieurs reprises enquise de vous, et notamment lors de la dernière chasse à Compiègne. Vous n’avez pas oublié, j’espère, son invitation à courre dans ses équipages. Lui, n’oublie jamais rien. Montrez-vous, que diable ! Il se rappelle votre figure et a évoqué plusieurs fois le récit de votre enquête. Vous avez auprès de lui un bien puissant avocat ; la bonne dame vous tient pour son ange gardien. Croyez-m’en, usez de ce crédit si rare et ne vous retranchez pas de la présence de vos amis. À ce point, la discrétion est un crime contre soi-même, que ces mêmes amis ne vous toléreront pas.

Il tira une petite montre d’or de la poche de son habit et, l’ayant consultée, reprit :

— Madame Adélaïde ne devrait plus tarder.

— Je pensais notre princesse inséparable de sa sœur Victoire[2], dit Nicolas. Or, si j’en crois mes informations, elle assistera seule au spectacle ce soir.

— Remarque pertinente. Mais il y a eu quelque bisbille entre le roi et la seconde de ses filles. Il lui a refusé une parure et, piquée, Madame Victoire lui a décoché à brûle-pourpoint un méchant propos sur l’accueil qu’aurait reçu une semblable demande venant de Mme de Pompadour. Voilà, mon cher, le secret des cours, mais vous êtes un tombeau… Cela dit, Madame Adélaïde ne sera pas seule ; elle sera accompagnée du comte et de la comtesse de Ruissec, qui la chaperonneront. Vieille noblesse militaire, sévère, dévote et radoteuse à souhait. Ils tiennent à la fois de l’entourage de la reine et de celui du dauphin, c’est tout dire. Encore que le comte…

— Quelle distribution de bois vert en peu de mots !

— L’Opéra m’inspire, Nicolas. Je présume que notre ami Sartine sera là ?

— Vous présumez bien.

— Madame sera bien gardée. Mais rien n’arrive jamais sous l’œil de nos lieutenants de police. Nos spectacles sont d’un calme ! Seules les cabales et les claques les animent un peu, et Les Paladins de notre ami Rameau ne devraient pas déclencher de tempête. Le coin de la reine et le coin du roi[3] seront paisibles. Le Mercure relate que le goût italien et le goût français y sont très habilement mêlés, encore que l’audacieux assemblage du comique et du tragique pourrait mettre à mal la bienséance.

— Cela n’ira pas loin, ce sont là des passions innocentes.

— Mon cher, vous n’êtes jamais allé à Londres ?

— Jamais et, par les temps que nous vivons, je crains de ne pas en avoir l’occasion de sitôt.

— Je n’en jurerais pas. Mais pour revenir à mon propos, le voyageur français s’étonne quand il entre dans un théâtre londonien : il n’y trouve aucune surveillance militaire. Aussi les tumultes et les bagarres y sont le prix de la liberté.

— Voilà un pays rêvé pour nos amis les philosophes qui, disent-ils, respirent dans nos salles « le mauvais air du despotisme ».

— Je connais l’auteur de ce mot que le roi a peu prisé, fit La Borde. Discret Nicolas, vous ne l’avez même pas nommé. Mais je vous demande de me pardonner : je vais de ce pas faire ma cour à Madame Adélaïde. Prestement, car mon sujet d’étude paraît au prologue…

Et il traversa légèrement le parterre, dispensant sans compter ses saluts aux belles de sa connaissance. Nicolas éprouvait toujours le même plaisir à retrouver le comte de La Borde. Il se souvenait de leur première rencontre et de ce dîner où celui-ci l’avait tiré avec indulgence d’un mauvais pas. M. de Noblecourt, le vieux procureur chez qui il logeait et qui le considérait comme le fils de la maison, avait maintes fois souligné le privilège d’un attachement si sincère et, ajoutait-il, si utile à Nicolas. Le jeune homme repassa à nouveau dans son esprit les événements qui s’étaient succédé depuis le début de l’année. Le premier valet de chambre restait lié à l’événement incroyable de sa rencontre avec le roi. Il connaissait le secret de sa naissance noble ; il savait qu’il n’était pas seulement Nicolas Le Floch, mais aussi le fils naturel du marquis de Ranreuil. Cependant, il demeurait assuré que cette origine n’entrait pour rien dans la sympathie spontanée qui les avait réunis.

Une rumeur le ramena à la réalité. La salle tout entière s’était levée et applaudissait. Madame Adélaïde venait d’apparaître dans la loge royale. Blonde et faite au tour, elle avait grand air. Chacun convenait qu’elle l’emportait de beaucoup sur Mesdames, ses sœurs. Le profil et les yeux faisaient souvenir de ceux du roi. Souriante, elle s’inclina en une grande révérence de cour qui redoubla les vivats. La princesse était fort populaire ; son affabilité et son accès facile étaient connus de tous. Elle paraissait goûter ce que lui offrait sa solitude d’une soirée et prolongeait ses saluts de gracieuses inclinaisons de la tête. Nicolas aperçut M. de Sartine qui entrait dans sa loge après avoir accompagné la fille du roi dans la sienne.


