XI RÉVÉLATIONS

« Si l’on a peint la Justice avec un bandeau sur les yeux, il faut que la Raison soit son guide. »

Voltaire

Mercredi 14 novembre 1761

Après la Toussaint, le froid et le brouillard avaient enveloppé la ville. Le lieutenant général de police avait fait son entrée au grand Châtelet les mains dans un manchon à chaufferette. Aidé par le père Marie, il tentait de s’extraire d’une épaisse pelisse. Il grommelait, excédé par les mouvements maladroits de l’huissier. Nicolas et Bourdeau observaient la scène. L’inspecteur était adossé à un pan de muraille, comme s’il avait essayé de se faire oublier. Quant à Nicolas, il éprouvait une certaine émotion à se retrouver dans ce bureau où, plusieurs années auparavant, il avait, pour la première fois, rencontré M. de Sartine. Le contraste qu’offrait le mélange des vieilles murailles médiévales et des splendeurs du mobilier le frappait toujours. Par cette matinée sombre et grise, la pièce était éclairée par une multitude de chandeliers dont les lumières tremblantes s’ajoutaient à l’éclat d’un feu pyramidal qui flamboyait dans la grande cheminée gothique. M. de Sartine était réputé frileux ; cela imposait de réchauffer la haute salle où le magistrat ne paraissait qu’une fois par semaine, le mercredi, pour présider symboliquement l’audience de son tribunal tout proche. En fait, le plus souvent, il se faisait représenter. Il s’accouda au dossier d’un fauteuil, releva ses basques et offrit ses reins à la chaleur du foyer. Après un moment de réflexion, il signifia à Nicolas de prendre la parole.

— Monsieur, si j’ai souhaité vous entretenir aujourd’hui en présence de l’inspecteur Bourdeau, c’est pour vous livrer les conclusions auxquelles je suis parvenu sur les morts criminelles de trois membres de la famille de Ruissec. Je vous ai prié d’accepter que cette séance se tienne dans le secret de votre cabinet. Cette requête a pour but de préserver les éléments secrets ou confidentiels d’une affaire qui, dans ses méandres, touche les intérêts les plus proches du trône et de l’État.

— J’ose espérer, monsieur, fit Sartine avec un sourire, que cette occultation des choses n’ira pas jusqu’à nous taire les noms des coupables !

— Rassurez-vous, monsieur, ils vous seront livrés. Je voudrais revenir sur les débuts étranges de cette affaire. Dès son origine, une haute intervention a faussé la direction de l’enquête. Je ne dirai pas que la justice a été entravée, mais elle a été incitée à rechercher dans une certaine direction. Dès notre arrivée à l’hôtel de Ruissec, et alors que nous ne savions encore rien, chacun parlait déjà de suicide. La réaction violente de M. de Ruissec à votre égard, son mépris et sa réticence à répondre à mes questions pouvaient, certes, se justifier par la crainte du scandale, mais j’y discernais autre chose que je ne m’expliquais pas. Des obstacles furent dressés à plaisir, des indices s’avérèrent contradictoires, des interventions diverses traversèrent le cours de mes recherches.

M. de Sartine tapotait de ses doigts le dossier du fauteuil sur lequel il était penché.

— Tout cela est bel et bon, Nicolas, mais expliquez-moi succinctement et clairement ce qui vous a convaincu, dès l’origine, que nous avions affaire à un meurtre, alors que la pièce était fermée de l’intérieur ?

— Les indices abondaient. L’état de la blessure dont toutes les apparences et caractéristiques correspondaient à un coup de feu post mortem. Les mains du cadavre, ensuite. Vous n’ignorez pas que celui qui tire un coup de pistolet, surtout d’un lourd modèle de cavalerie comme ce fut le cas, reçoit forcément des projections de poudre noire sur la main qui presse la détente et même, quelquefois, sur le visage. Or, celles du vicomte de Ruissec étaient propres et soignées. Et cela sans parler de l’aspect effrayant du visage.

— Certes, et je puis en témoigner, dit Sartine en s’ébrouant, comme pour chasser une image obsédante.

— D’autres éléments incompréhensibles n’allaient ni dans un sens ni dans un autre, mais ajoutaient encore à l’incertitude des conjectures. Ainsi, l’odeur d’eau croupie qu’exhalaient les vêtements du mort, une matière poudreuse et charbonneuse dont j’avais recueilli des fragments coincés sous ses bottes. Mais ce qui fut déterminant, ce sont des éléments adjacents. Il y avait un mot d’adieu écrit, notons-le, en majuscules. Les positions de la lampe bouillotte sur le bureau, du fauteuil, de la plume et de l’encrier, et même l’orientation du papier laissé en l’état, tout me confirmait que la personne qui avait écrit ces quelques mots était gauchère.

— Mais peut-être le vicomte de Ruissec l’était-il, vous n’en saviez rien.

— En effet, mais ce que je voyais, c’est que le coup de feu avait porté à la base gauche du cou. Il était donc matériellement malaisé, sinon impossible, pour un droitier de se blesser de la sorte.

M. de Sartine s’agita.

— Je n’y entends plus rien. Qui est gaucher et qui est droitier ?

— Je poursuis, dit Nicolas. Un droitier ne peut se tirer une balle dans la partie inférieure gauche de la tête, sauf contorsions invraisemblables et au risque de se manquer. Or, il se trouve que je découvris peu après, dans le cabinet de toilette, un nécessaire en nacre et vermeil, soigneusement disposé à main droite. La chose a été vérifiée par la suite : le vicomte de Ruissec était bien droitier. Cependant, une fois cette première certitude acquise, la question demeurait : soit celui qui avait tiré l’avait fait sans y prêter attention, soit il avait anticipé la subtilité d’une enquête possible en faisant croire que l’assassin, ou celui qui voulait faire croire à la thèse du suicide, étaient gauchers.

— Pourquoi vouloir accréditer la thèse du suicide, si tant d’éléments plaidaient en faveur d’un meurtre ?

