VII GRENELLE

C’est pourquoi vous n’avez qu’un parti qui soit sûr :

C’est de vous renfermer aux trous de quelque mur.

La Fontaine

Nicolas et Bourdeau avaient attendu l’heure de leur l’expédition dans un petit tripot de la rue du Pied-de-Bœuf, sur les arrières du grand Châtelet, où ils avaient leurs habitudes. Le tenancier soignait Bourdeau, qui était originaire de Chinon comme lui. De la sorte, remarqua l’inspecteur, ils ne s’engageraient pas dans l’aventure le ventre vide. Nicolas lui raconta avec force détails sa descente au Dauphin couronné et lui communiqua les informations qu’il avait recueillies. Comme lui, Bourdeau fut frappé de l’aspect du bijou saisi. L’enquête ne cessait d’apporter des éléments nouveaux et de plus en plus déroutants.

Le vidame se retrouvait tout d’un coup au centre des interrogations. Il était gaucher, et c’était la troisième fois qu’ils rencontraient cette particularité physique. Tout laissait à penser qu’il connaissait intimement la Bichelière, maîtresse de son frère aîné. Le mobile d’un fratricide se dessinait, mais Nicolas répugnait à imaginer qu’un frère en tuât un autre pour un motif, certes important, mais qui ne justifiait pas à ses yeux ce crime sacrilège. Et pourtant… Il était désormais urgent de faire connaissance du vidame auquel tout semblait ramener, mais qu’on ne voyait jamais et, aussi, de l’ami commun des deux frères, le garde du corps Truche de La Chaux. Il faudrait donc élargir l’enquête à Versailles, où demeurait aussi, selon les renseignements pris, Mlle de la Sauveté, la fiancée du vicomte.

Quant à Bourdeau, il irait le lendemain à l’église des Théatins observer la messe de funérailles de la comtesse et de son fils. L’inspecteur remarqua que tout cela était bel et bon, qu’il ne connaissait pas la recette pour enquêter sur un crime qui n’était pas officiellement déclaré, et sans aucune décision de justice. Il faudrait improviser.

S’assurant que personne ne les observait, Bourdeau sortit de sa poche une petite boîte que Nicolas prit tout d’abord pour une pendule. En y regardant de plus près, il reconnut une lanterne sourde mais réduite à trois fois sa dimension normale. Bourdeau lui expliqua qu’il avait de nouveau fait appel au vieil artisan qui lui avait si adroitement confectionné les petits pistolets de leur tricorne. Avec ça, remarqua l’inspecteur ravi de sa trouvaille, il serait possible de jouer les chats sans avoir les mains immobilisées par le port de la lanterne. Ce modèle, muni d’une agrafe, s’accrochait sur le devant de n’importe quel vêtement. Il serait d’autant plus utile cette nuit que, pour s’introduire dans l’appartement du vicomte de Ruissec, il faudrait procéder à une escalade suivie d’un rétablissement hasardeux, et qu’ils n’auraient pas trop de leurs deux mains pour s’y livrer.


Ils se mirent en route vers minuit, Rabouine, dépêché en avant-garde, était déjà sur place. Ils franchirent sans encombre le contrôle des barrières et se retrouvèrent bientôt dans la plaine de Grenelle. Nicolas contempla à nouveau cette banlieue à l’aspect sinistre où s’entremêlaient vestiges champêtres, chantiers de démolition, bâtiments neufs et quelques anciennes fermes dont les jours paraissaient comptés. La voiture, toutes lumières éteintes, fut remisée dans un chemin bordé d’arbres. Le vent s’était levé, soulevant les feuilles mortes et sifflant dans les branches ; son bruit dissimulait leur progression vers l’hôtel de Ruissec.

Tout semblait calme dans l’habitation, et seule une vague lueur mouvante, provenant sans doute de la chapelle ardente installée dans le vestibule, était visible du dehors. Ils se glissèrent dans le chemin parallèle aux communs pour rejoindre la porte cochère donnant sur le parc. Un léger sifflement les avertit de la présence de Rabouine. Il vint les assurer que tout était tranquille. Personne n’était entré dans la propriété de toute la soirée, en dehors d’un prêtre accompagné de religieux. Il avait profité de la pénombre pour tâter le mur d’enceinte et avait repéré, à gauche de la porte, des pierres descellées qui offriraient toute facilité pour se hisser sur le mur. Il faudrait juste prendre garde aux tessons de bouteilles fichés dans le mortier et destinés à dissuader les chapardeurs. Un sac de jute permettrait de passer sans se taillader les mains. De l’autre côté, il suffirait de sauter et, pour le retour, d’utiliser l’échelle.

Seul Nicolas devait s’introduire par l’œil-de-bœuf, Bourdeau, avec son embonpoint, ne pouvant y songer. Il accrocha la petite lanterne sourde sur sa poitrine et vérifia qu’il était bien pourvu d’allumettes. Il était hors de question de la mettre en marche à l’extérieur, au risque de signaler sa présence. Ils bénéficiaient du fait que seule une grande galerie courait le long du premier étage du bâtiment principal. Ce serait malchance qu’un des occupants de l’hôtel fût justement occupé à cet instant à considérer le parc plongé dans l’ombre d’une nuit sans lune.

Nicolas souhaitait que Bourdeau le laissât s’engager seul, mais l’inspecteur ne voulut rien entendre. Sa présence était nécessaire aussi bien pour aider Nicolas à porter l’échelle que pour éviter qu’elle ne glissât, et pour faciliter les choses en cas de retraite précipitée. Ses raisons étaient excellentes, toutefois la véritable, qu’il n’exprimait pas, intéressait avant tout la sécurité du jeune homme. Par amitié pour lui et par obéissance à Sartine, Bourdeau ne le quitterait pas. Il attendrait la fin de la visite tapi dans l’ombre et dissimulerait l’échelle. Rabouine repartit faire le guet.