Le rideau s’était levé sur le prologue. La Borde s’était empressé de rejoindre Nicolas. Un chœur triomphal éclatait, accompagnant l’apparition de la déesse de la Monarchie debout aux marches d’un temple antique. De jeunes enfants tenaient sa traîne fleurdelisée. Une Victoire cuirassée et casquée surgissait, campée sur un char conduit par les génies de la guerre ; elle en descendait pour couronner la déesse de lauriers. Le chœur s’exaltait et reprenait son refrain :

Rendons-lui les honneurs

Dignes de sa puissance

Qui couronnent les exploits

Du plus puissant des rois.

Des déités agitaient des palmes. M. de La Borde serra le bras de Nicolas.

— Voyez le sujet blond, à droite… la deuxième en lévite. C’est elle.

Nicolas soupira. Il était bien placé pour connaître le sort fatal de ces filles d’Opéra. Elles commençaient leur carrière dans les chœurs ou dans la danse pour être abandonnées, à peine sorties de l’enfance, à la licence des mœurs et à la puissance de l’argent. Sauf à franchir les étapes difficiles des degrés du libertinage, ce qui demandait habileté et prudence, et à parvenir au statut privilégié de fille entretenue, leur avenir les conduirait fatalement, une fois les prestiges de la prime jeunesse effacés, à la misère et à la plus basse crapule. Au moins cette petite au minois charmant pourrait-elle tirer son épingle du jeu avec un bon garçon comme La Borde. Peut-être.

Le prologue continuait à développer ses magnificences vocales. Le genre en était passé de mode depuis des années ; Rameau lui-même y avait mis fin et avait remplacé cette figure obligée par une ouverture en relation avec le spectacle. Nicolas s’étonna de ce « vestibule éclatant » qui encensait la monarchie et magnifiait ses succès militaires, alors que les événements, faits de succès sans lendemain et de revers indécis, ne prêtaient guère à l’emphase ni à la réjouissance. Mais, emporté par les habitudes, chacun feignait. Ce n’était pas mauvaise politique aux yeux de ceux qui, dans l’ombre, guettaient les défaillances de l’esprit public. Le rideau retomba, et M. de La Borde soupira, sa déesse avait disparu.

— Elle est à nouveau là au troisième acte, dit-il les yeux brillants, dans la danse des pagodes chinoises[4].

Le spectacle avait repris et l’intrigue des Paladins suivait son cours tortueux et convenu. Nicolas, toujours attentif à la musique, nota l’imbrication des formes vocales déjà utilisées dans Zoroastre[5], la place accordée aux récitatifs accompagnés et la référence marquée à l’opéra italien dans la multiplication des ariettes. Tout emporté qu’il était par l’orchestration, il ne prêtait guère attention à l’intrigue : l’amour pervers du vieil Anselme pour sa pupille Argie, elle-même éprise du paladin Atis. Au premier acte, les airs de danse, dont la gaieté était relevée par des parties virtuoses de cors, le remplirent de bonheur. À la fin du deuxième acte, au moment de l’air d’effroi « Je meurs de peur », Nicolas qui avait toujours un œil sur la salle s’aperçut que quelque chose se passait dans la loge royale. Un homme venait d’y entrer et parlait à l’oreille d’un vieillard à l’allure militaire assis à droite derrière la princesse, et qui devait être le comte de Ruissec. Le vieux gentilhomme s’inclina à son tour vers une dame âgée à cheveux blancs et mantille de dentelle noire. Elle s’agita et le jeune homme vit sa tête osciller en signe de dénégation. Toute cette scène, de loin, paraissait muette, mais la fille du roi s’inquiéta et se retourna pour connaître la raison de ce désordre.

À ce moment, le rideau tomba sur la fin de l’acte. Nicolas vit alors le même homme entrer dans la loge de M. de Sartine et s’adresser à lui. Le magistrat se leva, se pencha vers la salle pour scruter le parterre et, ayant finalement repéré Nicolas, lui adressa un signe péremptoire d’avoir à le rejoindre. Dans la loge royale, l’agitation gagnait et Madame Adélaïde tamponnait les tempes de Mme de Ruissec avec un mouchoir.

Revenant plus tard sur ces instants, Nicolas se rappellerait que tout s’était alors mis en roule comme une mécanique monstrueuse qui ne devait s’arrêter qu’une fois le destin satisfait et repu de ruines et de morts. Il salua M. de La Borde, puis courut rejoindre le lieutenant général de police aussi vite que le lui permettait l’assistance debout conversant en groupes compacts.


M. de Sartine n’était pas dans sa loge. Il avait dû gagner celle de la princesse. Après avoir parlementé avec des officiers de sa Maison, Nicolas réussit à y pénétrer. Madame Adélaïde parlait à voix basse au lieutenant général. Son beau visage plein était empourpré d’émotion. M. de Ruissec, agenouillé aux pieds de sa femme, à demi pâmée sur son siège, l’éventait. Un homme en noir, dans lequel Nicolas reconnut un exempt du Châtelet, se tenait figé, collé à la cloison, Pair terrifié de ce qu’il voyait et entendait. Nicolas s’approcha et salua profondément. La princesse étonnée lui répondit par un léger mouvement de tête. Il fut ému de retrouver sur ce jeune visage l’expression du regard du roi. M. de Sartine reprit son propos :

— Que Votre Altesse royale se rassure, nous allons prendre toutes dispositions pour accompagner le comte et la comtesse à leur hôtel et tenter de régler discrètement cette affaire. Il convient cependant que certaines constatations puissent être faites. Le commissaire Le

Floch, que voici, m’accompagnera. Le roi le connaît et le tient en haute estime.

