II EN ENFANT PERDU[16]

« La vérité, peut-être ne la veux-tu pas entendre ; mais si, moi, je ne te la dis pas maintenant, il ne servira de rien que je te la révèle une autre fois. »

Quinte-Curce

À cette assertion, faite d’un ton posé, M. de Sartine ne répondit pas tout de suite. Une moue dubitative suivie d’une manière de grimace furent ses seules réactions. Il prit une inspiration, joignit les mains et, après s’être éclairci la voix, dit enfin :

— Monsieur, la gravité de votre propos aurait pu me plonger dans un abîme de perplexité, et ma première réaction, je ne vous le cèle pas, aurait dû être de vous renvoyer prendre votre service ordinaire. Mais il m’est revenu que la raison de votre présence à mes côtés était précisément de traiter les affaires extraordinaires. Au demeurant, votre soupçon m’ôte une épine du pied. Comme à l’accoutumée, vous ne m’allez rien expliquer, vous réservant ces coups de théâtre où votre lanterne magique éclaire soudain une vérité qui n’était, jusque-là, apparue qu’à vous seul…

— Monsieur…

— Non, non, non, je ne vous entends pas et ne tiens pas à vous entendre davantage. Vous êtes commissaire et magistrat, et c’est à ces deux personnages que je confie cette affaire. Je vous la laisse, je vous l’abandonne, je m’en désintéresse ! Et ne tentez pas de m’entraîner dans une de ces démonstrations si embrouillées dans lesquelles vous excellez à force de penser savoir beaucoup et de le vouloir montrer. Avez-vous raison, avez-vous tort ? Peu importe pour le moment. Je vais vous quitter et courir à Versailles pour parer au plus pressé. Je préviendrai M. de Saint-Florentin[17] pour opposer les faibles barrages de mon influence aux tempêtes que le comte de Ruissec va, à n’en point douter, soulever. Mais nous avons un atout dans notre jeu. Madame Victoire a naguère traité de « bête » notre ministre ; comme toujours à la Cour, cela lui fut répété et, tout doux et timide qu’il paraît être, il ne laissera pas d’éprouver quelque plaisir à barrer sa sœur Adélaïde et à parler au roi dans le bon sens. Or, celui-ci lui fait toute confiance et n’apprécie pas que le cours normal de sa justice soit entravé. Non, non, ne m’interrompez pas…

Nicolas passa outre à l’ordre du lieutenant général.

— Vous ne trouverez pas M. de Saint-Florentin à Versailles.

— Comment cela, de qui parlez-vous ?

— Du ministre, monsieur.

— Alors non seulement vous avez tranché sur ce suicide mais vous prétendez savoir où est le ministre !

— Je suis votre élève, monsieur, et votre humble serviteur. Rien de ce qui se passe à Paris ne m’est inconnu ; le contraire serait preuve que je néglige mes devoirs, et c’est alors que vous pourriez me reprocher mon ignorance et mon peu de zèle. Je puis ainsi vous dire que Mme de Saint-Florentin est ce soir chez la reine dont elle est, vous le savez, la confidente favorite. Quant au ministre, il a quitté Versailles sur les trois heures, prenant prétexte de la venue de Madame Adélaïde à l’Opéra pour retrouver la belle Aglaé.

— La belle Aglaé ?

— Marie-Madeleine de Cusacque, épouse de Langeac, sa maîtresse. À cette heure, il lui présente ses respects dans son hôtel, rue de Richelieu. Ainsi, monsieur, point n’est besoin de courir à Versailles.

M. de Sartine ne put s’empêcher de rire.

— Soit, cela m’épargnera une nuit blanche. J’espère que le ministre me pardonnera mon intrusion et qu’entouré des grâces et des ris, il me prêtera une oreille attentive et que la perspective offerte de contrer les princesses l’engagera à moins ménager, comme il y est parfois trop enclin, les parties en présence.

Nicolas tenta une dernière fois sa chance.

— Vous ne souhaitez pas connaître ce qui motive…

— Moins je connaîtrai, mieux cela vaudra pour le moment. Cela compromettrait ma capacité à plaider un dossier que je ne sens pas. Je dois être plat, sans relief, bêtement intrigué par un drame dont tout laisse à penser qu’il s’agit d’un suicide. Si c’est autre chose… Oh ! ne triomphez pas, je ne crois pas au meurtre… Je vous livre l’enquête et vous direz de ma part à M. de Ruissec qu’appelé à la Cour j’ai dû quitter son hôtel en toute hâte, que je m’en remets à vous. D’ailleurs, contez-lui ce qui vous chantera ! Je vous envoie l’inspecteur Bourdeau. Vous me ferez rapport dès demain. Soyez exact. Point de chimères, point d’imagination, de la méthode. Me suis-je fait comprendre ? Faites comme les perroquets : ne lâchez prudemment un barreau que lorsque vous en aurez saisi un autre. N’hésitez pas à poser des mines, à jouer les hurons[18], mais surtout ne faites rien exploser sans mon ordre exprès.

— Et si le comte s’oppose au transport du corps ?

— Vous êtes magistrat. Ordonnez, instrumentez, contraignez. Je vous salue, monsieur.


Resté seul, Nicolas s’assit dans un fauteuil pour réfléchir à l’attitude de son chef. Il fallait faire la part des choses et prendre en compte le jeu subtil du lieutenant général pris entre des puissances dont il devait concilier les bons plaisirs et les desseins secrets. Entre le roi, M. de Saint-Florentin, la famille royale, les parlements, les jésuites, les jansénistes, les philosophes et les malandrins, sa tâche n’était pas facile. À quoi s’ajoutaient les soucis du temps de guerre et la crainte des menées des puissances étrangères.

Certes, Nicolas comprenait tout cela, mais il lui en voulait un peu de jouer avec lui comme du temps, pourtant proche, où il n’était encore qu’un apprenti. Sartine oubliait trop souvent que son protégé était désormais commissaire, et non plus le petit provincial à peine sorti de sa campagne. Il chassa cette pensée médiocre et mesura aussitôt l’injustice de ce procès à l’égard d’un homme à qui il devait tout. Ce qui importait, c’était une nouvelle fois les pleins pouvoirs accordés pour démêler une affaire délicate.