— On souhaitait peut-être attirer ainsi l’attention sur le fait qu’il ne pouvait s’agir d’un suicide. À bon entendeur, salut. Tout cela constituait un avertissement.

— Monsieur le commissaire Le Floch nous dirige une fois de plus dans un de ces labyrinthes dont lui seul connaît les détours ! soupira Sartine.

— Je constatai bien d’autres choses. Un valet en chaussons sortant, prétendait-il, du lit, mais la cravate parfaitement enroulée et nouée et qui ne manifestait aucune émotion devant le cadavre. Vous le savez, vous étiez là, monsieur. Il faisait tout, et même plus que le nécessaire, pour accréditer la thèse du suicide du vicomte. Il en rajoutait sur les dettes de jeu et la mélancolie de son maître. Après votre départ, l’examen de la petite bibliothèque du mort m’intrigua par la nature des litres qu’elle contenait. Le chapeau du mort jeté à l’envers sur le lit me choqua : vous connaissez la superstition…

On entendit dans l’ombre le soupir amusé de Bourdeau.

— L’interrogatoire de Picard, le majordome, confirma mes doutes. L’homme ne voyait plus guère. Il n’avait pas vraiment distingué le vicomte lors de son retour. Il me le décrivit comme entiché d’un valet qui exerçait sur lui une mauvaise influence. D’un autre côté, il évoquait, lui aussi, l’état d’inquiétude et la tristesse d’un homme rongé par un grave souci. Enfin, dans le jardin de l’hôtel, je relevai des traces et constatai la présence d’une échelle, sans toutefois pouvoir relier tous ces éléments avec une certitude assurée,

— Vous n’aviez pas alors élucidé le mystère de cette chambre close ?

— Non, monsieur. L’illumination m’est venue lorsque nous nous sommes livrés, Bourdeau et moi, à une descente clandestine à Grenelle. La crainte d’être découvert par un visiteur inattendu m’a jeté dans cette armoire et m’a permis de comprendre ce qui s’était réellement passé. Lambert, le valet, déguisé avec les vêtements de son maître, passe devant le majordome à moitié aveugle, monte à l’étage, ferme la porte derrière lui, ouvre la fenêtre à son complice. Tous deux montent le corps du vicomte par l’échelle et organisent la mise en scène, Lambert se cache dans l’armoire et apparaît lorsque nous avons, dans une semi-pénombre, notre attention exclusivement retenue par le cadavre. Le jeu était risqué, mais il valait la chandelle.

— Et le comte de Ruissec ? Quelle impression première vous a-t-il produite lors de votre entretien initial ?

— Sa réaction ne fut pas exactement celle que j’attendais. Il me parut prendre bien rapidement son parti de l’autopsie du corps de son fils, comme s’il était déjà persuadé qu’elle n’aurait pas lieu. M. de Noblecourt m’ouvrit plus tard de nouvelles perspectives sur la personnalité complexe du comte. Son passé, sa dévotion affichée, sa réputation, mais aussi sa place à la Cour auprès du dauphin et de Madame Adélaïde, élargissaient en quelque sorte le champ des possibles. J’appris aussi par notre ami l’existence d’un fils cadet promis à la prêtrise, mais qui menait joyeuse vie en dépensant sans compter. Pour achever avec la soirée de Grenelle, au moment de partir, je reçus par le majordome un pli dont tout laissait à penser qu’il émanait de Mme de Ruissec et qui me donnait le lendemain rendez-vous dans la chapelle de la Vierge du couvent des Carmes pour « une demande de conseils ».

— Et là, comme d’habitude, vos témoins trépassent. Après le fils, la mère, en attendant le père !

— Je n’y suis pour rien, monsieur. Le meurtre indubitable de Mme de Ruissec prouvait en tout cas la présence obsédante d’un gaucher dans cette affaire. D’un gaucher réel ou d’un gaucher souhaité. C’est, ce que confirma le médecin qui procéda aux premières constatations, le tout en présence de M. de Beurquigny, l’un de vos commissaires. Je décidai, comme vous le savez, de taire ce nouveau crime qui pouvait passer décemment pour un accident. Aujourd’hui, monsieur, je vous demanderai de bien vouloir entendre un homme qui a perdu toutes les raisons de se taire. C’est un brave vétéran. J’ai engagé ma parole qu’il ne sera pas poursuivi. On peut seulement lui reprocher un silence qui se confondait avec la fidélité à ses maîtres. Bourdeau, faites entrer Picard.

Bourdeau ouvrit la porte du bureau du lieutenant général et fit un geste à l’huissier qui invita le vieil homme à entrer. Il semblait avoir encore vieilli et s’appuyait sur une canne. Nicolas le fit asseoir.

— Monsieur Picard, vous êtes un vieux soldat et un honnête homme. Êtes-vous disposé à me répéter ce que vous m’avez confié ?

— Oui, monsieur.

— Le soir des événements, une autre personne est-elle entrée à l’hôtel de Ruissec avant le retour du vicomte ?

— Certes, monsieur, et je vous l’avais caché. M. Gilles, je veux dire M. le vidame, est venu alors que ses parents accompagnaient Madame à la représentation de l’Opéra. Il avait rendez-vous avec sa mère. Il est monté l’attendre dans l’appartement de celle-ci.

— Il est donc probable qu’elle l’a retrouvé à son arrivée à l’hôtel ? Lorsque le comte a accompagné sa femme à ses appartements, a-t-il vu son fils cadet ?

— Non pas, monsieur. Le comte n’est pas monté et, de toute façon, M. Gilles m’avait bien recommandé de taire sa présence au général. Pour moi, il a dû se cacher dans le cas où son père monterait.

— La comtesse l’a-t-elle rejoint ?

— Pas à ma connaissance, monsieur. Lorsque nous avons gagné le premier pour forcer la porte, elle aurait eu un malaise et n’aurait regagné son appartement que beaucoup plus tard.

— Quelqu’un aurait-il pu entendre la conversation entre la mère et le fils ?

— Que oui, monsieur ! Il y a beaucoup de portes doubles, et l’arrière de l’appartement de Madame donne sur un couloir qui conduit au commun des domestiques.