Le regard princier se porta sur Nicolas sans paraître le voir.

— Nous comptons sur vous pour faire au mieux afin d’apaiser la détresse de nos pauvres amis, dit Madame Adélaïde. Et surtout, monsieur, ne soyez pas soucieux de ma personne et parez au plus utile. Les officiers de notre Maison veilleront sur notre personne, et d’ailleurs les Parisiens nous aiment, mes sœurs et moi.

M. de Sartine s’inclina tandis que les deux vieillards — la comtesse, agitée d’un tremblement convulsif — prenaient congé de la princesse. Tous sortirent pour rejoindre leurs voitures. Il fallut attendre un moment pour rassembler les cochers partis boire quelques chopines. Un carrosse de cour s’ébranla, les Ruissec étant venus de Versailles en cortège avec la princesse. Il fut bientôt suivi de la voiture de M. de Sartine. Le flamboiement des torches grésillantes faisait danser les ombres portées sur les maisons de la rue Saint-Honoré.

Le lieutenant général demeura un long moment silencieux et perdu dans ses pensées. Un embarras de voitures arrêtées en désordre immobilisa le carrosse. Le jeune homme en profita pour risquer une remarque.

— Il conviendrait, monsieur, que fût un jour réglementé le stationnement des voilures aux portes des spectacles. Il serait même opportun qu’on les obligeât à user d’un chemin unique qui permettrait de désengorger nos rues et rendrait plus aisé leur cheminement[6]. Ajoutons-y un meilleur éclairage de nos voies, et la sécurité ne pourra qu’en être améliorée[7].

La remarque du jeune homme ne suscita aucun écho. Un certain agacement parut même dans un tambourinement rapide des doigts du lieutenant général sur la vitre. Il se tourna vers son subordonné.

— Monsieur le commissaire Le Floch…

Nicolas se raidit. L’expérience lui avait appris que lorsque le lieutenant général de police lui donnait son titre au lieu de l’appeler comme d’habitude par son prénom, c’était que l’humeur n’était pas bonne et les ennuis pas loin. Il redoubla d’attention.

— Nous voici, je crois, devant une affaire qui va exiger de nous un tact et un doigté tout particuliers, continua Sartine. Je suis d’ailleurs pris au piège de mes promesses à Madame Adélaïde. Croit-elle ce genre de démarche facile Y Elle ignore tout et du monde et de la vie. Elle se laisse aller à son bon cœur. Qu’ai-je à faire de sentiments et d’apitoiements ? Vous ne répondez pas ?

— Encore faudrait-il, monsieur, que vous éclairiez un peu ma lanterne.

— Tout doux, Nicolas. Il ne me convient pas, à moi, d’éclairer votre lanterne. Je connais trop bien où cela nous mènerait. Votre imagination cavalcadante va aussitôt se déchaîner. Nous avons vu ce qui arrivait lorsque je vous lâche les rênes. Vous prenez le mors aux dents, vous vous emballez ; on part dans toutes les directions et on ramasse des cadavres à tous les coins de rue. Ah ! oui, beaucoup de sagacité et un cœur certain à l’ouvrage, mais si je ne suis pas là pour vous relancer sur la bonne voie… Je vous veux vierge de toute suggestion, et recueillir votre première intuition. Il ne faut pas troubler le flair des chiens courants !

Deux années à travailler sous ses ordres avaient éclairé le jugement de Nicolas sur un homme dont la mauvaise foi pouvait atteindre des sommets. Seul, M. de Saujac, président au Parlement, dont la réputation sur ce point était devenue proverbiale, aurait pu lui en remontrer. Aussi ne se laissait-il guère impressionner par des propos qu’un autre aurait pu trouver blessants. Il connaissait bien la petite lueur malicieuse qui naissait soudain dans l’œil de son chef et les mouvements irrépressibles des muscles à droite de la bouche. M. de Sartine ne croyait pas en ce qu’il disait ou, à tout le moins, c’était une affectation bien à lui de marquer ainsi l’autorité sur ses gens. Seuls les moins perspicaces s’y laissaient prendre, mais il agissait avec tous de la même manière. L’inspecteur Bourdeau, l’adjoint de Nicolas, prétendait que c’était une façon de tirer les fils de ses pantins pour vérifier leur fidélité à son obéissance et leur acquiescement à ses propos, si énormes fussent-ils. Plus surprenante était sa propension à s’épancher en hargne et pétillement avec ses proches, alors que la rumeur le présentait comme un homme doux, secret et d’une exacte courtoisie.

L’attitude présente de M. de Sartine dissimulait son embarras et masquait son inquiétude. Qu’allaient-ils découvrir au terme de leur traversée nocturne de Paris ? Vers quel drame se dirigeaient-ils ? La comtesse de Ruissec paraissait si désespérée…

Quel que pût être le spectacle que le destin avait choisi ce soir de leur présenter, le jeune homme se promit de ne pas décevoir son chef et d’être attentif à tout ce qui les attendait. M. de Sartine s’était à nouveau muré dans un silence morose. L’effort de la réflexion accusait les plis d’un visage aigu d’où la jeunesse paraissait s’être enfuie sans retour.