Gravement insulté par le comte de Ruissec, Sartine n’était que trop heureux de s’en remettre à Nicolas pour lui jouer un mauvais tour. S’il n’avait pas discuté la conviction avancée par Nicolas, c’est que les prémices ne l’intéressaient pas. Comme le disait Bourdeau, « la composition du pot ne passionne pas l’affamé ». Le lieutenant général de police ne se préoccupait pas de la cuisine des enquêtes. Il avait une haute idée de sa mission, et pour lui, seule l’efficacité comptait. Il ne prenait pas parti sur les tours et détours du travail de ses subordonnés, il attendait des preuves et des résultats.

En fait de preuves, Nicolas n’en possédait aucune. Il se laissait guider par son intuition. Et même Sartine n’avait pas relevé la plus grande contradiction qui pouvait mettre à mal son hypothèse : la chambre du vicomte était, sans discussion possible, fermée de l’intérieur et nulle issue n’existait par laquelle un éventuel meurtrier aurait pu s’enfuir.

Cependant, Nicolas regrettait de ne pas avoir eu le loisir d’exposer à son chef la cause principale fondant sa conviction. Elle s’était formée à la vue du corps. Son expérience, nourrie des conversations avec son ami Semacgus, chirurgien de marine, et de ses propres travaux avec Sanson, le bourreau de Paris, n’avait pas été perdue.

Il se leva et alla de nouveau regarder le mort. Jamais il n’avait vu un visage aussi monstrueusement convulsé et déformé. Mais surtout, l’état du corps et celui de la blessure ne correspondaient aucunement au délai très court qui séparait le coup de feu entendu par Picard et leur propre arrivée à l’hôtel de Ruissec. Et il y avait encore autre chose qui le dérangeait, une impression confuse qu’il ne parvenait pas à démêler.

Ainsi, le travail de l’enquête s’établissait dans une réflexion parallèle appartenant à un mode inconscient. Parfois, ses rêves, ou plutôt ses cauchemars, lui avaient apporté des solutions à des questions qui l’obsédaient. L’essentiel alors était de ne pas forcer les choses, de les laisser mûrir afin de favoriser leur conjonction, une fois ouvertes les portes du sommeil. Encore fallait-il s’en souvenir, et trop souvent un réveil brutal le tirait de son rêve au bon moment. Il fit un dernier tour de la pièce. Il découvrit une seconde porte dans la boiserie, symétrique de celle du cabinet de toilette. Elle ouvrait sur un réduit sans fenêtre et abritait une bibliothèque. Après un rapide examen, il fut frappé du caractère hétéroclite des titres et se promit de revenir étudier cela de plus près. Au passage, il nota la présence du tricorne du mort, jeté à l’envers sur le lit aux côtés de son manteau.


Nicolas médita sur ce qu’il lui restait à faire. Ce premier examen demeurait superficiel et limité. Il constituait pourtant le point d’appui sur lequel son intuition et le travail inconscient de son esprit s’ordonneraient. L’élan était donné, et Dieu seul savait si le mouvement engagé conduirait à la solution. Pour l’heure, il rassembla ses idées et prépara son plan de campagne.

Une pensée le frappa : aucun proche du vicomte n’avait jusqu’alors vu le corps et dûment confirmé son identité. Lambert, le valet, ne s’était pas approché du cadavre et tout s’était déroulé comme s’il tenait pour acquis qu’il s’agissait bien de son maître, et lui-même et Sartine avaient fait comme si aucun doute ne pouvait subsister.

Il convenait donc d’en avoir le cœur net. Nicolas poserait d’abord la question au majordome et, du même coup, éclaircirait un autre point : Lambert avait-il bien rencontré Picard, comme il l’avait affirmé, avant son arrivée dans l’appartement du vicomte, et appris par lui les événements de la soirée ? Ce point établi, le corps devrait être évacué et des scellés placés sur la porte de l’appartement.

Il balançait pour savoir s’il avertirait M. de Ruissec de cet enlèvement. Il considéra à nouveau le visage du mort. Pouvait-il imposer un tête-à-tête aussi effroyable à un père ? La douleur et ses suites entraîneraient, compte tenu du caractère du vieillard, une controverse dans laquelle Nicolas n’était pas assuré de l’emporter de sa seule autorité. Ainsi la complicité du vieux serviteur apparaissait-elle indispensable pour éviter tout faux pas : il comprendrait les raisons d’éviter la vision de l’enfant mort et aiderait Nicolas à cantonner M. de Ruissec dans ses appartements tant que l’opération ne serait pas achevée. Alors seulement, il manderait le comte et il lui expliquerait les mesures qu’il avait prises ; celui-ci ne pourrait plus s’y opposer même si sa réaction devait être vive.

Ensuite, la nuit s’avançant, Nicolas demanderait une lanterne et examinerait les alentours des bâtiments, et d’abord les jardins sur lesquels donnaient les fenêtres de l’appartement du vicomte. À première vue, rien n’imposait cette recherche : les fenêtres de l’appartement étaient closes et tout indiquait que le vicomte était rentré par le grand corridor, mais cette trop grande évidence méritait justement une vérification. Cela fait, il quitterait l’hôtel de Ruissec et remettrait au lendemain la poursuite de son enquête.

Perdu dans ses réflexions, il sursauta quand une main se posa sur son épaule. La voix familière de l’inspecteur Bourdeau le rassura.

— À la bonne heure, Nicolas, je vous découvre dans un charmant tête-à-tête ! Ce vieillard n’a pas bonne mine.

— Ce n’est pas un vieillard, Bourdeau, mais le jeune vicomte de Ruissec. Je comprends que son apparence vous ait trompé. Voilà bien le problème ! Je vais vous conter le détail de l’affaire, mais comment êtes-vous venu si vite ?

— Le messager de M. de Sartine m’a joint au Châtelet alors que je m’apprêtais à rentrer au logis. J’ai réquisitionné sa monture et cette carne, qui a failli vingt fois me jeter à bas, m’a finalement conduit jusqu’à vous. Dans ces nouveaux lotissements de Grenelle, cet hôtel est facilement reconnaissable au milieu des terrains vagues et des jardins. C’est un meurtre ?