L’escalade fut aisée, la prise étant facile dans la pierre meulière, mais sans la précaution des gants, ils n’auraient pas échappé aux écorchures. Nicolas disposa le sac de jute sur le faîte. Par chance, les tessons dépassaient à peine du revêtement et il put se hisser sans dommage. Il s’assit avec précaution et se jeta dans le vide. Il tomba mollement sur un tapis de feuilles mortes et de terre décomposée. Il s’écarta et aussitôt Bourdeau le rejoignit. Nicolas lui fit signe de le suivre en longeant le mur.

Ils atteignirent sans encombre l’angle du parc où se trouvait la cabane du jardinier. La porte en était ouverte et Nicolas alluma la petite lanterne sourde après avoir fait entrer Bourdeau et repoussé la porte. Sa lueur éclaira chichement des outils et des semis en pots. L’échelle était là, appuyée à la cloison. Ils s’en emparèrent et, après avoir éteint la lanterne, repartirent vers la gauche afin de rattraper l’aile qui abritait les écuries et l’appartement du vicomte. Nicolas reconnut le pavé sous ses pieds et décela à l’odeur qu’ils longeaient la première porte des écuries. Il avait oublié les rosiers de pleine terre entre les deux ouvertures. Il buta et se prit une botte dans les épines, manquant tomber et entraîner Bourdeau. Une extrémité de l’échelle heurta le mur. Un long hennissement et le bruit de sabots d’un cheval réveillé déchirèrent le silence. Ils retinrent un moment leur respiration, puis tout se calma. Il était heureux, pensa Nicolas, qu’aucun chien ne hantât l’hôtel de Ruissec, car ils eussent été faits ! Il évita le deuxième massif de rosiers, situé précisément à la verticale du cabinet de toilette.

L’échelle fut dressée au jugé et appliquée contre le mur. Nicolas prit la précaution d’enlever ses bottes, à la fois pour être plus à l’aise et pour éviter le bruit et les traces. Il se trouva à bonne hauteur du premier coup. Il sentit sous ses doigts la vitre de l’œil-de-bœuf et la poussa doucement après avoir repéré sa moulure inférieure. L’ouverture n’était pas très large et il comprit qu’il lui serait impossible de se glisser à l’intérieur : l’extrémité de l’échelle était trop basse. Après un instant de réflexion, il redescendit et expliqua la situation à Bourdeau. Celui-ci décida de rapprocher la base de l’échelle du pied du mur tout en la décalant vers la gauche. De cette manière, Nicolas aurait les pieds à la hauteur de l’œil-de-bœuf et, de côté, pourrait s’introduire dans la pièce.

La deuxième tentative fut la bonne ; en se tenant à la force des bras et sans que le cadre ne cède, il parvint à se glisser, puis à progresser jusqu’à l’instant où il sentit le dessus de la table de toilette. Des objets roulèrent, il remettrait de l’ordre ensuite. L’essentiel était atteint, il était à pied d’œuvre.

Debout en équilibre instable sur le meuble fragile, il allongea prudemment les jambes jusqu’au sol. Il s’accorda quelques minutes pour calmer les battements de son cœur. Après quoi, il ralluma la lanterne sourde, s’orienta et poussa la porte donnant sur la chambre. Rien n’avait bougé depuis sa première visite. Tous les objets étaient demeurés en place. Il observa seulement que la lampe bouillotte sur le bureau avait retrouvé un emplacement plus normal. Il traversa la chambre et, de l’autre côté de l’alcôve, poussa la porte dissimulée dans la boiserie qui donnait accès au petit réduit-bibliothèque.

Nicolas entreprit un inventaire systématique de son contenu, comparant certains titres avec la liste d’auteurs qu’il avait relevée dans la bibliothèque de M. de Noblecourt. L’ensemble mêlait dans le plus grand désordre ce qu’on s’attendait à trouver chez un homme jeune de bonne famille, officier de surcroît — ouvrages d’escrime ou d’équitation, Mémoires d’hommes de guerre, littérature légère et même galante — et des livres de scolastique. Nicolas nota avec intérêt que nombre d’entre eux étaient dus à des jésuites. La régularité avec laquelle il retrouvait ces volumes religieux ou polémiques l’intrigua. Des signets et des marques à la mine de plomb signalaient les passages qui exposaient les justifications du meurtre légitime des rois. Il frémit d’horreur en relevant, soulignés d’un trait, les appels au régicide dans un ouvrage écrit en 1599 et intitulé Du roi et de l’éducation, d’un certain Mariana, de la Compagnie de Jésus. La référence ranima ses souvenirs : ce livre avait été mis en cause lors de l’assassinat d’Henri IV par Ravaillac. Poursuivant son investigation, il fut intrigué par un ouvrage licencieux qui fermait mal. L’examinant de plus près, il découvrit que la doublure de la reliure avait été décollée puis recollée. Il sentit sous ses doigts une épaisseur. À l’aide du petit canif qui ne le quittait jamais, il découpa le papier de doublure avec soin. Deux feuillets d’un papier très fin s’échappèrent. L’un portait un dessin géométrique et l’autre était écrit en lettres si minuscules qu’il lui était impossible de le déchiffrer avec le faible éclairage dont il disposait et sans recourir à une lentille grossissante. Il remit les documents en place et glissa le livre dans son habit.