Ils s’arrêtèrent devant le portail en demi-lune d’un petit hôtel particulier. Un grand escalier de pierre ouvrait sur une cour pavée. M. de Ruissec remit sa femme éperdue entre les mains d’une chambrière. La comtesse tentait bien de protester et cherchait à s’accrocher au bras de son mari ; il se dégagea avec fermeté. Un vieux serviteur éclairait la scène un flambeau à la main. Nicolas ne put se faire une idée de la disposition des lieux, qui demeuraient plongés dans les ténèbres. Il devinait à peine les ailes du bâtiment principal.

Ils gravirent les degrés donnant sur un vestibule dallé qui s’achevait par un escalier. Le comte de Ruissec chancela et dut s’appuyer sur un fauteuil de tapisserie. Nicolas l’examina. C’était un grand homme sec, un peu voûté malgré son affectation à se tenir droit. Une large cicatrice que l’émotion faisait rougir creusait sa tempe gauche, souvenir probable d’un coup de sabre. La bouche pincée se mordait l’intérieur des lèvres. La croix de l’ordre de Saint-Michel suspendue à un cordon noir renforçait encore l’austérité d’un strict habit sombre sur lequel tranchait, seule note de couleur, une commanderie de l’ordre de Saint-Louis accrochée à une écharpe rouge feu qui pendait sur sa hanche gauche. L’épée qu’il portait au côté n’était pas une arme de parade, mais une lame solide en acier trempé. Le jeune homme s’y connaissait et il se souvint que le comte escortait Madame Adélaïde et aurait pu, le cas échéant, avoir à la défendre. M. de Ruissec se redressa et fit quelques pas. Vieille blessure ou douleur de l’âge, il claudiquait et cherchait à dissimuler cette infirmité par un rehaussement de tout le corps qui le jetait en avant à chaque mouvement. Il considéra d’un air impatient son vieux serviteur.

— Ne perdons plus une minute. Conduis-nous à la chambre de mon fils et fais-moi ton rapport en chemin.

La voix de commandement était restée jeune, presque agressive. Il prit la tête du petit groupe en s’appuyant lourdement sur la rampe de bronze. La respiration sifflante, le majordome entreprit le récit des événements de la soirée.

— Monsieur le comte, vers neuf heures de relevée, je venais de remettre quelques bûches dans votre appartement et j’étais redescendu. Je lisais mon livre d’heures…

Nicolas surprit le plissement ironique des paupières de M. de Sartine.

— M. le vicomte est arrivé. Il paraissait très pressé et son manteau était mouillé. J’ai voulu le lui prendre, mais il m’a écarté. Je lui ai demandé s’il avait besoin de moi. Il a secoué la tête. J’ai entendu claquer la porte de sa chambre, puis plus rien.

Il s’arrêta un moment ; le souffle lui manquait.

— Toujours cette foutue balle, pardon, mon général. Je disais donc plus rien, et alors un coup de feu.

Le lieutenant général intervint.

— Un coup de feu ! En êtes-vous assuré ?

— Mon majordome est un ancien soldat, dit le comte. Il a servi dans mon régiment. Il sait de quoi il parle. Continue, Picard.

— Je me suis précipité, mais j’ai trouvé porte close. Elle était fermée de l’intérieur. Pas un bruit, pas un cri. J’ai appelé, pas de réponse.

Après avoir emprunté un couloir au fond du palier, le cortège se trouvait maintenant devant une lourde porte de chêne. M. de Ruissec s’était soudain voûté.

— Il m’était impossible de la forcer, reprit Picard, et même si j’avais eu une hache, les forces m’auraient fait défaut. Je suis redescendu et j’ai envoyé la femme de chambre de Mme la comtesse au poste de garde voisin. Un exempt est accouru, mais, en dépit de mes supplications, il n’a rien voulu faire hors la présence d’une autorité supérieure. Je vous ai donc fait incontinent quérir à l’Opéra.

— Monsieur le commissaire, dit Sartine, veillez à nous trouver de quoi ouvrir ou abattre cette porte.

Nicolas ne paraissait pas pressé d’obéir ; les yeux clos, il fouillait avec minutie les poches de son habit.

— Nous vous attendons, Nicolas, s’impatienta son chef.

— Entendre c’est obéir, monsieur, et la solution est toute trouvée. Il est inutile d’aller chercher des outils de force, cet objet y pourvoira.

Il tenait à la main une petite pièce de métal ressemblant à un canif et qui, une fois ouverte, présenta un échantillonnage de crochets de tailles et de dessins différents. C’était un présent de l’inspecteur Bourdeau, qui, lui-même déjà doté de cet instrument, en avait saisi un sur un bandit et l’avait offert à Nicolas. Sartine leva les yeux au ciel.

— Le « rossignol » des voleurs vient au secours de la police ! Les desseins du grand Architecte prennent souvent des voies obliques, murmura-t-il.

Nicolas sourit intérieurement de ce langage d’un affidé des Loges, s’agenouilla et, après avoir déterminé avec soin le crochet le mieux adapté, l’introduisit dans la serrure. On entendit aussitôt une clef choir sur le parquet de la chambre. Il examina à nouveau ses crochets, en choisit un autre et commença un patient travail d’approche. Seuls les respirations sifflantes du comte et de son majordome et le grésillement des bougies troublaient le silence de la scène. Au bout d’un instant, le bruit grinçant du mécanisme de la serrure se fit entendre et Nicolas put ouvrir la porte. Le comte de Ruissec se précipita et fut tout aussitôt arrêté dans son élan par le lieutenant général de police.