Nicolas exposa la situation. Une longue complicité permettait aux deux hommes de se comprendre à demi-mot. Au fur et à mesure que Nicolas parlait, la perplexité se lisait sur le visage vermeil de l’inspecteur, qui finit par relever sa perruque courte pour se gratter le crâne dans un geste familier.

— Vous avez le don de vous mettre dans des affaires…

Nicolas apprécia la remarque. Il savait qu’il pouvait compter sur Bourdeau pour tout mettre en œuvre afin de l’aider. Il le chargea d’aller chercher le majordome, en lui recommandant d’éviter tout contact avec le valet du vicomte.


Quand il vit apparaître le vieux serviteur, il regretta de l’avoir fait monter. Picard respirait difficilement et s’appuyait sur le chambranle de la porte pour reprendre son souffle. Une mèche de cheveux gris jaunissants lui tombait sur le front, dérangeant l’ordonnancement méticuleux d’une coiffure tirée en arrière avec la queue, les torsades et les cadenettes réglementaires d’un ancien dragon. Nicolas remarqua son regard trouble, comme si une membrane gris-bleu avait recouvert les yeux. Il avait observé le même phénomène chez son tuteur, le chanoine Le Floch, dans les dernières années de sa vie.

Le majordome s’essuya le front d’une main malhabile, aux doigts déformés. Le jeune homme le conduisit vers le cadavre tout en interceptant la vue de son corps, puis il s’effaça.

— Reconnaissez-vous M. de Ruissec ?

Picard plongea la main dans la poche droite de sa veste et après en avoir tiré un mouchoir taché par les prises de tabac, il en sortit une paire de besicles. Après les avoir chaussés, il se pencha vers le corps et eut aussitôt un mouvement de recul suivi d’un haut-le-cœur.

— Que Dieu me pardonne, monsieur, j’en ai pourtant beaucoup vu, mais ce visage, ce visage… Qu’a-t-on fait à M. Lionel ?

Nicolas nota la dénomination affectueuse. Il ne répondit pas, laissant venir le vieil homme.

— Même à la veille de la bataille d’Antibes en 47, quand nos sentinelles ont été enlevées et torturées par un parti de Croates, je n’ai rencontré visage aussi convulsé. Le pauvre petit !

— Il s’agit donc bien du vicomte de Ruissec ? Vous reconnaissez ce corps comme étant le sien ? Sans aucun doute ?

— Hélas, monsieur, qui le pourrait mieux reconnaître que moi ?

Nicolas dirigea avec douceur le vieux serviteur vers un fauteuil.

— Je souhaiterais revenir avec vous sur les événements de la soirée. J’ai relevé que vous aviez renouvelé le bois dans la chambre de votre maître. Ce geste signifiait-il que M. de Ruissec devait rentrer le soir même à son hôtel ? Vous vous êtes exprimé de telle manière qu’il semblait clairement que vous l’attendiez.

— Pour sûr que j’espérais qu’il rentrerait ce soir ! Ce ne sont plus des sorties, à l’âge du général ! Lui et Madame étaient partis hier pour Versailles, afin de pouvoir accompagner aujourd’hui la fille du roi à l’Opéra. Lorsqu’ils s’y rendent, ils couchent dans une mansarde humide, trop chaude l’été, trop froide l’hiver, Madame s’en plaignait toujours. Monsieur ne disait rien, mais les douleurs de ses vieilles blessures se réveillaient chaque fois qu’il devait découcher au palais. À son retour, je devais le bouchonner avec un vieux schnaps comme un cheval de réforme.

— Ainsi vous n’étiez pas certain de les voir rentrer ce soir ?

— La princesse avait accoutumé de leur rendre leur liberté pour leur permettre de rejoindre leur hôtel. Elle avait sa suite pour revenir à Versailles. J’espérais donc qu’il en serait ainsi. Mais Monsieur n’aimait pas rompre de la sorte avec les obligations de son service.

Voilà un premier point d’acquis, songeait Nicolas tout en constatant que cela ne supprimait pas l’incertitude sur l’éventualité du retour du couple Ruissec au logis.

— Votre vue n’est point bonne ? demanda-t-il.

Picard le regarda, interdit.

— Je vous ai entendu dire que vous lisiez votre livre d’heures. Avec ces mêmes lunettes ?

— Oh ! je vois, mais je fatigue beaucoup. Trop de marches au soleil… Moi qui cassais une bouteille à dix toises avec mon pistolet, je ne vois plus à trois pouces, et de plus en plus trouble.

Nicolas reprit :

— Quand le vicomte est arrivé, les avez-vous ôtées ?

— Je n’ai guère eu le temps d’ôter rien du tout. Et si je l’avais fait, j’aurais vu encore plus mal. Il est d’ailleurs passé comme une mitraille et a monté l’escalier quatre à quatre.

Il retira ses lunettes.

— À vrai dire, monsieur, je ne les mets que pour lire mon livre d’heures et les Commentaires de M. de Monluc que M. le comte m’a donnés. Ce maréchal fut un vrai brave…

Nicolas, qui craignait par-dessus tout les divagations des témoins, l’interrompit.

— Était-ce dans ses habitudes de ne pas vous parler en rentrant au logis ?

— Point du tout, monsieur. Toujours amène et le mot gentil, toujours à prendre des nouvelles du vieux bougre et de ses blessures. Pour sûr que, depuis quelques mois, il me semblait un peu entravé.

— Entravé ?

— Oui, gêné aux entournures, tout enchifrené de soucis, avec un pauvre sourire contraint. Je m’étais même dit : « Picard, tout cela ne présage rien de bon », j’ai un sens pour cela. Un jour, dans un petit village…

— Et selon vous, quelle était la cause de cette tristesse ?

— Il ne m’appartient pas d’en juger. Je sentais cela.

Picard se fermait. Il se mordait les lèvres, comme s’il en avait déjà trop dit.

— Allons, je vous écoute.

— Je n’ai rien à dire de plus.

Il paraissait triste et tiraillait une de ses cadenettes. Nicolas sentit qu’il n’en tirerait plus rien pour le moment.

