« L’omission de ce qui est nécessaire semble le blanc-seing du danger. »
Nicolas s’éveilla de bon matin. Son corps douloureux protestait par mille raideurs contre le traitement subi la veille. La bosse qui décorait sa nuque se manifestait par des élancements à chaque pulsation de son cœur. Il se souvint de matins semblables dans sa jeunesse, les lendemains de parties de soule. Ce jeu brutal où pleuvaient les horions se terminait le plus souvent par des bagarres homériques et des banquets de réconciliation arrosés de cidre aigre et d’alcool de pommes.
La toilette fut une longue souffrance. Il descendit à petits pas à l’office où Catherine le vit surgir piteux et mal en point. Elle constata les dégâts et décida de prendre les choses en main. Elle avait été longtemps cantinière, et avait vu assez de batailles, de marches, de rixes de soldats en goguette, de membres froissés, de plaies et de bosses, et elle en avait rapporté un certain nombre de recettes empiriques et une science des emplâtres qui s’ajoutaient aux connaissances de sa jeunesse paysanne en Alsace.
Elle fourragea dans le fond d’un placard et en sortit un cruchon de terre cuite soigneusement scellé. C’était, disait-elle, un remède souverain qu’elle conservait pour les grandes occasions : une décoction d’herbes dans de l’alcool de quetsches. Une « sorcière » des environs de Turckheim, qui se trouvait être sa tante, lui en avait légué quelques cruchons. Elle garantissait ses effets prodigieux.
Malgré ses protestations, elle fit mettre Nicolas en culotte, le gourmandant de se montrer si pudique devant une vieille femme qui en avait vu d’autres, et des moins appétissants, quand elle était sous les armes, et elle se mit à l’étriller gaillardement à l’aide de son élixir jusqu’au moment où la peau lui chauffa. La cuisson et l’excitation furent telles qu’il eut l’impression d’avoir les muscles déliés par cette onction sauvage. Pour achever ces soins, elle lui en versa un petit verre : le feu du contrecoup lui entra dans la gorge mais, passé le premier effet, il en ressentit aussitôt le bienfait. Une marée de douceur l’envahit, relayant et activant l’action extérieure de la lotion.
Il eût fallu, dit Catherine, courir s’enfouir sous la courtepointe et dormir tout son soûl. Nicolas lui reprocha de ne pas lui avoir administré ce traitement dès son retour, la nuit précédente. Elle lui rétorqua que ce qui était lié ne pouvait être délié qu’après que la contracture s’était fait sentir et qu’hier, encore dans le feu de son aventure, il n’aurait pu pleurer ses douleurs comme ce matin. Là-dessus, Catherine s’octroya elle aussi un petit verre en prévision de ses maux à venir, puis replaça soigneusement le cruchon dans sa cachette. Le reste de la maison dormait encore, épuisé par l’attente et par les émotions de la nuit.
Dès qu’il fut dans la rue Montmartre, Nicolas perçut quelque chose d’anormal. Il mit cette impression sur le compte de son état et sur la nervosité conséquente à l’agression et à l’enlèvement de la veille. Il décida de ne pas renoncer à ses précautions habituelles et s’engagea discrètement dans l’impasse Saint-Eustache.
Dès son entrée dans l’église, il se jeta dans une chapelle obscure et se carra à l’angle d’un autel. Il entendit des pas et vit un homme en gris qui, d’évidence, le suivait et qui, l’ayant perdu de vue, se précipitait vers la grande porte. Lui-même put s’échapper par là où il était entré et prendre au vol une brouette qui passait par là, cherchant le chaland. Ainsi, la traque se poursuivait ; de chasseur, il était devenu gibier.
Quand il arriva au Châtelet, Bourdeau, informé par le cocher d’une partie des événements de Versailles, lui annonça que Sartine avait été retenu par le roi lors de son audience hebdomadaire et qu’il ne rejoindrait Paris qu’après la grand-messe de Toussaint, le surlendemain.
— Voilà qui n’arrange pas mes affaires, dit Nicolas. Encore que je doive, de toute façon, retourner à Versailles.
Il lui conta l’audience de M. de Saint-Florentin et le blanc-seing donné à la poursuite de l’enquête. Il lui décrivit l’étrange Mlle de Sauveté et la conclusion violente de l’invitation de Madame Adélaïde, mais il ne lui dit rien de l’incident de Saint-Eustache, pour ne pas l’inquiéter outre mesure.
— Sauf le respect que je dois à vos sentiments d’ancien élève des bons pères, dit Bourdeau, ces gens-là sont effectivement dangereux. Je pense comme l’abbé Chauvelin. Voilà des prêtres qui ne reçoivent d’ordres que de leur général. Ils sont unis comme les doigts d’une main par leur vœu d’obéissance. Mais je ne donne pas cher de leur avenir. Tout ce que vous me contez, ce sont les derniers sursauts de la bête. Vous savez ce qu’on chante ? Loyola était boiteux et l’abbé Chauvelin bossu. Tout Paris fredonne cette chanson.
Il se mit lui-même à chanter d’une voix grave :
Société perverse
Un boiteux t’a fondée
Un bossu te renverse.
Nicolas sourit tristement.
— Je ne vous suivrai pas sur ce chemin-là, Bourdeau. Vous savez ma fidélité à mes maîtres. Mais je crois qu’il y a de mauvais bergers et j’en veux tout particulièrement à ceux qui ont entraîné le père Mouillard dans cette équipée insensée.
— En tout cas, cela prouve chez eux une belle organisation. L’ont-ils fait venir de Vannes au débotté pour débattre avec vous ?
— Il n’est pas breton. J’imagine qu’il doit finir ses jours dans une maison de la Compagnie.
— Notez qu’ils étaient bien informés. Je ne peux imaginer que Sartine, La Borde et Madame aient pu prêter la main à ce guet-apens.