— Pourquoi nous avoir caché que le vidame était dans les murs ?

— Je ne jugeais pas la chose importante et il m’avait demandé d’être discret. Toujours la crainte de son père.

Après que Picard eut été reconduit, M. de Sartine commença sa déambulation habituelle, avant de s’arrêter devant Nicolas.

— Et où tout cela nous mène-t-il ? Vous ignorez la teneur de la conversation entre la mère et le fils.

— Point du tout, monsieur. Nous savons tout. Bourdeau va vous expliquer comment. Rien ne peut échapper à une enquête approfondie. Il suffit de chercher et d’écouter.

L’inspecteur sortit de l’ombre. Il paraissait partagé entre la satisfaction de jouer son rôle et la gêne d’être mis en avant.

— Monsieur, le commissaire Le Floch pourrait vous dire que nous nous sommes livrés à une très précise évaluation des actions de chacun lors de cette soirée à Grenelle. Ni Picard le majordome, ni Lambert le valet du vicomte, n’ont pu matériellement se trouver à distance de l’appartement de la comtesse et connaître ce qui s’y était dit. En revanche, une enquête récente que j’ai menée à l’hôtel de Ruissec après la mort du comte nous a appris que quelqu’un avait entendu la conversation.

Deux ex machina ! s’écria M. Sartine.

— Plus simplement, monsieur, la femme de chambre de la comtesse, qui se trouvait dans un boudoir adjacent lorsque la conversation a commencé. Elle n’a pas très bien compris. Les échanges étaient violents. La comtesse a accusé le vidame d’avoir tué son frère.

— Pourquoi une telle accusation ?

— Il semble qu’on lui ait fait accroire que le vidame était jaloux de son aîné et que, de surcroît, une rivalité amoureuse les opposait. La comtesse ne croyait pas au suicide. Le débat a été terrible. Le vidame a fini par convaincre sa mère de son innocence en évoquant un complot dans lequel son père et son frère aîné étaient impliqués. Il a supplié sa mère d’intervenir. Il l’a convaincue de parler à la police. C’est alors qu’elle a rédigé un billet destiné au commissaire.

— Cette femme de chambre avait-elle à voir avec l’affaire ?

— Non, sauf que, courtisée par Lambert, elle lui répétait en toute innocence les secrets des conversations de ses maîtres et qu’elle lui rendit vraisemblablement mot pour mot l’incompréhensible échange qu’elle avait surpris entre la mère et le fils.

— Voilà bien, dit Sartine, l’inconvénient de ces corruptions ancillaires.

Nicolas reprit la parole.

— Aux Carmes déchaux, qui était en mesure d’agresser Mme de Ruissec ? Pas son mari, il était à Versailles. Un doute subsiste pour le vidame. L’emploi du temps de Lambert nous est inconnu, mais lui seul et le vidame, nous le savons désormais, étaient au courant de ce rendez-vous donné et des raisons qui le justifiaient. Observons que, jusqu’alors, l’affaire qui nous intéresse pouvait ne pas sortir du domaine privé et des drames de famille. Désormais, tout bascule ; d’autres éléments entrent en ligne de compte, et bientôt les autorités elles-mêmes décident ou feignent d’abandonner les recherches.

M. de Sartine se mit à tousser et accéléra sa marche maniaque.

— Vous n’avancez tout de même pas que le fils a tué sa mère ?

— Je n’excluais rien dans une pareille affaire. À ce moment-là, monsieur, je m’interroge. Dois-je laisser aller les choses à vau-l’eau au risque de lâcher le fil ténu qui me guide ? Ou bien, dois-je m’accrocher à mes quelques certitudes et poursuivre jusqu’au bout ? La mise sous le boisseau du meurtre de la comtesse de Ruissec n’est qu’une ruse tactique. Une chose m’obsède : la manière atroce dont le vicomte a été tué. À la Basse-Geôle, nous acquérons la certitude qu’il a été étouffé avec du plomb fondu. Pourquoi cette mort horrible ? M. de Noblecourt me rappelle à propos que les faux-monnayeurs en Russie sont punis de la sorte. Cela me fait réfléchir. En apparence, on a voulu châtier un complice — le vicomte en l’occurrence —, mais cette mort devait être exemplaire pour d’autres et les frapper de terreur. Je concentrais ma recherche sur les corps de métier qui utilisent du plomb.

— Exemplaire pour d’autres, que voulez-vous dire ?

— Pour d’autres comploteurs, pour d’autres complices dont, peu à peu, l’existence me semble probable à mesure que des éléments troublants prouvent qu’il ne s’agit plus simplement d’une affaire privée. Une deuxième question m’intrigue : pourquoi cette extraordinaire exécution, si difficile à mettre en œuvre, si risquée, et qui n’apparaît pas, à première vue, indispensable ? C’est grâce à vous, monsieur, que je peux répondre en partie à cette question. Certes, la folie rôde dans tout cela, et les vengeances exercées par les sociétés secrètes contre les affidés qui trahissent la cause, mais il y a autre chose. Une explication complémentaire et, dirais-je, pratique.

— Comment, grâce à moi ?

— Le ministre de Bavière dont la voiture fut interceptée pour fraude à la porte de la Conférence, cela vous dit quelque chose, monsieur ?

— Cela me dit deux lettres pressantes de M. de Choiseul et trois conversations assommantes avec ce lourd personnage, tout infatué de ses privilèges diplomatiques !

— Des témoignages concordants prouvent que deux hommes ont été surpris en train d’immerger un corps dans l’eau, près du pont de Sèvres, le soir de la mort du vicomte. L’un des témoins, ce fameux cocher, a été frappé jusqu’à l’effroi de l’aspect du visage de celui qu’on lui prétendait être ivre mort. Eh bien, moi, je soutiens que les deux meurtriers essayaient de se débarrasser du corps lesté de plomb du vicomte et que c’est l’échec de cette tentative qui a conduit ensuite à imaginer la mise en scène du suicide. Or, celle-ci ne pouvait évidemment être menée à bien que par quelqu’un qui connaissait parfaitement la topographie et les habitudes de l’hôtel de Ruissec.