— Picard, dit-il doucement, j’ai besoin de votre aide. Je ne veux pas que M. de Ruissec ait la douleur de voir son fils en ce triste état. Voilà ce que je vous propose. Pendant que mes hommes vont enlever le corps, vous veillerez à ce que votre maître demeure dans son appartement. Dès que la chose sera faite, je vous en avertirai et je préviendrai alors le comte des dispositions qui auront été prises. Jusque-là, j’exige le silence et la discrétion.

Picard le fixait, les yeux brouillés.

— Qu’allez-vous faire de M. Lionel ?

— Qu’il vous suffise de savoir que, si ses parents doivent le revoir, nous ferons en sorte que son apparence ne leur soit pas source d’horreur. Puis-je compter sur vous ?

— Le vieux soldat vous entend, monsieur, et je respecterai la consigne à la lettre.

Sur le point de le congédier, Nicolas se ravisa.

— Ce Lambert, demanda-t-il négligemment, il a tout d’un honnête et loyal serviteur…

Picard releva la tête et sa bouche se crispa. La lèvre inférieure ressortit en une moue qui ne paraissait pas acquiescer aux propos du policier.

— C’est à mes maîtres d’en juger.

Nicolas nota que cette formule paraissait exclure le vicomte de Ruissec.

— Mais vous-même ? Comment le voyez-vous ?

— Puisqu’il faut bien répondre, je vous dirai que je n’attends rien de bon de ce gredin plein de fallace. L’enfant gâté est le père d’un homme sans caractère ; il cède à celui qui l’oblige et se laisse pousser dans le sens de sa pente.

— Le comte connaît-il votre sentiment ?

— Eh ! Pauvre homme que je suis, qu’aurais-je pu faire contre tant d’avantages ? Le moyen de lutter contre tant de mérites ! M. Lionel en était coiffé. Le maître serviteur de son valet, c’est hélas, monsieur, assez l’air du temps. Et parler au général n’est pas chose aisée…

— L’avez-vous rencontré ce soir ?

— Qui ? Lambert ? Certes, monsieur. Lorsque M. le lieutenant général de police a prié mon maître de se retirer dans ses appartements, je l’ai accompagné, puis suis redescendu m’asseoir dans le corridor. Quelque temps après, j’ai vu apparaître Lambert. Il m’a dit avoir été réveillé par le bruit. Il est monté vous parler.

— Y a-t-il plusieurs voies pour passer des communs à l’intérieur de l’hôtel ?

— Soit vous sortez par une porte qui donne dans la cour d’honneur et vous entrez par le grand perron, soit vous passez par les hauts.

— Les hauts ?

— Par les greniers, sous la charpente où l’on fait sécher le linge. Il y a un petit escalier qui rejoint les pièces de service de cet étage. Il est utilisé la nuit, lorsque tout est clos et qu’un serviteur est appelé.

Nicolas notait tous ces détails dans son petit carnet.

— Lambert vous a semblé à son ordinaire ?

— Ni plus, ni moins. Mais je ne suis pas habitué à l’envisager.

— Rien ne vous a frappé dans son apparence ?

— Hélas, monsieur, vous me connaissez désormais : je l’ai entrevu à peine dans ses grandes lignes, comme une ombre.

— Je vous remercie, Picard. Vous m’avez été fort utile.

Le majordome salua Nicolas d’une inclination de tète toute militaire. Il hésita avant de se retirer et finalement lança :

— Monsieur, trouvez qui a conduit notre enfant à tout cela.

— Soyez-en assuré.


Nicolas le regarda s’éloigner d’un pas qui se voulait martial, mais qui n’était plus que raideur et souffrance. Un autre vieux soldat revint dans son souvenir ; un corps pendu dans une cellule du Châtelet et qui venait quelquefois hanter ses nuits comme un remords…

L’interrogatoire de Picard avait effectivement été utile. L’identité du mort était confirmée. Les observations du majordome recoupaient celles de Lambert sur la mélancolie du vicomte. L’affection que, d’évidence, il lui portait n’influait pas sur son jugement. Enfin, son appréciation du caractère du valet rejoignait la sienne propre. Nicolas devrait donc se montrer d’autant plus circonspect avant de se forger une opinion définitive. Il restait que l’influence de Lambert sur son maître était patente et qu’il convenait de rechercher dans quelles directions, favorables ou néfastes, elle s’était exercée. Toutefois, rien n’indiquait que le laquais avait été informé de la mort de son maître avant de gagner les appartements du premier.

Il ne lui restait plus qu’à faire enlever le corps au plus vite, après une dernière formalité préalable : vider les poches du mort. En essayant de ne pas trop fixer la face effrayante, il procéda avec méthode mais sa récolte fut maigre : quelques écus, une tabatière en argent vide, un bout de ruban rose et une marquette de cire rouge. Dans les poches du manteau déposé sur le lit, il recueillit un mouchoir mouillé et non déplié et quelques grains d’une substance poudreuse et charbonneuse que l’humidité n’avait pas dissoute. Quant au chapeau, secoué et examiné sur tous ses angles, il ne livra rien de particulier.

Nicolas rejoignit Bourdeau dans le couloir et, après avoir autorisé Lambert à se retirer, il entraîna l’inspecteur dans la chambre.

— Avez-vous découvert quelque chose ?

— Enfant gâté, serviteur louche et de mauvaise influence, répondit Bourdeau. Il semble bien avoir appris la mort de son maître de la bouche du majordome.

L’inspecteur conserva par-devers lui quelques observations, ignorant si elles pourraient lui être utiles dans l’avenir.

Puis les choses s’ordonnèrent selon un rituel immuable. Le corps fut soulevé, placé sur un brancard, recouvert d’une couverture brune et emporté. Après un ultime examen des lieux et l’extinction des chandelles du flambeau, Nicolas ferma la porte et plaça les scellés avec du pain à cacheter, qu’il signa soigneusement. La clef de la chambre alla rejoindre au fond de ses poches les objets recueillis et le pistolet trouvé près du cadavre. Il procédait sans trop penser à ce qu’il faisait, comme un automate. Au cours de sa brève carrière dans la police, les occasions s’étaient multipliées de ces formalités dont il mesurait chaque fois le caractère sinistre, celui du constat de fin d’un être humain.