— C’est exclu. Mais vous-même, Bourdeau, quelles leçons tirez-vous de votre office aux Théatins ?
— Belle cérémonie, pleine de recueillement. Peu de famille. Encore moins d’amis. Le comte de Ruissec prostré. En dehors de cet accablement, trois choses m’ont frappé. Primo, la fiancée, Mlle de Sauveté, comme vous le savez, n’était pas là. Ne la connaissant pas, vous pensez bien que je me suis renseigné. Secundo, le vidame était présent un bien séduisant jeune homme, et bonnement gaucher ! Nous le savions, mais j’ai pu le vérifier au moment où il jetait l’eau bénite sur les bières. Mais ce n’est pas tout : Lambert, le valet, est également gaucher… Toujours le goupillon. Enfin, tertio, la famille maintenait le vidame à l’écart. Il n’accompagnera pas le comte à Ruissec pour l’inhumation définitive de sa mère et de son frère. N’est-ce pas étonnant de la part d’un petit collet, même libertin ?
— Il y a trop longtemps que nous en parlons. Je dois absolument l’interroger.
— Justement. Nous avons un avantage sur lui. À l’issue de l’office, je l’ai filé. Il a rejoint son domicile rue de l’Hirondelle, une petite voie qui joint la place du Pont-Saint-Michel à la rue Gilles-Cœur. Il en est ressorti assez vite, et savez-vous où le bougre m’a conduit ?
— Mon bon Bourdeau, le gibier est trop fatigué pour deviner !
— À l’angle des Boulevards et de la rue de Richelieu, chez Mlle Bichelière. Il n’est resté qu’un moment, deux ou trois minutes, pas plus. Il est remonté en fiacre et a décampé. Me faisant passer pour un fournisseur, et après avoir payé mon écot à une espèce de magot qui sert de portière, j’ai su par la soubrette que la maîtresse n’était pas au logis, mais au théâtre.
— Au théâtre de si bon matin, cela est bien étonnant…
— J’ai interrogé le magot qui m’a confirmé que le jeune homme en rabat venait souvent « confesser » la jolie comédienne. Elle m’a dit cela avec une horrible grimace pleine de sous-entendus sur lesquels il était difficile de se méprendre.
— Voilà un point essentiel, Bourdeau. Ainsi, le vidame connaît parfaitement la maîtresse de son frère. Nous verrons ce qu’il aura à nous dire sur tout cela. Il sera peut-être plus enclin à nous parler que son père. Désormais, il faut tirer nos plans, établir et vérifier les emplois du temps de tous ces gens et recouper nos informations. Nous finirons bien par trouver la partie faible. Nous avons déjà deux gauchers. Nous pouvons affirmer presque à coup sûr que Lambert était dans l’armoire et qu’il a participé à l’assassinat, ainsi qu’au transport du corps de son maître. Il est complice de la simulation du suicide. Il nous manque un deuxième participant. Rien ne s’oppose à ce qu’il puisse s’agir du vidame.
— Comment procédons-nous, Nicolas ? Je ne suis pas chaud pour vous laisser seul désormais.
Nicolas finit par se convaincre qu’il était plus sage de dire la vérité.
— Et je ne vous ai pas dit que j’ai été suivi ce matin. Ma vieille ruse à Saint-Eustache a fait merveille, mais je vais devoir redoubler de vigilance. Cependant, la tâche est trop grande pour que nous ne nous séparions pas. Mais je pourrais avoir recours à quelque déguisement de ma façon pour tromper l’ennemi. Pour l’heure, je souhaiterais que vous lanciez les recherches sur Bichelière, Lambert, Truche, la Sauveté. D’où sortent-ils ? Que diable, nous sommes la meilleure police d’Europe ! S’il le faut, adressez des courriers aux intendants avec réponses par retour. Je les veux au plus tard à la fin de la semaine pour tout savoir sur tous.
— J’ai oublié de vous dire qu’on a arrêté le cocher du ministre de Bavière.
— Il faudra que je le voie, M. de Sartine va bien m’en reparler, pour peu que le plénipotentiaire se manifeste encore ! Je ne lui ai rien dit de mes soupçons. Voilà l’occasion de les vérifier.
— Par où commencez-vous ?
— Je suis désolé de vous laisser toute cette paperasse, mais les petits ruisseaux font les grandes rivières. Pour moi, je vais changer de toilette et cours interroger un de nos amis joaillier sur le pont au Change au sujet de la bague laissée en gage par Truche de La Chaux. Ensuite, je tâcherai de coincer le vidame. N’oubliez pas que nous soupons chez Semacgus, ce soir, à Vaugirard. J’y coucherai et partirai demain matin de bonne heure à Versailles pour enquêter chez Madame Adélaïde.
Quelques instants plus tard, un bourgeois bedonnant et âgé, appuyé sur une canne et portant un sac de cuir, sortit du Châtelet et monta dans une voiture. Nicolas avait parlé plusieurs minutes avec le père Marie sans que celui-ci le reconnût. Rassuré par cet essai, il se fit conduire sur le pont au Change devant la boutique du bijoutier joaillier Koegler auquel le lieutenant général de police avait souvent recours dans les affaires de vol de bijoux. Il fut reçu avec l’empressement que l’on réservait en ce lieu aux riches pratiques.
D’une voix éteinte, il pria le maître artisan de bien vouloir examiner une pièce dont il souhaitait faire l’acquisition, mais dont il craignait en même temps l’origine impure. Il précisa qu’un sien ami lui avait indiqué cette adresse où le travail et les poinçons pourraient être utilement vérifiés.