— Monsieur, s’indigna le vieil homme, je ne vous permets pas ! Je suis dans ma propre demeure et mon fils…

— Je vous prie, monsieur le comte, de laisser procéder les magistrats. Une fois les premières constatations effectuées, je vous promets que vous pourrez entrer et que rien ne vous sera caché.

— Monsieur, avez-vous oublié ce que vous avez promis à Son Altesse royale ? Qui prétendez-vous être pour vous permettre de désobéir à ses ordres ? Qui êtes-vous pour vous opposer à moi ? Un petit magistrat à peine sorti de la caque de sa roture, et dont le nom sent encore l’épicerie…

— Je ne saurais rien tolérer qui fût contraire à la loi et je ne reçois d’ordres que de Sa Majesté, répliqua Sartine. Je me suis engagé à entourer toute cette affaire de discrétion, c’est la seule promesse que j’ai faite. Quant à vos propos, monsieur le comte, si ce n’était la dignité de mes fonctions et les censures royales, je vous en demanderais raison. Le mieux que vous ayez à faire est de rejoindre votre appartement et d’attendre que je vous appelle. Plutôt, je viendrai moi-même vous y chercher.

Le vieux gentilhomme, le regard étincelant, fit volte-face. Jamais Nicolas n’avait vu M. de Sartine aussi pâle. Des cernes violacés étaient apparus sous ses yeux et il tourmentait avec rage l’une des boucles de sa perruque.

Ayant pris une chandelle au flambeau que portait Picard, le jeune homme entra d’un pas prudent dans la pièce, suivi de son chef. Il se souviendrait longtemps de ses premières impressions.

Sans rien voir tout d’abord, il perçut le froid qui régnait dans la chambre, puis décela une odeur d’eau saumâtre mêlée à celle, plus irritante, de la poudre. La flamme tremblante éclairait faiblement une pièce immense aux murs décorés de boiseries blondes sur toute sa hauteur. En avançant, il vit sur sa gauche une grande cheminée de marbre grenat surmontée d’un trumeau. À droite, une alcôve tendue de damas sombre surgit de l’ombre. Un tapis de Perse et deux fauteuils dissimulaient à la vue ce qui semblait être un bureau disposé dans l’angle en face de l’entrée. Çà et là des coffres étaient recouverts d’armes. Celles-ci et le désordre des lieux dénotaient la présence d’un homme jeune et d’un soldat.

S’étant avancé jusqu’au bureau, Nicolas aperçut une forme allongée sur le sol. Un homme gisait sur le dos, les pieds dirigés vers la fenêtre. Sa tête paraissait réduite comme si elle n’avait pas correspondu à la dimension du corps. Un grand pistolet de cavalerie était tombé à côté de lui. M. de Sartine s’approcha et eut un mouvement de recul. Il est vrai que la vision qui s’offrait à ses yeux avait de quoi faire sursauter les plus endurcis.

Nicolas, qui n’avait pas cillé quand il s’était penché sur le corps, réalisa soudain que son chef n’avait eu que peu d’occasions d’être en contact avec les formes affreuses de la mort. Il le saisit fermement par le bras et l’obligea à s’asseoir dans l’un des fauteuils. M. de Sartine se laissa conduire comme un enfant et ne dit mot ; il sortit un mouchoir et s’épongea le front et les tempes tout en faisant prendre l’air à sa perruque, puis demeura prostré, le menton sur la poitrine. Nicolas nota avec amusement que sa pâleur avait tourné au verdâtre. Ce point marqué sur son chef— il s’autorisait de ces petites revanches —, il reprit son examen.

Ce qui avait frappé d’horreur le lieutenant général de police, c’était le visage du mort. La perruque militaire avait glissé sur son front d’une manière grotesque. Elle soulignait les yeux déjà vitreux, comme écarquillés par la vision de la mort. Mais là où le spectateur s’attendait à trouver une bouche ouverte, complétant le mouvement naturel de frayeur ou de douleur, ne subsistaient plus que joues creusées et menton remonté vers le nez en une grimace désaccordée. Le visage avait subi une telle déformation qu’il faisait invinciblement penser à celui d’un vieillard ayant perdu ses dents ou à la face convulsée de quelque monstrueuse statue. Sans qu’il soit encore possible de se prononcer sur le phénomène, la blessure cause de la mort n’avait pas saigné. La balle semblait avoir frappé la base du cou à bout portant et avait brûlé les tissus de la chemise et la mousseline de la cravate.

Nicolas s’agenouilla près du corps pour regarder la plaie. Elle était noire et l’ouverture de la peau, de la largeur de la balle, paraissait déjà fermée par l’épiderme ; un peu de sang coagulé était visible, mais il s’était surtout épanché dans les chairs. Le jeune commissaire nota ses observations dans un petit calepin. Il reprit la disposition du corps, précisa que la victime était revêtue d’habits civils. L’état et la crispation des deux mains refermées sur elles-mêmes le frappèrent. Les bottes de fantaisie étaient boueuses, et tout le bas du corps jusqu’à la ceinture était imbibé d’une eau nauséabonde comme si le jeune homme avait traversé un étang ou une pièce d’eau avant de rentrer chez lui pour mettre fin à ses jours.


Nicolas fit quelques pas et s’intéressa à la croisée. Les volets intérieurs en chêne clair étaient fermés au loquet. Il les ouvrit et constata que la fenêtre était également close. Il remit le tout en place, reprit sa bougie et alluma les chandelles d’une lampe bouillotte placée sur le bureau. La pièce surgit de la pénombre. Une voix dans son dos le fit se retourner.