Il envoya Bourdeau vérifier que la voie était libre et fit descendre les porteurs en leur enjoignant de faire le moins de bruit possible. Il espérait que le comte de Ruissec ne soupçonnerait rien de ce départ. Il se souvint que les contrevents des fenêtres de façade apparaissaient clos à leur arrivée à l’hôtel de Ruissec. Les voitures de police stationnaient dans la rue ; la rumeur du charroi ne franchirait pas les hauts murs de la propriété. Il décida de laisser le silence retomber et d’en profiter pour étendre le périmètre de ses investigations. Il voulait découvrir le parc situé à l’arrière du bâtiment principal, sur lequel donnait l’aile où se développait l’appartement du vicomte. Il laissa Bourdeau en faction et se fit montrer par Picard la porte qui donnait sur l’extérieur.


Le majordome lui avait prêté une lanterne allumée, mais la lune éclairait suffisamment. Il devinait sur sa droite l’aile qu’il cherchait. La construction était d’une grande simplicité, composée de deux niveaux, un rez-de-chaussée avec de grandes portes cochères ovales laissant deviner des écuries ou des hangars à voitures et un étage où se trouvait l’appartement du vicomte. Tout était à l’identique du corps principal, surmonté d’un comble mansardé à double pente. Nicolas se dirigea vers le bâtiment. Il ouvrit l’une des portes ; une forte odeur d’écurie et de longs hennissements de chevaux réveillés le renseignèrent. L’entrée était pavée et, entre les deux portes, poussaient en pleine terre des rosiers grimpants. Il s’accroupit et considéra avec soin le sol sous les fenêtres du vicomte, puis il se releva et éclaira le mur du faisceau de la lanterne. Il demeura là un long moment, puis essaya de prendre un compte plus exact de la disposition des lieux.

L’irrégularité du jardin — un trapèze dont la pointe s’étendait au-delà des écuries — était masquée par la symétrie de deux longs parterres rectangulaires terminés d’un rond-point orné de treillages. Les autres parties étaient formées par des salles de verdure reliées entre elles par de petites allées de boulingrins, plantés en labyrinthe. Chacun des deux parterres était orné de corbeilles en pierre. L’allée centrale venait buter sur un grand bassin circulaire en marbre décoré d’un groupe d’amours et de tritons de plomb, destinés à cracher l’eau. Une allée pavée formait une espèce de terrasse devant les degrés menant aux grandes pièces du rez-de-chaussée. Une petite porte par laquelle Nicolas était sorti s’inscrivait dans l’angle droit formé par les bâtiments et se trouvait à demi dissimulée dans une sorte de rotonde renfoncée.

Nicolas repassa à gauche et découvrit une porte cochère fermée, qui devait donner sur un chemin adjacent perpendiculaire à la route où se déployait l’hôtel de Ruissec. Il longea le mur d’enceinte sur tout son pourtour, s’arrêtant çà et là et s’accroupissant à plusieurs reprises dans les feuilles mortes. Il acheva son tour dans l’angle en retrait où, derrière une haie, il découvrit une cabane de jardinier remplie d’outils, d’arrosoirs, d’une échelle et de semis en pots. Il revint vers le bassin central ; au fur et à mesure qu’il s’en approchait, une odeur d’eau croupissante s’imposait, mêlée à celle entêtante des buis. Une impression lui traversa l’esprit sans qu’il réussît à la saisir.

Après un dernier coup d’œil aux plates-bandes plantées de rosiers, Nicolas rejoignit Bourdeau et Picard qui devisaient. Il était toujours surpris de la capacité de son adjoint à gagner la sympathie des plus humbles. Il demanda au majordome d’avertir son maître d’avoir à le recevoir. Picard s’exécuta et revint sans un mot ; il ouvrit la porte d’un grand salon, y alluma des flambeaux et invita Nicolas à entrer.

La douce et mouvante lueur des bougies éclairait un salon dont l’un des murs figurait, en trompe l’œil, une échappée sur une nature imaginaire. Une grande arcade ouvrait la vue orientant le regard sur un parc ; elle laissait deviner la campagne dans le lointain. Pour en reculer la perspective, l’artiste avait placé à mi-distance deux rampes de marbre naissantes qui semblaient border en s’éloignant un perron esquissé par leur commencement. L’arcade, portée par des colonnes ioniques, était complétée de pilastres soutenant un attique au panneau décoré d’amours musiciens en ronde bosse. Des croisées dessinées, ouvertes à droite et à gauche de l’œuvre, ajoutaient encore à l’illusion en laissant voir le prolongement de l’espace suggéré au-delà du salon réel. Nicolas admira cet étonnant accord du pinceau et du ciseau. Il se perdait dans sa contemplation, retrouvant dans cette œuvre grandeur nature l’un des thèmes de ses rêves d’enfant. Les quelques gravures qui ornaient sans fantaisie l’intérieur austère du chanoine Le Floch à Guérande lui avaient offert bien des occasions de se laisser emporter par son imagination. Il demeurait des heures à regarder les scènes représentées, notamment celle du supplice de Damiens sur la place de Grève, jusqu’au moment où il se sentait transporté à l’intérieur de l’action. Alors, dans une sorte de sommeil éveillé, il brodait d’interminables aventures avec, au fond de lui-même, la crainte inexprimée de ne pouvoir revenir en arrière pour regagner une existence paisible et protectrice. Ce qu’il voyait, cette reconstitution de la vie, dans son déploiement baroque et son décor d’opéra, le fascinait et l’attirait tout à la fois. Il tendit la main comme pour y pénétrer.

Une voix rageuse s’éleva, le ramenant à la réalité.

— « Es-tu l’allié d’un tribunal de perdition, érigeant en loi le désordre » et se complaisant dans la perversité des images ?

Nicolas se retourna. Le comte de Ruissec se tenait devant lui.

— Psaume 94. Vous n’êtes sans doute ni huguenot ni janséniste, monsieur. J’ai rencontré deux hommes qui avaient coutume de citer les Écritures ; l’un était un saint, l’autre était un hypocrite. Voilà bien le chien courant de son maître, perdu dans la contemplation de cette image fausse qui parodie la vie.