Soudain, des craquements de parquet se firent entendre dans le lointain. Nicolas sortit en hâte de la bibliothèque et écouta. Quelqu’un marchait dans le couloir. Il n’avait pas le temps de fuir. Il pensa à la grande armoire près de la porte d’entrée. Il l’ouvrit et se glissa dans le vaste espace inférieur occupé par des bottes. Le plancher de bois craqua de nouveau puis tout bruit cessa. S’agissait-il d’une fausse alerte ? Dans le silence revenu, les battements de son cœur scandaient son angoisse ; ils résonnaient dans sa tête en l’assourdissant. Rassuré, il entreprit de sortir de sa cachette quand un autre bruit, plus proche, résonna. Il était difficile de se tromper sur sa signification : quelqu’un tentait de crocheter la serrure de la porte. Lui-même avait procédé ainsi lors de la découverte du corps. Un petit claquement lui signifia que l’opération avait réussi. Les craquements du parquet, espacés par de longs intervalles de silence, s’approchèrent. Les interstices du bois de l’armoire laissèrent passer les traces d’un éclair et d’une lumière tremblotante. On venait d’allumer une chandelle. Nicolas maîtrisait sa respiration. Tous ses sens en éveil, il suivait, comme s’il la voyait, la progression du visiteur. Il l’entendit passer devant lui et entrer à droite dans la bibliothèque. Il perçut un piétinement, puis les bruits, réguliers, de petites chutes sur le sol. Dans l’obscurité où il était retombé, il perdait la notion du temps et l’attente lui paraissait interminable. Bien qu’appuyé assez confortablement, il craignait que sa longue immobilisation ne le conduisît à un engourdissement ou, pire, à une crampe qui, déclenchant des mouvements incontrôlés, le trahirait. Alors, il affronterait soit un visiteur dont la présence était légitime, soit un intrus comme lui. Qu’adviendrait-il alors ?

Les bruits de chutes se poursuivaient : le visiteur fouillait les livres un par un. Peut-être sa quête était-elle identique à la sienne, et sans doute l’objet recherché était-il précisément celui qu’il serrait sur son cœur. Un long moment s’écoula, puis il entendit l’inconnu sortir de la bibliothèque. Ses pas étaient hésitants. Il frappa violemment la porte de l’armoire et jura sourdement. Nicolas eut ensuite l’impression qu’il se déplaçait dans la chambre ; la lueur de la chandelle s’était élargie. Il essaya de regarder par une fissure du bois, mais elle était trop éloignée de lui et le moindre mouvement pouvait dénoncer sa présence. L’inconnu erra encore quelques minutes. Nicolas craignit qu’il ne lui vienne à l’idée d’inspecter le cabinet de toilette. L’œil-de-bœuf ouvert et le désordre qui régnait sur la table où il avait pris pied risquaient de l’intriguer. Puis il perçut le bruit de la porte qui se refermait doucement et les pas s’éloignèrent. Nicolas attendit encore quelques instants, puis il alluma sa lanterne, poussa le battant de l’armoire et se glissa dans la chambre. Il n’y avait personne. Dans la bibliothèque, le désordre était à son comble. Les volumes gisaient sur le sol en tas, reliures arrachées, éventrées, déchirées. Pas un seul ouvrage n’avait échappé à cette destruction. Nicolas fut partagé entre l’horreur que suscitait en lui ce spectacle et la satisfaction de savoir que l’inconnu avait fait chou blanc.

Il s’apprêtait à repartir par le même chemin, après avoir remis un peu d’ordre dans le nécessaire de la table de toilette, lorsqu’il prit conscience qu’il devrait sortir la tête la première. L’angoisse le saisit. La tête entraînant le corps, il risquait de tomber, et de cette hauteur — quatre à cinq toises cela suffisait pour tuer son homme. Il réfléchit furieusement. Finalement il décida d’ouvrir simplement la fenêtre de la chambre voisine, et d’appeler Bourdeau, qui lui apporterait l’échelle. Au même instant, il entendit, toute proche, la voix de l’inspecteur, dont la tête apparut dans l’ouverture de l’œil-de-bœuf. Bourdeau avait lui aussi songé aux difficultés que Nicolas rencontrerait pour s’extraire. Il lui expliqua sa solution. Nicolas sortit la tête la première, il accrocha d’une main l’épaule de Bourdeau, ramassa les jambes, sortit son buste et par une torsion de tout le corps se retrouva sur le dos de l’inspecteur. La descente fut périlleuse. Leurs deux poids conjugués pesaient lourdement sur l’échelle qui ployait en grinçant à chaque échelon. Enfin, ils touchèrent le sol. Nicolas remit ses bottes et effaça les traces dans la terre des rosiers. Ils allèrent ranger l’échelle dans l’appentis. Le châssis de l’œil-de-bœuf ayant été refermé, plus rien n’indiquerait leur intrusion, et quand la mise à sac de la bibliothèque serait découverte, les soupçons ne pourraient se porter que sur les gens de l’hôtel de Ruissec.


Rabouine parut, inquiet de la longueur de leur absence. Ils remontèrent en voiture avec lui et se dirigèrent vers la ville. Nicolas conta les péripéties de sa visite et décrivit la mystérieuse intrusion. Bourdeau et lui convinrent qu’il ne pouvait s’agir que d’un étranger à la famille de Ruissec, le comte n’ayant pas besoin d’user de telles précautions pour visiter l’appartement de son fils. Il faudrait cependant vérifier si le vidame n’était pas dans les lieux. Lui, pouvait avoir quelques raisons de visiter la chambre de son frère. Toutefois, un détail avait frappé Nicolas : le visiteur faisait craquer le plancher, mais il n’avait perçu aucun bruit de souliers. Aurait-il pris les mêmes précautions que Nicolas ?

— Bourdeau, dit-il, le valet du vicomte, ce Lambert… Je l’ai interrogé après qu’il a surgi brusquement derrière moi ; il n’avait pas de souliers, il était en bas. Il s’en est même excusé, disant avoir quitté sa chambre en toute hâte. Mais en fait, j’avais remarqué que sa tenue était impeccable, boutonnée, la cravate correctement enroulée et nouée.

— Qu’en déduisez-vous ?

— Que, sans le savoir, nous avons peut-être reconstitué ce qui s’était passé ce soir-là dans cette pièce. Mon ami, le mystère de la chambre close de l’intérieur est élucidé !

— Sans clef, je ne vois pas comment. Mais vous me l’allez expliquer.