— Tout cela est bien compliqué et ne me convainc pas.

— Les meurtriers ne pouvaient se débarrasser d’un corps dans le grand parc à Versailles. À la première chasse, un chien l’aurait retrouvé. On a voulu l’immerger lesté de plomb dans la Seine. Ce fut un échec. Ainsi s’explique l’odeur d’eau croupie qui imprégnait les vêtements humides du mort.

— Voilà bien la prétention de notre Nicolas : avoir toujours réponse à tout !

— La mort de la comtesse de Ruissec nous apportait un autre élément décisif de notre enquête : un billet de la Comédie-Italienne. Le meurtrier avait voulu d’évidence m’attirer vers Mlle Bichelière. Pourquoi ? S’agissait-il de faire porter le soupçon sur elle ? Non, Tout concourait plutôt à attirer mon attention sur son entourage. La comédienne était réputée légère. Maîtresse du vicomte, elle rencontrait aussi d’autres galants. Elle manifestait, ou feignait, une violente jalousie envers Mlle de Sauveté, la fiancée de son amant, mais beaucoup plus par intérêt que par susceptibilité amoureuse.

— Bref, vous n’en étiez pas plus avancé pour autant ?

— Non, mais à nouveau, l’autre aspect de l’affaire se manifestait. Une dame, une dame de haut rang, une dame de la plus haute influence…

Sartine se rapprocha, tira un fauteuil et s’assit. Nicolas baissa la voix.

— … me fit chercher. Elle souhaitait m’entretenir de ses craintes au sujet de qui vous savez et me communiquer un libelle infâme et insultant. Elle me mettait également en garde contre les menées du comte de Ruissec. Cette rencontre ne m’apportait pas d’éléments tangibles. Cependant, à Choisy, je repérai un personnage dont on m’avait déjà parlé comme d’un ami du vicomte, un certain Truche de La Chaux, garde du corps à Versailles. Il paraissait avoir ses entrées dans le château de cette dame. Poursuivant mon enquête, j’interrogeai la Paulet, une de nos vieilles connaissances, dont l’établissement continue à être le plus réputé, en dépit des interdictions, dans le domaine du jeu clandestin et de la cocange. Cette descente s’avéra fructueuse : j’y appris que le vidame y jouait gros jeu avec Truche de La Chaux et qu’il était gaucher. À la suite d’une perte excessive de son compagnon, le garde du corps avait remis en gage un bijou dont la nature m’intriguait et que, d’autorité, je saisis aussitôt. La Paulet glosait par ailleurs sur la nature galante de la Bichelière. Le soir même, notre expédition clandestine à Grenelle, outre qu’elle nous procurait la solution du problème de la chambre close, me permettait de mettre la main sur des documents et des libelles qui confirmaient les menaces contre la vie du roi. À la suite de quoi, monsieur, le ministre me donna carte blanche pour aboutir.

— Croyez bien que nous avions toujours approuvé les mesures si pertinentes et les démarches de votre investigation. Je n’avais cessé de tympaniser le ministre pour qu’on vous autorise à agir officiellement.

Nicolas se dit qu’il aurait aimé parfois que cela lui fût dit en des termes aussi clairs, alors qu’il se torturait à imaginer les réactions de son chef à certaines de ses initiatives.

— À Versailles, reprit-il, je rencontrai la fiancée du vicomte. Personne étrange et projet de mariage qui l’était encore plus. Je notai que la demoiselle paraissait fort bien informée, puisqu’elle savait que son fiancé s’était tué en nettoyant son arme. Par qui le savait-elle ? Pourquoi n’assistait-elle pas, ce jour-là, au service funèbre du vicomte ? Bourdeau, depuis, s’est intéressé aux notaires qui préparaient le contrat de mariage.

— Contrat léonin, dit Bourdeau, qui établissait pour la future épouse des avantages extravagants. Tout cela ressemblait plus à un chantage qu’à un accord entre deux familles. Les Ruissec tombaient dans un coupe-gorge légal. Il m’a été signalé un douaire d’un montant exagéré. Si le vicomte venait à décéder avant son épouse, ou même avant la célébration du mariage, elle touchait une fortune ! Le traité avait déjà été signé.

— Mon passage à Versailles, dit Nicolas, m’offrit aussi l’occasion de rencontrer Truche de La Chaux. Ce chevalier d’industrie essaya de m’en conter au sujet de la bague laissée en gage au Dauphin couronné. Il semblait assuré de son impunité et ne cachait rien de la protection dont il bénéficiait auprès de la grande dame dont nous avons déjà parlé. Le hasard jouant toujours un rôle dans toute investigation, il vint à ma connaissance que, le jour de la mort du vicomte, quelqu’un avait fait porter, par un garçon bleu, un avis destiné à Truche de La Chaux : il devait rejoindre un mystérieux interlocuteur près du char d’Apollon. Or, ce billet destiné au garde du corps avait été intercepté par le vicomte de Ruissec.

— Comment expliquez-vous cette indiscrétion ? demanda Sartine.

— Je suppose que le vicomte connaissait l’expéditeur du billet et que, se substituant à Truche, il entendait en apprendre plus long sur certaines menées. Le lendemain, au cours de sa chasse, Madame Adélaïde me signalait la disparition de plusieurs de ses bijoux. La traque de la bête lancée, j’étais assommé, jeté à terre, enlevé, transporté dans un lieu inconnu et mis en présence d’un de mes anciens maîtres jésuites qui tentait de me faire renoncer à mon enquête.

M. de Sartine se leva et alla s’asseoir derrière son bureau, où il procéda à ces translations d’objets qui marquaient toujours chez lui la perplexité ou l’irritation.

— Monsieur, dit-il, j’ai fait enquêter sur cette affaire. Elle n’a qu’un lien lointain avec notre cause. On a fait du zèle. On a bousculé un vieillard pour une démarche insensée. On comprend maintenant que cela risque d’aller contre les intérêts que l’on voulait défendre. Mais je puis vous garantir que les coupables n’ont rien à voir avec ceux que j’aimerais enfin vous voir me présenter.