— Elle décore pourtant le salon de votre hôtel, monsieur le comte…

— J’ai acquis cet hôtel d’un partisan[19] ruiné qui goûtait fort ce genre d’illusions. Pour ma part, je ne les prise guère et les ferai recouvrir de peinture ou de tapisseries. Mais ne perdons pas notre temps. Une dernière fois, monsieur, je vous somme de me laisser voir mon fils.

Il était debout, les deux mains posées sur le dossier d’un fauteuil. Elles pressaient si fortement le meuble que les articulations blanchissaient sous l’effort.

— Monsieur le comte, j’ai le devoir de vous avertir que le corps du vicomte de Ruissec a été retiré de cet hôtel et transporté en lieu de justice pour une enquête extraordinaire.

Nicolas s’attendait à une explosion ; elle n’eut pas lieu. Le visage du comte demeurait haineux et concentré, la mâchoire crispée et mâchonnante. Il s’assit et resta un moment silencieux.

— Cela est bien cruel et bien incompréhensible.

— J’ajoute que si celle décision a été prise, c’est d’une part pour vous épargner à vous-même et à Mme la comtesse de Ruissec une vision insoutenable…

— Monsieur, je suis accoutumé au spectacle de la guerre.

— Et d’autre part, pour consulter les praticiens sur la nature de la blessure de votre fils.

Il ne voulait pas donner trop de précisions et laisser le champ libre à l’imagination de son interlocuteur ; ce fut peine perdue.

— Me signifiez-vous par là qu’on entend procéder à l’ouverture du corps de mon fils ?

— À mon grand regret, monsieur. L’opération pourrait se trouver nécessaire afin d’établir la vérité.

— Mais quelle vérité espérez-vous découvrir, alors que mon fils s’est tué dans une chambre fermée à double tour ? C’est vous-même qui l’avez ouverte. À quoi vous servira de torturer un corps sans vie ?

— Pensez, monsieur, répondit Nicolas, que cet examen peut apporter des éclaircissements précieux et prouver, par exemple, que votre fils a pu se blesser en nettoyant son arme, et qu’ainsi l’opprobre de s’être homicidé s’en trouverait évité…

Nicolas pensait que sa tentative n’en imposerait pas à l’esprit du comte. Mais dans les situations extrêmes, le déchirement moral peut conduire à se raccrocher au plus petit espoir. Il eut pourtant le sentiment que son interlocuteur n’acceptait pas l’évocation de cette hypothèse, comme s’il était convaincu de la réalité du suicide.

— Dès que ces examens auront été pratiqués, reprit Nicolas, dans la plus grande discrétion et le secret le plus total, je puis vous l’assurer, le corps de votre fils, décemment préparé, vous sera rendu. C’est, je le pense, la meilleure disposition à prendre, celle qui ne préjuge pas l’avenir et permet de laisser ouvertes toutes les éventualités en préservant l’honneur de votre famille.

Il songea que cette promesse apaisante d’un mort présentable était assez risquée, vu l’état du cadavre. Soudain, le comte se leva. Ce que l’annonce du départ du corps de son fils n’avait pas produit, le mot honneur le déclencha.

— L’honneur, monsieur, qui êtes-vous pour en parler ? Que prétendez-vous en connaître ? L’honneur, monsieur, il faut l’avoir porté en soi pour en parler. L’honneur se reçoit par la pureté d’un sang qu’aucune roture n’a jamais corrompue. Il puise son origine dans la nuit des temps, abreuve génération après génération, et se gagne par l’épée pour le roi et pour Dieu. Comment osez-vous laisser ce mot franchir vos lèvres, monsieur l’exempt ?

Nicolas retint le mouvement de vanité puérile qui le poussait à rappeler la dénomination exacte de sa fonction. Seule sa main gauche à demi levée marqua un instant ce geste refréné. C’est à ce moment que le comte posa son regard sur la chevalière armoriée que portait le jeune homme.

Elle lui avait été adressée par sa demi-sœur Isabelle, après que le mystère de sa naissance avait été levé par le roi lui-même, et présentait les armes des Ranreuil. Il n’avait pas voulu reprendre le titre auquel il avait droit, mais conservait ce souvenir de son parrain qu’il n’osait appeler son père que dans le secret de son cœur. Au-delà de la tombe, cette chevalière était pour lui comme un lien. Enfant, cent fois, il avait admiré le blason patiné par les ans, qui désormais était le sien. L’œil étincelant et la bouche mauvaise, le vieil homme reprit, en désignant la bague.

— Comment osez-vous parler d’honneur, vous qui vous parez des armes d’un Ranreuil ? Oui, j’ai encore assez bonne vue pour reconnaître le blason d’un gentilhomme qui servit avec moi, et j’ai encore assez de cœur pour m’indigner de voir un sicaire s’oublier de la sorte.

— Monsieur le comte, du marquis de Ranreuil, je tiens le sang et les chevrons, et je vous conseille de mesurer vos propos.

Nicolas n’avait pu se maîtriser. C’était bien la première fois qu’il faisait état d’une naissance dont il avait souhaité écarter le privilège

— Ainsi le fruit du péché se complaît dans des occupations abjectes. Qu’importe, d’ailleurs, c’est la folie du temps ! Un siècle où les fils se dressent contre les pères, où l’aspiration au bien conduit à se vautrer dans le mal, un mal qui est partout, au plus haut, au plus bas…

Le visage du comte de Ruissec était l’image livide de la haine, il porta la main à son front. Nicolas remarqua les ongles recourbés et striés. Le vieil homme lui montra la porte de la main.

— Il suffit, monsieur. Je constate que, digne serviteur de Sartine, vous ne répondez ni aux souhaits d’un père, ni au respect que ma position devrait vous inspirer. Sortez. Je sais ce qu’il me reste à faire.

Il se retourna faisant face au trompe-l’œil, et Nicolas crut un moment le voir s’y fondre et s’éloigner dans le parc figuré. L’impression fut encore renforcée lorsque le comte, s’appuyant à la muraille, plaqua les mains sur l’une des rampes de marbre.