— Puis-je vous être utile, monsieur ?

La porte d’entrée était restée ouverte et, sur le seuil, se tenait un homme encore jeune, en livrée mais sans perruque. M. de Sartine n’avait pas décelé sa présence, le dossier du fauteuil dissimulant presque totalement l’inconnu. Sa tenue était correcte et boutonnée, mais Nicolas s’étonna de le voir en bas, sans chaussons ni souliers.

— Puis-je savoir ce que vous faites ici ? Je suis Nicolas Le Floch, commissaire de police au Châtelet.

— Je me nomme Lambert et suis le valet et l’homme à tout faire de M. le vicomte de Ruissec.

Le ton légèrement provocant choqua Nicolas. Il ne s’avoua pas qu’il détestait les cheveux filasse et les yeux vairons : le jour de sa première arrivée à Paris, il s’était fait dérober sa montre par un malandrin au regard inégal[8].

— Et que faites-vous ici ?

— Je dormais dans ma couchette des communs. J’ai entendu les cris de Mme la comtesse et me suis empressé d’accourir après m’être vêtu. Je vous demande excuse, dit-il en désignant ses pieds du menton. Dans la hâte… le désir de me rendre utile…

— Pourquoi êtes-vous venu tout de suite ici ?

— J’ai rencontré le vieux Picard dans le vestibule. Il m’a expliqué ce qui s’était passé et les craintes pour mon maître.

Nicolas enregistrait très vite tout ce qui lui était dit. Son esprit classait les éventuelles contradictions et les impressions multiples que les propos du valet suscitaient en lui. Le ton du personnage n’était pas exempt d’une goguenardise quelque peu railleuse, rare chez les gens de son état lorsqu’ils s’adressaient à des supérieurs. L’homme n’était pas aussi simple qu’il y paraissait de prime abord. Il prétendait s’être habillé en hâte, or sa tenue était impeccable, jusqu’à la cravate de coton nouée, et pourtant il avait omis de mettre ses souliers. Il faudrait vérifier le chemin emprunté et recouper auprès de Picard l’exactitude de ses affirmations. Était-il nécessaire de sortir et de passer par la cour pour rejoindre les appartements du vicomte, ou existait-il un chemin dérobe qui, par des escaliers et des corridors, permettait de circuler dans tous les bâtiments de l’hôtel de Ruissec ? Enfin, l’homme ne paraissait guère ému ; il est vrai qu’il n’avait pas forcément vu le cadavre dissimulé par les fauteuils et par Nicolas. Quant à M. de Sartine, il demeurait impavide et silencieux et considérait, pensif, le contrecœur[9] de la cheminée. Nicolas se décida à porter une pointe directe.

— Savez-vous que votre maître est mort ?

Il s’était avancé vers le valet dont le visage grêlé de petite vérole se plissa dans une grimace qui aurait tout aussi bien pu passer pour l’expression d’une constatation fataliste que pour celle d’un chagrin soudain.

— Pauvre monsieur, il a fini par tenir parole !

Devant le silence de Nicolas, il poursuivit :

— Depuis des jours, le dégoût l’emportait. Il ne mangeait plus et fuyait ses amis. Peine de cœur ou peine de jeu, ou les deux, si vous m’en croyez. N’empêche, qui eût cru qu’il s’y mettrait si vite ?

— Il a tenu sa parole, dites-vous ?

— Sa promesse serait plus juste. Il répétait qu’il ferait parler de lui en bien ou en mal. Il avait même évoqué l’échafaud…

— De quand datait ce curieux propos ?

— Une partie fine dans un cabaret de Versailles avec ses camarades, il y a une vingtaine de jours. J’étais là pour les servir et m’occuper des bouteilles. Quelle partie !

— Vous pouvez les nommer, ces camarades ?

— Pas tous. Je n’en connais vraiment qu’un : Truche de La Chaux, un garde du corps du palais. Ils étaient intimes tous les deux, quoique Truche soit de petite noblesse.

Nicolas releva ce travers si couru des laquais qui leur fait adopter les préjugés de leurs maîtres. Ainsi, la cascade du mépris prenait-elle sa source à tous les niveaux de la société, dans la noblesse comme chez les serviteurs.

— Quand avez-vous vu votre maître pour la dernière fois ?

— Mais ce soir même !

Cette réponse fit bondir le lieutenant de police de son fauteuil ; Lambert recula, surpris par ce spectre livide qui jaillissait tel un diable de sa boîte, avec sur la tête une perruque en bataille qui penchait dangereusement.

— Tiens donc, monsieur, veuillez me conter cela par le menu…

Lambert ne demanda pas à qui il avait affaire et conta son histoire.

— Mon maître était de garde la nuit dernière. Il y avait grand jeu au cercle de la reine. Son service fait, il a pris quelque repos jusqu’à midi. Il est ensuite parti errer seul dans le parc du château, m’ordonnant d’être dans l’avant-cour à quatre heures avec une voiture. Il voulait, m’a-t-il dit, coucher à Paris. Nous sommes arrivés sans encombre vers neuf heures, ce soir. Il m’a alors donné congé, n’ayant plus besoin de moi. J’étais fatigué, je suis allé me coucher.

— Vous deviez assurer votre service demain malin ?

— Certainement. À sept heures, j’aurais monté l’eau chaude à M. le vicomte.