Décidément, songea Nicolas, cette enquête ne cesserait d’apporter des éléments surprenants… Il se sentait toujours un apprenti face à certains mystères du pouvoir.

— Allez-vous nous expliquer enfin le vrai de tout cela ?

— Il faut comprendre que nous sommes en présence non pas d’une intrigue, mais de plusieurs tentatives menées de front pour des raisons différentes. Toutefois, ce qui complique la chose, c’est que les protagonistes sont liés les uns aux autres et qu’ainsi leurs actions et leurs gestes interfèrent. Oui, monsieur, il y a là plusieurs complots. Un complot privé, que j’appellerai une vengeance contre le comte de Ruissec. Un complot occulte, que j’appellerai une conspiration politique contre la vie du roi et, enfin, un complot d’intérêts ou plutôt le mouvement intéressé d’une grande dame qui, afin de préserver sa position et protéger qui vous savez, manipule des êtres sans consistance.

— Voilà encore Le Floch qui bat la campagne ! s’écria Sartine. Les romans de chevalerie dont vous me confiâtes un jour avoir charmé votre enfance vous remontent à la tête ! Je veux bien qu’il y ait complot, mais ne mélangez pas tout.

— Je ne mélange rien, monsieur, répondit Nicolas avec un peu d’agacement. Le comte de Ruissec appartient à la coterie du dauphin. Il parie sur l’avenir. Bien sûr, l’héritier du trône est très éloigné de ces trames ; on se dissimule sous son ombre. Dans des conditions qui restent mystérieuses, le comte est partie prenante dans une conspiration destinée à faire disparaître le souverain. N’oubliez pas qu’il demeure hanté par sa haine du roi qui, jadis, lui a barré la carrière. Sachez aussi qu’il était parvenu à convaincre son fils, lieutenant aux gardes françaises, de l’aider dans ce complot. Enfin, ancien protestant, il épouse par conviction, ou par ambition, les vues du parti dévot. Ce parti le protège des conséquences de ses actes passés qui pourraient compromettre sa place à la Cour.

— Encore votre imagination !

— Vous plairait-il, monsieur, d’entendre le vidame Gilles de Ruissec que j’ai fait extraire de la Bastille ?

Sans attendre la réponse de Sartine, Bourdeau fit entrer le prisonnier. Il était d’une pâleur extrême, mais toute son attitude témoignait d’une détermination nouvelle.

— Monsieur, dit Nicolas, voulez-vous répéter à M. le lieutenant général de police ce que vous m’avez confié ce matin ?

— Certainement, monsieur. Je n’ai plus aucune raison de dissimuler la vérité, puisque mon père est mort.

— Pourquoi refusiez-vous de parler jusqu’alors ?

— Je ne pouvais me justifier qu’en l’accusant. J’étais soupçonné d’avoir assassiné mon frère. En fait, le jour de sa mort, j’ai tenté de voir ma mère à Versailles. Depuis des mois, Lionel paraissait perdu dans sa tristesse. Il a fini par me confier, sous le sceau du secret, ce qui le minait. Notre père l’avait entraîné dans une conspiration. Il était persuadé que c’était folie et qu’il y perdrait et l’honneur et la vie, et que notre famille ne s’en relèverait pas. Ma mère s’apprêtait pour accompagner Madame Adélaïde à Paris à une représentation de l’Opéra ; elle n’a pu me recevoir et m’a donné rendez-vous le soir même, à Grenelle, dans son appartement. Je ne sais pourquoi, quand elle est arrivée, elle a cru que j’étais responsable de la mort de mon frère. J’ai fini par la convaincre et la faire changer d’idée. Elle a décidé de demander conseil à la police. Je n’avais pas d’alibi. Plus tard, je ne savais quelle hypothèse prévalait. C’est Lambert qui m’a indiqué que la police songeait à un meurtre. Je n’avais alors aucune raison de me défier de lui, ignorant qu’il avait part à la conspiration ; mon frère ne m’avait pas mis en garde contre lui.

— Quels étaient vos rapports avec Mlle Bichelière, actrice à la Comédie-Italienne ?

— C’était la maîtresse de mon frère. Sur le conseil de Lambert, qui m’assurait qu’elle était bonne fille et ferait tout pour me complaire, j’ai cru habile de lui demander d’affirmer que j’avais passé la soirée avec elle. Sa réputation était telle… Elle a refusé. Je ne savais plus que faire. Quand vous êtes venu m’arrêter, je n’ai pu me résoudre à parler. Ma mère était mon seul témoin, et elle était morte.

— Je vais vous poser une question décisive. Étiez-vous l’amant de Mlle Bichelière ? On vous a vu souvent chez elle, rue de Richelieu.

— Ceux qui ont prétendu cela ont menti. C’était la première fois que je la visitais. Et il avait fallu que Lambert m’en persuadât.

Sartine intervint.

— Quel était le but de cette conspiration dans laquelle votre père et votre frère étaient impliqués ? Le savez-vous ?

— Mon frère a longtemps refusé de le dire. Il s’agissait de tuer le roi, de hâter la venue du dauphin sur le trône et de créer autour de lui un conseil de gouvernement.

— Monsieur, je vous remercie. Nous aurons à voir ce qu’il convient de faire de vous. Votre sincérité sera prise en compte.

Bourdeau reconduisit le vidame à l’extérieur du cabinet.

— Bien, Nicolas, qu’en est-il, à la fin, de cette affaire ?

— Je crois, monsieur, que l’acteur principal du drame est le mieux à même de vous en dévoiler les arcanes. Je souhaiterais d’abord faire comparaître devant vous un couple bien extraordinaire et étonnant à tous égards.