Flatté, le bijoutier ajusta sa loupe oculaire et examina la bague à la fleur de lys que Nicolas avait saisie au Dauphin couronné. L’examen fut lent et minutieux. M. Koegler hocha la tête. Son conseil était d’éviter d’acheter cette pièce, et même d’informer la police. Cette bague était fort ancienne, d’un travail soigné ; les pierres étaient remarquables par leur eau et par leur taille, mais — et l’homme baissa la voix il y avait tout lieu de penser, par diverses observations qu’il garda pour lui, que la pièce appartenait aux bijoux de la Couronne et qu’elle avait été dérobée à une personne de sang royal. Il n’y avait qu’une chose à faire : s’en débarrasser au plus vite entre des mains autorisées, sous peine d’être accusé du recel qui équivaudrait, dans ce cas précis, à un crime de lèse-majesté. Nicolas prit congé en assurant le joaillier que son conseil serait suivi, et qu’il allait de ce pas remettre à qui de droit ce compromettant objet.
Bien que le domicile du vidame de Ruissec ne fut pas très éloigné du pont au Change, il ordonna à son cocher de le conduire d’abord à la Comédie-Italienne. Il lui recommanda toutefois quelques détours, pour vérifier qu’il n’était pas suivi. Il fit engager la voiture dans un cul-de-sac et attendit un moment. Rassuré, il donna ordre de poursuivre. Il tira les rideaux du fiacre et se transforma à vue ; après avoir craché l’étoupe qui tapissait sa bouche, enlevé ses faux sourcils blancs, nettoyé la céruse qui couvrait son visage, retiré la bourre qui lui faisait un bedon artificiel, et une fois ôtée la perruque bourgeoise, il retrouva sa chevelure naturelle. Il serra dans sa main la canne en apparence inoffensive dont le corps évidé dissimulait une épée bien trempée.
À la Comédie-Italienne, laveurs et frotteurs achevaient de s’échiner dans les grandes eaux du nettoyage du matin. Le père Pelven dressait sa haute silhouette au-dessus de cette marée, lui qui avait si souvent manié le faubert sur les ponts des vaisseaux où il avait servi. Son visage buriné s’éclaira à la vue de Nicolas. Il voulut l’entraîner aussitôt pour arroser ces retrouvailles avec quelques verres de son breuvage favori, ou même en partageant son mangement dont la fumée odorante flottait déjà dans les couloirs du théâtre.
Nicolas, pressé, et qui se rappelait où l’avait mené sa précédente incursion dans la gastronomie matelotière, déclina aimablement la proposition, sans que le portier s’en formalisât outre mesure. Il s’enquit de ce qui l’amenait et répondit aussitôt à ses questions.
Non, bien sûr, la Bichelière n’avait pas mis les pieds au théâtre samedi de toute la journée, ni depuis d’ailleurs. Elle abusait, et le directeur excédé ne laissait pas de vitupérer en la menaçant d’une mise à l’amende au taux redoublé pour ses absences réitérées. La ponctualité de la comédienne péchait très souvent et ses manquements se répétaient à tel point qu’ils désorganisaient les spectacles et qu’on était contraint d’avoir recours à des doublures souvent mal préparées et moins goûtées du public, N’eussent été ses charmes et le fait qu’ils attiraient les gandins, il n’y avait pas la largeur d’une étraque[23] pour qu’on la jette à la rue, retrouvant ainsi l’élément d’où elle était issue ! Voilà ce qu’il en coûtait de fatrasser sans rime ni raison !
À une autre question, Pelven assura qu’un petit collet s’était présenté samedi dans l’après-midi pour demander la belle. Fort dépité d’apprendre son absence, il avait insisté de si déplaisante façon que la grille lui avait été claquée au nez. Le vieux marin ajouta que l’accueil avait été d’autant plus froid qu’aucune substance n’était venue adoucir l’humeur rugueuse de l’autorité portière. Cette allusion ne tomba pas dans l’oreille d’un sourd, et Nicolas récompensa comme il se devait la précision et l’abondance des renseignements apportés. Il écourta les démonstrations d’amitié de Pelven en lui demandant s’il pouvait sortir par l’arrière du bâtiment, ayant donné à sa voiture l’ordre de l’attendre rue Française, devant la halle aux cuirs. L’endroit était fort animé et sa présence y passerait inaperçue. Il fut conduit jusqu’à une petite porte qui donnait sur un couloir débouchant lui-même sur un passage entre les maisons. Grand collectionneur de traverses parisiennes, Nicolas mémorisa l’itinéraire.
Il franchit à nouveau la Seine pour rejoindre la rue de l’Hirondelle. Il s’inquiétait de la manière dont il aborderait le vidame, jusqu’au moment où il estima que la meilleure attitude était celle qui apparaîtrait la plus vraisemblable. Truche de La Chaux lui avait involontairement soufflé la solution : se faire passer pour un représentant de la police des jeux et interroger le jeune homme sur sa fréquentation du Dauphin couronné.
Le vidame avait-il été mis en garde contre lui ? C’était peu probable, compte tenu de ses mauvaises relations avec son père. Nicolas devrait s’appuyer sur ces dissensions familiales afin de pousser un coin et d’inciter à parler le fils cadet, désormais promis à un autre destin par la disparition de son frère.
La maison où habitait le vidame était sans apparence, ni cossue ni pauvre. Une maison bourgeoise et banale dans une me banale. Pas de portier pour barrer la route à Nicolas, qui gagna en quatre enjambées l’entresol. Il frappa à une porte en ogive qui s’ouvrit presque aussitôt, encadrant un jeune homme plus intrigué que fâché de son incursion. En culottes et en chemise sans cravate et sans manchettes, une main sur la hanche, il interrogea Nicolas d’une levée du menton. Les sourcils fournis et arqués se dressèrent au-dessus des yeux d’un bleu profond et la bouche s’avança en une sorte de moue. Les cheveux étaient juste noués par un nœud sur le point de se défaire. À cette première impression agréable succéda une seconde, plus inquiétante. Nicolas nota la pâleur du visage aux pommettes saillantes et empourprées et les cernes des paupières, le tout baignant dans une sueur de fatigue. Des taches violacées accentuaient encore le caractère défait d’un homme qui, pour Nicolas, n’avait pas fermé l’œil depuis longtemps.