— L’évidence est telle qu’elle nous a aveuglés ! Le vicomte de Ruissec est tué dans des conditions que nous finirons par déterminer. Pour des raisons que nous ignorons, ses meurtriers, je dis bien ses meurtriers, car tout cela impliquait des complices, ramènent le corps en voiture. Ils passent par la porte cochère du parc, leur voiture attend dans le chemin, j’avais repéré des traces. Ils prennent l’échelle, l’appliquent le long du mur…

— Vous racontez comme si vous y étiez !

— J’avais relevé l’empreinte des pieds de l’échelle dans la terre des rosiers en patrouillant le soir, après la découverte du corps. N’oubliez pas que le corps était lourd, lesté qu’il était avec tout ce plomb. D’ailleurs, rappelez-vous notre descente !

— Certes, et vous n’êtes pas plombé ! dit Bourdeau en riant.

— L’opération nécessitait deux hommes pour hisser le cadavre jusqu’à la croisée…

— Mais Nicolas, je vous ai entendu préciser que les fenêtres et leurs volets intérieurs étaient fermés au verrou. Comment seraient-ils entrés ? Tout cela ne se tient pas.

— Bravo, Bourdeau ! Votre objection me donne la clef de l’énigme. Puisque tout était clos, et bien clos, lors de la découverte du corps, il fallait bien que quelqu’un les ait fermées, ces croisées, n’est-ce pas ?

— Je vous suis de moins en moins.

— Et pour les fermer, il fallait les avoir ouvertes. C’est d’une évidence ! Bourdeau, Bourdeau, Lambert est un de ces meurtriers… Tout concorde. Rappelez-vous le témoignage du majordome. Il voit son jeune maître, en fait il le devine, car il a mauvaise vue. Ce dernier ne lui parle pas. Et pour cause, eût-il parlé que Picard eût reconnu à l’instant que ce n’était pas sa voix. Pourquoi, Bourdeau ? Pourquoi ?

— Parce que ce n’était pas le vicomte ?

— Exactement. Ce n’était pas le vicomte, c’était Lambert. Lambert revêtu du manteau mouillé de son maître. Rappelez-vous encore une fois le témoignage du majordome, c’est cela qui fonde mon hypothèse. Lambert monte, il ouvre la porte de l’appartement, entre, ferme à clef. Il jette le manteau et le chapeau sur le lit. Ce détail m’avait frappé ; savez-vous que, chez moi, on ne jette jamais un chapeau sur un lit, surtout à l’envers !

— Voilà bien de ces superstitions bretonnes !

— Point du tout, demandez du côté de Chinon ! Lambert ôte ses bottes, qui sont celles du vicomte. Il ouvre les volets et les croisées, redescend par l’échelle pour aider son complice à monter le corps. On le traîne, le parquet portait des traces suspectes. On lui remet ses bottes, on écrit le papier, on tire sur le cadavre. L’un des complices s’enfuit par la fenêtre que Lambert referme, et il se cache.

— C’est prendre beaucoup de risque ! Pourquoi ne s’enfuit-il pas par l’étage ? Et où se cache-t-il ?

— Vous oubliez le coup de feu qui a alerté tout l’hôtel. Il n’a pas le loisir de s’enfuir. Il est obligé de demeurer sur place, confiant dans sa bonne étoile.

— Nicolas, c’est impossible, il serait fait comme un rat.

— Et moi ? Tout à l’heure, quand l’inconnu s’est introduit dans la chambre, je n’en menais pas large, Qu’ai-je fait ?

— Verluchou ! dit Bourdeau. L’armoire ?

— J’ai une grande expérience des armoires. Enfant, je jouais à cligne-musette avec… enfin passons. C’était au château de Ranreuil, et ma cachette favorite était une armoire gigantesque dans laquelle un officier de dragons se serait tenu debout. Comme je l’ai fait moi-même, Lambert a dû se dissimuler dans l’armoire, habillé mais en bas, puisqu’il avait remis ses bottes au cadavre. Le comte et Picard ayant été renvoyés, j’étais seul dans la chambre avec M. de Sartine effondré dans un fauteuil. Nous tournions chacun le dos à la porte, et par conséquent à l’armoire qui se trouve à la droite de l’entrée. Seules une bougie et la lampe bouillotte procuraient une lumière diffuse. Lambert a surgi derrière nous comme par enchantement. Évidemment, puisqu’il était clapi dans l’armoire ! C’est pourquoi nous ne l’avons ni vu ni entendu entrer. Ajoutez à cela, Bourdeau, que c’est par lui que nous sont fournis un certain nombre de renseignements destinés à nous dévoyer vers de fausses pistes. Oui, en vérité, tout concorde.

— Quelle audace ! Peut-on imaginer pareille effronterie et pareil sang-froid ? Nous n’avons pas affaire à n’importe qui !

— Et vous ne savez pas tout. J’ai saisi tout à l’heure des documents dissimulés dans la reliure d’un volume et que je suppose être l’objet de la recherche de notre inconnu. Pourquoi, autrement, cette hécatombe de livres ?

Bourdeau réfléchit un instant.

— Nicolas, reprit-il, si votre hypothèse est la bonne, votre Lambert pourrait bien être votre homme de ce soir. Qui d’autre ? Il faut en effet exclure le comte : la comtesse, sa femme, est morte. Le vidame, nous n’en savons rien. Une chose, cependant, m’intrigue. Je peux comprendre que le comte de Ruissec et sa famille ne souhaitaient pas le scandale d’une autopsie. En revanche, je trouve insupportable et bizarre qu’un père qui, aujourd’hui, ne peut qu’être convaincu — il a vu son corps — des conditions de la mort de son fils ne s’évertue pas à tout faire pour trouver et punir les coupables.

— C’est le nœud du problème, Bourdeau. Ce meurtre cache autre chose. Et nous parlons comme si nous omettions le fait que Mme de Ruissec est morte assassinée. Sans doute parce qu’elle savait quelque chose et qu’elle souhaitait me le confier. Nous tenons un fil, et il nous mènera quelque part. Au fait, merci pour votre aide, je commençais à me demander comment j’allais m’en tirer.

— Pour une fois, c’est Anchise qui a porté Énée !