Sur un geste de Nicolas, Bourdeau ouvrit la porte du cabinet du magistral et frappa dans ses mains. Un exempt parut, suivi de Mlle de Sauveté, entravée, vêtue d’une robe feuille-morte et portant des lunettes fumées. Aussitôt après, deux autres exempts déposèrent sur le sol un brancard où gisait un homme au visage exsangue, la tête soulevée par un bourrelet de paille. Ses yeux brillaient de fièvre et sa tête presque tondue évoquait celle d’un galérien ou d’un moine. Nicolas prévint la demande d’explications de Sartine.

— Sans doute, monsieur, reconnaissez-vous Lambert, le valet du vicomte de Ruissec ? Je devrais plutôt dire Yves de Langrémont, fils du lieutenant de dragons Jean de Langrémont, exécuté jadis pour lâcheté au feu. Le comte de Ruissec avait eu le temps, avant de tomber frappé par une balle, de le blesser, mortellement, selon l’avis de la faculté. M. de Langrémont souhaite s’expliquer avant que de paraître devant son souverain juge. J’ajoute qu’il a été arrêté à Versailles dans la maison de Mlle de Sauveté.

— Et qui est cette dame ? demanda le lieutenant général de police.

— Puis-je vous présenter Mlle Armande de Sauveté, ou plutôt…

Il lui retira ses lunettes et sa perruque. Le visage mutin de Mlle Bichelière apparut.

— Mlle de Langrémont, prise de corps alors qu’elle quittait hier la demeure de Mlle Bichelière, rue de Richelieu.

— Que signifie cette mascarade ? s’indigna Sartine. Vous me feriez croire que la Bichelière est la sœur de Langrémont, alias Lambert, et que la fiancée n’a jamais existé ?

— Oh ! c’est une bien étrange et terrible histoire, monsieur. M. de Noblecourt m’avait donné le sage conseil de fouiller le passé de mes suspects. Bien m’en a pris de l’écouter. Le comte de Ruissec, il y a des années, a fait exécuter un de ses officiers. L’injustice était patente. Depuis des années, des pièces et des témoignages sont distillés sur son action passée. Par qui ? Le mystère est resté entier jusqu’aujourd’hui. J’ai appris il y a quelques jours le nom du lieutenant exécuté : il s’agissait de Langrémont, originaire du diocèse d’Auch. Les rapports de l’intendant de la province m’ont eux aussi éclairé. Cela m’a rappelé certaines choses. À deux reprises, cette ville avait été mentionnée au cours de mon enquête. Des éléments divers et éloignés de mon investigation se sont alors rapprochés. L’étrange Mlle de Sauveté avait été élevée dans cette région. Or, ma descente inopinée dans sa maison de Versailles m’avait ouvert les yeux. D’une part, des souliers de tailles différentes, des perruques aux parfums divers et une tasse de café avec une marque qui ne pouvait être faite que par quelqu’un qui tenait celle-ci de la main gauche.

— Le voilà reparti dans son obsession, dit Sartine.

— Or, il se trouvait que je connaissais fort bien le parfum de Mlle Bichelière et même… la taille de son pied.

Nicolas rougit. Bourdeau sortit de l’ombre et se jeta à son secours.

— Le commissaire, monsieur, a le nez très exact et le don de reconnaître les odeurs.

— Vraiment ? fit Sartine. Et l’œil habile à reconnaître les pieds féminins ! Étrange, étrange !

La manière dont il avait brusquement imité M. de Saint-Florentin dans sa manie de répéter les mots et un petit tremblement incoercible de l’œil décelaient chez le magistrat un amusement difficilement dissimulé.

— Or, poursuivit Nicolas impavide, les deux parfums étaient identiques…

— Il serait temps de conclure, monsieur le commissaire, dit Sartine qui paraissait las de fournir son contingent d’étonnement au récit savamment agencé de Nicolas.

— J’y viens, monsieur. Nous sommes en présence d’une machination dans laquelle la piété filiale et le dévoiement des idées se doublent d’une diabolique volonté de vengeance.

Soudain le blessé toussa et, d’une voix qu’il s’efforçait d’affermir, prit la parole. Le ton un peu vulgaire dont usait habituellement Lambert avait laissé la place à une autre manière de s’exprimer, naturelle celle-là, et qui par sa distinction native renforçait encore le mystère du personnage.

— Au moment de paraître devant Dieu, commença-t-il, et de subir son jugement, le seul qui m’importe, je ne veux laisser à personne le soin d’expliquer mes actes. Le commissaire Le Floch vient de prononcer un mot qui m’a touché, celui de piété filiale. Que mes actions, fussent-elles horribles aux yeux du commun, apparaissent dans leur éclatante vérité !

Cet exorde l’avait épuisé. Il tenta de se redresser, car la respiration lui manquait. Bourdeau l’aida à trouver une position plus supportable. En s’agitant, la couverture avait glissé et sa chemise entrouverte laissait apparaître un pansement sanglant enroulé tout autour de sa poitrine.

— Je suis né Yves de Langrémont, à Auch. Mon père, lieutenant au régiment du comte de Ruissec, fut exécuté pour lâcheté au feu… Lâcheté !

Un sanglot étouffé interrompit son propos.

— Ma mère en mourut de chagrin. J’avais vingt-cinq ans. Je menais une vie dissipée et onéreuse. Nous fûmes aussitôt à la rue. Ma sœur ne supporta pas longtemps notre nouvelle existence et s’enfuit avec une troupe de baladins… Seul un père jésuite, mon ancien professeur, tenta de m’aider. C’était un esprit agité, tout entier à ses idées. Au collège, il rejetait les médiocres, ceux, disait-il, que la nullité place en remorque. Il déconcertait ses collègues et ses élèves par la fureur glacée de ses emportements. Il avait noté chez moi une éducation brillante, soutenue par beaucoup d’acquis, mais je me laissai aussi aller à des passions impétueuses auxquelles me vouait une imagination ardente, toujours prête à se coiffer d’idées et de chimères. Le moyen de lutter avec tant de mérites contraires…

Il demanda de l’eau. Nicolas, après un regard à M. de Sartine, lui tendit un verre.