— Monsieur de Ruissec ?
— Oui, monsieur. À qui ai-je l’honneur ?
— Je suis policier, monsieur, et souhaiterais vous entretenir.
Le visage s’empourpra, puis pâlit. Le vidame s’effaça et invita Nicolas à entrer. Le logis était composé d’une vaste pièce, basse de plafond et sans clarté. Deux ouvertures en arc de cercle au ras du plancher ouvraient sur la rue. L’ameublement était élégant sans excès, et rien n’évoquait la vocation religieuse de l’occupant. C’était la garçonnière d’un jeune homme voué davantage à une vie de plaisirs qu’aux méditations spirituelles. Le vidame demeura debout à contre-jour et n’invita pas Nicolas à s’asseoir.
— Eh bien, monsieur, puis-je vous aider ?
Nicolas décida de frapper d’emblée un grand coup.
— Avez-vous remboursé M. de La Chaux du prêt qu’il vous a consenti, ou plutôt du gage qu’il vous a confié ?
Le vidame rougit à nouveau.
— Monsieur, c’est une question personnelle entre lui et moi.
— Savez-vous que vous fréquentez un lieu dans lequel le jeu est interdit, et par conséquent que vous êtes passible des lois ?
Le jeune homme releva la tête avec un mouvement de défi.
— Je ne suis pas le seul à Paris à courir les tripots. Je ne sache pas que, pour autant, la police du royaume en fasse toute une affaire.
— C’est que, monsieur, tous vos semblables ne se destinent pas à la prêtrise, et l’exemple que vous donnez…
— Je ne me destine nullement à l’état religieux. Cela, c’est du passé.
— Je vois que la mort de votre frère vous ouvre la carrière !
— Ce propos, monsieur, est bien inutilement offensant.
— C’est que tous vos semblables ne bénéficient pas non plus de la mort d’un proche.
Le vidame fit un pas en avant. Sa main gauche se porta instinctivement à son côté droit pour y chercher la poignée d’une épée absente. Nicolas nota le mouvement.
— Monsieur, prenez garde, je ne me laisserai pas impunément insulter.
— Répondez plutôt à mes questions, fit sèchement Nicolas. Je vais d’ailleurs être franc avec vous et vous prie de prendre en considération mon ouverture. J’enquête aussi et surtout sur la mort de votre frère, dont votre père, le comte de Ruissec, a réussi à camoufler le meurtre. Non seulement le sien, mais celui de votre mère.
Il entendit comme un sanglot.
— Ma mère ?
— Oui, votre mère, sauvagement étranglée et jetée dans le puits des morts au couvent des Carmes. Votre mère, qui souhaitait me confier son tourment et qui est morte à cause de ce secret. Certains avaient intérêt à la faire taire avant qu’elle ne parle. Voilà, monsieur, ce qui m’autorise à vous traiter comme je le fais, moi, Nicolas Le Floch, commissaire de police au Châtelet.
— Vous m’accablez, je n’ai rien de plus à vous dire.
Nicolas remarqua que la nouvelle de l’assassinat de sa mère n’avait pas paru constituer une surprise pour le jeune homme.
— Ce serait trop facile. Vous avez au contraire beaucoup à me confier. Et tout d’abord, connaissez-vous Mlle Bichelière ?
— Je la sais maîtresse de mon frère.
— Ce n’est pas là ce que je vous demande. La connaissez-vous personnellement ?
— Point du tout.
— Que faisiez-vous alors chez elle, hier en début d’après-midi ? Ne niez pas, on vous y a vu. Et trois témoins de bonne foi sont prêts à en jurer devant un magistrat.
Nicolas crut que le jeune homme allait se mettre à pleurer. Il se mordait les lèvres jusqu’au sang.
— Ne l’ayant pas vue au service funèbre de mon frère, j’allais…
— Allons, à qui ferez-vous croire que cette jeune femme eût été admise à la cérémonie de funérailles de votre frère et de votre mère ? Trouvez-moi quelque chose de plus probant.
Le vidame se tut.
— J’ajouterai, reprit Nicolas, que des témoins affirment vous avoir rencontré à plusieurs reprises à ce même domicile de ladite demoiselle. Vous ne me ferez pas accroire que vous ne la connaissez pas. Veuillez vous en expliquer.
— Je n’ai rien à dire.
— Libre à vous. Autre chose, pouvez-vous m’indiquer vos occupations le jour de la mort de votre frère.
— Je me promenais à Versailles.
— À Versailles ! C’est grand, Versailles. Dans le parc ? Au château ? Dans la ville ? Seul ? En compagnie ? Il y a du monde à Versailles, et vous avez dû croiser quelqu’un de votre connaissance ?
Nicolas souffrait de se montrer aussi brutal, mais il souhaitait faire réagir le jeune homme.
— Non, personne. Je souhaitais être seul.
Nicolas hocha la tête. Le vidame était en train d’accumuler sur sa tête toutes les présomptions. Il ne pouvait décemment le laisser libre de ses mouvements. Quelque incertitude qui subsistât sur son éventuelle culpabilité, sa mise à l’écart permettrait de faire bouger les choses. Sous les yeux effarés du jeune homme, il sortit de sa poche une des lettres de cachet que lui avait confiées M. de Saint-Florentin. Il y inscrivit sans hésitation le nom du vidame. C’était la deuxième fois dans sa vie de policier qu’il conduirait un prévenu à la Bastille. Le premier avait été le docteur Semacgus, mais il s’agissait alors surtout de le protéger et il en était sorti lavé de tout soupçon. Ce précédent renforçait l’impassibilité de Nicolas face à l’acte grave d’emprisonner son semblable.
— Monsieur, dit-il, par ordre du roi, je dois vous mener à la Bastille où vous aurez tout loisir pour méditer sur les inconvénients qu’il y a à demeurer muet. Sans doute, je l’espère pour vous, serez-vous plus loquace la prochaine fois que nous nous rencontrerons.