— Le temps était beau à Versailles ? interrompit Nicolas sous le regard courroucé de M. de Sartine qui n’entendait rien à cette digression.

— Brumeux et sombre.

— Pleuvait-il ?

Il fixait le valet.

— Aucunement, monsieur. Mais peut-être cette question a-t-elle trait à l’état des habits de mon pauvre maître. Je m’étais permis de lui recommander de se changer avant de quitter Versailles. Perdu dans ses tristes pensers, il avait glissé au cours de sa promenade dans un petit fossé de vidange du grand canal. C’est ce qu’il m’avait expliqué lorsque je m’étais inquiété de l’état de son vêtement.

Nicolas faisait effort pour ne pas se laisser entraîner par la méfiance que lui inspirait le valet. Il se répétait que juger sur la première impression constituait toujours un risque d’erreur grave. Les propos de l’inspecteur Bourdeau lui revenaient en mémoire. Dans sa jeunesse, celui-ci se fiait ordinairement au jugement du premier instant. Il avait cherché à se corriger, mais en vieillissant, l’expérience lui avait confirmé la valeur de ce premier moment où seul l’instinct s’exprimait et il était revenu aux errements[10] de sa jeunesse, comme plus assurés de livrer la vérité d’un être.

Ce retour sur lui-même agaça le jeune homme et il décida de remettre à plus tard de démêler ce problème. Rien, dans l’état actuel des choses, ne justifiait qu’il s’acharnât sur le valet alors que le suicide paraissait avéré. Il fallait seulement en éclaircir les circonstances pour comprendre les causes qui avaient conduit le malheureux jeune homme à cet acte fatal. Avec l’accord de M. de Sartine, Nicolas congédia donc Lambert, tout en lui recommandant de rester dans le couloir ; il souhaitait en effet interroger d’abord le majordome. Des exempts surgirent à cet instant. Il les pria d’attendre la fin de ses premières investigations et leur enjoignit d’avoir l’œil sur Lambert, avec interdiction de le laisser parler à quiconque.


Quand il rentra dans la chambre, Sartine s’était à nouveau affalé dans son fauteuil et paraissait en proie à un débat intérieur intense. Sans troubler sa réflexion, Nicolas revint vers le corps.

Le bougeoir à la main, il examina les lieux en commençant par le parquet. Il repéra quelques rayures de fraîche date, dont l’origine pouvait tout aussi bien provenir du gravier coincé sous la semelle des bottes que de toute autre cause.

Le dessus du bureau attira ensuite son attention. Sous la lampe bouillotte placée au milieu du maroquin, il trouva une feuille de papier et il lut, écrits d’une main hâtive en grosses capitales, les mots « Pardon, adieu ». À gauche de cette feuille, une plume gisait près d’un encrier. La position du fauteuil derrière le meuble montrait que celui qui avait écrit ce message s’était ensuite levé, l’avait repoussé et s’était dirigé à droite vers le mur, sans doute pour contourner le bureau par le devant et se retrouver là où reposait maintenant le corps.

Il considéra à nouveau celui-ci, les mains notamment, et essaya sans succès de lui fermer les yeux. Furetant ensuite tout autour de la pièce, il remarqua, à gauche de la porte d’entrée, une immense armoire aux sculptures contournées qui montait jusqu’au plafond. Elle était entrouverte. Il poussa l’un des battants et y plongea la tête ; c’était une grotte ombreuse qui lui rappela les lits clos de son enfance bretonne. Une forte odeur de cuir et de terre le saisit. Dans la partie inférieure s’alignait une collection de bottes dont certaines auraient eu grand besoin d’un coup de brosse. Il repoussa la porte cirée du meuble, puis dessina un plan de l’appartement sur une feuille de son calepin.

Poursuivant son examen, Nicolas repéra une section dans la moulure de la boiserie. À gauche de l’alcôve, une porte ouvrait sur un cabinet de toilette lambrissé de sapin à mi-hauteur, avec sa garde-robe mitoyenne. La pièce était carrelée de pierre de liais[11] et de marbre noir. Les murs étaient tendus de papier peint représentant des oiseaux exotiques. Elle était éclairée par un œil-de-bœuf dont il vérifia la fermeture. Il resta un long moment pensif devant la table de toilette et sa cuvette de fine faïence, admirant le nécessaire avec ses rasoirs et ses instruments de nacre et de vermeil précautionneusement disposés sur une serviette de lin blanc. Les brosses et les peignes n’échappèrent pas, eux non plus, à cette contemplation attentive et comme fascinée par tant de splendeurs.


Quand il rejoignit son chef, celui-ci arpentait la chambre dans sa largeur en évitant avec soin de s’approcher du cadavre. La perruque avait repris son aplomb et les couleurs étaient revenues aux pommettes osseuses du magistrat.

— Mon cher Nicolas, dit Sartine, vous me voyez au-delà de tout embarras. Vous êtes convaincu comme moi-même que ce jeune homme s’est homicidé[12], n’est-ce pas ?

Nicolas se garda de répondre et le lieutenant général, estimant que ce silence valait acquiescement, poursuivit, non sans avoir, d’un coup d’œil au trumeau, vérifié l’équilibre reconquis de sa coiffure.