— Avec cette différence que vous n’êtes, Dieu merci, ni paralytique ni aveugle !


Ils étaient tous deux impatients de se retrouver au Châtelet pour examiner les papiers trouvés par Nicolas. Ils durent réveiller la garde et le père Marie afin de rejoindre leur bureau. Bourdeau chercha une lentille de verre pour agrandir la vision des deux documents trouvés dans le livre. Le premier était un dessin avec des indications chiffrées. Il était formé de petits carrés juxtaposés, l’ensemble ressemblant à un U renversé ; le second, écrit à la main, présentait des caractères minuscules comme formés à la pointe d’une épingle.

Nicolas qui tenait la lentille sursauta devant les mots qu’il déchiffrait : « À la putain du roi… » Il n’en croyait pas ses yeux. C’était l’original, ou une copie, du pamphlet imprimé que Mme de Pompadour lui avait montré à Choisy. Comment ce texte se trouvait-il dissimulé dans un livre de la bibliothèque du vicomte de Ruissec à Grenelle ? Était-ce en relation avec ces informations que la favorite s’était gardée de lui confier ? Voulait-elle le lancer sur une piste dont elle avait déjà traversé les arcanes ?

Bourdeau poussa un cri. À force de considérer le dessin dans tous les sens, il avait fini par comprendre ce qu’il représentait. Il le brandit.

— J’ai trouvé, fit-il. C’est un plan, et pas n’importe lequel. C’est celui du château de Versailles, avec les indications des cours, des portes, des points de garde et des passages entre chaque bâtiment. Voyez !

Le doigt de l’inspecteur désignait des points sur le croquis.

— Tenez, voilà le « Louvre » et là, la cour des Princes et ici, l’aile des Ministres. Ce long rectangle, c’est la galerie des Glaces, et là, l’escalier des Ambassadeurs.

— Vous avez raison ! Et l’autre papier paraît être l’original d’un libelle infamant que Mme de Pompadour a trouvé dans son appartement ! Tout cela m’inquiète. C’est un complot, ou cela y ressemble furieusement.

— Je crois, dit Bourdeau, qu’il faut en informer sur-le-champ le lieutenant général de police.

— Dès demain malin, ou plutôt tout à l’heure. Jusque-là, allons prendre quelque repos. La journée sera rude, j’irai enquêter à Versailles et vous serez mon œil aux Théatins.

— Il ne me plaît guère de vous laisser seul dans ces circonstances.

— Allons, Bourdeau, il ne peut rien m’arriver à la Cour. Rassurez-vous.

Samedi 27 octobre 1761

Après quelques heures d’un sommeil agité, Nicolas quitta très tôt la rue Montmartre. Il voulait surprendre le lieutenant général de police à sa toilette. Régulièrement levé vers six heures, celui-ci aimait prolonger le début de sa journée, déjeunant, lisant les premiers rapports de la Cour et de la ville, recevant des émissaires couleur de muraille.

Si vite qu’il ait fait, Nicolas manqua son chef ; quand il arriva, son carrosse venait de quitter l’hôtel de Gramont. Un commis l’informa que M. de Sartine se rendait à Versailles pour s’entretenir avec M. de Saint-Florentin. Il dormirait dans la ville royale, devant assister à la messe et être reçu en audience par le roi comme chaque dimanche. Nicolas demanda une voiture. Tout cela tombait plutôt bien : son intention était d’enquêter à Versailles. Il voulait y chercher des renseignements sur le vidame et sur Mlle de Sauveté. Tous deux seraient à coup sûr retenus à Paris par le service funèbre du vicomte et de sa mère dans l’église des Théatins. Cela lui laisserait le loisir de trouver Truche de La Chaux et de l’interroger sous un prétexte quelconque. Il ne savait pas encore lequel, puisque officiellement il n’y avait pas d’enquête ; il décida de se fier au hasard, qui offrait souvent les occasions recherchées.


En passant sur le pont de Sèvres, il eut deux pensées successives, l’une pour la marquise de Pompadour dont il apercevait, sur la colline, le château de Bellevue, dont les terrasses s’éclairaient de la splendeur du levant, et l’autre pour le ministre de Bavière. Il voyait de la fenêtre du fiacre la berge boueuse de la Seine où s’était déroulée cette scène étrange qu’on lui avait racontée. Il était impatient d’interroger le cocher là-dessus. Encore fallait-il qu’on retrouvât le serviteur du ministre de Bavière.

Nicolas arriva à Versailles à la fin de la matinée et fit diriger sa voiture vers l’avant-cour du château. Il avait soigné sa tenue : habit gris foncé, cravate et manchettes de fine dentelle, souliers à boucles d’argent, tricorne neuf et l’épée au côté. Il fit remiser sa voiture et repéra près de là l’équipage de M. de Sartine. Il se dirigea vers l’aile du château où se trouvaient les bureaux des ministres. Il dut se frayer un chemin au milieu d’une foule agitée et bruyante de solliciteurs, de commis et de gens d’affaires qui se pressaient sur les perrons. Après s’être soumis aux inquisitions courtoises d’un huissier, il parvint à faire porter un billet à son chef. Il y marquait, en termes susceptibles de l’intriguer, l’urgence de le rencontrer et de mettre le ministre, M. de Saint-Florentin, au courant d’une affaire gravissime.

Nicolas connaissait suffisamment Sartine pour espérer une réaction d’autant plus rapide qu’il était réputé pour ne jamais donner l’alarme sans de sérieux motifs. En effet, il n’attendit pas longtemps. Un laquais vint le chercher pour le guider dans un dédale de coulons et d’escaliers. On lui ouvrit une porte, il pénétra dans un immense bureau. Deux hommes dînaient à un guéridon installé près d’une croisée ouvrant sur le parc. Il reconnut le ministre, à qui il avait déjà eu l’honneur d’être présenté, et Sartine. Une heure sonna à la pendule de la cheminée sommée d’une Victoire couronnant de lauriers un buste à l’antique de Louis XIV. Nicolas salua avec cérémonie.