Le vidame s’approcha de lui, le regardant dans les yeux.
— Monsieur, je vous implore de m’entendre. Je suis innocent de ce que l’on pourrait m’imputer.
— Je vous ferai observer que si vous vous déclarez innocent, c’est que vous savez qu’il y a eu crime. Je pourrais relever votre propos à votre détriment. Ne vous méprenez pas ; nul plus que moi ne souhaite que vous soyez innocent. Mais vous devez me donner les moyens d’approcher la vérité. Je suis sûr que vous en détenez un morceau.
Il crut que cette exhortation prononcée sur un ton sensible allait bousculer les défenses du jeune homme et qu’il parlerait enfin. Mais ce fut peine perdue. Le vidame parut sur le point de céder, mais il se reprit, secoua la tête et commença à s’habiller.
— Je suis à votre disposition, monsieur.
Nicolas le prit par le bras. Il tremblait. Il mit un scellé à la porte du logis, où des perquisitions seraient effectuées, puis ils descendirent pour rejoindre la voiture. Le cocher reçut l’ordre de gagner la prison d’État. Pendant tout Je trajet, le jeune homme demeura silencieux, et Nicolas respecta son mutisme. Il n’y avait rien de plus à en obtenir. Quelques jours dans la solitude d’un cachot réduiraient peut-être son obstination et l’amèneraient à mesurer la gravité des charges qui pesaient sur lui faute de consentir à s’expliquer.
À la Bastille, Nicolas fit accomplir les formalités d’écrou du prisonnier. Il prit à part le geôlier en chef pour lui recommander le jeune homme. D’une part, le secret de son incarcération devait être rigoureusement respecté, et, d’autre part, aucune visite n’était autorisée sans l’avis de Nicolas. Enfin, et il insista tout particulièrement sur ce point, il convenait de ne pas laisser le prévenu sans surveillance, qu’il n’en vienne pas à s’homicider par négligence de ses gardiens. Nicolas avait en mémoire la mort d’un vieux soldat qui s’était pendu au Châtelet, faute qu’on lui ait ôté sa ceinture. Il laissa une petite somme afin que des repas puissent être apportés de l’extérieur au prisonnier.
Il quitta avec soulagement la vieille forteresse. Cette masse de pierres grises l’oppressait. À l’intérieur, le labyrinthe des escaliers et des galeries, humides et noires, le grincement des clefs dans les serrures et le claquement des guichets aggravaient encore son malaise. L’animation souriante de la rue Saint-Antoine avec sa foule et ses voitures le rasséréna.
Nicolas réfléchissait aux suites de l’arrestation du vidame. On verrait bien si le comte de Ruissec interviendrait pour faire libérer son dernier fils avec autant de vigueur qu’il l’avait fait pour récupérer le corps de son aîné assassiné. Nicolas ressentait comme un doute : trop de présomptions pesaient sur le vidame. Les mobiles crevaient les yeux : rivalité amoureuse, ambition contrariée et peut-être d’autres encore, plus matériels. Que Lambert, le valet, ait été le complice s’acceptait sans trop de difficultés. Là où l’incertitude gagnait Nicolas, et où les questions s’accumulaient, c’était dans la vision du frère tuant le frère. Sans doute, la chose n’était-elle pas sans précédent. Il y avait quelques mois une affaire avait défrayé la chronique. Un chevalier du nom d’Aubarède avait tué son frère aîné. Il l’avait abattu d’un coup de pistolet dans la tête et l’avait achevé à coups de poignard et de barre, avant de s’enfuir pour s’engager dans les armées ennemies. M. de Choiseul avait fait écrire à l’ambassadeur à Rome avec description du meurtrier afin qu’on l’arrête.
Nicolas eut une soudaine inspiration. Puisqu’il fallait plonger dans le passé de ses suspects, il ordonna à son cocher de le conduire à l’hôtel de Noailles, rue Saint-Honoré, face au couvent des Jacobins, demeure de M. de Noailles, le plus ancien des maréchaux de France. C’était là que se trouvaient les bureaux du tribunal du Point d’Honneur, que cette illustre assemblée avait formé pour juger des cas litigieux. Sous la présidence de leur doyen, les maréchaux, dont la compétence s’étendait à tous les gentilshommes civils ou militaires, avaient à connaître des injures, menaces, voies de fait, dettes de jeux ou provocations en duel. Leur connaissance du personnel militaire était des plus approfondie. Le secrétaire de cette institution, M. de La Vergne, appréciait Nicolas. Alors que celui-ci travaillait encore sous les ordres du commissaire Lardin, il avait réussi, grâce à l’active mobilisation de ses mouches et du réseau de ses informateurs dans le monde des receleurs, à retrouver une tabatière dérobée au maréchal de Belle-Isle, secrétaire d’État à la Guerre, mort en janvier de la même année. M. de la Vergne lui avait fait des offres de service et lui avait promis de lui rendre la pareille si l’occasion venait à se trouver.
L’homme possédait une science approfondie des carrières des officiers généraux : nul mieux que lui ne pouvait renseigner Nicolas sur le comte de Ruissec. Il parvint sans difficulté jusqu’à son bureau. Par chance, M. de La Vergne était là et le reçut sur-le-champ. C’était un petit homme fluet au visage lisse et pâle, avec des yeux rieurs, mais que sa perruque blonde ne parvenait pas à rajeunir. Il accueillit Nicolas avec chaleur.
— Monsieur Le Floch. Quelle surprise ! Monsieur le commissaire, devrais-je dire, en vous présentant mon compliment. Que me vaut votre visite ?
— Monsieur, je dois recourir à vos lumières sur une affaire bien délicate.
— Il n’y a rien qui soit délicat entre nous, et mon aide vous est acquise comme à un ami et comme à un protégé de M. de Sartine.