— J’appris par un camarade de mon père les conditions exactes de son exécution. Il m’apportait aussi une liasse de papiers prouvant la scélératesse du comte de Ruissec. J’en utilisai certains pour préparer un mémoire que je fis porter à la connaissance du ministre de la Guerre, avec un placet au roi pour réclamer sa justice pour un de ses gentilshommes. Rien ne vint. Je fus même menacé de divers côtés et sommé d’avoir à me taire. L’ami de mon père mourut et me fit héritier d’une assez belle fortune. Je décidai de l’utiliser pour me venger par mes propres moyens. Mon ancien professeur venait d’être chassé de son ordre par décision de l’officialité. Il dut s’enfuir, décrété de prise de corps par les magistrats, il professait, en effet, des idées subversives sur la légitimité de l’assassinat des rois qui sortent des règles. Clément[24], Ravaillac et Damiens étaient ses idoles. Son zèle menaçait la Compagnie. Avant de disparaître à l’étranger, il me convainquit de la culpabilité du souverain dans les malheurs de ma famille. À la haine de l’assassin de mon père s’ajouta alors celle de celui au nom de qui on tuait des innocents.

Il respirait de plus en plus difficilement. M. de Sartine s’approcha de lui.

— Monsieur, dites-nous maintenant comment s’est mise en branle la machine infernale qui a conduit à la mort tant de personnes ?

— Je décidai de venir à Paris pour retrouver ma sœur et pour approcher la famille de Ruissec. Hélas — il essaya de se tourner vers Mlle Bichelière —, nos malheurs l’avaient jetée dans un type d’existence qu’elle refusa de quitter en dépit de mes objurgations. Elle ne me céda rien sur ce point. Elle accepta seulement de m’aider dans mon œuvre de justice. Je dois dire ici solennellement qu’elle ne sut jamais rien de mes projets et ne fut que l’instrument docile de mes mises en scène, dont elle ne mesurait pas toujours les conséquences.

— Nous verrons cela, monsieur, dit Sartine.

— Il ne me fut pas difficile d’approcher la famille de Ruissec. Un bon dédommagement engagea le valet du vicomte à quitter sa place. Je le remplaçai aussitôt. Il ne me fut pas plus malaisé d’entrer dans la confiance du jeune homme et de son frère, dont la frénésie au jeu me procurait l’avantage d’apparaître comme un prêteur facile et discret. Je ne fus pas long à comprendre que le comte avait lui aussi sa vengeance particulière. Adopté par les mécontents et les dévots, il était la proie tout apprêtée pour s’engager dans une conspiration. J’obtins sa confiance. Je devins son factotum secret. Je me fis peu à peu passer pour le truchement d’un groupe clandestin qui préparait le prochain règne. Je construisis ainsi deux intrigues, l’une au profit de ma vengeance personnelle ; l’autre, tout aussi réelle, pour punir le roi de son injustice. Je ne voulais pas rater mon coup. Il fallait enserrer le comte de filets et de chausse-trapes dont il ne pourrait sortir. Il était impliqué dans un complot. J’avais la main sur ses fils. L’utilisation judicieuse de certains documents le contraignait à consentir au mariage de ma sœur — de Mlle de Sauveté — dont il ignorait toujours la véritable identité.

— Mais, dit Nicolas, vous-même utilisiez l’apparence de Mlle de Sauveté. J’ai trouvé à Versailles, dans sa maison, des chaussures de femme d’une taille extraordinaire et une perruque jaune filasse, ainsi que vos empreintes à gauche sur une tasse. Tout cela m’en avait convaincu. Sans parler d’un rabat sous un lit, qui vous servait sans doute à figurer le vidame.

— En effet, cela m’offrait la liberté de circuler sous des apparences différentes, en jouant des personnages multiples. Au milieu de mes préparatifs, je tombai sur un galérien ayant fini son temps qui errait avec son fils sourd et muet. C’était un ancien fontenier. Son expérience me permit de m’introduire à Versailles pour mieux préparer la suite.

Nicolas, qui ne pouvait s’empêcher de nourrir un sentiment mêlé de pitié à l’égard du personnage, se souvint à temps que la suite, c’était une longue série d’assassinats plus cruels les uns que les autres et le projet de la mort du roi.

— Tout s’agençait selon mes vœux, reprit Langrémont. Les Ruissec étaient dans ma main. Le comte conspirait tout en croyant faire partie d’une organisation secrète et redoutable dont le chef communiquait avec lui par mon intermédiaire et dont le refuge se trouvait dans l’atelier du fontenier. Or, il arriva que le comte de Ruissec, convaincu de la trahison d’un garde du corps, Truche de La Chaux, demanda qu’il fût exécuté comme traître à la cause et dangereux pour nos intérêts. Pourquoi et comment le vicomte de Ruissec prit sa place, je l’ai toujours ignoré.

M. de Sartine se tourna vers Nicolas.

— Vous avez sans doute des lumières à ce sujet ?

— Oui, monsieur. Le vicomte de Ruissec a intercepté un billet destiné à Truche de La Chaux. Quand Lambert a vu arriver au rendez-vous du char d’Apollon le vicomte à la place du garde du corps, il a sans doute jugé que la Providence lui envoyait le fils de son ennemi pour accomplir sa vengeance et, comble de l’horreur, c’est le comte de Ruissec lui-même qui donna l’ordre de détruire l’homme qui viendrait au rendez-vous. Ainsi, c’est le père qui avait signé l’arrêt de mort de son fils !

— Comment pouvez-vous en être si sûr ?

— Une fouille faite à Grenelle dans les effets de Lambert nous a fait retrouver, soigneusement dissimulé, le billet apporté par un garçon bleu et qui fut intercepté par le vicomte de Ruissec. Il est anodin dans son contenu : « Trouvez-vous à midi au char d’Apollon », mais il a le grand mérite d’être de la main du comte de Ruissec.

— N’est-ce pas étrange et insensé d’avoir voulu conserver un papier aussi compromettant ?

La voix de Lambert s’éleva ; elle était plus ferme, comme si le récit de sa vengeance l’avait ranimée.