Rien ne retenait plus Nicolas en ces lieux où, désormais, seul le chagrin avait sa place. Ses pas résonnèrent sur les dalles du vestibule, puis l’air frais de la cour le surprit avec son odeur de poussière et de pourriture végétale. Un petit vent s’était levé qui faisait tournoyer en sarabande les feuilles mortes sur le pavé. Il rejoignit le fiacre sans doute envoyé par M. de Sartine. Le cheval de Bourdeau était attaché par un licol à l’arrière de la voiture. Sous la lueur de la lanterne, le profil renversé de l’inspecteur se découpait, la bouche ouverte, abandonné au sommeil. Au moment de prendre place, Nicolas, comme si quelque chose le retenait, se retourna et leva la tête. Au premier étage de l’hôtel, la silhouette d’une femme tenant un bougeoir apparaissait derrière l’une des croisées. Il sentit son regard peser sur lui. Dans le même instant, une toux discrète appela son attention. Sans un mot, Picard lui glissa un petit pli carré dans la main. Quand son regard se reporta vers l’étage, Nicolas crut avoir rêvé ; l’apparition avait disparu. Troublé, il monta dans le fiacre dont les ressorts grincèrent sous l’effet de son poids. Le cocher fit claquer son fouet et l’équipage quitta à grand bruit la cour de l’hôtel de Ruissec.


Nicolas serrait le pli dans sa main et résistait à l’envie d’en prendre aussitôt connaissance. Auprès de lui, Bourdeau endormi oscillait au gré des cahots. Le chemin récemment tracé et empierré traversait une campagne à demi détruite où se devinaient terrains vagues, chantiers et jardins. Nicolas s’interrogeait sur ce qui avait pu pousser le comte de Ruissec à acquérir cet hôtel neuf dans cet endroit isolé. Était-ce la modicité d’une vente effectuée par voie de justice pour payer les dettes d’un partisan failli, ou tout autre raison ? Peut-être l’explication la plus simple résidait-elle dans la proximité de la route de Versailles. Elle convenait à la situation d’un courtisan appelé par ses fonctions à se partager entre la ville et la Cour, à n’être jamais tout à fait éloigné ni de l’une ni de l’autre et, sans doute aussi, pour un vieil homme, comme l’avait suggéré Picard, à jouir, après des années passées dans la rigueur des camps, des douceurs d’un foyer. « Il faudra s’intéresser de plus près à toute cette famille », songea-t-il.

Son entretien avec le comte de Ruissec lui avait fait percevoir une étrange amertume qui ne coïncidait pas avec la douleur de la disparition d’un enfant. Il lui faudrait aller plus loin dans l’interrogatoire du comte de Ruissec, mais le faire avec habileté s’il voulait contourner les défenses de ce fauve. Ce caractère tout de violence paraissait rétif à toute espèce de séduction. L’ostentation dévote, quasiment puritaine, le couplet sur l’honneur n’avaient pas convaincu Nicolas. Il gardait de cet entretien l’impression presque physique d’un homme cruel et dissimulé.

Dans sa main crispée, le petit carré de papier brûlait comme une braise ; la sensation tira Nicolas de sa méditation. Il abaissa la glace de la portière, un vent frais et humide le souffleta au visage. Il se pencha pour profiter de la lumière du fanal et rompit le pain à cacheter. Quelques lignes d’une grande écriture tremblée et plutôt féminine, avec des lettres courbées se chevauchant, apparurent. Le texte était court et précis :

Monsieur,

Trouvez-vous demain à quatre heures à l’église des Carmes, rue de Vaugirard, dans la chapelle de la Vierge. Une personne vous y attendra qui souhaite bénéficier de vos lumières.

Machinalement, il porta le message à ses narines et en respira le parfum. Il avait déjà senti ces odeurs chez de vieilles personnes, ces vieilles douairières de la bonne société de Guérande qui fréquentaient son tuteur le chanoine ou qu’il rencontrait chez le marquis de Ranreuil. Il reconnaissait le parfum à peine dissipé de la poudre de riz et de l’« Eau de la reine de Hongrie ». Il examina le papier de couleur vert amande, vergé, sans chiffre ni marque gravés. Ces observations le conduisirent à faire le lien entre l’auteur de ce pli et l’apparition à la croisée de l’hôtel de Ruissec. Ce message, transmis par le fidèle majordome de la famille, émanait sans doute de la comtesse de Ruissec et manifestait clairement la volonté de lui confier quelque secret en confidence. Un détail pourtant l’intriguait : c’était moins une volonté de l’éclairer lui-même sur la mort du vicomte qui était l’objet du rendez-vous, qu’une supposée demande de conseils. Il se rassura en se disant que les deux choses n’étaient peut-être pas si éloignées l’une de l’autre.

Bourdeau ronflait discrètement avec des expirations ponctuées de petits gémissements. Nicolas tenta de reposer un moment son esprit, mais il ne parvenait pas à se laisser assoupir par les mouvements de la voiture. Des pensées incertaines le poursuivaient. Plusieurs points auxquels il avait songé s’étaient évanouis ; il en éprouvait une agaçante obsession, se reprochant de ne pas les avoir notés au fur et à mesure qu’ils lui apparaissaient. Il serrait avec irritation le petit calepin qui ne le quittait jamais et sur lequel il notait ses réflexions et ses constatations. Il n’oubliait pas qu’il lui faudrait rédiger un rapport et rendre compte au lieutenant général de police. La voix pincée de M. de Sartine résonnait en lui, avec son sempiternel : « Précision et concision. » Mais Nicolas n’avait jamais eu de difficultés sur ce plan, et son chef appréciait son style allègre et efficace. Il pouvait remercier les jésuites de Vannes qui avaient cultivé son don de plume, mais aussi le notaire chez qui il avait fait ses premières armes et qui lui avait appris le poids et la conséquence du choix des mots.

À force de ratiociner. Nicolas oubliait de rechercher ce qu’il avait oublié. C’est alors qu’il se rappela ne pas avoir vérifié s’il existait un double de la clef de la chambre du vicomte. Il se mordit les lèvres ; il faudrait s’en assurer. La chose le tracassait, mais il se réconforta en remarquant que si un double avait été disponible, Picard l’en eût averti au lieu de le laisser forcer la serrure.