Nicolas se demandait parfois si ses propres qualités suffiraient un jour à justifier l’aide qu’on lui apportait. Quand cesserait-il d’être prisonnier de son image ? Il s’en voulut de cette réaction puérile. M. de La Vergne ne disait pas cela en mauvaise part ; c’était une manière de compliment. Chacun marquait son rang dans cette société par sa naissance, ses talents, mais aussi ses alliances ou ses protections. M. de La Vergne appartenait à cette société dans laquelle il était impossible de n’être point sensible à de telles considérations. Eh bien, il allait lui en donner.
— Le ministre, M. de Saint-Florentin…
Le secrétaire des maréchaux s’inclina.
— … m’a chargé de démêler une affaire des plus confidentielles, concernant un ancien officier général, le comte de Ruissec, qui vient…
— De perdre sa femme et son fils. La rumeur va bon train, mon cher. Il est vrai que l’homme était peu aimé.
— Justement. Auriez-vous la bonté de m’éclairer sur sa carrière ? Je me suis laissé dire qu’il avait quitté le service dans des conditions un peu particulières.
M. de La Vergne désigna de la main les cartons qui tapissaient les murs de son bureau.
— Inutile de consulter mes archives. C’est une histoire dont j’ai entendu parler. Vous savez que nous recevons beaucoup d’informations. Cela peut quelquefois servir dans les affaires que nous traitons. Votre Ruissec était bien brigadier général et ancien colonel de dragons ?
— C’est précisément cela.
— Eh bien, mon cher, en 1757, année terrible, nos troupes sous le commandement du prince de Soubise avaient envahi le Hanovre. Des plaintes se sont multipliées contre votre homme. Il passait pour avoir partie liée avec des munitionnaires et des trafiquants. Cela n’était pas nouveau et il n’était pas le seul. On rogne sur les vivres et sur la viande, on ajoute de l’ordure à la farine pour faire bon poids. Résultat, les hôpitaux sont les plus mal lotis et les soldats y pourrissent inhumainement. Bouillon infâme, viande pourrie et charogne non écumée, le tout pour faire des économies, sinon des profits. Chose plus grave encore, pendant des mois, le trésorier versa à M. de Ruissec un paiement réel en argent tant pour les hommes que pour les chevaux au prétexte d’effectifs en fait inexistants. Cela aussi est malheureusement fréquent. Il en aurait réchappé.
— Mais alors ?
— J’y viens. Un lieutenant protesta de ces manquements et voulut même les dénoncer. Ruissec réunit sur-le-champ un conseil de guerre. Nous étions face à l’ennemi. L’accusé fut condamné pour lâcheté et aussitôt pendu. Mais il avait des amis et, pour le coup, la rumeur grossit. Des informations concordantes parvinrent à Versailles. Sa Majesté en fut avisée, mais demeura silencieuse. Chacun comprit alors que d’autres influences s’exerçaient et que le roi n’en ferait pas plus. Le comte, cependant, quitta le service. C’est toujours pour moi un étonnement de l’avoir vu s’insinuer et se faire une position à la Cour auprès du dauphin, ce prince si vertueux, et auprès de Madame par sa femme !
— Vous rappelez-vous le nom de ce lieutenant ?
— Certes non, mais je le chercherai et vous le ferai tenir. Mais mon histoire n’est pas achevée. On raconte que des preuves accablantes ont été rassemblées contre M. de Ruissec. De temps à autre, une pièce arrive chez le ministre de la Guerre ou ici, au tribunal des maréchaux. Mais le tout si décousu et si parcellaire qu’il serait impossible de l’utiliser. Il appert qu’un correspondant inconnu s’évertue à maintenir cette affaire vivante dans les mémoires. Pour quels motifs ? Nous l’ignorons. On dit aussi que Ruissec lui-même disposerait d’autres preuves compromettantes pour le prince de Soubise lui-même. Que dites-vous de cela ? Et qui dit Soubise…
Il baissa la voix.
— … dit Paris-Duverney, le financier. Et qui dit Paris-Duverney dit Bertin, le secrétaire d’État aux Finances, le rival de Choiseul, et l’ami de… de…
— D’une bonne dame.
— Vous l’avez dit, ce n’est pas moi ! Le père de la même personne, M. Poisson, était commis chez les Paris-Duverney.
— Voilà qui éclaire et obscurcit tout à la fois.
Le petit homme agita les mains.
— Affaire à prendre avec des pincettes, mon cher. Avec des pincettes. Le Ruissec est une pièce à plusieurs avers !
Il se rengorgea puis gloussa, satisfait de sa plaisanterie. Nicolas, perplexe, quitta le secrétariat des maréchaux. La conversation avec M. de La Vergne ouvrait bien des pistes. Tout portait à croire que l’énigme pouvait revêtir une dimension et une complexité plus considérables que tout ce que Nicolas aurait pu imaginer. Ce qu’il y avait de réconfortant, c’était que le secrétaire des maréchaux de France avait fait preuve d’une amicale complaisance, et Nicolas mesurait encore une fois l’utilité de posséder, dans l’exercice de ses fonctions, une liste de connaissances dans des milieux différents, portefeuille de nature à être feuilleté pour y puiser dans les cercles concentriques des relations utiles.
Il décida de passer rue Montmartre avant de gagner Vaugirard. Cette partie prévue de longue date l’emplissait de plaisir à l’avance. À l’hôtel de Noblecourt, Catherine le pria d’emporter avec lui une tarte aux poires et au massepain qu’elle destinait à Awa, la cuisinière de Semacgus. Elle l’entêta de recommandations et lui fit promettre de bien rappeler à sa consœur d’avoir à l’attiédir à l’entrée du four du potager juste avant le service, mais sans excès sinon elle dessécherait, et de ne pas oublier enfin de servir une jatte de crème battue dont elle couvrirait sans parcimonie le dessus du gâteau. Enfin, elle se rappela que le maître de maison souhaitait voir Nicolas, ne fût-ce qu’un instant. Cyrus montrait déjà le chemin, en infatigable estafette entre le poste de commandement de son maître et les dépendances de l’hôtel. Quand il entra dans la chambre, M. de Noblecourt, le teint reposé et fleuri, jouait aux échecs, acagnardé dans son grand fauteuil d’où il surveillait d’un œil l’animation de la rue. Il fixait une pièce avec attention.