— Il constituait au contraire la preuve de la culpabilité du comte de Ruissec dans le guet-apens où périt son fils. Il pouvait me servir aussi bien de sauvegarde que de moyen de chantage. Mais il y a un point essentiel sur lequel vous vous trompez, messieurs. Je n’ai pas su qu’il s’agissait du vicomte de Ruissec. L’homme qui devait venir devait être masqué pour des raisons de sécurité. Ce n’est qu’après… l’exécution… que je constatai qu’il s’agissait du fils de mon ennemi, et je prends Dieu à témoin, quelle qu’ait été ma haine pour cette famille, que je n’aurais pas laissé faire ce qui a été fait si j’avais su qu’il s’était agi du vicomte.

— Il est facile de le dire maintenant, le coupa Sartine. Cela ne m’explique pas pourquoi le comte voulait se débarrasser de Truche de La Chaux.

— Oh ! Les raisons étaient nombreuses, reprit Nicolas. Truche de La Chaux avait volé les bijoux de Madame Adélaïde. Il subissait un chantage du comte, qui l’avait percé à jour et menaçait de le dénoncer dans le cas où il n’obéirait pas à ses instructions.

— Quelles étaient-elles ?

— Il était chargé d’espionner la grande dame dont nous parlons. Son service lui permettait de l’approcher et, le cas échéant, d’abandonner dans ses appartements les libelles infâmes que la conspiration multipliait contre elle et le roi. Or il est plus que probable que le comte ait eu vent de l’attitude ambiguë de son instrument, car il avait d’autres créatures auprès de cette grande dame. Truche ne cherchait que son intérêt et le prenait là où il le trouvait. Ayant tenté de négocier une bague de Madame Adélaïde auprès de cette grande dame, celle-ci reconnut le bijou, et, pris à son propre piège, notre homme fut mis en demeure par elle de la servir et de la renseigner sur les menées de la coterie du dauphin et des filles du roi dont elle craignait l’influence. Ainsi, persuadé du double jeu de Truche, le comte de Ruissec décida de le supprimer, l’estimant dangereux, et ordonna son exécution. J’ajoute qu’il voyait d’un mauvais œil l’influence de ce personnage sur ses deux fils.

— Et le second meurtre, celui de la comtesse ?

Lambert ferma les yeux à l’évocation de cette mort.

— C’est moi le coupable. Je me suis introduit avant l’arrivée du commissaire Le Floch au couvent des Carmes, je me suis approché d’elle, je l’ai étranglée et l’ai jetée dans le puits des morts. J’avais été informé par la femme de chambre de la comtesse de son rendez-vous et je voulais l’empêcher de parler à tout prix.

Une quinte de toux le plia en deux durant de longs instants.

— Tout cela ne serait pas advenu si nous n’avions pas été surpris au pont de Sèvres au moment d’immerger le corps du vicomte dans la Seine. C’est alors que j’ai eu l’idée de mettre le fils mort sous le regard du père pour lui faire comprendre qu’il avait été l’instrument du destin. Ainsi, la mort du fils balancerait la mort du père, ainsi le fils tué vengerait le père exécuté. Rien ne pouvait plus n’arrêter. J’ai rempli ma mission. J’ai vengé mon père. Le comte a appris mon nom juste avant de mourir et son dernier regard a été posé sur le fils de sa victime. Sa maison est décimée.

Il se redressa, poussa un grand cri, un flot de sang jaillit de sa bouche. Il retomba sans connaissance. Sa sœur voulut se jeter sur son corps, elle fut retenue par un exempt. Déjà, Bourdeau s’affairait pour faire sortir le brancard. Mlle Bichelière fut reconduite au secret dans sa cellule.

M. de Sartine considérait, immobile, le feu qui s’éteignait doucement dans la grande cheminée.

— Il n’en a pas pour longtemps. Cela vaut peut-être mieux pour tout le monde. Quant à sa sœur, elle finira ses jours dans un in-pace. Ou son équivalent, puisque la chose n’existe plus. Au fond d’un couvent, au mieux, ou d’une forteresse d’État, au pire. Trois questions, Nicolas. La première : comment saviez-vous que le vicomte avait été tué dans l’atelier du parc ? Nous avons des aveux, mais auparavant ?

Nicolas ouvrit son calepin noir et en sortit une petite feuille de papier de soie pliée en quatre dans laquelle Sartine, qui s’était approché, put voir une sorte de gravier noir.

— Voilà, monsieur, ce que j’avais recueilli, coincé dans la semelle des bottes du vicomte : du charbon. Où trouve-t-on du charbon, si ce n’est près d’une forge, ou dans un atelier où du métal est fondu ? J’ai retrouvé la même poussière dans l’atelier de Le Peautre, le fontenier du grand parc.

— Ma deuxième question : pourquoi ces lunettes fumées ?

— Mon tuteur, le chanoine Le Floch, nourrissait une prévention irraisonnée contre les yeux vairons. Sans la partager, je remarque toujours cette caractéristique, d’autant plus qu’à ma première arrivée à Paris je me suis fait voler ma montre par un malandrin au regard inégal. Voyez Lambert, il devait dissimuler ses yeux sous faute d’être reconnu. Lorsqu’il se déguisait en Mlle de Sauveté, il usait de ces lunettes fumées. Et lorsque sa sœur jouait le rôle du même personnage, elle en usait de la même façon.

— Dernière question, Nicolas : avez-vous quelque espoir d’arrêter ce Le Peautre ?

— Un courrier de l’intendant de Champagne m’a informé hier que son corps avait été retrouvé, à moitié dévoré par les loups, du côté de Provins. Il avait, auparavant, confié à l’un des couvents de la ville le petit sourd-muet qui servait de messager.

— L’homme est un curieux animal. Voilà une enquête difficile et que vous avez fort bien menée. Restent les bijoux de Madame. Pensez-vous les retrouver ?

— Je n’ai pas perdu espoir. Nous avons déjà la bague.

— Et Truche de La Chaux ?

— Son cas n’est pas pendable, et puis la bonne dame le protège, mais mon intuition m’incite à croire que l’homme finira par tomber dans les filets de ses propres intrigues.

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