— Vous connaissez le commissaire Le Floch, dit Sartine.

Le petit homme rond, engoncé dans son habit, jeta un coup d’œil furtif sur l’arrivant puis, après avoir détourné le regard, s’éclaircit la voix avant de parler.

— Je le connais.

À le voir rougissant et timide, il était difficile de croire, songea Nicolas, qu’il pût bénéficier de la confiance du roi et détenir d’aussi grands pouvoirs. Or, cette faveur ne se démentait pas en dépit de l’impopularité du ministre et du mépris non dissimulé que lui portaient certains membres de la famille royale. Mais ceci expliquait cela : l’homme était tout au roi et son manque de génie ajoutait encore à son mérite aux yeux d’un souverain qui ne goûtait guère ni les visages ni les habitudes nouvelles. Sa femme, délaissée au profit d’une maîtresse, s’était attiré la faveur de la reine, qui en avait fait sa confidente favorite. Cette double fortune renforçait encore l’influence du ministre. Oui vraiment, qui aurait pu imaginer que ce petit bout d’homme bedonnant et sans apparence, auprès duquel l’austère Sartine paraissait un paladin, était le dispensateur zélé des lettres de cachet et le grand maître de la justice retenue du roi ?

— Alors, Nicolas, je suppose qu’une affaire grave justifie qu’on me relance jusqu’ici ?

Nicolas supposait que M. de Saint-Florentin connaissait parfaitement les données de l’affaire. Il agit comme si c’était le cas. Il veilla cependant à ne pas mettre Sartine en contradiction possible avec d’autres instructions venues de plus haut. Il exposa adroitement les conditions particulières de la visite à Grenelle, sachant d’expérience que les grands ne descendent que rarement dans les détails de basse police. Pour finir, il présenta les papiers qu’il avait découverts, sans cacher que l’un d’entre eux correspondait au libelle imprimé trouvé à Choisy par la marquise de Pompadour.

— Hon, hon, fit Saint-Florentin, le jeune homme a l’oreille de notre amie !

Le ministre examinait les papiers. Il ordonna à Nicolas de prendre une loupe sur son bureau et de l’apporter. Nicolas ne put s’empêcher de voir que l’instrument pressait une pile de lettres de cachet prêles à la signature. M. de Saint-Florentin s’absorba dans sa contemplation, puis passa le tout à Sartine.

— Le pamphlet est banal, dit ce dernier, j’en saisis dix comme cela chaque jour que Dieu fait. Mais le dessin est intrigant.

Nicolas toussa, ils le regardèrent.

— Permettez-moi, messieurs, de vous soumettre une hypothèse. Selon moi, ce croquis représente le château. Voyez ce chiffre dans ce petit carré, il me semble bien qu’il correspond au bureau où nous sommes.

M. de Saint-Florentin clignait des yeux d’un air concentré. Il reprit le document et se livra à un nouvel examen silencieux.

— Comment, comment, dit-il, votre adjoint a raison, Sartine ! Voilà qui est plus grave ! Ces plans peuvent dénoter une volonté de pénétrer la géographie du palais et qui, plus est, dissimulent des indications secrètes dont nous n’avons pas la clef mais dont la correspondance réside vraisemblablement dans les chiffres. N’est-ce pas votre avis, monsieur ?

— Je le crains, monsieur.

— Vraiment, vraiment, je crois que je vais modifier le train de cette affaire. Entendez-moi, Sartine : elle demeure secrète. Je ne veux pas qu’on entête le roi avec cela…

Nicolas reconnut presque mot pour mot une des craintes exprimées par la marquise.

— Toutefois, après avoir dû à mon grand regret, et pour les raisons que vous connaissez, tempérer l’impétuosité légitime de notre commissaire, j’aspire à voir cette affaire démêlée. On me dit conciliant, ami de l’ordre et de la concorde, mais je prise surtout le bon sens et tout ce que je viens d’entendre n’en manque point. Je ne reviendrai pas sur les mesures prises, mais je ferme les yeux et donne mon aval aux investigations, disons, d’initiatives personnelles — oui, c’est cela, j’aime la formule.

Il se mit à rire, puis reprit brusquement son sérieux, comme fâché de s’être laissé aller, et c’est avec une autorité dont Nicolas ne l’aurait pas cru capable qu’il poursuivit.

— Monsieur le commissaire Le Floch s’informera par tout moyen qui lui semblera opportun des suites de cette affaire. Il considérera en particulier comme avérés les meurtres du vicomte et de la comtesse de Ruissec. Il démêlera les raisons qui ont conduit à ces disparitions. Enfin, sous votre autorité, monsieur le lieutenant général, il s’efforcera de traverser les mystères qui entourent ces papiers, dont il tentera d’expliquer les liens avec les crimes en question. Voilà, voilà : votre tâche est urgente, mais discrète, oui, discrète.

Il se dirigea vers son bureau, saisit deux lettres de cachet, les signa, les poudra avec une sorte de rage et, après les avoir agitées, les tendit à Nicolas.

— Enfin, voici des armes chargées à blanc que vous avez autorité à remplir pour les rendre efficientes !

Il se rassit et se plongea dans son assiette sans plus s’occuper de Nicolas. Sartine lui fit signe d’avoir à disparaître. Il salua donc et sortit. Il se retrouva un peu abasourdi dans l’avant-cour du château. Depuis le début de cette affaire, il subissait comme un jouet les ordres et les contrordres d’autorités qui ne semblaient pas avoir fixé leur politique sur la marche à suivre. L’ironie de la situation le frappait encore davantage après cette audience avec les deux plus hauts responsables de la police du royaume. Ainsi, on l’avait envoyé enquêter, puis la même autorité avait repris la main, de multiples influences s’étaient exercées, soufflant le chaud et le froid, et enfin, il venait d’être relancé sur la piste. Sa résolution était prise ; il ferait son office sans trop se soucier des conséquences qui en résulteraient.