— Ah ! Nicolas… Je joue contre moi-même, main gauche contre main droite. Je n’y tiens pas longtemps, je me connais trop bien. L’issue est sans surprise, c’est adresse contre paresse ! Que tenteriez-vous avec ce cavalier-ci ?
Nicolas se garda bien de se livrer à un de ces gestes rapides, plus intuitifs que raisonnes, bien que quelquefois opportuns, qui agaçaient le vieux magistrat, tenant d’une manière plus réfléchie et plus lente.
— J’attaquerais. Il menace à la fois un fou et un de ses semblables. Les deux pièces sont prises en tenaille, et lui demeure doublement protégé.
M. de Noblecourt clignait des yeux en se mordant un coin des lèvres.
— Mouais… Il me reste ma dame. Voilà justement pourquoi je vous ai demandé. La dame avec la dame, elle est des deux côtés.
— Vous voilà bien mystérieux, que voulez-vous dire ?
— J’ai longuement songé à tout ce qui vous est advenu. La Cour… Dissimulation et défiance… Le fléau de tout enthousiasme vertueux… Les grands sont polis mais durs ; cela n’exclut d’ailleurs pas une franchise brutale qui peut dissimuler la fausseté… Le philosophisme ajouté à la méchanceté naturelle, une froide atrocité !
— Vous m’inquiétez de plus en plus. Est-ce la pythie qui vaticine devant ses trépieds ? Cette humeur noire… Cette amertume qui ne vous ressemble pas. La goutte qui monte, sans doute ? J’ai tort de vous fatiguer avec mon enquête, je m’en veux.
Le vieux procureur sourit.
— Que non, que non ! Je me porte comme un charme, comme un if, comme un chêne ! Mais je suis inquiet, Nicolas. Comme le dit mon vieil ami de Ferney, l’esprit le plus atrabilaire quand on cherche à lui plaire, « ce n’est pas vous qui m’entêtez, ce sont les soucis que je me fais pour vous dans cette conjoncture délicate ». Quant à la goutte, cette gueuse, elle m’a bel et bien oublié !
— Et donc ?
— Et donc, monsieur le toujours pressé, j’ai réfléchi une bonne partie de la nuit.
— Voyez !
— Non, une nuit sans douleurs est une bonne nuit pour un vieillard. Il s’y trouve l’esprit dispos et prêt à la réflexion.
Nicolas songea soudain que chaque homme était isolé en lui-même et que son vieil ami dissimulait plus souvent qu’à son tour les atteintes de l’âge, comme une apparente coquetterie, mais en réalité par dignité et par l’effet de cette exquise politesse qui entendait qu’on dissimulât ces choses à ses amis. Seule la goutte ne se pouvait cacher.
— Et l’insomnie bien tempérée et bien utilisée n’est pas du temps perdu, mais du temps regagné. Je pensais à la dame, à celle de Choisy et à celle de Versailles. Et puis à votre Truche. Bien sûr de lui, celui-là ! Votre bonne dame, je la voyais nouer et dénouer à distance, mais ne levant pas le petit doigt dans une conjoncture où le faire serait se hasarder elle-même. Quant à cette momerie de jésuites, de deux choses l’une : ou bien elle émane d’eux et, pour le coup, elle prouve leur affolement, mais pas forcément leur culpabilité ; soit elle n’émane pas d’eux et c’est encore plus grave, et l’opacité se renforce, le danger se précise. Que vous vous en soyez sorti sain et sauf me surprend.
— Comment ! Que dites-vous là ?
— Ne vous méprenez pas. Votre conversion forcée peu convaincante aux exigences de votre vieux maître n’a dû tromper personne. Mais d’évidence, cette puissance mystérieuse qui vous tenait dans les liens n’a pas souhaité vous réduire. Pour dire les choses de manière plus directe : la pression exercée contre vous me paraît bien empreinte de faiblesse. D’ailleurs, vous n’avez sans doute pas modifié vos recherches dans un sens différent ?
— J’ai continué dans la direction prise. J’ai arrêté ce matin le vidame de Ruissec. Les présomptions qui pèsent sur lui et son refus de s’expliquer m’ont paru justifier son emprisonnement provisoire à la Bastille.
— Hé, hé, fit Noblecourt en secouant la tête d’un air de doute.
— Suggérez-vous par là que mes actions m’auraient été dictées ?
— Je ne suggère rien. Ce qu’il vous reste à découvrir vous indiquera si ce dernier acte de justice complaît ou dérange vos étranges intervenants. Aurons-nous la joie de vous avoir à notre table ce soir ?
— Hélas non, je suis engagé avec Semacgus. Je passais justement vous en informer. Je coucherai à Vaugirard et demain, à la première heure, rejoindrai Versailles où je dois rencontrer quelqu’un de la maison de Madame Adélaïde.
— Je me répète, Nicolas : prenez garde. Le monde de la Cour est périlleux. Décidément, je jouerai ce fou.
Nicolas quitta son vieil ami et courut jeter le nécessaire dans un portemanteau. En redescendant, il y déposa avec précaution la précieuse préparation de Catherine. Dès le matin, il avait demandé qu’une voiture l’attendît, impasse Saint-Eustache. Tout paraissait tranquille mais, par surcroît de précaution, Rabouine avait été dépêché sur les lieux pour avoir l’œil, avec l’ordre formel de se mettre en travers de toute tentative de filature.