La voiture s’arrêta brusquement dans les cris et les hennissements des bêtes malmenées par les mors. Des lumières mouvantes surgirent et il entendit le cocher parlementer. En ce temps de guerre, les entrées et les sorties nocturnes de la capitale du royaume étaient réglementées. Nicolas dut se faire reconnaître pour obtenir l’ouverture des portes. La route fut ensuite plus rapide dans un Paris vidé par la nuit. Il déposa Bourdeau chez lui, près du Châtelet, et repartit vers Saint-Eustache et la me Montmartre pour rejoindre l’hôtel de Noblecourt. C’était toujours pour lui un réconfort de voir apparaître la demeure où il avait été si généreusement accueilli un matin de désolation. Hôtel, d’ailleurs, était un grand mot pour la solide maison bourgeoise dont le rez-de-chaussée sur la rue était occupé par une boulangerie.


Nicolas aimait être accueilli par l’odeur chaude de la première fournée de la nuit. Elle chassait en lui l’angoisse de la journée et la fatigue d’un esprit toujours animé de supputations et de calculs. Elle l’environnait comme une présence familière et consolante. Elle faisait la transition entre l’extérieur menaçant et le retour dans un lieu amical et préservé.

Négligeant l’escalier dérobé qui, depuis la cour intérieure, conduisait directement jusqu’à sa chambre, il ouvrit la porte sous la voûte de l’entrée cochère. Une boule de poils frétillante lui sauta dans les bras ; Cyrus, le chien de M. de Noblecourt, lui réservait toujours cet accueil chaleureux. Il gémissait de bonheur de retrouver un ami adopté dès leur première rencontre. Après ces débordements de tendresse, il reprit sa dignité de bichon de procureur et, la tête relevée comme une cavale, il le précéda dans le logis, seule l’irrépressible agitation de sa queue témoignant encore de son plaisir.

Il se dirigeait vers l’office, vérifiant régulièrement que Nicolas le suivait. Celui-ci en déduisit que M. de Noblecourt dormait déjà. De plus en plus souvent torturé par des accès de goutte, le vieux magistrat aimait à s’entretenir avec son protégé, même lorsque celui-ci rentrait lard. Il était friand du récit des journées du policier, et tout aussi curieux des nouvelles et des ragots de la ville et de la Cour. Comme il recevait beaucoup, cela en faisant l’un des hommes les mieux renseignés de Paris ; ses avis et ses conseils, Nicolas avait pu le vérifier à maintes reprises, étaient loin d’être à négliger. Lorsqu’il veillait encore dans son fauteuil à oreillettes, Cyrus était le messager chargé d’intercepter Nicolas et de le conduire vers son maître.

Une maigre chandelle éclairait chichement l’office. Sur une chaise basse, près du potager, une masse affaissée se soulevait au rythme paisible de sa respiration. Nicolas reconnut Catherine, la cuisinière. À sa vue, le pédant de collège qui sommeillait encore en lui se réveilla et lui fit souvenir d’un vers de Boileau : « Son menton sur sein descend à double étage. » Il se reprocha aussitôt cette facétie commise au détriment d’une femme qui lui avait manifesté une invariable fidélité.

Après la chute de la maison Lardin[20], Catherine Gauss avait été tout d’abord recueillie par le docteur Semacgus, à Vaugirard. Mais celui-ci disposait déjà de sa cuisinière africaine, Awa, et même si les deux femmes s’étaient liées d’amitié, il ne pouvait garder Catherine. Nicolas avait trouvé la solution. Marion, la gouvernante de M. de Noblecourt, se faisant vieille, elle avait été ravie de voir Catherine prendre en main les fourneaux. Nicolas, que ses fonctions de commissaire et les profits des vacations attachés à sa fonction avaient placé dans une honnête aisance, avait lui-même engagé sa vieille amie et participait ainsi pour une part aux dépenses de l’hôtel de Noblecourt. Le vieux procureur avait protesté, pour la forme, mais il avait été sensible au geste de Nicolas.

Cyrus tira le bas de la jupe de Catherine qui se réveilla en maugréant. Avisant Nicolas, elle voulut se lever ; il l’en empêcha.

— Je me suis assoupie en t’attendant, mon betit, soupira-t-elle.

— Catherine, combien de fois faudra-t-il te répéter de ne pas m’attendre !

— Tu étais à l’Opéra. Il ne pouvait rien arriver.

Nicolas sourit en pensant au début de sa nuit à Grenelle. Mais Catherine s’agitait déjà, dressant le couvert et posant sur la table une tourtière odorante.

— Tu dois avoir faim. J’ai du pâté froid et une bouteille d’irancy que monsieur a légèrement tutoyée à son souber. Il a mangé de fort bon abbétit.

Nicolas s’attabla pour un de ces médianoches solides et savoureux dont Catherine tenait le secret de ses origines alsaciennes. La croûte dorée du pâté était encore tiède et un fumet de vin rouge et de laurier lui fil venir l’eau à la bouche. Elle le considérait avec appréhension, guettant ses moindres réactions. La viande moelleuse fondait sous la dent.

— Tu m’avais caché ce plat, Catherine ! Quel délice, c’est de chez toi ?

— Non bas, c’est la tourte. La viande est hachée et marinée au vin blanc. Ce plat-là, c’est champenois. Tu coupes du borc et du veau, et surtout tu ajoutes de la gorge pour le fondant. Tu fais tremper dans un bon vin rouge avec des épices, du sel, du poivre, deux jours, bas blus. Tu fais ta bâte. Tu ébonges ta viande. Tu étales le fond dans la tourtière avec la viande dessus, et tu couvres avec un rond de bâte doré à l’œuf. Tu tiens au four deux bonnes heures. C’est meilleur tiède ou froid. On peut le faire aussi avec du labin sans désosser. Chez moi, on tirait au sort qui aurait la tête. Yo yo, c’était comme ça !

Nicolas, rassasié, regardait Catherine éteindre le potager et serrer les restes du repas dans le buffet. Il lui sourit avec reconnaissance et lui souhaita le bonsoir. Il gagna sa chambre où, tout habillé, il s’allongea sur son lit pour sombrer aussitôt dans le sommeil.

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