Le moment lui parut opportun de partir à la pêche aux renseignements sur Mlle de Sauveté, la fiancée du vicomte de Ruissec. Selon des indications recueillies par Bourdeau, elle demeurait route de Paris, sur cette large avenue qui faisait face au palais. Dans cette perspective encore largement forestière, les hôtels des grands, les maisons bourgeoises plus discrètes, les casernes des régiments du roi et les auberges s’alignaient régulièrement, en remplissant peu à peu les vides. Il s’y rendit à pied, après avoir donné quartier libre à son cocher qui devrait l’attendre vers quatre heures pour le reconduire à Paris.


Tout en cheminant, Nicolas échafaudait des plans d’opération. De toute évidence, la jeune femme devait s’être rendue à Paris pour assister aux funérailles de son fiancé dans l’église des Théatins.

Elle ne serait pas de retour à Versailles avant quatre ou cinq heures de l’après-midi. Cela lui laisserait le temps nécessaire pour interroger les domestiques ou les voisins. Il fut surpris du caractère modeste de la demeure de Mlle de Sauveté ; on la disait pourtant fortunée. Ce qu’il avait sous les yeux n’était qu’un modeste pavillon de campagne, une sorte de rendez-vous de chasse ou l’un de ces bâtiments de gardiens qui flanquent les entrées somptueuses des grands domaines. Le bâtiment de plain-pied, sans étage, était entouré d’un beau terrain clos de mur. L’ensemble paraissait un peu à l’abandon ; les feuilles mortes jonchaient la pelouse et les rosiers de pleine terre non taillés portaient encore leurs dernières fleurs parcheminées par les intempéries. Il poussa la grille et se dirigea vers la maison. Une grande porte-fenêtre était ouverte ; il s’en approcha. Elle donnait sur un salon en vieux style, aux meubles massifs et contournés. Les murs étaient tendus de damas rouge passé et, par endroits, crevé. Les nuances des tapis, usés jusqu’à la trame, étaient éteintes. Comme les extérieurs, la pièce offrait une impression d’abandon et de tristesse.

Il s’apprêtait à y pénétrer, quand il sentit une présence derrière lui et, au même moment, une voix aigre et grinçante se fit entendre.

— Mais quoi ! Où vous croyez-vous, monsieur, et qu’entendez-vous faire ?

Il se retourna. Une femme se tenait devant lui, la main droite appuyée sur une longue canne. Un manteau sombre, à la couleur indéfinissable, la couvrait jusqu’aux pieds et laissait à peine entrevoir une robe violette informe. Le visage était dissimulé par une grande mousseline qui couvrait un chapeau de paille ; derrière cet écran se devinaient des lunettes fumées comme en portaient les personnes souffrant des yeux. « Quel est ce fantôme ? » se demanda Nicolas, devant cette apparition sans forme et sans âge.

Sans doute la gouvernante ou une parente de Mlle de Sauveté. Il se présenta.

— Nicolas Le Floch, commissaire de police au Châtelet. Je vous prie de me pardonner, mais je cherchais Mlle de Sauveté pour l’entretenir d’affaires la concernant.

— Je suis Mlle de Sauveté, fit la voix grinçante.

Nicolas ne put cacher sa surprise.

— Je vous croyais à Paris, mademoiselle. Votre fiancé… Recevez toutes mes condoléances.

Elle frappa le sol de sa canne.

— Il suffit, monsieur, vous êtes bien hardi d’entrer non seulement dans ma maison, mais de vous permettre d’évoquer mes affaires privées.

Nicolas sentait l’irritation le gagner.

— Où pouvons-nous parler, mademoiselle ? Il se trouve que j’ai tout pouvoir pour vous interroger et je vous mets en garde…

— M’interroger, monsieur ? M’interroger, moi ? Et pour quelle raison je vous prie ?

— La mort du vicomte de Ruissec.

— Il s’est tué en nettoyant une arme, monsieur. Cela ne justifie point votre prétention.

Il nota qu’elle paraissait bien informée de la version officielle.

— Les circonstances de sa mort ont attiré l’attention de la police. Je dois vous entendre ; pouvons-nous entrer ?

Elle passa devant lui en le bousculant. Une bouffée de son parfum lui monta au nez. Il la suivit. Elle se réfugia derrière un grand fauteuil en cuir de Cordoue. Il observa ses deux mains gantées crispées sur le dossier.

— Allons, monsieur, finissons, je vous écoute.

Il décida de brusquer les choses.

— Comment se fait-il que vous ne soyez pas à l’église des Théatins ?

— Monsieur, j’ai la migraine, mes yeux sont malades. Je ne supporte guère le monde et, d’ailleurs, je ne connaissais pas M. de Ruissec que je n’ai rencontré qu’une fois.

— Voilà bien autre chose ! pensa Nicolas. De qui se moquait-on ?

— Allez-vous me faire accroire que vous n’avez jamais revu votre fiancé ? demanda-t-il. Permettez-moi de trouver étrange et peu crédible…

— Monsieur, vous vous ingérez dans des affaires de famille. L’union projetée entre lui et moi correspondait à des arrangements privés où la connaissance n’avait que peu de part. J’ajoute que ces dispositions ne vous regardent pas.

— Soit, mademoiselle. Aussi bien je resterai dans les bornes de mes fonctions. Où étiez-vous le soir de… l’accident de votre fiancé ?

— Ici.

— Seule ?

— Je vis seule.

— Des domestiques ?

— Un jardinier quelques jours par mois. Une femme de charge deux fois par semaine,

— Pourquoi cet isolement ?

— J’aime la solitude. Suis-je libre de disposer de mon existence sans qu’on s’entête à la vouloir expliquer ?

— Et le comte de Ruissec, vous le connaissiez ?

— Pas plus que son fils. Nos affaires ont été décidées par les notaires.

— Leurs noms ?

— Cela ne vous regarde pas.

— À votre aise. Avez-vous de la famille ?

— Je suis seule.