Pour la première fois depuis le début de son enquête, Nicolas laissait son esprit vagabonder. Même les propos décousus et inquiétants de M. de Noblecourt n’avaient pas réussi à le faire changer d’humeur. Sans oser les mettre sur le compte de l’âge, il n’y attachait guère d’importance, même si certains d’entre eux ne laissaient pas d’éveiller chez lui des échos et des réflexions. Il s’abandonna vite, bercé par le rythme de la voiture et s’endormit.
Quand il s’éveilla, il avait franchi les barrières et un ciel rose et or marquait à l’ouest la fin du jour sur un horizon que coupaient çà et là les hautes silhouettes sombres des moulins à vent. Une averse était tombée entre-temps et de sa banquette, il voyait la terre et le sable percutés par l’impact des gouttes. Le sol était sillonné de ravines et de canaux minuscules. Bientôt, la demeure massive de Semacgus se profila avec son grand mur sur la rue, sa porte cochère et ses ailes symétriques autour du bâtiment central d’habitation. Elle offrait une impression de solidité encore accentuée par l’absence d’étage. Les pièces centrales étaient brillamment éclairées. Par les fenêtres de l’office, il reconnut la silhouette trapue de Bourdeau et celle, plus haute, du docteur ; en chemise, ils s’affairaient autour d’une table. Dans le corridor d’entrée, il tomba sur Awa, la servante noire de Semacgus. Dans un grand rire en cascade, elle lui sauta au cou en lui demandant de sa voix gutturale et chaude des nouvelles de son amie Catherine. L’offrande de la tarte lui permit de se libérer et de rejoindre ses amis. Il s’approcha de l’office. Les deux compères discutaient en riant.
— Docteur, criait Bourdeau, surtout n’écrasez pas les marrons. On doit en retrouver de gros morceaux qui se brisent encore légèrement sous la dent. Veillez-y !
— Ne voilà-t-y pas le Châtelet qui voudrait en remontrer à la Faculté ! Découpez vos lardons et faites-les-moi suer gentiment. Qu’ils chantent, les bougres ! Et pour les précautions, prenez garde à ne pas roussir l’ail ! Quant au chou…
Nicolas intervint en imitant Catherine et son accent.
— Zurdout, brenez garde à le bien ébouillanter et à jeter l’eau première ! Ensuite, à betit bouillon de telle sorte que le tout resde un heu croquant !
Les deux compères se retournèrent.
— Mais c’est Nicolas qui prend la recette en marche !
— J’espère, renchérit Bourdeau, qu’il n’a pas faim. Je doute que nous en ayons jamais assez !
Ils éclatèrent de rire. Semacgus servit du vin. Nicolas s’enquit du menu.
— Nous avons des perdrix à l’étouffée, une longe de porc à la broche et des choux fricassés aux lardons et aux marrons : un mélange que j’ai mis au point et dont vous vous pourlécherez. La suavité du marron liée à la légère amertume du chou, relevée de poivre et de girofles et enveloppée dans le gras du lard. Le moelleux ajouté au tendre. Et Bourdeau nous a apporté un panier de bouteilles de Chinon…
— Vous m’en direz tant, fit Nicolas. À cela, il faudra ajouter une tarte aux poires et au massepain de la bonne Catherine.
Le souper fut bientôt prêt et servi par Awa, qui avait revêtu pour l’occasion un éclatant boubou de damas de son Saint-Louis natal. La table dressée dans le cabinet de travail de Semacgus paraissait un havre de lumière et de gaieté au milieu des livres, des squelettes, des fossiles, des bocaux et des mille curiosités rapportées par le maître de maison de ses expéditions lointaines. Nicolas avait rarement vu Bourdeau aussi joyeux, rubicond et l’œil éméché. Il ne laissait sa place à personne pour conter des grivoiseries, à la satisfaction du chirurgien, grand amateur d’histoires salaces. Le sommet fut atteint dans le rire gargantuesque qui suivit le récit par Semacgus de l’histoire du koumpala farci.
— Imaginez, disait-il, l’évêque nous conviant à dîner, moi et le gouverneur, et tellement impatient de nous faire apprécier les talents de sa cuisinière, une signare du plus bel effet et d’un âge fort peu canonique. Elle avait prévu de faire du koumpala.
— Qu’est-ce que cet animal-là ? dit Bourdeau.
— Imaginez un crabe qui monte aux arbres.
— Je crois que c’est le Chinon qui monte à la tête ! dit Bourdeau.
— Nullement. Le koumpala monte au cocotier durant la nuit. C’est là qu’on le surprend. Il faut ensuite le faire jeûner comme les escargots pour le purger des mauvaises plantes qu’il aurait pu manger. Ensuite, on l’ébouillante, on le travaille avec des herbes locales et du piment, le plus fort que l’on trouve. On passe le tout au four et c’est un plat qui…
— … rend les hommes debout ! cria Awa, en montrant ses belles dents blanches.
— Elle connaît l’histoire, dit Semacgus.
— Et alors ? dit Nicolas qui ne comprenait pas.
— Et alors, dit Semacgus, eh bien, on retrouva l’évêque dans le lit de sa servante le lendemain matin : c’est un plat qui aurait fait bander M. de Gesvres !
La soirée se termina fort tard devant le traditionnel carafon de vieux rhum. Bourdeau fut porté à sa couche par ses deux amis mais, au moment de sombrer dans l’inconscience, il essaya de parler à Nicolas. L’œil éteint et levant un doigt, il tenta de s’expliquer.
— Nicolas…
— Oui, mon ami.
— J’ai vu le cocher. Le cocher du ministre de Bavière.
— C’est très bien, mon ami.
— Il en a vu de belles… La face… La face…
Il s’écroula sans terminer sa phrase. Bientôt la maison retentit de trois ronflements, tandis qu’Awa s’affairait tard dans la nuit à tout remettre en ordre.