— Vous savez bien ce qu’il advient dans ces circonstances. On présume un suicide, le commissaire averti se déplace sans robe et dresse procès-verbal sans le moindre éclat ni publicité. Ensuite, et sur la prière de la famille éplorée, mais tout autant pour sauvegarder les convenances, le magistrat oblige le curé de la paroisse, ou le fait prier par son diocésain, de prononcer le service funèbre du défunt et de l’enterrer sans bruit. Vous n’ignorez pas non plus…

— Que, jusqu’à une époque récente, les corps des suicidés, considérés comme les assassins d’eux-mêmes, étaient passés en jugement et condamnés à être traînés sur une grosse échelle de charpente tirée par une charrette. Je sais cela, monsieur.

— Très bien, très bien. Cependant, nonobstant cette exhibition affreuse sur la claie[13], le corps était pendu et interdit de sépulture en terre consacrée. Le progrès de l’esprit philosophique et la sensibilité du siècle ont heureusement épargné depuis peu à la victime et à sa famille ces extrémités fâcheuses, et contraires à la pudeur. Or, c’est un drame de cet ordre dont il s’agit. L’aîné d’une noble famille, promis à un destin brillant, vient de disparaître. Son père est proche du trône, ou plutôt de l’entourage du dauphin. Sottement — car on ne parle pas de mort aux personnes royales —, le suicide du vicomte a été annoncé à Madame Adélaïde, qui s’est empressée de céder aux supplications du comte de Ruissec. Elle m’a donné, sans excès de précautions, des recommandations que j’ai feint de recevoir pour des ordres, qu’au demeurant la princesse n’est pas en position de me donner. Il m’est cependant difficile d’ignorer ses désirs et je me dois de ménager une famille qu’elle soutient. Toutefois…

— Toutefois, monsieur ?

— Je pense tout haut devant vous, Nicolas. Toutefois…

Le ton avait repris cette chaleur et cette confiance dont le lieutenant général de police usait habituellement avec lui.

— Toutefois, je suis aussi chargé, au nom du roi, de faire régner l’ordre et la loi dans Paris, ce qui n’est pas chose aisée. Trop de rigueur dans l’application de la règle peut conduire à des ruptures et à des drames. La sagesse serait de rendre présentable ce cadavre, de faire chercher un prêtre et une bière et de répandre le bruit qu’en nettoyant son arme le jeune lieutenant s’est blessé à mort. La messe serait dite, la princesse obéie, les parents accablés mais préservés, et moi, sans soucis, j’aurais satisfait mon monde. Puis-je en toute conscience agir de la sorte ? Quel est votre sentiment ? Je me fie à votre jugement, même si la précipitation et la chimère guident quelquefois votre imagination.

— Je tiens, monsieur, que la chose doit être mûrement pensée. Nous sommes comptables à la fois de l’idéal de la loi avec la justice et de la sagesse avec la prudence…

Sartine approuva de la tête ce prudent exorde.

— Telle que se présente cette enquête, poursuivit Nicolas, il me revient, puisque vous me faites l’honneur de m’interroger, de définir notre dilemme. Nous savons que le suicide est un acte qui va contre la morale divine, un malheur dont l’opprobre rejaillit sur une famille honorable. Le cadavre que nous avons sous les yeux n’est pas du peuple, ce n’est pas un pauvre que l’excès du malheur a conduit à cette extrémité. Voilà un honnête homme, un jeune homme parfaitement éduqué, qui sait bien ce que son geste va signifier pour ses parents et pour ses proches et qui, sans réfléchir plus avant, commet l’irréparable sur lui-même, sans offrir à sa famille aucun moyen d’échapper à la honte. Ne trouvez-vous pas étrange qu’il ne vous ait pas écrit comme beaucoup le font pour éviter toute difficulté après leur décès[14] ? Il a juste laissé ceci.

Il ramassa le papier sur le bureau et le tendit à Sartine.

— Notez enfin, monsieur, qu’il sera bien malaisé de taire la nouvelle. La rumeur court déjà à l’Opéra, dans la ville ; elle sera bientôt à la Cour. La princesse en a sûrement parlé, chacun va répétant ses propos. Une dizaine de personnes déjà en sont informées : policiers, domestiques et gens du voisinage. Cette rumeur, personne ne pourra l’arrêter et elle grossira de ses propres incertitudes… Cela sera pain bénit pour les colporteurs de nouvelles à la main.

Le pied de M. de Sartine battait la mesure sur le parquet.

— Où nous mène ce beau discours, et comment toutes vos circonvolutions nous feront-elles sortir de ce labyrinthe ? Que me proposez-vous ?

— Je pense, monsieur, que, sans rien divulguer et sans écarter ni la thèse de l’accident ni la folie passagère, le corps du vicomte doit être conduit à la Basse-Geôle[15] du Châtelet pour y être ouvert et examiné dans le plus grand secret. Cette décision, dans un premier mouvement, nous fera gagner du temps.

— Et nous nous retrouverons au même point dans quelques jours avec un scandale effectivement grossi de mille contes. Et je n’évoque pas le rôle que sans doute vous me réservez d’annoncer au comte de Ruissec que je vais livrer le corps de son fils à la Faculté. De grâce, donnez-moi un argument plus convaincant.

— Je ne crois pas, monsieur, que vous ayez saisi toute la portée de ma proposition. Si je suggère l’ouverture du corps du vicomte de Ruissec, c’est justement pour préserver sa mémoire et l’honneur de sa famille, car, selon moi, cet examen montrera qu’il a été assassiné.

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