— Mais vous n’avez pas toujours vécu à Versailles ?

— Je suis originaire d’Auch, et il y a deux ans révolus que je suis installée ici pour jouir d’un héritage.

— Qui vous vient de qui ?

— De famille. Monsieur, c’en est assez, retirez-vous. Ma pauvre tête ne résistera pas.

Elle eut un geste étrange comme si elle avait voulu lui tendre sa main à baiser et comme si, saisie par l’incongruité de l’intention, elle se fût retenue au dernier moment. Il salua et sortit. Il sut qu’elle le suivait du regard jusqu’au moment où il poussa la grille. Alors seulement, elle ferma violemment la porte-fenêtre.


La vision de cet étrange personnage ne le quitta plus. Nicolas était comme obsédé par cet être aux contours indécis et à la voix insupportable. Le visage était indiscernable, voilé de gaze et couvert de céruse. Les lunettes fumées ajoutaient encore à l’inquiétant de l’ensemble. L’ange de la mort et ses yeux caves… L’imagination se rebellait à l’idée que le vicomte de Ruissec, noble rejeton d’une illustre famille, ait pu enchaîner sa vie à un pareil épouvantail, repoussoir de toutes les fantaisies. Nicolas comprenait mieux maintenant qu’il allât chercher l’aventure dans le boudoir sulfureux d’une comédienne chez qui, au moins — lui-même pouvait, hélas, en témoigner —, les grâces et les ris et aussi un rien de vindicte étaient au rendez-vous de l’amour. Tout cela n’avait pas de sens. Par quel miracle ou obligation insensée la famille de Ruissec en était-elle venue à rechercher l’union de son aîné avec cette glapissante harpie ? Se pouvait-il que l’argent fût la seule raison de cet appariement boiteux ? Rien ne plaidait en faveur de l’état de fortune prétendu de la dame, ou alors la dissimulation et l’avarice étaient poussées chez elle à un degré rare. Nicolas avait approché, dans le pays de Guérande, de riches hobereaux qui affectaient de dissimuler l’importance de leurs biens au grand mépris de leurs semblables, chez qui l’ostentation était de règle. Mlle de Sauveté appartenait peut-être à cette espèce.

En tout cas, il était clair que la mort du vicomte l’avait laissée entièrement indifférente. Il ne pouvait détacher sa pensée de l’impression que cet être inclassable lui avait laissée, cette voix surtout dont les aigus détonaient souvent. Il fallait absolument trouver une explication à son rapprochement avec les Ruissec. Le conseil de M. de Noblecourt était décidément le bon ; Nicolas écrirait à l’intendant de la généralité d’Auch pour en savoir plus sur le passé de la daine. Il marchait perdu dans ses pensées, quand une petite voix douce attira son attention.

— Hep, hep ! Avez-vous trouvé ce que vous cherchiez ? Puis-je vous proposer mon aide ?

Une petite vieille joliment parée, les yeux bleu de porcelaine sous sa coiffe de dentelle godronnée, se tenait à la porte de la maison immédiatement voisine de celle de Mlle de Sauveté.

— En quoi, madame ?

— Je vous ai vu parler à notre voisine. Êtes-vous un de ses amis, ou quelqu’un qui…

Elle hésitait.

— Enfin… proche de la police ?

Nicolas était toujours surpris par la perspicacité des gens simples. Il éluda.

— Non, je ne la connais pas. J’avais juste besoin d’un renseignement.

Elle rougit et cacha ses mains sous un tablier empesé.

— Ah ! J’aime mieux cela. Oui, oui, oui, je préfère. Elle n’est pas aimée, vous savez. Elle ne s’adresse à personne. Et toujours vêtue de la même manière. C’est effrayant !

— A-t-elle des domestiques ?

— Personne, monsieur. Cela nous trouble. Jamais un visiteur. Des jours entiers sans la voir. Plusieurs fois, une voiture l’a ramenée et nous ne l’avions pas vue sortir !

Nicolas sourit.

— Peut-être cela vous a-t-il échappé ?

— Oh ! allez, je suis bien sûre que vous en êtes, mais vous avez raison d’être discret. Et je comprends que vous ne vouliez pas me le dire. Si je suis affirmative, c’est que mon mari et moi, nous nous relayons, tant nous sommes intrigués. Que vous a-t-elle dit ?

Le petit visage ridé se tendait vers lui, plein d’appréhension et de curiosité.

— Rien qui puisse vous intéresser ou vous inquiéter.

La vieille renifla, ce n’était pas là son compte, mais Nicolas avait déjà salué et d’un pas rapide s’éloignait. Le hasard faisait bien les choses, qui suscitait les témoignages quand on ne les cherchait pas. Tout ce qu’il venait d’apprendre aiguisait encore son désir d’en savoir davantage. Ainsi, Mlle de Sauveté n’avait point de domestiques, contrairement à ce qu’elle avait prétendu. Avait-elle cru se débarrasser de lui si facilement ? Elle verrait ce qu’il en coûtait d’essayer d’en imposer à la police ! Le cas de la fiancée du vicomte de Ruissec s’ajoutait à la longue suite accumulée des mystères qui se succédaient depuis le début de cette enquête.


Nicolas était de nouveau sur l’immense place d’Armes du château. Il rejoignit sa voiture, hésitant sur ce qu’il devait faire. Il ne savait pas comment trouver Truche de La Chaux. Il réfléchissait à la question, lorsque son cocher lui tendit un petit billet. C’était un mot bref de son ami La Borde qui, sans doute informé de sa présence par Sartine, avait fait rechercher sa voiture pour lui laisser ce message. Il lui enjoignait d’avoir à le retrouver pour affaire urgente. Un garçon bleu l’attendrait vers cinq heures à l’entrée des appartements, pour le guider. Ce rendez-vous inattendu calma les hésitations de Nicolas. L’heure approchait. Il franchit la deuxième rangée de grilles du château pour s’engager dans le « Louvre », la dernière enceinte du palais.

Загрузка...